« Anthropologie critique ». Une collection pas comme les autres


Recension par Louis Moreau de Bellaing

« Anthropologie critique ». Une collection pas comme les autres

Cette collection qui date de la fin des années 1990 fut dirigée, à ses débuts, à la fois par deux anthropologues, Gérard Althabe et Monique Selim, puis, après la mort d’Althabe en 2004, par Monique Selim seule. Elle est, en Sciences humaines et sociales, l’une des collections des Editions l’Harmattan. Si nous lui consacrons cette note, ce n’est pas pour lui faire une publicité dont elle peut fort bien se passer, mais pour attirer l’attention, et notamment celle des anthropologues, d’abord sur la place spécifique qu’elle occupe parmi d’autres collections en anthropologie et en sciences sociales, ensuite sur la « nature » particulière des ouvrages qu’elle publie, enfin sur l’orientation qu’elle s’efforce de donner, sans prétendre à une prérogative affirmée, à l’anthropologie telle qu’elle la produit et la publie.

 

La place spécifique d’ « Anthropologie critique » parmi d’autres collections en anthropologie et en sciences humaines et sociales

C’est une place à part. Elle a voulu, dès le départ, se démarquer des collections d’anthropologie classique ou des publications d’anthropologues faites dans des collections de sciences humaines. On pourrait multiplier les comparaisons, reprendre les collections où ont été publiés les grands anthropologues français : Griaule, Dieterlen, Levi-Strauss, Godelier, etc. ou ceux traduits de l’anglais en français : Morgan, Frazer. Voire revisiter les collections plus récente chez Payot ou la collection « Terres humaines » chez Plon dirigée par Jean Malaurie.   Il nous semble qu’en aucun cas il n’est possible de confondre les ouvrages publiés par « Anthropologie critique » avec avec ceux qui paraissent dans ces collections d’anthropologie ou de sciences humaines et sociales actuelles.

Pour prendre des exemples, choisissons Gallimard et Payot. Les petits formats de Payot sont connus, on y retrouve nombre d’anthropologues dn passé, notamment Malinowski. Les ouvrages chez Gallimard dans la collection « Bibliothèque des Sciences Humaine » ou en dehors d’elle font une grande part à l’anthropologie. Le dernier livre d’Alain Testart Avant l’histoire ou celui de Philippe Descola Au delà de la nature et de la culture, de parution relativement récente, en témoignent. Sans compter un classique comme Marshall Sahlins. Dès 1969, y paraissait L’Individu dans sa société de Linton et Kardiner. Incontestablement, que ce soit chez Payot ou chez Gallimard, ces ,ouvrages représentent, en anthropologie, une somme de savoirs et de connaissances rendues ainsi disponibles à tous les lecteurs et lectrices, qu’ils/elles soient ou non « spécialisé(e)s » dans l’une des sciences humaines et sociales. La plupart des ouvrages publiés repose sur des enquêtes de terrains minutieusement faites par des observateurs(trices) exercés et maîtrisant les sujets qu’ils/elles peuvent aborder. Beaucoup de jeunes anthropologues marchent sur leur trace. Ce n’est plus l’ethnographie-ethnologie-anthropologie telle que la concevaient Spencer et Gillen explorant l’Australie et inspirant à Durkheim Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Ce n’est même plus celle de Margaret Mead ou de Ruth Benedict. On ne peut comparer les interprétations de Levi-Strauss (qui fit très peu de terrain), ni celles de Godelier, y compris dans ses dernières oeuvres, à celles précitées. Mais leur démarche nous semble commune : un homme ou une femme anthropologue, un terrain avec une population, des observations, des entretiens à l’aide d’informateurs, une reconstitution et une interprétation.

Sur ces points, « Anthropologie critique » n’innove pas. Les anthropologues qu’elle a publié(e(s vont sur le terrain, observent, font des relevés de paroles, d’actes, d’objets. Mais, comme l’a bien vu Fernando Rava dans l’un des livres publiés par la collection, livre intitulé Qui suis-je pour mes interlocuteurs ?, vient s’introduire un biais que l’on ne retrouve pas dans les ouvrages d’autres collections et d’autres anthropologues. Ce biais consiste, pour l’anthropologue, à se laisser impliquer, sur le terrain, par la population observée, de telle sorte que ce soit elle qui ait la maîtrise de la relation entre l’observant et l’observé. Ce biais, cette démarche spécifiée changent la donne. Il n’y a plus surplomb du savant sur ceux/celles qu’il veut connaître, il y a ou non désir de connaissance de l’anthropologue par ceux, celles qu’il veut rencontrer, et, si la rencontre se fait, une sorte de travail en commun entre l’enquêteur (trice) et l’enquêté(e).

On dira : c’est en fin de compte l’anthropologue qui écrit le livre. Oui, mais c’est en quelque sorte « sous la dictée » de ceux et celles qui le liront ou ne le liront pas.

 

La « nature » particulière des ouvrages publiés par « Anthropologie critique »

Il est impossible, dans cette brève note, de reprendre l’ensemble des ouvrages publiés, depuis l’an 2000 jusqu’à aujourd’hui,dans cette collection, pour montrer, en fonction de la démarche évoquée précédemment, qu’elle vient manifester une « nature » particulière de l’anthropologie. Nous nous en tiendrons à quelques ouvrages puisés dans les deux périodes qui se sont succédées depuis la création de la collection. Ces ouvrages, à notre avis, se démarquent de la démarche classique, mettent en oeuvre celle supposant implication du chercheur à son objet de recherche. Leur « nature » particulière renouvelle d’une certaine manière l’anthropologie.

Dans un ouvrage signé par Laurent Bazin, Bernard Hours et Monique Selim, L’Ouzbékistan à l’ère de l’identité nationale, Travail, sciences, ONG, Laurent Bazin s’est efforcé de montrer comment la dictature sur le pays empêche toute opposition et exerce sa censure ; mais il a surtout montré, en se laissant impliquer par des individu(e)s de la population, la détresse de certains d’entre eux et de certaines d’entre elles, dans des familles et des entreprises. Par exemple, détresse d’un jeune homme aimant une fille et qui se voit imposer dans sa famille un mariage forcé ; détresse de femmes divorcées, qui, dans des entreprises, sont considérées comme des prostituées. Bernard Hours a montré, lui, que les ONG qui s’étaient établies dans le pays et aidaient à survivre des populations dans une grande pauvreté ou qui intervenaient dans la culture savante, par exemple par la création d’un dictionnaire financé par Georges Soros, avaient été chassées par le dictateur Karimov faisat prévaloir sur l’agriculture et l’industrie son pouvoir économique et renonçant à la connaissance réelle au profit d’une histoire nationalitaire. Enfin, Monique Selim étudie la condition de chercheuses scientifiques , autrefois, aux temps de l‘URSS, relativement libres dans leurs recherches, et désormais réduites à un statut matériel et financier qui les empêche de poursuivre leurs travaux.

Après la mort d’Althabe l’un des premier livres publiés est son posthume écrit en collaboration avec Alina Mungiu-Pippidi Villages roumains, Entre destruction communiste et violence libérale. Impliqués à la population actuelle de villages par les entretiens qu’ils y mènent, les auteurs reconstituent le destin de deux d’entre eux. en montrant comment fut mise en oeuvre, dans l’un d’eux, le village natal de Ceauscescu, l’invention par le dictateur des « agrovilles ». Ils montrent comment, dans l’autre village, les villageois résistèrent à l’emprise de la dictature. La Roumanie étant maintenant insérée dans l’Europe, ces village se retrouvent confrontés à une sorte de restitution de ce qu’ils étaient avant le communisme, c’est-à-dire à l’emprise libérale économique capitaliste.

Dans la liste des ouvrages publiés de 2004 à aujourd’hui, nous retenons deux des plus récents, celui de Roch Yao Gnabeli, Les mutuelles de développement en Côte d’Ivoire, Idéologie de l’origine et modernisation villageoise et celui de Yannick Fer et Gwendoline Maloigne-Fer Le protestantisme évangélique à l’épreuve des cultures. Le premier, grâce à une connaissance acquise dans la population même des trois villages, parvenait à montrer que les mutuelles de développement qui se reconstituent dans ces villages après la mort d’Houphouët-Boigny, comportent des individus originaires de ces villages et qui y sont restés. Ils excipent de leur origine et de leur présence, pour faire partie des nouvelles mutuelles de développement qui se créent dans chaque village, Mais elles comportent aussi des individus originaires des villages, mais les ayant quittés et y revenant. Ceux-la prétendent les diriger. Dans deux villages, la revendication des originaires qui y sont restés prévaut sur celle de ceux qui y sont revenus. Elle oblige ces derniers à ne pas se prévaloir des statuts et des promotions qu’ils ont pu obtenir à l’extérieur, pour être les maîtres des mutuelles de développement. Dans l’un des villages, il semble que c’est la constitution d’un élitisme villageois qui s’est produit, le village réclamant d’ailleurs à l’Etat ivoirien le statut de chef-lieu de canton. Les mutuelles de développement, dans chaque village, rassemblent des fonds, pour créer l’école, assainir les chemins et les routes, faire vivre un dispensaire, etc. Autrefois soumises à l’Etat, ces mutuelles acquièrent une autonomie qui leur donne une réelle action sur la politique.

Le deuxième ouvrage que nous avons retenu, celui de Yannick Fer et de Gwendoline Malogne-Fer Le protestantisme évangélique à l’épreuve des cultures témoigne également de la « nature » particulière des ouvrages de la collection. Il suppose, de la part des auteurs, une implication à l’objet qu’ils ont choisi, notamment au niveau de la relation avec les personnages inventoriés et avec lesquels ils sont entrés en contact. La plupart sont des sorte de gourous, hommes et femmes, établis en France, à Nantes, à Rennes ou dans la banlieue parisienne. Ils ne font pas concurrence au protestantisme local, celui des pasteurs, mais parviennent néanmoins à avoir leur propre statut et un espace d’action qui leur est réservé. L’évangélisme se localise, ne met pas en cause le christianisme, mais contribue, semble-t-il, à une nouvelle conception du religieux dans la vie quotidienne. Ce n’est pas tant le nombre de ses ministres et de ses adeptes qui importe que l’importance qu’il peut prendre peu à peu dans des cultures locales et, plus largement, dans la culture « nationale ».

La « nature » particulière des ouvrages évoqués caractérise l’ensemble des ouvrages de la collection, celui, par exemple de Nicole Khouri et de Joana Pereira Leite Les Khojas smaili,du Mozambique colonial à la globalisation, celui de Nicole Forstenzer Politiques de genre et féminisme dans le Chili post-dictature, celui de Marie Bonnet sur un service de cancérologie pédiatrique.

 

L’orientation donnée par la collection « Anthropologie critique » aux ouvrages qu’elle produit et publie

Cette orientation est explicitée, dès le début de la collection, dans une brève présentation de G. Althabe et M. Selim que nous reproduisons d’abord, puis que nous tentons de commenter. Cette présentation est demeurée la même, après la mort d’Althabe.

« Cette collection a trois objectifs principaux :

  • renouer avec une anthropologie sociale détentrice d’ambitions politiques et d’une capacité de réflexion générale sur la période présente.
  • saisir les articulations en jeu entre des systèmes économiques devenus planétaires et les logiques mises en oeuvre par les acteurs.
  • étendre et repenser les méthodes ethnologiques dans les entreprises, les espaces urbains, les institutions publiques et privées, etc.

Dans un premier point, il s’agit, pour l’anthropologue, d’ »ambitions politiques » et de contemporainéité. Que veut dire, selon nous, pour l’anthropologue « ambitions politiques » ? A lire les ouvrages, il s’agit à la fois du politique et de la politique. Du politique en ce sens que les auteurs s’interrogent tous plus ou moins explicitement sur les « principes » mis en jeu, non seulement dans la vie quotidienne des populations étudiées, mais plus largement sur ces mêmes « principes », ceux du sacré religieux ou ceux du sacré civil/civique, à l’échelle d’Etats-nations, voire, dans la critique, à l’échelle mondiale. La préoccupation du contemporain n’exclut pas, dans ces ouvrages, celle de l’histoire et surtout celle de l’historicité sans laquelle le contemporain est difficilement compréhensible. Mais il s’agit, il est vrai, principalement de bâtir une anthropologie critique du présent qui, par les conclusions provisoires qu’elle produit, contribue non seulement à la pensée, mais à l’action.

Le deuxième point – et c’est peut-être le plus novateur dans ce type d’anthropologie – prend en compte ce que les directeurs de la collection G. Althabe et M. Selim ont appelé « les systèmes   économiques devenus planétaires ». Ne nous y trompons pas, il s’agit des systèmes         économiques issus du capitalisme globalisé, ceux du libéralisme économique avec ses variantes culturalisées, par exemple celles du socialisme de marché qui est tout simplement le capitalisme dans les « totalitarismes ». Mais cette prise en compte des « systèmes économiques devenus planétaires » est inconcevable sans l’analyse de la « logique » des « acteurs » c’est à dire de la mise en place par les populations, avec ou contre les « système économiques », de leurs propres manières d’être, de penser, de faire, de dire et de produire. Cette analyse de la logique des « acteurs » suppose, pour être féconde, l’implication, par des individu(e)s et des groupes locaux, de l’anthropologue dans leur vie sociale quotidienne.

Enfin – troisième point – comment maintenir, dans une telle approche anthropologique, la méthodologie classique enquêteur/enquêtés, c’est-à-dire l’interrogation, le plus souvent par l’intermédiaire d’informateurs ou d’informatrices, d’individu(e)s et de groupes d’une population donnée ? Comment maintenir le recueil de matériaux rapportés strictement à une culture locale ou localisée et l’interprétation – telle celle que firent Griaule et Dieterlen sur les Dogons – de cette culture locale ou localisée ? Certes, comme nous l’avons dit, l’anthropologue critique ne refuse ni l’information, ni le recueil de matériaux, ni la restitution-interprétation de ce qu’il recueille. Mais ce qu’il refuse, c’est le culturalisme qui enferme une population dans une « boîte » dont elle ne peut plus sortir. Ce sont également la non prise en compte de la pénétration de la modernité dans la plupart des sociétés de la planète et l’évitement de toute analyse des excès spécifiques au capitalisme. L’anthropologie critique ne peut donc plus limiter ses recherches aux villages et aux espaces ruraux. Elle est tenue désormais de s’intéresser, non seulement aux institutions publiques et privée, mais aux villes, notamment aux grandes métropole et surtout aux usines et aux entreprises

nées de l’introduction de l’économique, non seulement autrefois par le colonisateur, mais aujourd’hui par les entrepreneurs de petites et moyennes entreprises et par les capitalistes.

La collection « Anthropologie critique » mérite son nom. Elle est une brèche dans une anthropologie classique qui tend au conservatisme. Objectivement et subjectivement, elle tente de renouveler quelque peu les apports à la connaissance en sciences humaines et sociales.