Anne Querrien, Monique Selim, La libération des femmes, une plus-value mondiale, Paris, L’Harmattan, 2015, Coll. Anthropologie critique


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Quand on interroge un quidam sur la libération des femmes, en lui demandant ce qu’il en pense, même s’il est plutôt xénophobe, franchouillard et très porté sur l’économie nationale, il répond que cette libération des femmes se fait trop lentement, qu’elle lui paraît excellente, qu’il connaît des femmes très intelligentes à des postes élevés. S’il est à la retraite, il a apprécié dans son métier, des collaborations professionnelles féminines. Autrement dit, à droite et à gauche, l’idée de libération des femmes de l’emprise masculine semble acquise, même chez des hommes. Le livre d’Anne Querrien et de Monique Selim sur les luttes féministes, mais aussi sur l’apothéose du genre, est important, parce que, selon les auteures, le genre marque un blocage dans ces luttes. C’est la manière dont les auteures s’y prennent, pour tenter de démontrer cette hypothèse que nous voudrions ici mettre en lumière.

D’abord elles tiennent àdire de quel lieu elles parlent. L’une, Monique Selim, très tôt (1968), s’est engagée dans les luttes politiques. Philosophe, elle s’est assez vite tournée vers l’anthropologie. L’autre, Anne Querrien, dès sa jeunesse, s’est occupée du problème de l’éducation et notamment de l’éducation permanente. A ses débuts, Monique Selim a recherché en quelque sorte un statut d’homme, en ne se mariant pas et en refusant la maternité. Anne Querrien vit en couple puis seule, a deux enfants et qu’elle élève en travaillant professionnellement grâce aux crèches, aux écoles, aux études, aux nounous et à leur grand-mère. Elle participe aussi aux luttes féministes. Cette partie biographique du livre – le lieu d’où elles parlent – , que nous résumons très schématiquement, ouvre sur le processus même de la découverte de ce que les auteurs écrivent. « Prélude à l’exploration », texte des deux auteures, prend partie sur la parité, l’égalité et la justice. « Dit autrement », second texte des deux auteures, tente de définir autrement la liberté. « La double face des femmes », troisième texte des deux auteures, s’interroge sur l’altérité. Dans la première partie intitulée « Mobilités féminine », vont apparaître des cas de groupes et d’individues dans différents pays ou régions. Dans la deuxième partie, « Perdurances féminines », il s’agit du travail sexuel, des imaginaires de contact, des divorces, des mariages et du célibat – le terrain choisi est le Bangladesh – ; enfin il s’agit du care (la question du soin). La troisième partie, « Mouvements », manifeste au fond des types de révolte. Les trois derniers chapitres prennent en charge les normes globales de genre, des registres de pensée et d’action dissensuels (non consensuels) et l’idée même de libération des femmes qui, grâce notamment au genre tel qu’il est conçu et manipulé actuellement, contribue àune « libération » des femmes comme plus-value du capital, autrement dit, selon nous, àla récupération de la lutte féministe légitime par l’excès capitaliste illégitime.

Disons que, pour notre part, nous avons considéréle genre, lors de son apparition, comme une avancée permettant, dans les luttes féministes, de détacher les rapports homme/femmes et plus largement les rapports minoritaires/majoritaires sexués d’une causalité naturaliste qui semblait admise sans discussion, même chez Freud. Très vite, nous nous sommes rendus compte que le genre « occupait la place » et pas pour rien. La démonstration des auteures telle que nous essayons de la reconstituer a contribué à nous en convaincre.

« Prélude à l’exploration » critique très directement la catégorie de genre, dans la mesure où elle englobe dans le genre les deux catégories de genre : masculin et féminin. Le travail, selon les auteurs, consiste à essayer de « soulever le voile pieux, sous lequel se développe la souffrance et la nécessité de reprendre les choses autrement », à le soulever dans différentes situations pour comprendre que « la catégorie de genre accompagne les processus sociaux, économiques, politiques qui conduisent àla formation du capitalisme, en captant le désir des femmes dans de nouveaux agencements économiques ». « La non mixité des réunions du MLF était une rupture épistémologique nécessaire, la condition d’une prise de parole publique, mais pas une fin en soi, pas le retrait organisé auquel la création du genre nous condamne ».

Dans « Dit autrement », ce qui est affirmé, c’est « la liberté des femmes comme « processus collectif de construction subjective toujours en travail ». « Cette liberté n’est pas un objet de consommation. On pourrait dire que l’altérité n’y est pas réellement advenue., qu’elle est trop mise en spectacle pour qu’on y croie ». Enfin les auteures, sans le dire, mettent en cause les limites de la conceptualisation de Bourdieu en ce qui concerne la domination et notamment ce qu’il appelle la domination masculine. Elles disent, que « l‘hypothèse d’une domination parfaite s’évertue à empêcher les femmes de tenir debout ». Autrement dit, quelle qu’elle soit, la domination se boucle sur elle-même sans échappatoire, ni même tentative d’ouvrir, ici et maintenant, dans ce qui se fait notamment dans les luttes féministes, à «autre chose »que cette domination parfaite.

« La double face des femmes « développe, à notre avis, une théorisation de l’altérité, d’une altérité dans laquelle les femmes sont enfermées, altérité devenue tellement spectaculaire que, comme nous l’avons déjà relevé, il est difficile d’y croire. Une altérité recherchée y disparaît derrière une altérité affirmée avec éclat. Les auteurs écrivent : « Ni bonniches, ni potiches, les femmes peuvent-elles dévoiler la diversité des histoires cachées par l’image de grand autre (souligné) qui plane sur elles ? ».

Selon nous, la domination historique des hommes qui pesait sur les femmes s’est transformée avec ce que nous appelons la modernité, faute d’un meilleur terme. Mais la transformation n’a pas fait disparaître cette domination. Même dans l’affirmation de l’excellence de la libération des femmes (selon l’expression du quidam), un « grand autre »les fétichise, ou plutôt des hommes et des femmes les fétichisent par un « grand autre ». Ce qui casse toute altérité réelle, tant que ne sera pas suffisamment défétichisée cette fétichisation des femmes.

La partie « Mobilités des femmes » est contrastée. Mais, sans doute, malgré la diversité des pays, des régions, peut-on y trouver des convergences dans le choix de s’écarter au maximum de la structure traditionnelle. On peut le constater par exemple chez des femmes mongoles qui divorcent, se prostituent, refusent le mariage, préfèrent leur liberté, en faisant du commerce « à la valise »à la frontière chinoise. Monique Selim nous montre le cas de femmes basques qui ont quitté leur village où le privilège de l’aîné-homme et la quasi obligation du mariage les contraignaient à un statut de servitude. En ville, « ce que j’ai eu envie de faire, dit une jeune femme, faire grève, donner mes idées, je l’ai fait et plus facilement que si j’avais été chez moi ». Elle dit aussi : « Quand toutes les réactions sont motivées par les autres, on n’a même plus notre personnalité propre ». Un peu ironiquement, l’auteure note que les hommes des villages accusent l’exode féminin de la déstructuration villageoise. Mais àquel prix – un peu comme dans Le Bal des célibataires de Bourdieu – se faisait pour les femmes, cette structuration villageoise ?

Dans une entreprise vietnamienne de textile, successivement, au cours des générations, des qualités à avoir sont assignées aux femmes ouvrières : d’abord être braves sur le front (de guerre à l’époque de la guerre d’Indochine), bonnes au travail et à la maison ; puis, plus tard, l’éducation des enfants, la santé de la famille et le travail ; enfin les qualités se réduisent deux : le travail et la maison. Ailleurs, ce fut autrefois l’Eglise, la cuisine et les enfants. Aujourd’hui, dans l’entreprise citée, le groupe des jeunes dirigeantes peut « exhiber quelques diplômes et qualifications dans une proportion supérieure à celle de la génération antérieure à prédominance masculine ». Mais, note l’auteure, la promotion dans le rang des dominants en entreprise trouve là son accomplissement et les conduit à transmettre la domination avec plus de passion intime que certains dominants-hommes. On pense à Dejours qui montre que des femmes promues en entreprises se veulent, pour garantir leur emploi, « viriles » et usent à ce titre du harcèlement dans le travail.

Les ouvrières de la couture au Bangladesh inscrivent une rupture du purdah qui désigne l’ensemble des règles de restrictions de la mobilité des femmes au nom de la pudeur et de l’honneur de leur lignage. Tolérée par les juridictions religieuses, l’entrée des femmes dans les usines textiles est porteuse d’une émancipation concrète, mais elle facilite l’oppression de la main d’oeuvre. Le genre trouve là en quelque sorte son accomplissement capitaliste .« La crise financière y trouve une main d’oeuvre de femmes aux compétences incontestables prête pour toutes les expériences productives et cognitives à un prix défiant toute concurrence (un à trois euros de l’heure) ».

Dans « Un laboratoire en mode de survie en Ouzbékistan », Monique Sélim présente un groupe de femmes chercheuses ayant eu son heure de production scientifique et d’efficacité reconnues durant l’ancienne URSSS. Aujourd’hui âgées, elles se réfugient à la fois dans le passé et dans une sorte de solidarité qui se manifeste par des fêtes. En quelque sorte reléguées dans leur métier de chercheuses, elles vivent, dit l’auteure, « dans une obligation psychique de maintien d’un cadre symbolique qui donne sens à leur vie ». Où se situent-elles par rapport au genre ? Difficile -àdire. Elles n’ont plus guère d’intérêt économique dans le contemporain ouzbek.

La partie sur les « perdurances fémininines »présente le travail sexuel comme un travail pour tous. Il s’agit de la prostitution. Les deux auteurs font valoir que « les séquences de prostitution attestent d’une prècarisation de masse, de la banalisation de la violence sociale et de sa porosité avec la violence sexuelle ». Mais la spontanéité du service sexuel n’est possible que parce que la sexualité s’est transformée et que les femmes vivent potentiellement un nouveau type de rapport à leur corps. « La chambre à coucher est un petit théâtre où se transposent et se rejouent les rapports sociaux à travers les rapports sexuels ». Au contraire, l’argent comme médiation opère un rabattement sur la sexualité. « Libérer le travail sexuel de l’opprobre et de la répression est certainement la première condition. Personne ne devrait être obligé pour vivre, en tout état de cause, de remettre son corps et son esprit au commandement d’un patron, ou d’un client ou d’une hiérarchie agressive ».

Revenant sur les conséquences du contact sexué qu’elle avait abordées à propos du purdah, Monique Selim montre que ce dernier a englobé des populations chrétiennes et musulmanes. Dans les villages bangladeshis, les familles chrétiennes comme celles musulmans observent le purdah . Il porte en lui la singularité d’une technique structurant la société qu’il enserre de toute part. Le purdah marque à tel point la vie privée qu’une femme préférera se laisser brûler dans un incendie plutôt que d’entrer en contact avec des étrangers-hommes qui tenteraient de la sauver. Une telle soumission fait le jeu non seulement du dominant masculin, mais celui du genre dans le néo-libéralisme. Il y trouve àla fois sa définition et la disparition éventuelle de ses individues.

A propos du mariage, du divorce et du célibat, Monique Selim, toujours au Bangladesh, présente des cas que nous ne pouvons détailler ici. Qu’en conclue-t-elle ? 1/ qu’un féminisme local important rassemble des petits groupes de femmes de classe moyenne et supérieure 2/ qu’une orientation sociale majoritaire s’attache à éclairer, pour les combattre, les conditions objectives d’une domination masculine prégnante 3/ que la subjectivité des femmes y est peu abordée 4/ qu’il n’y a pas de tradition politique de cette lutte des femmes, autrement dit leur combat ne s’inscrit ni dans la loi, ni dans le respect des acquis juridiques. Nous ajouterons que ce combat ne s’inscrit pas non plus suffisamment dans des repères communs tels que le donner, recevoir et rendre, le renoncement modéré, le sacré civil/civique sous forme de reçu, de don et de transmission, voire sous forme de « choses gardées »(Godelier), ni dans les limites, pour les hommes, du permis/défendu. Il ne s’inscrit pas, malgré le pouvoir émancipateur des pères, dans une altérité réelle, garantie par une autorité puisant son sens notamment dans une reconnaissance avec possibilité à la fois de réciprocité et de non réciprocité et, toujours, de l’identité. D’où un politique quasi inexistant qui ne peut s’impliquer, tout en demeurant à distance d’eux, au pouvoir, au désir, à la volonté implicite, au choix, aux attitudes et comportements, aux échanges, aux pouvoirs, volontés, désirs explicites des femmes, à leurs choix accomplis en oeuvres et simultanément à la politique ( à la loi dite et écrite comme le relève l’auteure). Qu’on nous pardonne cette digression. Elle veut seulement rappeler qu’un commencement de légitimation du statut et de la condition historique des femmes apparaît au Bangladesh, mais  que, comme le montre Monique Selim, cette légitimation ne peut suffisamment s’accomplir, même approximativement. « Dès lors, le mariage est le lien où est consacré la domination masculine ».

Malgré les divergences de situations, de religions et de contexte géographique, il y a pour nous une sorte de convergence entre ces femmes « éduquées »du Bangladesh qui veulent s’en sortir et les auxiliaires de vie dont nous parle ensuite Anne Querrien. Dans leur travail, dit l’auteure, on retrouve la secondarité des servantes et des valets d’avant l’industrialisation.

Mais la différence est qu’elles parviennent parfois à faire valoir leur désir d’égalité. Liane Mozère et d’autres ont montré que la vulnérabilité évidente des personnes avec lesquelles les auxiliaires de vie effectuent leur service est en fait une dimension générale de notre société. Le fait que l’ensemble de ces services est exercé par des femmes ne fait pas disparaître, bien au contraire, la dimension de soin, dans lesquelles on peut déceler une évolution de la société et des rapports sociaux. Cela dit, « les formes socio-économiques d’un réel déploiement de l’attention et de l’égalité sont à créer ».

La partie « Mouvements » comporte plusieurs textes courts d’Anne Querrien, un long texte de Monique Selim et un petit texte d’elle-même avec Weinjing Huo. Les deux dernière rubriques du livre, dont l’une est assurée par Monique Selim et Anne Querrien, la seconde par ces deux auteures et Mathieu Gaulier, ont une certaine indépendance par rapport au reste de l’ouvrage. S’y ajoute la conclusion général des deux auteures. L’ordre des parties et celui des rubriques, voire des sous-rubriques est important car c’est à travers elles et eux et à travers l’ordre qui leur est donné que l’on comprend comment le genre comme processus et état finit par être récupéré par le néo-libéralisme et renforce le caractère de plus-value mondiale des femmes. Le fait même que cela soit dit et suffisamment démontré permet de s’ouvrir àde nouvelles perspectives.

Les « filles de joie » d’Anne Querrien ne sont pas, à proprement parler, des prostituées. Ce sont des « rejetons sauvages » de la pensée 68. La joie dont parle Anne Querrien, c’est celle que définit Spinoza. C’est « la joie du corps qui pense et sent son mouvement ». C’est la joie de la jouissance et de la création. Pour notre part, cette joie nous fait penser au pulsionnel lorsqu’il se légitime approximativement dans des oeuvres quelles qu’elles soient : un bébé, une statue, une parole, un acte. Mais l’auteure n’oublie pas que cette joie suppose l’autre, les autres, autrui. L’autre, un autre que soi, « un cadre plus vaste que soi-même et son petit groupe ».

Dans son court texte intitulé « Dans les villes », Anne Querrien raconte, en final, la vie familiale et sociale en quartier de banlieue. Les femmes, dit-elle, mettent en oeuvre des activités de solidarité : garde des enfants, animaux, courses, lessive. Ces activités leur permettent des rencontres, des conversations sur l’avenir du quartier, sur la possibilité de l’améliorer. Elles s’investissent dans de petits potagers qui se sont créés dans ce genre de quartier de banlieue. Elles peuvent faire part de leurs revendications sur le logement. Mais quand il y a négociation entre habitants et autorités, ce sont les hommes qui, en termes abstraits, traduisent aspirations et revendications, termes abstraits dans lesquels les femmes ne se reconnaissent pas. Certaines se résignent et « retournent aux activités de base ». D’autres recherchent des emplois salariés. pour mettre en place ce qu’elles faisaient avant : des services organisés et gratuits. Ainsi peut se concrétiser un service de soins dans un quartier de banlieue.

Dans un texte bref, « Des subjectivités réelles en bourgeons », Anne Querrien note que «l’espace public, celui de l’homogénéité bourgeoise devenue policière, l’espace vide, est individuel, portatif ». Il suppose une compétence culturelle acquise à vivre civilement, à pratiquer l’indifférence polie. L’auteure conclue : « Dans cet espace lisse, les femmes se glissent , rebelles ou dissimulées, avec ou sans voile ». Autrement dit, la lutte continue, malgré l’espace indifférenciant et le genre qui uniformise.

« Gouines rouges et viragos vertes »désignent, d’une part, un petit groupe du MLF, les « gouines rouges », des femmes aimant les femmes, « adonnées à l’écriture, faisant poteau indicateur, attracteur étrange pour l’ensemble du mouvement ». « Les viragos vertes »sont des « gouines rouges »responsables d’un espace politique et écologique, s’occupant peu de luttes de classes. « De tout temps, dit l’auteure, les femmes ont cherché à développer des espaces pour s’entretenir, ont allié ménage et conversation. Une posture qui devient de rupture avec l’intensification du recours à la table rase capitaliste ». Faire le ménage, dit Anne Querrien, donne non seulement des droits, mais des pouvoirs sur tous les terrains. Par exemple la « scène porno »exige « de meilleures rémunérations et des conditions de travail plus sûres et plus agréables ».

Dans son étude sur le genre à Canton, Monique Selim montre ce qu’est l’autorité lorsqu‘elle n’est pas autorité-pouvoir de contrainte. Elle met en valeur une professeure, Yuting, qui, dans le rapport social de confiance qu’elle témoigne à ses élèves femmes et dans celui que ces élèves lui témoignent, parvient à orienter selon leur désir deux de ses élèves. « S’offre, dit l’auteure, un modèle individuel, mais aussi de collectif sur le mode usuel en Chine de construction et de mise en scène politique de modèles dressant le chemin et générant l’enthousiasme ». Si l’on veut bien admettre que l’enthousiasme est une sublimation collective, qu’il tient peut-être, non seulement à la joie, mais au pulsionnel (pulsion de vie), à la jouissance, on est ici sur le chemin de la légitimation sociale et politique.

Le texte de Monique Selim et Wenjing Huo« Croquer des pieds de porc salé » montre comment des petits groupes de femmes peuvent se défendre contre des agressions masculines.Le 6 Mars 2012, à Canton, des jeunes filles, au nombre d’une dizaine, ont croqué dans la rue des pieds de porc salé, munies de gants en plastic pour ne pas se salir. Elles brandissaient des panneaux où était écrit entre autres slogans : « Eloigne-toi de ma copine ». Le pied de porc salé est une métaphore qui renvoie à la main de l’homme qui tente de toucher une femme.

De même, l’occupation des WC masculins par des femmes est une manifestation contre la violence sexuelle masculine, mais elle est facilement réprimée par la police. C’est l’autoritarisme de l’Etat-parti qui bloque les initiatives de ces jeunes femmes occupantes de WC masculins ou consommatrices de pieds de porc salé métaphorisant le macho.

Les trois chapitres de la fin de l’ouvrage, « Vers des normes globales de genre », « Des registres d’action et de pensée dissensuels (non consensuels) »et « La libération des femmes comme plus-value du capital »vont essayer de montrer, d’une part, le nouveau statut naissant, approximativement légitime, des femmes, mais aussi, d’autre part, le blocage de ce statut non seulement par les normes globales de genre, mais par la réaffirmation, notamment par le genre, de la libération historique en cours des femmes dans le néo-libéralisme mondial.

Dans « Les normes globales de genre », Monique Selim et Anne Querrien notent que « les femmes seules ne sont plus les complémentaires des hommes, mais leurs égales, chefs de famille et de ménage au même titre qu’eux. Une situation qui est souvent parlée de manière misérabiliste comme le résultat du veuvage et de l’abandon, mais qui se développe aussi d’une manière volontaire dans la foulée de l’exercice d’une profession et de l’agencement d’une vie autonome ». « L’individu apparaît comme au coeur d’un réseau de relations plus ou moins étendu et aux formes variables qui ne sont pas justiciables d’un modèle paritaire ». Les normes globales de genre sont ainsi mises en question par les femmes elles-mêmes ; mais l’ambiguïté de leur statut demeure : elles sont, pour le moment les agents de l’avenir commun du personnage de la femme occidentale libre; ce qui n’est pas rien, mais ce qui n’est pas encore l’approche continue et indéfinie d’un tout.

Le texte « Registres de pensée et d’action dissensuels »porte sur la domination. Dans la post-modernité, le désir de domination est un « désir naturel »(celui de certains individus hommes). Du coup, ce désir de domination est hors structure, hors institutions et rapports sociaux. Il est dans un espace vide. Le pouvoir, la hiérarchie conservent la domination (ou, au moins, son excès illégitime). La microfinance, notamment en ce qui concerne les femmes, apparaît comme une instance susceptible de contribuer à leur liberté au moins économique. Mais elle a été en grande partie accaparée par le marché capitaliste. « Le genre, dit Monique Selim, se détourne de l’identité financière et s’occupe à disséquer les mirages archaïsants dans lequel il s’embourbe, entrainant à sa suite des foules de femmes et d’hommes cherchant à tâtons le sens de leur existence ».

Pour conclure avec le dernier chapitre, les femmes se retrouvent désormais dans tous les services à l’échelle planétaire. Les migrations féminines, les féminisations des professions, l’évaluation des salaires et des modes de vie produisent une libération de la force physique des femmes. Comme à tout un chacun sauf dans l’étroit périmètre démographique strictement capitaliste, leur est payée leur force physique. Mais, autant que possible, leur force sociale de travail ne leur est jamais payée. Voilà encore une plus-value inespérée pour le capitalisme mondial. Le premier soin d’une politique féministe est aujourd’hui, si l’on veut, hommes ou femmes, contribuer, en petits groupes non seulement à la libération historique des femmes, mais au statut libre qu’elles veulent se donner, de prêter attention à cette présence nouvelle, à cette participation des mouvements des femmes à une recomposition du monde réel. Mais il s’agit aussi de prêter attention à cette récupération massive de la libération des femmes par le capitalisme mondial, récupération par inadvertance qu’il avait ni cherché ni prévu – et que lui a offert sur un plateau la catégorie de genre -. Monique Selim et Anne Querrien se demandent que faire de cette libération des femmes réagencée en plus-value du capital. Selon nous, il ne s’agit pas de faire, mais de défaire – ce que ce livre magnifique a commencé d’entreprendre – , pour que le processus historique de libération des femmes, apparu la Renaissance européenne, suive son cours avec ses continuités et discontinuités et rende possible entre nous, entre hommes et femmes; autrement dit entre êtres humains, un monde un peu meilleur.