Alain Caillé, Extensions du domaine du don. Demander-donner-recevoir-rendre, Arles, Actes Sud, 2019


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Alain Caillé, Extensions du domaine du don. Demander-donner-recevoir-rendre, Arles, Actes Sud, 2019

Voici donc une première synthèse des travaux menés depuis quarante ans par Alain Caillé et ses amis, dans le cadre de l’Association du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences-Sociales) qu’il a fondée et, aujourd‘hui simultanément, dans le mouvement du convivialisme qu’il anime. A partir d’une lecture de jeunesse de l’Essai sur le don du sociologue Marcel Mauss, d’une intuition non encore ensablée par notre trop de connaissances, Caillé oppose à l’utilitarisme ambiant qui donne l’un de ses instruments de prédilection au libéralisme économique, un paradigme au sens de Thomas Kuhn, c’est-à-dire un ensemble conceptuel ouvert, mais qui ne peut pas se confondre avec un autre paradigme et que Caillé désigne comme le paradigme du don. Le paradigme du don, c’est la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre, que Mauss attribue aux sociétés dites par lui archaïques, mais, que, dans, les conclusions de son essai, il fait apparaître, à la fois comme réalité et comme utopie dans nos propres sociétés. La Table ronde où s’assied les chevaliers en est, pour lui, le symbole. Caillé élargit cette approche, en expliquant que le don est « un acte chargé d’ambivalence, désintéressé en un sens, mais tout autant intéressé, à la fois libre et obligé ». Et il ajoute : « Cette triple obligation régit en réalité l’essentiel de nos rapports aux autres ». Elle est donc déjà là, mais, selon Caillé à universaliser. Elle peut permettre de dépasser la vision économiciste des sujets humains. Encore faut-il étendre son approche à tous les secteurs de la vie sociale : le jeu, les relations internationales, le sport, l’art, la consommation, les psychothérapies, la psychanalyse, la religion, la question du pouvoir et bien d’autres secteurs.

Dans son avant-propos, l’auteur s’étonne du contraste entre l‘économie et la sociologie classique. L’économie a la quasi certitude que les individus humains doivent être considérés comme des calculateurs plus ou moins rationnels, ne songeant qu’à maximiser leur intérêt individuel. La sociologie classique, elle, est multidisciplinaire. Dans cette sociologie, l’Essai sur le don de Mauss, venu de l’anthropologie, est fondamental. Ce texte a intéressé aussi des philosophes comme Sartre. Mais si dans le rapport à l’autre, la triple obligation trouve sa place, pour Sartre elle est irréductiblement enserrée dans l’aliénation à cet autre. Or le postulat de Caillé est que « la relation de don, telle qu’analysée par Mauss est la forme générale du rapport entre les sujets humains pour autant qu’ils entendent se considérer comme des personnes reconnues comme telles, valorisées dans leur singularité ». On est loin de l’Autre sartrien aliéné et aliénant, bien qu’on puisse dire que, sous sa forme de don poison, le don peut être une double forme d’aliénation celle de l’autre et de soi-même. Pour Caillé, le combat scientifique, est aussi éthique et politique. Caillé ajoute que le don est opérateur de reconnaissance et de singularisation entre les sujets humains. L’important, en l’occurence, c’est bien la question du don. Quant à l’utilitarisme, il est de notre temps. Etre anti-utilitariste, non tant contre Smith et Bentham que contre l’utilitarisme du libéralisme et du néo-libéralisme économiques actuels, hégémonique et dogmatique, c’est vouloir vivre, autant que faire se peut, en liberté avec autrui, ce qui n’est pas le cas des tout-puissants utilitaristes qui ne conçoivent leur liberté qu’au dépens d’autrui.

La sociologie classique ne se veut pas, comme le prétendait Levi-Strauss, le couronnement des sciences sociales, mais beaucoup plus simplement, comme le dit Caillé, la science sociale généraliste fédérant en quelques sortes toutes les autres disciplines, y compris l’économie. Ce serait le commencement de la fin de l’hégémonie de la science économique et de ses bases utilitaristes. Aucune des sciences sociales ne peut être réduite au paradigme du don. Mais, dit Caillé, « chacune d’elles peut être retraduite en son langage », – celui du don -, pour affiner les analyses. Paradigme et analyses ne peuvent se limiter aux relations entre les personnes. Il et elles s’étendent, avec les concepts de donation, d’adonement, de donativité aux rapports des sujets avec la vie, la nature et la créativité. En ce qui concerne le convivialisme, Caillé le présente comme une alternative.

L’ouvrage comporte deux grandes parties : la première s’intitule Du paradigme du don simple au paradigme du don étendu, la seconde Applications du paradigme du don étendu. Après une belle présentation de Marcel Mauss et de l’Essai sur le don (à Gift gift, on peut ajouter deux articles de Mauss Commentaires sur un texte de Posidonius et De quelques formes de contrat chez les Thraces, qui sont dans la ligne de son Essai sur le don), Caillé montre que Bourdieu, en parlant du don, ne s’est guère écarté de l’utilitarisme. Puis, en trois chapitres, il montre l’impossible déliaison du don d’avec la reconnaissance sociale et politique et, me semble-il, avant même cette reconnaissance avec l’altérité c’est-à-dire être reconnu individuellement et collectivement et se reconnaître soi-même comme être humain. Caillé insiste sur la distinction entre lutte pour la reconnaissance et lutte de reconnaissance  « On vise à être reconnu par un reconnaisseur reconnu, ou, au contraire, contestant ses titres au reconnaisseur institué, on entend changer les règles du jeu, pour devenir à son tour, juge et reconnaissseur stigmatisant celui qui nous a méconnu ». Deux thèses marquent la conclusion des chapitres sur la reconnaissance : 1/ Reconnaître des sujets sociaux, individuels ou collectifs, c’est leur attribuer une valeur. 2/ La valeur des sujets se mesure à la capacité de donner posée comme opérateur, enclencheur de la reconnaissance et de la valeur. On ne  peut guère en douter. Le don, dit Caillé n’est pas un acte économique, mais opérateur

« Dire respect à une personne, c’est marquer qu’elle échappe à la sphère du mépris, de l’opprobre, de la relégation et qu’elle a su accéder à la sphère de la visibilité commune. Mais c’est aussi signifier que ce qu’elle a fait ou ce qu’elle est, est suffisamment exceptionnel, particulier, pour valoir plus que ce que l’on fait ou ce que sont les autres ». Et il ajoute un peu plus loin: « Donner de la reconnaissance, ce n’est pas seulement identifier ou valoriser, c’est aussi, et peut-être d’abord, éprouver et témoigner de la gratitude, être reconnaissant ». On touche là à un point qui donne au don toute son amplitude subjective. Déjà auparavant, il avait été abordé implicitement à propos du potlatch, au niveau de ce qu’on pourrait appeler le négatif du potlatch, autrement dit ce qui n’est pas ou plus le potlatch : « Le don qui ne peut pas être rendu, et au delà, annihile celui qui l’a reçu. Il fait les maîtres d’un côté et les esclaves de l’autre ».Le plaisir éprouvé à ressentir de la gratitude, à témoigner de la reconnaissance ne peut apparaître. Ce qui apparait c’est l’humiliation de celui qui a reçu et le mépris de celui à qui il n’a pas été rendu. En revanche, dans un contre-exemple, un plaisir pris est le rendu d’une sorte de premier don qui en annonce d’autres. « Dans le plaisir que nous prenons à regarder des enfants ou des jeunes gens, il entre le plaisir pris à ce qu’ils donnent déjà. Que donnent-ils donc? Suggérons une réponse : de la potentialité à l’état pur, de la vie, de la gratuité, de la beauté, de la grâce ». A propos du care (du soin), Caillé note que les métiers du care médical « sont ceux dans lesquels les salariés sont potentiellement plus heureux, parce que ce sont ceux dans lesquels ce que l’on fait par plaisir de faire ce métier et pas un autre l’emporte sur les motivations de salaire ou de carrière. Ce que l’on fait par obligation, par intérêt pour les autres, on le fait aussi par plaisir de la liberté-créativité ». Cette question du plaisir, de la joie à donner, recevoir et rendre – auquel l’auteur ajoute demander – s‘illustre au mieux dans le chapitre sur l’esprit du jeu et, dans la seconde partie, dans ceux sur l’esprit du sport, l’art et la religion. J’y reviendrai dans un deuxième temps et en conclusion, après avoir abordé « en clé de don » les chapitres sur la nature, les relations internationales, la consommation, les psychothérapies et la psychanalyse, le pouvoir.

Sur la nature, Caillé adopte partiellement le point de vue de Descartes. Il ne reprend pas » le « maître et possesseur de de la nature » qui est inexact et peu signifiant sinon dans l’excès illégitime. Il reprend de Descartes le « comme »: « l’homme comme maître et possesseur de la nature » et fait de ce comme un « comme si ». Denis Duclos disait, lui, que l’humain était « adossé » à la nature. A mon avis, cela revient au même. Ainsi peut être réintroduite la subjectivité animale, surtout celle des mammifères, dont on peut difficilement contester qu’elle existe et qu’elle « communique » avec celle de l’être humain. Par la subjectivité humaine distincte de la ou des subjectivité(s) animales, appartenant chacune à des espèce vivantes distinctes, mais communiquant entre elles, Caillé peut introduire le don. Tout se passe comme si à la fois l’homme donnait aux animaux, aux plantes, comme si ceux-ci recevaient et leur rendaient. Et de la même manière, les animaux donnent à l’homme qui reçoit et leur rend. Caillé parle d’animisme méthodologique. Il fait avancer l’analyse et la connaissance possible de ce qu’on appelle la nature, en l’occurrence les animaux et les plantes en posant un « comme si » qui, présupposant méthodologiquement une subjectivité (ce qu’il appelle l’animisme méthodoogique), rend possible, pour des espèces vivantes, la mise en sens du paradigme du don.

Caillé aborde la question des relations internationales d’une manière rigoureuse et il est l’un des seuls auteurs sociologues et anthropologues à poser des pistes pour une recherche sur la place du paradigme du don dans ces relations. Il faut reprendre les points de son argumentation. Avec quelques variations et modifications de termes (commun à la place d’universel par exemple), je reproduis ce que dit Caillé avec qui je suis très largement d’accord. Dans la socialité primaire (famille, voisins, etc.), les individus singuliers veulent voir reconnue leur valeur. lIs veulent voir reconnus également les principes communs à toute l’humanité auxquels cette valeur se rattache, cela dans une société et une culture englobante. Sociétés et cultures sont représentées par des Etats (on peut dire des politiques au sens de la politique) qui aspirent à la reconnaissance de la part d’autre Etats ou politiques et de la société-monde. Actuellement, la société-monde n’existe qu’à l’état virtuel et potentiel, mais son image fait fonction de référence ultime et fonctionne comme un auditoire commun en pointillé. Les différentes sociétés et cultures englobantes ne s’ajustent pas les unes aux autres et ne s’emboîtent que fragment par fragment. Ce qui est la source de multiples mé-connaissances. Dans le système international actuel, les valeurs de reconnaissance et les rattachement à des principes communs à tous les êtres humains sont particulièrement hétérogènes. De nouveaux acteurs entrent constamment en jeu, qui n’obtiennent pas la reconnaissance qu’ils désirent de leur puissance d’agir, de leur générosité-générativité réelle ou fantasmatique. Autant de raisons pour que les luttes pour la reconnaissance se transforment en luttes de la reconnaissance. Jusqu’à ce qu’une nouvelle hégémonie triomphe et fasse peu à peu et à peu près partager un même système de valeurs (et de principes communs). Ou y échoue.

Caillé explique ensuite comment le paradigme du don intervient dans les relations internationales. La chose est importante, d’autant qu’à ma connaissance elle n’a pas été abordée par d’autres auteurs : « Dans le sillage du paradigme du don, on pose que sont légitimes à l’échelle internationale les demandes qui visent à l’obtention de l’amour, de l’estime, du respect, en jouant le jeu symbolique du demander, donner, recevoir et rendre. Sont illégitimes les cultures qui, voulant forcer la reconnaissance, préfèrent donner la mort ou le néant, plutôt que la vie et la créativité : (ce sont celles qui font le choix, auto-détermination consciente individuelle et collective, d’entrer dans le mal radical l’illégitimation et l’illégitimité perverses LMB). Dans l’un de ses séminaires, Aron répondit à Joffre Dumazedier, sociologue des loisirs, qui prétendait que le peuple allemand n’était pas complice des nazis : A une élection au début des années trente, le peuple allemand a voté à 7O% pour les nazis.

La question de la consommation aurait pu entrer, par l’un de ses aspects qui n’est pas encore son aspect principal, dans ce qui peut être dit, « en clé de don », sur l’esprit du jeu, celui du sport, ou sur l’art et la religion. Si l’on reprend les théories de la reconnaissance à l’aide du paradigme du don, il apparait que nous voulons être reconnus comme des donateurs et comme participant d’une dynamique de la donation. L’une de nos principales motivations pour acheter est de tenir notre rôle de donateurs. Vu sous l’angle de la place que nous pensons devoir occuper dans l’ordre social, mais aussi sous l’angle du type d’ordre social qui nous parait désirable, la consommation apparait comme une composante du politique. Par la consommation, nous entendons participer à la dynamique générale de la donation. C‘est par là que la question de la consommation, vue du don, rejoint celle du jeu, du sport, de l’art ou de la religion. La dynamique de la donation c’est le charisme, la grâce, le précieux, le gratuit, l’énergie, la vie à l’état pur. Le désir de plaire, en s’adonnant par exemple à une marque commerciale ou autre, entre dans cette dynamique de la donation. Mais, actuellement, l’excès de l’excès, l’hubris de la consommation, conduit le monde à sa perte prévisible. Il s’agit d’en sortir, « sans basculer pour autant dans l’ascétisme, ni renoncer aux plaisirs des biens et d’une consommation tempérée ». Mais le premier remède à l’hubris de la consommation passe par une réduction considérable des inégalités.

Le chapitre 13 porte sur l’apparition des psychothérapies, dans lesquelles Caillé place la psychanalyse. Il part, pour ce faire, d’un texte de Levi-Strauss, L’efficacité symbolique, texte plus que discuté, dans lequel Levi-Strauss raconte qu’un chaman, dans une société à mythes et à ancêtres, prononce une longue incantation de cinq cent trente versets, pour aider des femmes qui accouchent. Médication purement physique, dit Levi-Strauss, puisque le chaman ne donne aucune autre médication et ne touche pas le corps de la personne. Il s’agit, selon Levi-Strauss, d’une manipulation psychique de l’organe malade, dans la direction de la structure où il faudrait rechercher l’espace commun aux deux protagonistes. Caillé note fort justement que l’efficacité de la cognition ne semble pas impliquer d’autre niveau d’expérience que la cognition elle-même. L’ inconscient, identifié à la fonction symbolique, est, selon Levi-Strauss, toujours vide. Les structures sont les mêmes pour tout le monde, elles sont peu nombreuses. La forme mythique prime le contenu du récit.

Dans ces formes qui n’ont jamais été vides, Caillé fait « sentir », si l’on peut dire, ce que peut être l’humain: les représentations partagées par le chaman et la patiente, la capacité à les exprimer. Cure chamanisme et séance de psychanalyse n’ont pas grand chose à voir entre elles. Dans la cure chamanique, les affects en jeu sont mobilisés dans un ordre rituel approprié. Caillé propose de regarder vers l’histoire du puritanisme américain et sa transformation en champ psychothérapeutique moderne. Le langage du puritanisme est théologique, celui de la psychothérapie est repris de la théologie.

C’est là que Caillé introduit fort heureusement le paradigme du don, avec son inconditionnalité et sa conditionnalité. L’efficacité symbolique mobilise une série d’ingrédients nécessaires, que le paradigme du don met en lumière : un rééquilibrage entre les dimensions d’inconditionnalité et de conditionnalité dans le don, le don lui-même et l’accès qu’il permet à la donativité. Caillé rappelle que, par sa posture d’accueil de la demande, le psychanalyste ou le thérapeute joue le rôle, par le transfert et le contre transfert, d’intercesseur entre virtuellement le désir d’un être humain de se connaître en sachant que cela le changera, mais aussi, bien sûr, comme le dit l’auteur entre la souffrance humaine, « trop humaine », son atténuation ou sa disparition, et, dans le sacré comme source de salut. Caillé évoque l’importance du transfert. En tout état de cause, deux chemins peuvent être suivis, qui relèvent du don : l’alliance asymétrique d’une part, le jeu, le symbolisme et la métaphorisation d’autre part.

L’alliance du patient avec le thérapeute ou le psychanalyste est asymétrique. Elle est aussi inconditionnelle, en ce sens qu’elle met le patient en rapport avec l’instance de légitimité que le thérapeute ou le psychanalyste représente. L’alliance asymétrique est à la fois inconditionnelle – le patient accepte les protocoles – et conditionnelle : le patient peut la rompre. Caillé note qu’il en est aussi souvent ainsi dans la vie courante. Le sacrifice, si les séances se poursuivent, est, en principe, (une somme d’argent liquide proportionnée aux ressources du patient. LMB). Le don ne se suffit pas nécessairement à lui-même. Il faut recourir aussi à la négociation, au rappel des règles, voire à des modalités de l’obligation.

Accéder à sa propre donativité, c’est entrer dans une relation de générosité vraie, mais aussi accéder à une forme de créativité, de générativité. Le patient apprend ce qu’il devient. Mais il entre en relation de don avec soi-même, à qui il sait demander, donner, recevoir et rendre.

Dans le chapitre sur Pouvoir domination, charisme et leadership, Caillé rappelle que Weber fait référence à la possibilité d’imposer une décision grâce à la connaissance de sa légitimité par ceux qui obéissent. Le pouvoir et l’autorité charismatiques supposent la médiation d’un public sensible au charisme d’une personne qu’il estime exceptionnelle.

L’intérêt des distinctions que propose Caillé vient, à mon avis, de leur combinaison avec celle de Weber. L‘idée d’intérêt pour soi et d’intérêt pour autrui (aimance) donne aux catégories webériennes la dimension subjective qui leur manque. L’auteur rajoute d’ailleurs aux trois types distingués par Weber, le type de légitimité affective. Il ne parle pas seulement du pouvoir sur et du pouvoir politique, comme tant de penseurs, mais aussi du pouvoir de, bien banal, que nous pratiquons et pensons chaque jour, sans, hélas, qu’on y réfléchisse en sciences sociales .Quant à l’autorité, je rappelais, un jour, à Lefort la citation d’Arendt que donne Caillé, sur la disparition de l’autorité. Il me répondit : « L’autorité est de droit et éternelle ». Il exagérait peut-être. Mais lui et Caillé ne l’ont pas confondu avec le pouvoir sur, voire avec le pouvoir de contrainte, ils n’en ont pas fait seulement le légitimant du pouvoir. L’autorité légitime des rapports sociaux avant de légitimer le pouvoir, ce qui la fait entrer dans le cycle du don.

L’insistance de l’auteur sur le leadership – trop souvent esquivé – montre que, charisme ou pas, l’individu qui, par son autorité, se retrouve légitime dans sa position de puissance, peut, quasiment sans pouvoir (sinon de parler et d’animer) accroître la puissance d’un collectif, y faire naître des autorités de groupe où le groupe sera médiateur entre l’autorité de son animateur-leader et le pouvoir que, en tant que groupe, il pourra manifester. Pouvoir de et pouvoir sur, selon la belle distinction faite dans un article d’un numéro de la Revue du MAUSS.

Je regroupe ici les quatre chapitre sur le jeu, le sport, l’art, la religion et le religieux, chapitres qui, non seulement sont « en clé de don », mais donne à mon avis, l’une des clés du don (il y en a peut-être d’autres, mais lesquelles ?).

Dans son chapitre, l’esprit du jeu, Caillé défend l’hypothèse que l’esprit du jeu n’est pas autre chose que l’esprit du don déployé dans le domaine ludique, tout comme l’esprit du don n’est autre que l’esprit du jeu déployé dans le domaine oblatif. Dans son livre Homo ludens, Huizinga fait du jeu la matrice de la culture. Pour lui, la civilisation humaine se déploie dans le jeu, comme jeu. Le jeu serait un champ premier de la culture humaine, champ sans lequel la vie sociale serait impossible. Contre le fonctionnalisme et l’utilitarisme abusifs, Caillé redonne, dans le jeu, sa place à la chance, au hasard, au fond à la part d’inconnu qui demeure toujours, dans les phénomènes sociaux, à creuser, comme disait Lefort, cette part d’imprévisible qu’oublient ou tentent d’oublier les utilitaristes. Gagner/perdre, échouer/réussir certes, et quelquefois à un cheveu près, avec derrière soi, derrière nous, les choix que nous faisons, le non choix étant lui-même un choix avec des motifs réels et légitimes de ne pas choisir, mais pouvant être aussi le recours à l’indifférence ou à la résignation. Le jeu comme don prend sens dans son écart avec la réalité matérielle, utilitariste et fonctionnelle. Le jeu, comme le don, instaurent avec l’autre une relation de réversibilité, d’alliance par la mise en évidence d’une altérité et d’une distance. Le jeu comme le don mettent en scène une marge de liberté dans le cadre de règles, de morales et d’éthiques, de repères communs. Enfin des choses ne sont données à personne en particulier ni par personne. Ce domaine de la donation est celui de la liberté pure, de la chance, celui dans lequel se déploie la puissance de l’inventivité et de la créativité. Dans le chapitre sur le sport, Caillé peut au mieux montrer que l’esprit du jeu et l’esprit du sport ne s’imaginent pas sans le demander, donner, recevoir et rendre, et, tout à la fois, le s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier, comme le disait Mauss. Mais cela suppose aussi que l’on rejette, quand ils se regroupent, le prendre, ignorer, refuser, garder. Dans le sport, chaque activité donne une jouissance spécifique incomparable à toute autre. La recherche des moments de grâce s’allie au plaisir du jeu et du don pour animer ce qu’on peut appeler une dynamique de l’adonnement. A travers le jeu, grâce au jeu, le sport s’apparente au don, en produisant un adonnement partagé. Il y aurait à rechercher les affinités électives entre sport et démocratie parlementaire. C’est le même idéal démocratique qui anime officiellement l’institution sportive à l’échelle mondiale. Caillé pose trois questions : Si le sport est entendu comme moyen privilégié d’accès à la joie, (à la jubilation , à l’esprit du don et de la démocratie, quelle part de jeu entre-t-il ou reste-t-il dans le sport ? Jusqu’où est-il permis de le penser dans le registre du don ? Est-il encore, peut-être encore, et comment, une école de citoyenneté démocratique ?

Caillé répond d’abord que, dans le sport, on joue non seulement avec ses concurrents, mais aussi avec et contre soi-même. La victoire n’est pas tant le but premier du jeu que sa conséquence naturelle, incompatible avec la logique marchande. L’intensité de l’expérience émotionnelle est l’objet d’une quête spécifique, un besoin fondamental des êtres humains, à tout âge et dans tous les milieux.

Le mouvement sportif a su inventer de nouvelles manières d’échanger entre groupes et de promouvoir du lien social. Le sport apparait comme l’un des ultimes recours, l’un des derniers vecteurs d’intégration, de reconnaissance et d’apprentissage de la solidarité (on peut dire du vivre en commun). Il est l’un des éléments primordiaux de la convivance.

De qui l’artiste reçoit-il ? se demande Caillé, dans le chapitre qu’il consacre au rapport entre l’art et le don. Prudemment, il répond : on ne sait pas trop de qui il reçoit, ni à quelles personnes concrètes il donne. Il reçoit de toutes les générations artistiques qui l’ont précédé (c’est la théorie de Malraux : « Les midinettes aiment les couchers de soleil, les peintres, eux, aiment les tableaux ».) Il donne à ses soeurs et frères humains qui acceptent de recevoir quelque chose de lui, c’est en dernière instance le receveur qui fait le donneur, en reconnaissant le don comme tel. Mais le don n’opère pleinement que s’il se manifeste comme un aviveur de passions, de sentiments, d’affects et, comme dans le sport et le jeu, d’accès au non vu, au non-su. Mais, rappelle Caillé, le don est affaire de générosité, la donation de générativité, de liberté et de créativité. Dans l’art , la part prise par l’intérêt pour, l’intérêt passionné, l’emporte sur celle de l’intérêt instrumental. C’est là que se fait, le basculement de l’activité artisanale à celle artistique, même si l’artisanat suppose une part de plaisir esthétique et si l’art suppose une part de travail artisanal.

L’art comme le jeu se caractérise par son écart structurel avec la vie ordinaire, le domaine de l’utilité et de la fonctionnalité. Il faut faire droit à l’existence ordinaire des hommes, des femmes, des artistes ordinaires, fussent-ils ou elles les plus grand(e)s, dont l’oeuvre vaut par l’acceptation d’un héritage reçu, par l’inscription dans une histoire et une lignée, par la reconnaissance d’une dette dans un équilibre à trouver toujours différemment, dans l’obligation de participer à l’univers de la donation où s’originent liberté et créativité. C’est, à chaque période, la signification de l’artiste qui change, dit Caillé,

Caillé met en garde contre un parcellarisme ou totalitarisme à l’envers où ce sont les liberté collectives, et donc le politique qui sont sacrifiés au profit des libertés individuelles. En art, cela peut donner des collections particulières, par exemple, les plus beaux impressionnistes, sacrifiées à la liberté individuelle d’un seul homme et de ses amis. L’auteur rappelle que la bulle du marché de l’art contemporain, dont bénéficient quelques centaines d’artistes est totalement parallèle à la bulle du marché spéculatif boursier.

Le convivialisme est étroitement lié à la perspective d’une démocratisation radicale de l’art offrant au plus grand nombre l’accès à la donativité. Cette donativité est consubstantielle à la dimension artistique de l’action.

Autant le concept de retour de la religion me parait suspect, autant celui de Caillé, retour sur la religion, me parait nécessaire. Comme le dit Caillé, Durkheim fait exception parmi les penseurs du vingtième siècle en s’intéressant directement à la religion et aux formes qu’elle peut prendredans son livre Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Dan un article de lui, moins connu, il divinise la Société qui devient le référent unique à la place du Dieu unique.

Ce n’est pas l‘universalisation des religions qui s’est faite, mais l’universalisation du sacré. Les religions ont toutes la même signification, mais elles n’ont pas le même sens culturel et social. Ce sont les révolutions américaine (1787) et française (1789) qui ont brisé l’apparente universalisation du sacré. Peu prévisibles, elles résulteraient d’une longue genèse qui, avec ses discontinuités et ses ruptures, a produit la société moderne qui reste à faire.

C’est sans doute le paradigme du don qui permet d’y voir plus clair, car il fait partie de ces invariants anthropologiques qui eux-mêmes prennent place, en tout ou en partie, dans tous les sacrés mythiques et ancestraux et dans toutes les religions à corpus dogmatique. Le noyau anthropologique religieux dont parlent Caillé et Gauchet a été exclu des sociétés de l’entre nous dès qu’elles se sont créées, à partir du XIX° siècle dans sa deuxième partie.

Caillé tente de systématiser en sciences humaines l’approche de la religion (mais non du sacré).Il note « qu’il faut se garder de croire que, du fait de leur abstraction, les concepts d’économique, de parentalité, de politique ou de religieux ne renverraient à aucune réalité. Les réalités qu’ils désignent sont au contraire extraordinairement présentes, et agissantes, ne serait-ce qu’en révélant l’insuffisance des systèmes concrets qui ont vocation à les réaliser. En ce qui concerne les religions, comme aucun système de croyances, aucune religion instituée ne peut véritablement et définitivement apporter le bonheur ou le réconfort qu’elle promet, chacune se voit sourdement menacée d’être contestée ou remplacée par d’autres croyances, d’autres manières d’interpréter le religieux et de faire alliance avec les entités invisibles ».

« Le religieux et le politique sont constitutifs des sociétés. Ils en sont les instituants. Ils ne fonctionnent pas à l’intérieur d’une société instituée. Tournés vers l’extérieur – les ennemis , Eux , les entités invisibles, le cosmos -, ils définissent les frontière de la société entendue comme l’ensemble de ceux qui ne sont pas Eux. Ainsi constituent-ils un Nous humains visibles, bien concrets (ou ceux qui l’étaient encore il n’y a pas si longtemps). Le religieux, c’est, pour Caillé, le rapport d’alliance noué avec l’invisible en vue d’éviter le néfaste et d’obtenir la chance, le faste. La religiosité est plus précisément le rapport à l’invisibilité et l’infinité de ce qui excède les êtres humains, où ils puisent leur énergie leur enthousiasme, ou leurs désespoirs, leur capacité à s’adonner. Einstein disait que des athées se reconnaissaient profondément religieux, parce qu’ils voient dans ce qui existe réellement « la plus haute sagesse et la beauté la plus rayonnante ». Le religieux se définit, lui, comme le rapport à l’invisible d’une collecttvité. Le religieux et le politique apparaissent intimement liés si bien qu’il est permis de désigner comme plitico-religieux le moment instituant de toute société.

Aux quatre dimensions constitutives de l’être en société : parenté, économique, religieux, politique, Caillé en ajoute une cinquième ; le langage. Pas seulement le langage verbal, mais celui des gestes, des sons, des images, celui du corps. Le langagier est la condition préalable à toutes les autres. Les différentes langues existantes ou possibles représentent des interprétations du langagier. Dans le langage verbal, on peut distinguer le signes et les symboles. Les signes ont une fonction plus ou moins utilitaire et pragmatique de dénotation. IIs sont de l’ordre de la signification. Les symboles sont des signes de signes. Ils donnent à penser, à voir ou à entendre les liens, l’association entre les réalités discontinues et entre les signes qui les dénotent. Chargés d’une fonction de connotation, ils font sens. Ils suscitent des émotions, des branchements de sentiments et de sensations qui déclenchent des passions : joie ou tristesse, désir ou répulsion, amour ou haine, etc. Les signes se lient entre eux, font en quelque sorte alliance pour former des symboles, soit par le versant du signifiant, du rythme, des assonances, des alitérations, soit par celui du signifié. Ce qui suscite des émotions, des volitions, c’est la rencontre d’évènements avec des symboles qui eux-mêmes symbolisent des relations de don-contre don, positives du côté de la triple obligation maussienne, destructrices du symbolique du côté du regroupement prendre, ignorer, refuser, garder. Les émotions dans le religieux naissent de la chance ou de la malchance, du sentiment d’avoir la grâce ou, au contraire, d’être disgracié. Dans les sociétés à mythes et à ancêtres, la culture ne se distingue à peine du sacré (et non de la religion qui n’y existe pas) ; la définition des rôles des donneurs et des receveurs humains est intimement liée à la relation de don qu’il convient d’observer avec les invisibles.

Parce que le religieux est le rapport au cosmos et à l’infini, il est aussi le moment des émotions extrêmes et du rapport à l’infinité possible du sens. Ce à quoi on aspire c’est à obtenir la reconnaissance de toutes les reconnaissances qui lèvera tous les doutes sur son identité, et laissera enfin définitivement en paix. Ce rapport peut se jouer hors religion, dans la vie courante, dans l’art ou dans les sciences humaines, dans le jeu et le sport. Mais lorsqu’ils manient les symboles les plus généraux, ils revêtent alors une dimension quasi religieuse, sacrale.

Tarot voyait dans l’apparition des grandes religions le résultat d’une triple dynamique : d’ universalisation – on peut dire reconnaissance du commun – (on doit donner au delà du cercle des personnes connues), de radicalisation (il faut donner réellement et pas seulement dans le semblant) et d’intériorisation (seul moyen de s’assurer qu’on donne vraiment et pas seulement pour l’affiche). Les religions séculières ont trop souvent fait triompher et font triompher encore le prendre-refuser-ignorer, garder, y compris lorsqu’ils’agit du libéralisme et du néolibéralisme économiques qui fonctionnent au dogmatisme (et cela même dans les sociétés du sacré mais pas aux dogmes religieux quels qu’ils soient).

Ce que je retiens de la conclusion de l’ouvrage, c’est l’idée de vibration, ou plus exactement de résonance qui effectivement n’a jamais été étudié en sciences sociales, sauf par Gustave le Bon et dans une toute autre perspective que celle de la triple obligation maussienne. Freud semble avoir ignoré cette triple obligation, non implicitement, mais explicitement, dans Totem et Tabou et dans Psychologie collective et analyse du moi. Et tout ce qui a été écrit sur les foules et les masses entre les deux guerres les négativisaient à outrance. La travail est donc à reprendre, pour tenter de connaître cette résonance, cette vibration du donner, recevoir et rendre maussiens, connue implicitement de tous les êtres humains dans toutes les sociétés, mais dont, après l’Essai sur le don, le livre de Caillé donne la première explicitation un peu étendue (l’extension du domaine), tandis que Rosa s’efforce, me semble t-il, d’en appréhender l’importance subjective au plan du collectif et du social.

Pour autant, si les explications de la Revue du MAUSS et les livres de Caillé font avancer la connaissance sur l’un des principaux opérateurs, peut-être le seul à intervenir dans tous les invariants anthropologiques ou repères limite, la recherche de Rosa en est à ses débuts, et sera d’autant plus difficile à poursuivre qu’elle exigera des travaux non seulement sur les dénotations (significations), mais sur les connotations (autrement dit le sens). Or la sociologie américaine semble ignorer totalement ce qu’est l’analyse de discours.

La série de remarques qui va suivre et qui sont de mon cru ne vient pas mettre en cause la problématique de Caillé  sur le don. Elle tente seulement de préciser mon propre point de vue par rapport à certaines de ses propositions.

D’abord sur l’éthique et le politique. Caillé se garde de les confondre, comme le font d’autres auteurs. Mais comme beaucoup d’autres concepts des sciences sociales l’éthique est un élément du politique. Porteuse de valeurs, l’éthique ne se réduit pas à elle-même. Elle fait référence, dans toute société, à des repères, des invariants anthroplogiques qui ne sont pas des repères de certitude, mais, pour nous, des pivots sans cesse à questionner, non tant sur leur signaitication, que sur leur sens. Par exemple, le permîs/défendu, la transmission, le don, le renoncement. qui peuvent changer de sens selon le type de société et les cultures.

Précisément , à propos du don, Caillé dit qu’il est opérateur. J’ai dit déclencheur, enclencheur, mais ça veut dire la même chose. Mais on pourrait se demander s’ll n’est que cela. Spécifiquement, il nous semble entrer dans tous les repères anthropologiques, comme opérateur, enclencheur, déclencheur de ces repères. Dans le permis-défendu, dans la distance entre nous et avec la nature (les animaux, les plantes), nous faisons intervenir le don. Peut-être aussi la reconnaissance – ce serait à démontrer – a-t-elle cette spécificité d’être opératrice d’abord par l’altérité (être reconnu par soi./nous comme autre/autres êtres humains). Mais, à mon avis, il faut du don pour que l’altérité et la reconnaissance deviennent opératrices (plutôt qu’opèratives) et enclencheuses de rapports sociaux et d’oeuvres.

La richesse du convivialisme est précisément dans l’explicitation de la convivance, du vivre en commun qui est déjà là. L’explicitation du paradigme du don et de la convivance est plus, selon moi, qu’un apport futur. Il exclut Zemmour et quelques autres, non comme êtres humains – ne les imitons pas -, mais comme convivilalistes. Car lorsque, comme c’est le cas pour Zemmour et quelques autres, il ne s’annule pas dans l’excès par excès (l’hubris) ou dans celui par défaut – l’un et l’autre illégitimes, même quand ils ne sont pas nécessairement illégaux -, le paradigme du don demeure l’un des pivots du politique.

La valeur n’a pas le statut du don, à mon avis, parce que, si elle est elle-même, opératrice et enclencheuse, elle ne l’est pas nécessairement, comme le don, de tous le rapports sociaux, en tout cas pas au même degré. Pour le dire carrément, elle n’a, me semble-t-il, de sens que s’’il y a du don. Ce qui confirme peut-être la spécificité du don parmi les autres opérateurs et enclencheurs. Le don, dit Caillé n’est pas un acte économique, mais opérateur (je dirais spécifique, en ce sens qu’il est toujours là) politique et du politique. Sans lui, le politique prend le risque de s’amoindrir, voire de disparaître à des degrés d’amplitude variés, ce qui est quelque peu le cas aujourd’hui. L’Europe et l’eurogroupe refusent par exemple les réfugiés. On ne peut oublier que la mise ensemble du ignorer, prendre, refuser, garder, même si chacun des termes peut garder sa valeur de légitimité, est en quelque sorte, comme le dit l’auteur, le renversement du paradigme du don et ne peut être que destructrice. Le droit peut d’autant moins suffire à garantir le paradigme du don qu’en certaines circonstances, il prend à son compte l’inversion de ce paradigme. Le droit peut devenir inique, mais néanmoins, du point de vue national, sinon international, demeurer légal et légitime juridiquement. Les baisses de secours matériels et vendues financiers aux moins nantis sont-elle justes? La guerre au Yemen, avec notamment des armes la France, es-elle légitime ?

Caillé présuppose, avec le « comme si » une subjectivité de la nature, notamment chez les animaux mammifères. Il appelle cette présupposition l’animisme méthodologie. Mais le concept d’animisme est récusé aujourd’hui en anthropologie, car son élargissement comme celui des concepts de totem et de tabou (le totémisme,est, en fait, comme l’a montré Levi-Strauss, dans certaines sociétés dites primitives ou premières, un principe de classification) l’annule dans sa réalité, le terme signifiant étymologiquement le souffle. Derrière âme et anima et derrière animal, on peut mette tout ce qu’on veut Il est plus difficile d’analyser, dans des espèces vivantes, une subjectivité spécifique, de se demander comment, entre certains animaux et entre eux et l’homme, elle se « communique ». De grands éthologues comme, par exemple, Konrad Lorenz s’en sont tenus parfois à des analogies douteuses, en parlant d’un Oedipe chez les oies, parce que des oies, lorsqu’il était sur sa barque, venaient régulièrement vers lui.

Caillé montre que des ingrédients entrent effectivement, non tant dans l’efficacité symbolique de la psychanalyse, la cure psychanalytique n’étant pas faite à proprement parler pour guérir, mais plutôt pour changer, déplacer en soi, en nous, de l’inconnu vis à vis du connu. Les ingrédients entrent dans le protocole analytique lui-même, mais, hélas la psychanalyse ne le dit pas clairement. Dans ce protocole inconditionnel, l’analysant parle librement (don de paroles reçues), mais l’analyste ne parle pas ou peu. S’il ne s’agit pas seulement de guérir, mais de changer, les distinctions entre les diverses significations du terme croire sont nécessaires : croire à (de l’ordre de l’espérance), croire en (de l’ordre de la confiance), croire que, croire parce que.

Il faut, je pense, distinguer les psychothérapies, faites pour guérir, de la psychanalyse qui est plutôt faite pour changer. Caillé parle du transfert, mais ne parle pas du contre-transfert, celui de l’analyste décryptant en analyse de discours ce que l’analysant lui a dit en association libre (ce qui suffit, à mon avis, à distinguer de la séance d’analyse le statut de la séance de psychothérapie faite directement pour soigner). L’une et l’autre sont nécessaires, mais il me semble que la psychothérapie veut guérir. Lorsque la psychanalyse ne veut que guérir, elle se coupe de ses apports méthodologiques aux sciences sociales (notamment par l’analyse de discours, qui travaille, non sur les significations, mais sur le sens, c’est-à-dire sur les connotations entre les termes)

Caillé semble enclore la domination dans un cercle entièrement négatif, voire destructeur. ll y a pourtant des dominations légitimes, par exemple sur les enfants en bas âge, sur de grands malades, sur des sportifs qui, non seulement les acceptent, mais les souhaitent. Cela dit, il est vrai que les dominations abusives, notamment celles qui se mettent en système à coup d’autoritarisme, sont beaucoup plus fréquentes que les précédentes qu’on oublie facilement.

A la formule : seul le joueur jouit, un peu triste, mais sans doute vérifiable, j’ajouterai cette autre formule elle aussi vérifiable : jouir c’est jouer, et réciproquement. Le problème reste de savoir comment, pourquoi et avec qui. Le jeu des Gilets jaunes, sur les terre-pleins des carrefours, avec leurs maîtres libéraux et néo-libéraux économiques invisibles leur donne sans doute du plaisir, à eux et à nous, mais fait aussi lever en eux, en nous une grande tristesse et une profonde amertume. Dont les maîtres se foutent pas mal.

Dans l’art, quel qu’il soit, l’artiste a dit Caillé, est un viveur de passion. Pour moi, cela veut dire que n’importe qui, à partir d’une expérience de liberté et de créativité, que nous avons tous plus ou moins, peut aimer une oeuvre d’art. Cette oeuvre d’art est le produit d‘un désir, d’un pouvoir, d’une volonté et d’une obligation que se donne un être humain qui se met, en tant que producteur de cette oeuvre (artiste), à l’écart du domaine du fonctionnel et de l’utilité. C’est le degré d’aimance pour l’oeuvre offerte à voir au public qui fera ou non son « succès ». Aimance et degré d’aimance à commencer d’analyser, un jour, par les sciences sociales, dans un travail sur le subjectif.

Chez Caillé, selon moi, le concept qui manque, c’est le sacré toujours distingué du profane et qui caractérise continument, pendant des millénaires, toutes les sociétés humaines. Cela jusqu’à l’accomplissement d’un nouveau type de société que j’appelle société de l’entre nous et qui est, de fait, la société moderne démocratique-oligarchique ou dictatoriale, ou totalitaire, ou populiste. Mais rien ne prouve jusqu’à maintenant que les sociétés du sacré soient appelées à disparaître.Ce n’est pas l‘universalisation des religions qui s’est faite, mais l’universalisation du sacré. Les religions ont toutes la même signification, mais elles n’ont pas le même sens culturel et social. Ce sont les révolutions américaine (1787) et française (1789) qui ont brisé l’apparente universalisation du sacré. Peu prévisibles, elles résulteraient d’une longue genèse qui, avec ses discontinuités et ses ruptures, a produit la société moderne qui reste à faire. Incontestablement, elle a à voir avec les concepts de solidarité, de commun et de convivance. Ils ne sont pas nouveaux, mais le noyau anthropologique religieux dont parlent Caillé et Gauchet a été exclu des sociétés de l’entre nous dès qu’elles se sont créées, à partir du XIX° siècle dans sa deuxième partie.

Pour Caillé, le religieux et le politique paraissent intimement liés. Le moment instituant de toute société est politiquement religieux. Dans une société de l’entre nous, selon moi, le religieux est exclu du politique comme élément. A ce titre il relève du confessionnel, du social et du culturel où les éléments du politique sont impliqués: la transmisssion, le permis défendu par exemple; et le don.

Pour ma part, suivant Ricoeur et Ortigues, je place le sacré hors humain, dans un Tout autre, dit Ricoeur, référent extérieur à l’humain, au-delà de la mort, dit Ortigues, dont les sciences sociales fédérées en une science sociale auront à se préoccuper.

Dans le politique, qu’il soit sacralisé ou mis dans l’entre nous, je place l’économique, la parentalité, le social, le cultuel, etc . S’il s’agit de sociétés de l’entre nous (modernes) démocratiques oligarchiques, je n’y place la religion et la religiosité que dans le social et le culturel, religion confessionnalisée dans des individus et des petits groupes, où l’implication du politique, désacralisé, se fait, mais jamais celle à un politique sacralisé qui relève des sociétés du sacré. C’est là où, à mon sens, il faut choisir, si l’on veut donner au politique, dans les sociétés que j’appelle de l’entre nous, tout leur sens, entre un politique sacralisé, une politique elle-même sacralisée, et un politique de l’entre nous qui fait directement référence aux invariants anthropologiques et repères limites et à ceux qui humainement en découlent : des morales, des idéologies, des normes, du droit, des droits, du pouvoir, de la volonté, etc. L’exclusion du sacré hors de la politique, par exemple par la loi de 1905 qui proclame, dès son premier article, la liberté de conscience, ne crée pas un vide abyssal, comme le croyait Bataille ou d’autres, mais un entre nous que nous connais-sons déjà et qu’il s’agit désormais de faire vivre par lui-même.

Dans la belle définition du religieux distingué des religions et de la religiosité, que donne Caillé, le politique perd à mon avis de son amplitude, aussi bien dans les sociétés du sacré que dans celle de l’entre nous (modernes). C’est le religieux qui a la primauté, renvoyant à l’invisible et au cosmos (en partie visible pour ce qu’on en a découvert), aux entités invisibles qui les représentent (les divinités, les héros mythiques). Le religieux va sans discontinuité, ni probation, au delà du temps et de l’espace jusqu’aux frontières de l’infini. Mais quelle sont ces frontières à franchir ? Si elles ouvrent sur l’illimité (au moins provisoire) et sur un indéfini qu’on ne cherche pas à définir, le religieux ne court-il pas le risque d’une illégitimation et d’une illégitimité très proche du prendre, refuser, ignorer, garder ? Enfin, quelle est cette surnature où le religieux vise à produire le faste plutôt que le néfaste, la chance, etc ?

Mon questionnement vient d’un individu dans une société de l’entre nous et qui, par conviction, ne cherche à justifier que cette société de l’entre nous. Déjà, j’estime suspect la présence du religieux dans le politique. Dans la surnature, je récuserais volontiers le sur et la seule nature. Un individu vivant dans une société du sacré, ou dans une société de l’entre nous, sa croyance et son savoir en référence à une religion, ne poserait probablement que la seule question de l’illimitation et de ses risques dans la mesure où, dans toute société, elle pose le problème du légal et du légitime par rapport à des invariants anthropologiques et à ceux qui en découlent, souvent intégrés au moins en partie dans les mythologies et les corpus des religions. La dimension religieuse, sacrale des symboles est devenue un choix. Pendant longtemps, j’ai parlé de sacré civil à propos des symboles les plus généraux dont le don. Aujourd’hui, à cause des déformations qu’à partir de religions ou du religieux, les religions séculières pratiquent, par exemple, un dogmatisme qui n’a rien à voir avec les dogmes d’une religion, la présence dans les sociétés de l’entre nous de termes connotant une religion ou, plus largement, le religieux, et notamment le religieux lui-même tel que le définit Caillé, brouillent à mon avis la perception et la représentation de cette société de l’entre nous qui demeure et que l’on continue de construire. C’est pourquoi je n’emploie pas, hors de leur contexte, les termes de sacré, de religion et de religieux. Mais, je le reconnais, la différence entre ce que dit Caillé et ce que j’ai dit moi-même, à partir de Lefort, sur l’inconnu à creuser, est ténue. Les êtres humains cherchent plus ou moins cet inconnu qui leur échappe, et le perçoivent parfois, dans des instants, des évènements, des imprévisibles qui déclenchent en eux désir, joie, plaisir, jouissance ou tristesse, effroi, désespoir. Les religions séculières ont trop souvent fait triompher et font triompher encore le prendre-refuser-ignorer-garder, y compris lorsqu’il s’agit du libéralisme et du néolibéralisme économiques qui fonctionnent au dogmatisme (et cela même dans les sociétés du sacré mais pas aux dogmes religieux quels qu’ils soient).

Le paradigme du don entre, avec l’admirable livre d’Alain Caillé et avec la Revue du MAUSS et les travaux sur le convivialisme, dans un espace de connaissance non réservé à des intellectuel(le)s, mais à tous ceux et toutes celles qui veulent en savoir et en connaître sur les autres et sur eux-mêmes, sur « soi-même comme un autre », un peu plus que par le savoir implicite que, comme tout être humain, ils ont acquis individuellement et collectivement.