Face à l’anéantissement de Gaza

Edito du Journal des Anthropologues 176-177

Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Vietnam une tête coupée et un oeil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.

Césaire, discours sur le colonialisme

Le 7 octobre 2023, une attaque sans précédent a été menée par des commandos du Hamas qui ont dramatiquement atteint la société israélienne faisant, selon les estimations actuelles, 1200 morts. 140 israéliens, hommes, femmes, enfants ont été pris en otage et conduits à Gaza. En représailles, la réponse d’Israël, baptisée Glaives de fer, massive et hors de proportion vise moins le Hamas que le peuple palestinien. Dans cette étroite bande de terre, des milliers de tonnes de bombes sont déversées depuis plus de 5 mois, causant une véritable hécatombe. Un nombre incalculable de personnes enfouies sous les décombres et des dizaines de milliers de blessés qui ne reçoivent quasiment aucun soin, du fait du blocus impitoyable imposé par Israël. Ceux qui échappent aux bombes meurent de faim, de froid, de soif et de maladies ou sont abattues par des tireurs embusqués. Les enfants composent l’essentiel des morts au point que l’on évoque une guerre contre les enfants voire un cimetière d’enfants pour décrire Gaza. En réaction à cette fureur destructrice, l’Afrique du Sud a saisi la Cour internationale de Justice (CIJ) fin décembre 2023 contre Israël, pour violation de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. La CIJ a répondu positivement, reconnaissant la plausibilité du plus grave des crimes et même son caractère imminent. En conséquence, l’ordonnance du 26 janvier de la Cour somme Israël de cesser ses crimes de masse et ses entraves à l’aide humanitaire pour les habitants de l’enclave. La suite terrible est connue, comme un pied de nez d’Israël à la plus haute juridiction internationale : une recrudescence des bombardements et une division par deux ou trois de l’aide humanitaire acheminée.

Il convient de nous arrêter sur les témoignages et les rapports d’acteurs indépendants tels que les humanitaires, ONG et experts de l’ONU dont nous restituons les éléments les plus saillants de ce drame absolu, pour une meilleure intelligence des enjeux qu’ils revêtent et qui dépassent de loin le cadre exigu du théâtre au sein duquel il se déploie. Ces constats rendent obligatoires le recours aux institutions internationales et au droit international tout en étant conscients des rapports de forces qui traversent les premières ainsi que des limites de la portée juridictionnelle du second.
Pourquoi la mondialisation immédiate de cet évènement a t-elle eu des retentissements dans toutes les sociétés, clivant et fracturant les citoyens et leurs diverses organisations, suscitant des prises de positions de la part de tous les gouvernements tant à l’échelle européenne que proche et moyen orientale ? On a parlé d’un Nord global contre un Sud global, mais ces termes plus polémiques et politiciens ne doivent pas cacher une analyse minimale des différences tant dans les sociétés du nord que dans celles du sud.

Il importe de saisir comment cette guerre comme phénomène global et globalisé est une démonstration effarante de ce que produisent de pire les nouvelles techniques de communication, ou NTC, avec la réception en France et dans le monde occidental de toute l’information à laquelle se sont attelés minutieusement les médias israéliens afin de faire entendre leurs voix et faire régner la désinformation, exerçant leurs pouvoirs matériel et psychologique. De nombreux exemples sont là pour nous montrer combien ils ont sciemment joué d’une part sur l’émotion et d’autre part sur l’instrumentalisation honteuse du souvenir de la Shoah. Suite au bâillonnement de la presse, des médias non officiels et des journalistes d’investigation ont produit leur propre information face à l’horreur d’un génocide devant lequel tout un chacun peut être interpellé (tout étant vu et su en temps réel), de sorte que les lignes ont commencé à bouger. Avec différentes modalités selon les sociétés, ont pris place les débats, les désirs de connaître davantage une histoire qui ne commence pas le 7 octobre, ainsi que les actions militantes dans un champ de conflictualité ouvert où a pu être enfin rappelée la politique d’apartheid de l’État d’Israël basée sur une histoire presque centenaire de spoliation des terres et de tentatives d’effacement du peuple palestinien, où a pu être dénoncée celle d’un génocide en cours, programmé par ses dirigeants bien avant les évènements en cours. D’où le constat d’impuissance qui peut nous accabler devant les positions officielles des gouvernements ou des institutions qui, soit tiennent un double langage qui convient à leurs intérêts politiciens et économiques soit ont attendu cyniquement que tout un peuple soit quasiment anéanti pour se réveiller à une bonne conscience humanitaire. Qu’est ce qui dans cette guerre génocidaire à l’instar d’autres que nous connaissons depuis près de 30 ans ( pour ne citer que quelques-unes : Tutsis du Rwanda, Rohingyas de Birmanie, musulmans dans l’Inde de Modi) lui donne son relief si spécifique dans les sociétés européennes et dans le nouvel ordre mondial ? Comment se noue le commerce d’armes toujours plus performantes à tester, allié au pouvoir des NTC et en particulier de l’IA avec l’humanitaire qui arrive en dernier recours comme devoir de moralisation des consciences dans un champ miné ?

Enfin, pour des intellectuels engagés dans les évènements au quotidien, comme le sont les sociologues, les anthropologues et d’une manière plus large, les chercheurs en sciences sociales, cette attaque a eu l’effet d’un maelstrom parfois limité à un brassage intellectuel pour les uns, à une mobilisation à la fois émotionnelle, éthique et intellectuelle pour les autres, à des positions frisant la mauvaise foi ou à d’autres plus ouvertes car c’est bien chez ces professionnels du savoir que les processus de rationalisation sont les plus marqués.

C’est à ces interrogations que cet éditorial est consacré. Il n’est pas le lieu d’une analyse approfondie mais celui de l’expression d’une position a minima qui unit notre association d’anthropologues, dessinant des pistes de réflexion pour des recherches à venir.

ONG et humanitaires face à l’horreur

Une guerre contre les enfants

Les images diffusées par les journalistes palestiniens doivent être regardées, ne serait-ce que parce qu’ils le font au péril de leur vie.

Un enfant le visage ravagé de larmes et de chagrin dit regretter d’avoir survécu à toute sa famille, ses proches qu’il aimait tant et dont la disparition le laisse inconsolable. 17 000 enfants comme lui ayant perdu leurs parents errent seuls, 17 000 ! Un père ramasse les morceaux de corps de ses enfants dans un sac en plastique qu’il brandit, bras levés vers le ciel comme s’il disait au monde « pourquoi me fait-on ça, pourquoi ? ». Des personnes traînent péniblement de refuge en refuge des brouettes dans lesquels elles emportent les corps de leurs proches qu’elles ne veulent pas abandonner. Partout règnent la mort et le désespoir.


Journalistes, médecins et humanitaires palestiniens et étrangers travaillant dans les écoles, hôpitaux, associations et organisations dites non gouvernementales ont alerté dès les premières semaines sur les nouvelles conditions de vie, les déplacements forcés , l’état de plus en plus déplorable des services hospitaliers et la santé déclinante de la population palestinienne. Ils l’ont fait souvent à titre individuel, leurs témoignages étant peu diffusés en France (à l’exception des chaînes indépendantes ), mais davantage dans les pays anglo-saxons, sur la chaîne al Jazeera et les autres chaînes du Proche Orient. Face à l’Assemblée de l’ONU, des membres de Médecins sans frontières ont témoigné de ce qu’ils ont vu et subi, l’attaque par les forces israéliennes de leurs convois, leurs véhicules écrasés. Le sort fait aux humanitaires empêchés de secourir les civils palestiniens est un aspect essentiel de ce conflit dont Raphaël Pitti, un médecin humanitaire français, livre un récit glaçant1. Humanitaire chevronné, il a exercé à Alep en Syrie dès 2012 puis à Marioupol en Ukraine à partir de 2022. Il rapporte au Monde une situation apocalyptique, des équipes médicales à l’état de « zombies », opérant à même le sol et fait ce commentaire terrible : « On ne cherche plus à réparer. On coupe… ». Pitti observe que l’état du système de santé de Gaza est proche du « néant » et rapporte en outre que tous les directeurs d’hôpitaux ont été torturés par l’armée israélienne. Il fait le récit accablant d’innombrables victimes abattues par des tirs de snipers, notamment des femmes et des enfants, visés à la tête, les multiples amputations, des milliers d’opérations réalisées sans anesthésie. Les blessés et leurs familles font en effet l’objet de véritables pièges, attendus par des snipers aux alentours des hôpitaux qui les abattent sans sommation. Jamais ce médecin humanitaire aguerri qui a opéré dans les situations de guerre les plus critiques n’a connu pareille situation. Pour lui, « il n’y a aucune comparaison possible » avec Alep pourtant martyrisée par Assad ; dans cette ville, les hôpitaux étaient en état de fonctionner, ce qui n’est pas le cas à Gaza où l’armée israélienne cible les établissements de santé comme les soignants et les patients.

Alors que la CIJ a ordonné à Israël de s’abstenir de tout acte relevant du génocide et d’améliorer substantiellement la situation humanitaire, Israël a fait l’exact inverse, diminuant drastiquement l’aide humanitaire, créant les conditions d’une famine généralisée. Pour R. Pitti le constat est sans appel « On est face à un génocide, à une volonté de supprimer une population, de l’amener dans une situation de précarité extrême (…) de supprimer les structures hospitalières, sans leur laisser aucune porte de sortie ».
L’armée israélienne a ainsi attaqué l’hôpital Nasser de Khan Younès, le plus important hôpital qui demeurait alors en activité à Gaza, après que des snipers aient abattu des dizaines de personnes, faisant fuir soignants et patients mais aussi les milliers de déplacés qui y avaient trouvé refuge, alors qu’il leur avait été dit qu’ils pouvaient y demeurer sans crainte. Selon l’ONG Médecins sans frontières (MSF), les hôpitaux du nord de Gaza comme Al-Shifa (attaqué plus de quatre fois, au prétexte de tunnels souterrains abritant des membres du Hamas et des arsenaux d’armes alors que la presse a été empêchée de pénétrer pendant la razzia), Kamal-Adwan, Al-Awda, Al-Rantissi ont subi le même sort selon un schéma similaire. Le 1er avril, l’armée israélienne a mis fin au siège d’Al Shifa, donnant à voir une situation effroyable, des centaines de corps éparpillés, presque tous en morceaux, d’hommes, femmes et enfants, détruits par des missiles ou écrasés par des chars. Désormais, constat effroyable, aucun hôpital n’est en état de fonctionnement à Gaza.
De fait, le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme a pointé le systématisme avec lequel les forces israéliennes détruisent les infrastructures essentielles pour sauver la vie des Gazaouis, notamment les hôpitaux.
Les conséquences psychologiques de ces attaques incessantes sont terribles. Pascal Hundt, chef de mission du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) rappelle que la population est polytraumatisée vivant dans une « terreur continuelle »2. « On a tous l’impression d’être sur une liste, mais on ne sait pas quand viendra notre tour » lui dira un palestinien. Le vice-président de Médecins du monde, Jean-François Corty, interpelle inlassablement les dirigeants français pour les exhorter à stopper la guerre. Le responsable de MDM pointe avec justesse « le drame absolu que constitue le massacre du 7 octobre et la prise d’otages qui l’a accompagné »3. Il regrette concomitamment « le deux poids deux mesures » qui préside au traitement médiatique et politique des conflits palestinien et ukrainien, le premier ayant entraîné « 50 fois plus de civils innocents morts par jour » qu’en Ukraine. Il fait le rappel glaçant des « bombardements indiscriminés » ayant conduit à raser « des quartiers entiers » ; le déplacement de plus de « 80 % de la population », l’empêchement quasi total de l’acheminement de l’aide alimentaire conduisant à des « poches de famine » et « un accès presque inexistant à l’eau potable ». Corty a ce cri du coeur : « Jusqu’où (laissera-t-on) aller cette cruauté monstrueuse ? » à l’adresse des dirigeants européens, dont il dit attendre qu’ils respectent les mesures exigées par la Cour internationale de Justice en empêchant le risque d’un génocide : « Des hôpitaux sont ciblés ; des écoles construites grâce à des fonds occidentaux sont détruites et vous ne dites rien ! ».

En conséquence de ces faits accablants, la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) a publié le communiqué suivant : « Aujourd’hui, plus de 36 000 personnes sont mortes, dont 70 % sont des femmes et des enfants. 1,7 million de la population a été déplacée. Ceux qui survivent aux bombardements meurent désormais de faim, de soif, par manque de soins, de médicaments. Ce génocide en cours contre le peuple palestinien fait partie d’un plan génocidaire décidé par le gouvernement israélien. Cette politique génocidaire a été assimilée et est aujourd’hui diffusée par de nombreuses personnalités israéliennes telles que des écrivain·es, des politiques, des chanteur·ses, des journalistes, et même des organisations de la société civile ».

La faim, une arme jusqu’où ?

Au moment où nous rédigeons ce texte, des dizaines d’enfants sont morts de faim et un nombre incalculable risque de l’être. Le rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhri, a déclaré que l’ONU n’avait « jamais vu une population civile affamée aussi rapidement et aussi complètement » qu’à Gaza, et qu’ «il s’agit désormais d’une situation de génocide ».

La menace d’une famine généralisée se fait plus précise à mesure que la malnutrition progresse. Cette situation est d’autant plus tragique que l’acheminement de l’aide, notablement insuffisant est entravé par des militants extrémistes et que les humanitaires continuent d’être délibérément ciblés ; 7 d’entre eux, appartenant à la World Central Kitchen, une ONG américaine ont été tués le 1er avril.

Des Israéliens, parfois venus d’autres pays, comme de France se rassemblent quotidiennement par centaines en différents points de passage à la frontière égyptienne, pour bloquer le passage de l’aide humanitaire vers Gaza. Ces opérations sont organisées par Tsav 9, un collectif d’organisations extrémistes et ouvertement racistes. Plutôt que de les empêcher, l’armée israélienne ferme certains points de passage. Ces radicaux parviennent efficacement à restreindre l’acheminement des marchandises déjà réduit à la portion congrue. Sa porte-parole, la Française Rachel Touitou, qui a fait son « aliya » en Israël en 2012 est candidate à la députation pour le parti animaliste qui dit s’opposer « à la violence sous toutes ses formes contre les animaux » mais elle n’a aucune pitié pour les Palestiniens. Cette activiste d’extrême droite accorde des entretiens complaisants aux médias français prétendant mener un combat « non violent ».

Pourtant, on voit dans ces manifestations des individus armés. Poussettes, stands de barbe à papa et fusils mitrailleurs au dos, ces extrémistes parviennent ainsi aisément à leurs fins, alors que les Palestiniens meurent de faim.
Allant toujours plus loin dans l’horreur, l’armée israélienne a abattu une centaine de Palestiniens affamés lors d’une distribution d’aide alimentaire jeudi 29 février, après les avoir autorisés à circuler. Notons que l’ONG Disclose a révélé que les balles pour mitrailleuses livrées par la France, ont servi aux « massacres de la farine ». Quant au largage de vivres le long de la côte de l’enclave, nous assistons, en spectateurs impuissants aux images d’une déshumanisation totale de hordes courant derrière les paquets tombés du ciel (mourant noyés dans la mer, ou s’entretuant) par ceux-là mêmes qui ont fait obstruction au cessez le feu et qui les nourrissent a minima aujourd’hui !
Autre épisode dramatique de ce conflit, l’accusation totalement gratuite d’une collusion entre l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) et le Hamas, prononcée par Israël . Avant même qu’une vérification indépendante ne soit engagée, 16 états dont les États-Unis, (le Canada et la Suède sont revenus sur leur décision de suspension) principal donateur ont immédiatement suspendu leur financement à l’agence. Cela correspond à une perte de 450 millions d’euros, pour une aide plus que jamais vitale. Dans un texte puissant, Philippe Lazzarini, président de l’UNRWA évoque le travail essentiel fourni par l’agence depuis des décennies, pour répondre aux besoins fondamentaux d’une population (éducation, santé, biens de première nécessité) en l’absence d’un État pouvant fournir des services publics.

Mais l’UNRWA est plus que cela : née en 1948 au moment de la création d’Israël, elle a immédiatement pris en charge, et cela sans discontinuer, des centaines de milliers de réfugiés palestiniens chassés de leurs terres et fuyant les massacres dans l’attente d’une solution politique définitive au conflit. L’UNRWA est donc un acteur clé, dont l’existence même évoque le destin fracturé du peuple palestinien et une histoire faite de décennies de dépossession.

Mort d’un peuple, effacement de sa mémoire

Selon l’OMS, la catastrophe écologique hors norme générée par le largage de tonnes de bombes sur un minuscule territoire risque de démultiplier le nombre de morts, déjà vertigineux. L’eau contaminée et la pollution extrême génèrent de terribles maladies à grande échelle : près de 200 000 personnes à Rafah sont atteintes de graves pathologies respiratoires.

Les Palestiniens meurent de toutes les façons possibles : pulvérisés sous un tapis de bombes, abattus par des tireurs embusqués, écrasés par des chars, terrassés par le froid, la faim et la maladie induite par des bombardements massifs. La chaîne CNN a établi le 3 mars dernier une liste de produits empêchés d’entrer à Gaza par Israël qui illustre de manière éloquente et tragique les objectifs du gouvernement de Netanyahou. Les articles comprennent les médicaments et appareils d’anesthésie, les ventilateurs, bouteilles d’oxygène, les systèmes de filtration d’eau, des kits de maternité, des sacs de couchage pour lutter contre le froid, des médicaments contre le cancer. A l’évidence, ces restrictions qui affectent des produits vitaux ont pour objectif de tuer le plus possible de Palestiniens ou de les laisser survivre dans des conditions infrahumaines.
Une autre modalité de l’entreprise génocidaire tient dans l’effacement de la mémoire et du patrimoine palestinien, qui met en lien les générations passées et à venir. Produit d’un héritage et d’une histoire, il rend possible l’unité d’un territoire ou d’un groupe social. Depuis le déclenchement des hostilités, plus de 200 sites culturels et historiques – lieux de culte, églises et mosquées centenaires, cimetières grecs, marchés ottomans, vestiges égyptiens – ont été détruits partiellement ou en totalité. La destruction des cimetières, et le déterrement des corps illustrent de façon tragique une volonté d’effacement de tout, des morts et des vivants, de l’histoire tout entière d’un peuple. A quoi sert cet acharnement barbare sauf à discréditer l’humanité de ceux qui le commettent et qui font semblant de ne pas savoir que le phœnix renaît de ses cendres ?


État de Palestine, colonisation israélienne et Nations Unies

Dans les discours politiques et médiatiques dominants, la grille de lecture déployée, celle du surgissement du Hamas comme mouvement terroriste fait écho à la rhétorique qui sévit depuis la guerre en Irak dans laquelle les États Unis ont embarqué une grande partie des États européens (axe du mal, états voyous, mouvements terroristes) et plus précisément en France depuis 2015 avec le glissement islam/ islamisme/ fondamentalisme/ terrorisme. Par ailleurs, l’attaque du 7 octobre 2023 décontextualisée de son histoire, plutôt de sa double histoire palestinienne et israélienne et la considération du Hamas comme mouvement terroriste assimilé à Daesh dans l’ignorance des conditions de sa naissance, ont appauvri considérablement la compréhension d’un conflit presque séculaire, jalonné de crimes de masse sanctionnés par des résolutions onusiennes jamais respectées par Israël4. Pour les Palestiniens, c’est une histoire marquée par une dépossession continue, alors que des centaines de milliers de colons sont installés en toute illégalité dans leurs territoires, rendant impossible la création d’un État palestinien, que les Occidentaux appellent théoriquement de leurs vœux mais que Benyamin Netanyahou, qu’ils soutiennent pourtant inconditionnellement, rejette explicitement. Comme l’explique Jean-Pierre Filiu, professeur des universités à Sciences Po dans les colonnes du Monde5, le premier ministre israélien a stratégiquement fait libérer le fondateur du Hamas, en 1997 ainsi que ses dirigeants actuels en 2011, tout en refusant obstinément celle de leaders Palestiniens qui défendent l’existence de la solution à deux États, notamment Marwan Barghouti, détenu depuis 2002 et placé durant cette guerre en isolement total. Le premier ministre explicite lui-même sa stratégie dans des vidéos que l’on trouve aisément sur Internet en ajoutant que le Hamas, parfait repoussoir pour les opinions occidentales constitue le meilleur allié pour empêcher l’avènement d’un État palestinien.
Depuis 1967, Israël occupe illégalement les territoires palestiniens, la Cisjordanie et Jérusalem Est, à l’exception de Gaza, dont il s’est retiré en 2005. Toutefois, selon les experts onusiens, la bande de Gaza constitue un territoire occupé en dépit du retrait de l’armée israélienne et des colons israéliens en 2005 et la venue au pouvoir du Hamas en 2006. En effet, le blocus total impose un contrôle indirect bien que massif par Israël qui s’exerce sur ses frontières maritimes, terrestres et son espace aérien, décidant de l’entrée de toute personne ou marchandise.lLe caractère illégal de l’occupation des territoires palestiniens par Israël de la Cisjordanie, Jérusalem-Est, et la bande de Gaza, a été de nouveau affirmé par une nouvelle résolution du Conseil de sécurité en 2016. Il est aussi condamné annuellement par l’Assemblée générale dans le cadre d’une résolution réitérant le droit à l’autodétermination du peuple palestinien. Il est enfin affirmé par la CIJ le 9 juillet 2004 et par la Cour pénale internationale en février 20216.
En d’autres termes, la requête de Benyamin Netanyahou en défaveur de la création d’un État palestinien contrevient au droit international et contredit la position ferme de la société internationale. Les revendications motivées religieusement sont dépourvues de toute valeur juridique pour légitimer l’installation de colonies de peuplement.

De la colonisation à la guerre totale ?

En violation flagrante du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, la colonisation israélienne est un phénomène massif qui rend impossible la création d’un État palestinien. Actuellement, près de 500 000 colons israéliens sont installés en Cisjordanie, et 220 000 à Jérusalem-Est, contre 3,2 millions de Palestiniens. Cela correspond à une hausse de 222% depuis 2000. La colonisation contredit la IVe Convention de Genève dans son article 49 qui affirme que : « la Puissance occupante ne pourra procéder à la déportation ou au transfert d’une partie de sa propre population civile dans le territoire occupé par elle ».
La démarche entreprise par l’Afrique du Sud consacre un renversement du monde, comme le dit si justement dans un texte fort le journaliste de Médiapart, Edwy Plenel7, celui qui voit le Sud global incarner un certain ordre juridique adossé au droit humanitaire international que l’Occident, qui jadis se targuait de porter haut l’universalisme des droits humains semble avoir abandonné sur les ruines de Gaza. Alors même que les pays arabes sont pratiquement alignés sur Israël, (accords bilatéraux Égypte/Israël, accords d’Abraham  Israël/ Arabie saoudite prête à enterrer la question de Palestine) on peut affirmer sans contredit qu’il n’est pas question d’une guerre israélo-arabe ou de solidarité entre musulmans et Arabes contre Israël. Les pays qui manifestent leur soutien aux Palestiniens, de l’Afrique du Sud à l’Irlande, en passant par le Brésil ou le Nicaragua répondent à un principe de solidarité fondamentale, adossé à l’idée d’une commune humanité8.
Les crimes majeurs commis contre le peuple palestinien répondent aux critères définitoires du génocide tels que précisés en 1948 par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide : en particulier la perpétration de crimes de masse dans l’objectif de détruire tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel, l’imposition délibérée de conditions d’existence susceptibles de mettre en péril son existence ainsi que de mesures destinées à entraver les naissances au sein dudit groupe.
La guerre totale menée contre le peuple palestinien n’est pas une réplique aux attaques du 7 octobre par le Hamas, ni même une revanche Pour preuve, la plupart des exactions commises, bombardements massifs, plan de « transfert », autrement dit de déportation, colonisation accélérée, suivent des plans théorisés et partiellement mis en œuvre depuis des années ou des décennies. Le gouvernement d’extrême droite de Benjamin Netanyahou, le plus extrême que le pays ait jamais connu dans son histoire a trouvé dans ces évènements dramatiques, l’opportunité de réaliser son plan d’effacement de la Palestine et des Palestiniens. Ainsi, lors de son discours à l’Assemblée générale des Nations Unies à New York, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a présenté une carte du « Nouveau Moyen-Orient » où les territoires palestiniens étaient simplement effacés. C’était en septembre 2023. En novembre 2023, circulait un plan d’extension du développement économique d’Israël impliquant de faire le vide dans la bande de Gaza, donc de déplacer sa population : exploitation des ressources de gaz naturel à une échelle considérable et acheminement vers l’Europe qui a vu son approvisionnement altéré en raison des sanctions imposées à la Russie ; creusement du canal Ben Gourion qui part du port d’Eilat, passe par le désert du Neguev et aboutit au nord de Gaza ; projet ambitieux connu sous le nom de Truknet, annoncé déjà en septembre, impliquant les transports routiers entre Dubaï, les Émirats arabes et le port de Haïfa, via l’Arabie saoudite et la Jordanie. La guerre vient à point nommé pour consolider les intérêts économiques de toute la région.

Dans le contexte de cette colonisation de peuplement, par quelle voix le peuple palestinien peut-il défendre son droit à vivre sur sa terre alors que les grands projets économiques et sécuritaires lient acteurs régionaux et internationaux ?
Pour le chercheur Peter Harling, spécialiste du Moyen-Orient et ancien conseiller spécial pour le Moyen-Orient de l’International Crisis Group, la réduction du champ des explications possibles n’est pas incidente, puisque le paradigme de la guerre contre le terrorisme permet de passer sous le boisseau le contexte colonial, de justifier un soutien massif à la seule partie israélienne, et de renouer avec la vieille antienne des barbares contre civilisés dont nous savons qu’elle a précipité le monde dans des guerres aussi injustes que destructrices pour les populations civiles de la région, notamment en Irak. Pour Peter Harling, un constat s’impose : « Aujourd’hui, beaucoup dans la région découvrent des gouvernements occidentaux qui semblent accepter des formes de violence extrême qui suggèrent que la vie d’un Palestinien, d’un Arabe, d’un musulman n’a pas la même valeur que la vie d’autres êtres humains ailleurs sur la planète »9.

Arrogance et impunité, la haine 2.0

La FIDH introduit l’un de ses communiqués récents par les mots d’un combattant franco- israélien « ça va être génial, on va tous les massacrer ». Un autre aspect stupéfiant de cette guerre tient dans la diffusion par leurs propres auteurs de leurs crimes sur les réseaux sociaux. Apparu le 9 octobre, le canal Telegram « 72 Vierges » a permis à des soldats israéliens engagés à Gaza de partager des vidéos ultra violentes, tels que des corps mutilés, des exécutions sommaires et des scènes de tortures. La chaîne a été mise en place par le « département d’influence de la direction des opérations » de l’armée israélienne en charge des « opérations de guerre psychologique ». On peut supposer que l’encouragement au partage de contenu ultra violent a pour objectif d’augmenter le seuil de tolérance à la violence extrême des soldats, afin de faire tomber toutes leurs inhibitions et les encourager aux pires exactions. D’autres vidéos sont mises en ligne directement par des militaires sur Tiktok ou Instagram. Mises en scène macabres, pillages, destructions, revendications provocatrices s’enchaînent (« emmenez-nous à la Haye » entend t-on crier par des soldats hilares, sur l’une des vidéos). Des images de personnes humiliées et torturées sont exposées abondamment.  Ces documents, outre qu’ils composent des preuves accablantes de crimes de guerre voire génocidaires témoignent du sentiment de totale impunité qui anime leurs auteurs. La déshumanisation voire l’animalisation des Palestiniens ressortent en outre éloquemment. Les insultes qui filent la métaphore animale sont également récurrents. Ces faits interviennent à la suite de l’allocution du ministre de la défense israélien, Yoav Gallant diffusée le 13 octobre 2023  qualifiant les Palestiniens d’« animaux humains », Une autre déclaration forte, citée par le dossier de l’Afrique du Sud dans sa saisine de la Cour pénale internationale est celle de Benjamin Nétanyahou, reprise d’une missive publique aux commandants et soldats de Tsahal – « Souvenez-vous de ce qu’Amalek a fait » –, en référence aux Amalécites, ennemis héréditaires des Juifs que le prophète Samuel avait demandé à Saül, roi d’Israël, d’exterminer. Nul doute si l’on demeure au niveau des déclarations purement politiques du premier ministre que le Hamas, le Hezbollah, l’Iran sont désignés comme les ennemis à poursuivre et à détruire, constituant un axe du mal, celui de la barbarie contre la civilisation. Face à la brutalité de l’attaque surprise du 7 octobre, le parallèle établi avec l’attaque non moins brutale des israélites après l’exode aurait pour objet de définir le chemin à suivre. A propos de cet évènement historique, interprétations et disputatio entre exégètes n’ont pas manqué et il serait de grand intérêt d’en être conscients (archétype ? ennemi ciblé ? ennemi que chacun porte au fond de soi ?) si on veut voir à l’avenir ces deux sociétés co-habiter (quelque soit la forme que prendront les États qui en redéfiniront les contours).
Dans le même temps, le Premier ministre israélien se réfère à Josué, successeur de Moïse qui entreprit, selon la tradition, la conquête de la terre promise. Ces déclarations légitiment le traitement que mériteraient les Palestiniens autant qu’elles constituent un encouragement à la colonisation. Le droit international ne tient pourtant en aucune façon d’une croyance ou d’une foi.


Le droit international interpellé : nécessités et limites

La France est parfaitement informée des violations du droit international par Israël qu’elle a documentées dans un mémoire accablant qu’elle a remis en juillet 2023 à la Cour internationale de Justice (CIJ) dans le cadre de l’« avis consultatif » que l’instance judiciaire doit rendre à l’Assemblée générale de l’ONU sur les « conséquences juridiques découlant des politiques et des pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé ». Dans ce document, la France dénonce sans détours « les violations continues du droit international auxquelles Israël doit mettre un terme ». Alors que l’étendue des crimes israéliens est révélée au monde, le président français se contente de demander à Benyamin Nétanyahou de « cesser » ses opérations militaires, dont il dénonce un « bilan humain » et une « situation humanitaire » « intolérables » mais n’entend pas cesser la livraison des armes et moins encore mettre en place des sanctions pour imposer la cessation des hostilités.
Dans une lettre ouverte au président français, l’ONG Amnesty International l’exhorte à stopper les « livraisons d’armes et de matériels de guerre à Israël ». On peut y lire : « La France doit respecter un devoir de prévention du génocide. Cela implique notamment de ne pas fournir à Israël de moyens lui permettant de commettre des actes entrant dans le cadre d’un risque de génocide ».
Les dirigeants occidentaux soutiennent l’idée d’un État palestinien tout en demeurant sans réaction face à la colonisation accélérée des territoires -sauf de manière marginale- et en maintenant leur soutien entier au premier ministre israélien qui a pourtant en maintes occasions explicitement rejeté l’existence d’un État palestinien.

Alors que la CIJ exhorte Israël à « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza », son gouvernement a mené des actions exactement contraires accélérant les tueries de masse et indiscriminées et les incitations au génocide dûment enregistrées et diffusées sur les réseaux sociaux. S’il n’y a aucune clause contraignante à la décision de la CIJ, cet arrêt revêt une force symbolique non négligeable.
La France, figure parmi les 152 États – avec les États Unis, la Grande Bretagne, le Canada et Israël – qui ont ratifié la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide en 1948. En l’espèce, le droit international des droits de l’homme (DIDH) est l’horizon indépassable qui installe le cadre juridique permettant de poursuivre les auteurs de crimes majeurs. Le droit international doit demeurer la seule boussole à l’aune de laquelle nous devons penser le traitement politique de la guerre entre Israël et la Palestine. De fait, les États ont pour obligation d’assurer le respect du droit international humanitaire par toutes les parties dans le cadre d’un conflit armé, en application des Conventions de Genève de 1949 et du droit international coutumier. En particulier, les États doivent s’abstenir de transférer des armes dont il peut raisonnement être supposé qu’elles pourraient être utilisées pour violer le droit international. De plus, en qualité d’États parties au Traité sur le commerce des armes, les pays concernés sont obligatoirement tenus de ne pas exporter des armes qui peuvent potentiellement être utilisées pour commettre des crimes internationaux. Les États membres de l’Union européenne sont par ailleurs dans l’obligation de respecter la loi européenne sur le contrôle des exportations d’armes.
Enfin, l’embargo sur les armes contre Israël est rendu plus urgent par l’arrêt de la Cour internationale de Justice du 26 janvier 2024 qui reconnaît la plausibilité du risque génocidaire. Les États parties à la Convention sur le génocide de 1948 sont tenus de recourir à tous les moyens dont ils disposent pour prévenir le génocide dans un État tiers. Des pays tels que la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie, l’Espagne, ainsi que l’Union européenne ont soutenu l’arrêt des exportations d’armes vers Israël.
Peut-on dire que parce qu’il fait l’objet de violations incontestables, le droit international « est mort dans les gravats de Gaza » pour reprendre la Tribune de W. Bourdon publiée dans Libération10 ? Pour la politiste A. Féry et la juriste J.Grignon, dire qu’il est impuissant, ou mort « c’est l’annihiler tout entier, non seulement à Gaza, au profit des personnes qui ont cruellement besoin de cet ultime rempart, mais partout ailleurs dans le monde où des individus sont pris au piège des conflits armés… le droit international n’a pas vocation d’arrêter la guerre. Il cherche simplement, par les protections qu’il offre, à alléger, autant que faire se peut, les souffrances de celles et ceux qui subissent des conflits armés »11.


En France, le spectre de la Shoah traverse la société et les médias

Le 7 octobre a provoqué un effet de sidération, retransmis par les médias qui parlent de massacres, de viols de masse, d’attaque de terroristes vis à vis d’un État qui n’avait jamais connu une telle cruauté et une telle atteinte défiant son hubris. Aussitôt les positions pro-israéliennes se sont faites entendre tant au niveau des institutions nationales que dans la presse, les invités des matinales et des plateaux des chaînes télévisées. Une sorte de pensée unique traverse le gouvernement et la société analysant les évènements de manière totalement décontextualisée d’une histoire complexe. Ces réactions, à peu de choses près, ont été identiques dans d’autres pays européens, aux États-Unis, au Canada, en Australie. Cela questionne le déni d’un autre peuple, le peuple palestinien qui semble lié consubstantiellement à une histoire européenne marquée par la mémoire de la Shoah et le spectre d’une résurgence d’un antisémitisme meurtrier, une culpabilité qui semble persister de nos jours. C’est ainsi que sont réapparus des slogans de 1967- dépeignant Israël comme un petit pays qui défend son existence contre des masses arabes hostiles- ce qu’il n’est d’ailleurs plus du tout depuis les années 1970 ainsi que les sentiments anti arabes alimentés par une analogie des actes terroristes là-bas et ici. Une voix diplomatique, celle de Dominique Villepin, a tenu tête à la mauvaise foi et à l’ignorance des journalistes. Les journaux indépendants (tels que Mediapart ou OrientXXI), des journalistes d’investigation, des humanitaires, des organisations juives telles que les collectifs Tsedek et l’Union juive française pour la paix s’expriment sur des chaînes privées. Leurs voix dissidentes se sont fait entendre tardivement sur la scène publique, lorsque plus personne ne pouvait ignorer la gravité de la volonté d’extermination non seulement du Hamas mais de la société gazaouie et du peuple palestinien. Le silence est éloquent dans nos médias non sur le récit d’une enquête sur les viols attribués au Hamas – commandée par le New York Times et publiée en décembre 2023 -abondamment relayée, que sur les révélations faites par The Intercept qui a mis en cause la fiabilité des informations tant dans la collecte des témoignages que dans les sources utilisées. Jusqu’à aujourd’hui, il est difficile de trouver dans les médias officiels d’autres éléments sur les circonstances de cette attaque violente (dont les crimes de guerre devraient être sanctionnés après investigation d’experts indépendants) qui doit être également lue comme celle d’un mouvement nationaliste qui est perçue par sa population comme un mouvement de résistance engagé contre une colonisation de peuplement et un régime d’apartheid. Il est encore plus difficile de lire les rapports des expertes de l’ONU qui ont fait état de viols et de détention de femmes palestiniennes dans des cages, certaines photos de femmes dénudées et terrorisées étant mises en lignes par l’armée israélienne.

Universités et libertés académiques

Si les mobilisations dans notre société se polarisent ardemment autour du couple Israël/Palestine, le monde universitaire connaît des soubresauts non moins édifiants. Oppositions radicales et débats contradictoires ressurgissent et l’animent à chaque grand moment de cette histoire aux retentissements indubitables. Le caractère inédit de cette attaque et la guerre disproportionnée qui l’a suivie inaugurent une dimension qualitativement différente par rapport aux réactions souvent timorées concernant les opérations destructrices antérieures, toutes baptisées de noms plus cruels les uns que les autres. Assister impuissant.es à l’extermination d’un peuple lorsque l’on est citoyen européen bouscule profondément la zone de confort des pensées académiques et les rapports qui nous lient aux institutions, dans notre pays ainsi qu’en Israël. Nos universités, nos grandes écoles (telles que Sciences po et l’EHESS) sont un champ ouvert où s’affrontent des collectifs tels que l’Union des étudiants juifs de France et l’Union juive française pour la paix. Le premier procède à une instrumentalisation regrettable de l’antisémitisme tandis que le second dénonce la censure qui s’abat sur la recherche et le débat académique. Des directions d’universités interdisent l’accès des conférenciers et leur prise de parole, font taire les débats, sous prétexte sécuritaire. Les propos de Judith Butler (entretien enfin autorisé le 3 mars 2024 après avoir été par deux fois annulé) sur le Hamas comme mouvement de la résistance palestinienne ont suscité soit de très vives critiques (elle est accusée d’avoir abandonné les catégories morales essentielles) soit des réactions modérées et nuancées dans le monde universitaire, parmi les intellectuels et les humanitaires. « L’attaque la plus horrible depuis la Shoah, disait Annie Ernaux, mais ce n’est pas arrivé de nulle part.  Les Palestiniens font face à une colonisation sans espoir » ; citons encore Rony Brauman qui s’interroge : « violences anti sémites ou actes anti israéliens ? ». On imaginerait mal Ilan Pappé, historien israélien de grande renommée, parler en France ou être invité par une université française, tandis que son ouvrage Le nettoyage ethnique de la Palestine publié chez Fayard en 2008, s’est vu imposer un arrêt de sa commercialisation le 7 novembre par son éditeur, alors que les ventes explosaient depuis le 8 octobre. Face à une production éditoriale riche et diversifiée y compris palestinienne, on ne peut que s’interroger sur le contraste à l’œuvre avec le traitement pauvre et orienté des grands médias.
Le boycott d’institutions académiques israéliennes serait-il une menace à la liberté académique, comme le pensent bon nombre d’intellectuels et scientifiques français ? il nous faut voir plus clair sur ce qui pourtant a été maintes fois dénoncé du lien étroit entre les universités israéliennes et l’État sécuritaire. Comment ces universités construisent le savoir nécessaire pour rationaliser et légaliser un régime d’apartheid ? La question mérite d’être posée, en sachant qu’en Israël, la répression à l’université atteint non seulement les étudiants palestiniens dans toutes les modalités existentielles de leur parcours universitaire (logement, bourse, affiliation politique, sujet de recherche…) mais aussi les étudiants juifs israéliens. L’organisation Im Tirt Zu, affiliée au Likoud surveille étroitement les enseignants juifs dits de gauche : expulsion de scientifiques de l’université Ben Gourion et d’autres de l’université de Haïfa. La situation des universités palestiniennes, étroitement surveillées par l’occupant, méritent une connaissance approfondie de notre part à l’instar de Towers of Ivory and Steel de Maya Wind qui nous interpelle sur les conditions de production et d’exercice du savoir.

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Nous anthropologues et chercheurs en sciences sociales, nous demandons comment être indifférents alors que là-bas, tant en Palestine qu’en Israël, des voix dissidentes ne désespèrent pas des ressources morales et intellectuelles ancrées dans leurs expériences respectives. Longtemps (oui 75 ans c’est suffisant ! bien qu’insuffisant devant le temps biblique !) ont perduré l’illusion d’un déni et de l’injustice faite au peuple palestinien alimentés tant par les puissances qui soutiennent l’occupant que par les pays arabes qui ont instrumentalisé une cause et ont massacré les populations palestiniennes qui leur résistaient. Avec cette guerre tout se donne au grand jour dans l’éclat le plus dramatique de l’ensauvagement de notre monde, avec une puissance nouvelle de la face la plus sombre du système historique dans lequel nous sommes embarqués ; une sorte de tripode qui lie la guerre et son marché d’armes de plus en plus performantes à tester avec les nouvelles technologies et les nouveaux pouvoirs de toutes les formes et moyens d’information et de communication. L’humanitaire s’accroche à la moralisation de nos sociétés qui ont oublié ou perdu le sens de l’éthique et qui conforte chacun dans un individualisme qui lui permet de faire semblant de ne pas voir et de ne pas entendre ce qui se passe au-delà du mur.
Cet éditorial n’est pas seulement un cri contre l’injustice mais il incite à un travail pour la justice, là où les relations non pas seulement entre États, mais entre les sociétés sont dans un rapport si proche de la brisure. Nous sommes sommés d’une part de nous engager par les divers moyens dont nous disposons pour que cesse l’impunité (appels au boycott, manifestations, interpellations des responsables politiques) et d’autre part d’imaginer le rapprochement de ce qui a été brisé si profondément entre les sociétés palestinienne et israélienne et au sein même de ces sociétés écrasées par leurs gouvernements qui ne laissent plus de voix au politique mais à la politique de ceux qui décident tout pour elles. Tel est le travail urgent auquel notre communauté de chercheurs est conviée.

1https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/06/hopitaux-a-gaza-dans-de-telles-conditions-on-ne-cherche-plus-a-reparer-on-coupe_6215045_3210.html

2https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/21/la-population-de-gaza-est-polytraumatisee-mentalement-elle-vit-dans-une-espece-de-terreur-permanente_6217690_3210.html

3https://www.humanite.fr/monde/la-chronique-de-francis-wurtz/le-cri-dalarme-de-medecins-du-monde

4Une analyse détaillée du Hamas et de sa branche armée les Brigades Qassam qui ont mené l’attaque,demandent un déploiement autre que l’espace d’un éditorial.

5https://www.lemonde.fr/un-si-proche-orient/article/2024/02/25/benyamin-netanyahou-le-hamas-et-les-otages_6218440_6116995.html

6https://lerubicon.org/le-droit-international-une-boussole-de-la-paix-au-proche-orient-2/

7https://www.mediapart.fr/journal/international/120124/l-afrique-du-sud-au-secours-de-la-palestine-le-renversement-du-monde

8 A l’occasion d’une visite aux États Unis effectuée du 11 au 17 mars dernier, Leo Varadkar, alors Premier ministre irlandais a exprimé en des termes forts et devant le Président américain, les raisons de la solidarité exprimée par ses compatriotes à l’endroit du peuple palestinien. « Lorsque je voyage à travers le monde, on me pose souvent la question : Pourquoi les Irlandais ont une telle empathie pour le peuple palestinien ? La réponse est simple : nous voyons notre histoire dans leurs yeux, une histoire faite de déplacements forcés, de dépossession, de déni de l’identité nationale, de discriminations, et à présent, de famine ».

9https://www.liberation.fr/international/hamas-israel-on-va-aller-au-bout-de-lhorreur-et-tout-le-monde-sera-perdant-20240119_EAAZI5SO7FETHLNNIP3NQWX4KI/?redirected=1&redirected=1

10https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/le-droit-international-a-succombe-dans-les-gravats-de-gaza-20231210_HXLKHMLQJ5FJHPEHXAJKFPMTGQ/?redirected=1

11https://aoc.media/analyse/2024/03/18/le-droit-international-est-mort-vive-le-droit-international/