Barbara Morovich, Miroirs anthropologiques et changement urbain, Qui participe à la transformation des quartiers populaires ? Paris, L’Harmattan, 2017, Préface de Monique Selim


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Barbara Morovich, Miroirs anthropologiques et changement urbain, Qui participe à la transformation des quartiers populaires ? Paris, L’Harmattan, 2017, Préface de Monique Selim

Qu’en est-il réellement de ces fameux quartiers populaires dont la presse et les médias nous rabattent les oreilles, en les présentant parfois comme des lieux de non-droit ? A travers l’un d’entre eux, situé à Strasbourg où l’auteure a mené ce qu’on pourrait appeler une enquête participante, elle tente de faire comprendre non seulement l’histoire relativement récente de l’anthropologie urbaine, mais aussi comment, aujourd’hui, se jouent, dans ces quartiers, des sociabilités, des interactions entre individus ou groupes, des liens associatifs et des mesures diverses venues des pouvoirs publics. « Parfois, dit l’auteure, des individu(e)s, des associations parviennent à se frayer un chemin vers la déstigmatisation. Mais, le changement urbain rapide n’a pas souvent comme effet de diminuer les stigmatisations et les inégalités».

L’ouvrage se présente en quatre chapitres : « Pour une anthropologie dans les quartiers populaires », « Les coulisses de la recherche », « Faire société dans un quartier urbain imposé : le quartier strasbourgeois de Hautepierre », « La situation de rénovation urbaine au prisme de la participation : les transformations de l’engagement associatif ». Chaque chapitre est précédé d’une petite introduction qui définit le ou les problèmes posées dans le chapitre. Bien construit, écrit dans un style clair, cet ouvrage est, pour moi, un modèle de présentation d’une argumentation serrée à la fois théorisée et débouchant sur des pratiques – y compris sur celles de l’auteur dans l’association qu’elle avait créée – .Cela sur l’un des problèmes les plus difficiles qu’ils soient à aborder et à expliquer anthropologiquement : le vécu et la transformation du vécu de quartiers populaires.

Dans le chapitre 1, « Pour une anthropologie dans les quartiers populaires », l’auteure fait un bilan de ce qui s’est fait en anthropologie urbaine sur le sujet en France, en convoquant aussi des apports extérieurs.

Elle appelle précurseurs Chombart de Lauwe, Henri Lefebvre, et ne mentionne pas un géographe-urbaniste, André Georges proche de la sociologie et de l’anthropologie urbaine . Ils furent plutôt, en France des fondateurs que des précurseurs. Certes Henri Lefèbvre ne fit que tardivement des terrains dans l’urbain, abordant le rural (La Vallée de Campan), mais sa réflexion s’est étendue aujourd’hui notamment par son livre cité par l’auteure, « Le Droit à la ville », jusqu’aux Etats-Unis. Quant à Chombart, fort au courant des travaux de l’Ecole de Chicago, il fut réellement l’initiateur de la sociologie et de l’anthropologie urbaines en France, non au Centre d’Ethnologie sociale, mais au Centre de Sociologie urbaine (rue de la Tombe Issoire) qu’il quitta sans doute parce que les membres du groupe ne se ralliaient pas suffisamment à ses travaux sur les besoins et les aspirations. Mais ses ouvrages collectifs (Paris et l’agglomération parvienne, la Cité de la Benauge (à Bordeaux)) ont fait date. Commencés au Musée de l’Homme où Chombart était ethnologue, ils se sont poursuivis au Centre de Sociologie urbaine où œuvrèrent notamment, Paul Rendu, Maurice Imbert, Christian Topalov et Bernard Lamy. Il s’agissait déjà d’une socio-anthropologie beaucoup plus que d’une sociologie, malgré le titre du Centre. Mais ce qui intéresse à juste titre l’auteure c’est ce qu’elle appelle fort justement l’épistémologie de l’anthropologie urbaine et son positionnement au sein d’une tradition scientifique mouvante.

Après 1968, dans les années 70-80 et au-delà, deux écoles vont effectivement se partager, si l’on peut dire, le terrain de l’anthropologie urbaine en France, d’un côté Jacques Gutwirth et Colette Pétonnet, de l’autre Gérard Althabe et son équipe dont faisait partie Monique Selim. De part et d’autre, l’approche du terrain, la méthodologie et les engagements n’étaient pas les mêmes. Il s’agissait moins, à mon avis, d’une opposition théorique que de divergences sur la manière de faire de l’anthropologie urbaine. Monique Selim venait de la philosophie, Colette Pétonnet de la psychologie (non analytique).

Gutwirth et Pétonnet étaient des élèves de Bastide et de Leroi-Gourhan, Althabe était un élève de Balandier, auteur, notamment, de Sociologie des Brazzavilles noires qui, selon l’anthropologie britannique de l’Ecole de Manchester, ne faisait pas de grande distinction entre la sociologie et l’anthropologie. En 1979, parait, avec un certain retentissement, le livre de Isaac Joseph et Yves Grafmeyer sur l’Ecole de Chicago, où de nombreux textes d’auteurs de cette Ecole figurent, traduits en français. Sont redécouverts dans le même temps, par I. Joseph les travaux de Georges Simmel dont Robert Park, l’un des Chicago Boys, avait suivi l’enseignement, et ceux d’Erwing Goffman. Une importance nouvelle est donnée aux études de cas, au

« localisé », à l’approche biographique et à l’observation des pratiques. Revenue des Etats-Unis, Anne Raulin enseigne, à Vincennes, les méthodologies de l’Ecole de Chicago. Enfin, l’auteure note l’importance de la publication en France, en 1980, du livre du suédois Ulf Hannerz, « Explorer la ville », qui insiste sur la spécificité des rapports sociaux dans la grande ville et de ceux sur la scène anonyme des lieux publics. Gutwirth met en réseaux l’anthropologie urbaine française avec les recherches des Urban studies développées aux Etats-Unis. La question de la distance avec l’objet, celle de l’unité de l’objet suscitent de vifs débats. En 1984 est fondé par Gutwirth et Pétonnet le Laboratoire d’Anthropologie urbaine à Ivry. Il recommande non seulement l’unité de l’objet, mais l’« observation flottante », déjà expérimentée par Colette Pétonnet dans son livre « Ces gens-là » sur une cité de transit et dans celui sur les bidonvilles intitulé « On est tous dans le brouillard ».

Althabe réunit en 1979, une équipe de recherche, l’Equipe de recherches d’Anthropologie urbaine et industrielle, qui deviendra Le Centre d’Anthropologie des mondes contemporains (1994). Dans un texte, Pétonnet parle d’ « ethnologie du monde moderne », ce qui semble rapprocher les deux laboratoires, mais le Laboratoire d’Anthropologie urbaine cherche délibérément à privilégier la construction d’un objet circonscrit et découpé. Althabe, lui, est plus sensible aux dynamiques et aux conjonctures qu’aux structures. Il fuit, comme Gutwirth et Pétonnet, la tradition rurale « exotisante », mais il élargit le terrain aux questions contemporaines et n’écarte pas une attitude engagée. Alors que Gutrtwirth maintient une distanciation avec l’objet, Althabe prône plutôt une implication maîtrisée. Il pense que l’ethnologue est toujours acteur, qu’il le veuille ou non, sur le terrain qu’il étudie. Il semble que l’anthropologie, urbaine ou non, soit plus en prise aujourd’hui avec la contemporainéité, et que l’implication soit aussi importante qu’une certaine distance.

Il semble également qu’aujourd’hui le débat entre les deux écoles a vieilli. D’abord ils furent d’accord sur l’essentiel à l’époque : ne pas faire d’anthropologie exotique. Ensuite Colette Pétonnet ne s’est jamais voulue une théoricienne de l’anthropologie. Elle a innové, en allant, dès les années soixante, en tant qu’anthropologue, sur des terrains – les cités de transit, les bidonvilles – où ses collègues masculins et féminins ne s’aventuraient pas encore. C’est Gutwirth qui, à la fois, cherchait les convergences avec l’autre école, celle d’Althabe et maintenait les divergences : le regard éloigné (celui de Lévi-Strauss) et l’objet découpé et circonscrit. On ne peut nier, que, du point de vue de l’observation et de la connaissance des terrains, le Laboratoire d’Anthropologie urbaine a apporté beaucoup, tant en ce qui concerne des démarches que du recueil de résultats. En revanche, le « regard éloigné » ne l’était pas tant que ça. C’est plutôt du côté de la micro-anthropologie que les choses ont changé. Non que l’observation dite « flottante » n’y soit pas inclue. Mais découper à l’avance son objet : une cité, un bidonville, un cimetière, serait difficile à accepter par un(e) anthropologue aujourd’hui. Il/elle l’inclurait dans son contexte sociologique et anthropologique : par exemple, classes, catégories sociales, divisions du social, etc. Qui plus est, la plupart reconnaissent qu’une implication, voire un certain engagement peuvent coexister avec une distance maîtrisée. L’auteure dit fort bien, à propos de son objet de recherche, les quartiers populaire : « D’une lecture focalisées (en l’occurrence) sur les déviances, je passe à une lecture des transformations ». Barbara Morovich choisit, faute de mieux et sans y adhérer, de mettre en discussion une anthropologie du développement. Qu’est-ce que le développement ? Est-ce le changement social ? Ou est-ce le développement après le sous-développement ? Il s’agit bien, comme le dit l’auteure citant Donzelot, de la rénovation urbaine conçue comme une transformation des structures spatiales des banlieues qui permet d’y instaurer une (assez utopique) mixité sociale. C’est le lieu de rappeler que les « précurseurs » de la sociologie et de l’anthropologie urbaine luttèrent tant et plus contre la construction des cités urbaines et des villes satellites qui tendaient à ghettoïser les populations.

Dans le chapitre 2, Barbara Morovich fait assister le lecteur à sa propre réflexivité dans sa propre subjectivité en ce qui concerne le choix, la conception progressive et la mise ne place difficile de sa recherche.

Elle a choisi ce quartier populaire de Strasbourg, Hautepierre, qui lui offre à la fois les possibilités d’estimer ce qui s’est produit dans ce quartier depuis sa création – point sur lequel elle reviendra dans le chapitre suivant – jusqu’à la décision de la municipalité, aidée de services publics, d’en entreprendre la rénovation. L’auteure ne cache pas que la naissance de sa recherche vient d’abord d’émotions, celles qu’elle éprouve devant la méfiance de l’autre, le sentiment d’exclusion de certains groupes, la peur. Les contradiction sont reprises par elle entre le conçu du projet urbain, son vécu, et également les oscillations des points de vue dont l’écart majeur est celui qui se manifeste entre le regard des habitants sur les espaces de leur cité et celui des « extérieurs » globalement négatif.

Imprégnation par le lieu de l’enquête et les contacts avec ceux et celles qui y vivent, positionnement progressif par rapport à l’intérieur et à l’extérieur, choix de son camp par la chercheuse : celui de ses interlocuteurs et interlocutrices en «conversation compréhensive », par

notations sur un cahier de bord, et « observation flottante », mais aussi par engagement au sein d’une association, Horizome, La spectatrice engagée qu’est l’auteure accroche sa recherche à la fois au terrain, à la réflexivité et à une méthodologie souple. Faute de place, je ne peux entrer dans les détails de son parcours dont elle rend compte elle-même mieux que je ne sautais le faire. Son positionnement n’est pas seulement « moral », fondé sur des valeurs auxquelles elle tient, mais se veut, à mon avis, également, légitime, en se fondant sur des repères limite comme la transmission, le don pour recevoir et celui pour l’échange, la reconnaissance de chaque individu(e) dans sa singularité, mais aussi dans son contexte social et politique, et celle de groupes dans leur identité propre et non pas seulement celle que leur donnent les administrations.

Le chapitre 3 s’intitule « Faire société dans un quartier urbain imposé:

le quartier strasbourgeois de Hautepierre ». D’abord l’auteure s’efforce de montrer, à travers des témoignages de l’époque, c’est à dire du milieu et de la fin des années soixante, non ce que furent, mais comment ont été perçus les grands ensembles par l’opinion publique c’est-à-dire celle du haut de la classe moyenne et de la bourgeoisie reflétée dans certains médias. Elle note que les fameux grands ensembles ont été construits – comme ce fut le cas de Hautepierre dans

les années soixante-dix – sans aucune consultation de la population qui devait les habiter. Conçus comme des habitats destinés aux membres de la classe moyenne et de ceux de la classe ouvrière qui vivaient souvent encore dans des logements insalubres – qu’il ne fut pas question ou rarement de réhabiliter là où ils se trouvaient c’est à-dire dans les villes ou en banlieue -, la construction des grands ensembles se fit à l’extérieur non seulement des centres ville, mais le plus souvent à la périphérie des banlieues sur des terres rurales converties en terrains constructibles. L’habitat en hauteur permettait d’épargner tout financement onéreux qui aurait été nécessaire pour des bâtis sur un plus large espace. Ces bâtis auraient mieux convenu à des familles paysannes ou ouvrières d’origine paysanne peu habituées, même si, pour les ouvriers, le logement en ville ou en banlieue était trop exigu, à un habitat collectif d’une telle ampleur. Cela dit, Michèle Huguet n’avait pas tort, au moins au début, de s’opposer à Chombart qui voyait dans le grand ensemble un facteur possible de troubles psychiatriques et de faire valoir qu’au moins à ses débuts, si l’habitat était imposé et non adapté aux populations, les employé(e)s et les ouvriers qui y venaient néanmoins à cause des loyers abordables, y vivaient comme ils/elles avaient vécu ailleurs, mais avec un meilleur confort.

Barbara Morovich note que la stigmatisation des grands ensembles est apparue avant l’entrée de populations dites migrantes dans ce nouvel habitat. On peut ajouter que si la construction en hauteur relevait de la

volonté des promoteurs immobiliers de faire le maximum de profit avec le minimum d’investissements, le choix de reléguer la population

ouvrière et celle du bas de classe moyenne hors des centres-ville et de leur périphérie immédiate fut un choix politique au double sens du terme : mettre fin à la mixité sociale et isoler des populations peu souhaitées dans les centres-ville et les banlieues résidentielles. La stigmatisation par les médias, et l’opinion publique incriminant à la fois les lieux tels que les promoteurs immobiliers les avaient bâtis et la population qui y logeait, commence quand les habitants issus de la classe moyenne les désertent, après y avoir trouvé, comme le montrait Michèle Huguet, une « étape » entre le logement plus ou moins insalubre et un logement habitable en grande banlieue. Les habitants et habitantes ouvrier(ères) se sont retrouvés entre eux et elles, dans les

grands ensembles, un nombre important d’entre eux devinrent chômeurs quasi permanents vivant des aides du Service social, puis, plus tard, des minimas sociaux. La stigmatisation extérieure et interne augmenta avec l’immigration, elle était déjà largement médiatisée au temps où Althabe et son équipe faisaient leurs enquêtes. La situation de procès évoquée par l’auteur à propos des écrits d’Althabe et de Selim se mesure à une sorte de norme admise, grosso modo, celle familiale, pour ceux et celles qui étaient encore là, des membres du bas de la classe moyenne. Cette situation de procès entretint effectivement, à l’intérieur même des cités HLM, les discordes et les rejets. Rejets vis à vis de ceux et de celles, notamment, étranger(ère)s ou/et d’origine africaine ou maghrébine très vite racisé(e)s et stigmatisé(e)s, tandis que les médias et l’opinion publique, surtout celle de de la classe moyenne et de la bourgeoisie, répandaient à l’extérieur des cités cette stigmatisation et cette racisation de leur population.

L’intérêt que présente l’analyse historique et sociologique du quartier de Hautepierre faite par l’auteure est qu’il ne s’agit pas, même s’il est, lui aussi, imposée sans aucune consultation de la population, à proprement parler d’un grand ensemble. Les immeubles, sur les photos, ne dépassent pas six étages. Prévu pour être un quartier de Strasbourg, il est conçu et réalisé selon les plans d’un architecte qui y prévoit des espaces verts et des aménagements qu’on ne trouve pas dans les cités HLM. Hautepierre se conçoit, au départ, comme la réalisation d’une sorte d’utopie urbaine se donnant comme visée le

« vivre ensemble « et le « bien vivre ». La population qui y vient d’abord est, comme dans un grand ensemble, dans ces mêmes années soixante-dix, des employé( e)s et fonctionnaires de la classe moyenne et des familles ouvrières. Comme la cité dépend administrativement de la municipalité de Strasbourg, des associations vont se constituer pour défendre les intérêts des habitants du quartier. Par exemple, ceux-ci et les associations protestent contre l’absence d’espaces sociaux réservés aux associations dans les immeubles. Ces associations se réunissent dans les caves qu’elles aménagent elles-mêmes, sans éviter l’humidité et le froid. Des sociabilités se constituent soutenues par un tissu associatif très riche. Mais un témoignage montre que de subtiles discriminations se font déjà au niveau des enfants d’ouvriers et d’employés. Entre les enfants d’employés, on s’appelle pour venir jouer. Mais on n’appelle pas les enfants d’ouvriers qui viennent d’eux-mêmes, et tous jouent ensemble. Il semble que jusqu’en 1980 la population est majoritairement française et blanche. « A partir des années 1980, dit l’auteure, les images et les discours se distinguent de ceux du départ. Ils mettaient surtout l’accent sur l’effort commun de construction d’une nouvelle société. Un sentiment de déclassement est ressenti par les habitants, ouvriers ou appartenant au bas de la classe moyenne. Ils pointent du doigt des groupes sociaux nouvellement arrivés (les populations étrangères, non blanches) qui provoquent dans les groupe des « pionniers » un rejet « moral » ». On retrouve ici la situation de procès par rapport à une norme familiale, mais vient s’y ajouter, comme dans d’autres cités HLM, l’étranger .comme cible idéologique. « Les familles, qui en ont la possibilité envoient leurs enfants ailleurs que dans l’école du quartier, pour qu’ils ne deviennent pas des voyous ». Cette remarque d’un témoin, on l’entend partout où une soi-disant homogénéité sociale se croit menacée par une hétérogénéité qui lui est étrangère.

Le chapitre 4 « La situation de rénovation urbaine au prisme de la participation : les transformations de l’engagement associatif » est consacré principalement à la rénovation urbaine du quartier de Hautepierre.

Ce que l’auteure donne comme présupposé, c’est que les effets de l’engagement associatif dans un situation de baisse de l’emploi peuvent conduire à la concrétisation d’un projet professionnel et à modifier des trajectoires sociales. La situation de rénovation engendre une refonte importante de la manière de s’associer. Le principal enjeu est la volonté d’affirmation personnelle et de construction de soi tantôt au détriment, tantôt en accompagnement de l’action collective. Cette situation produit une compétition pour l’obtention des budgets fournis par l’action publique, municipale ou autre. Des tensions existent entre des structures, mais les solidarités se déploient dans de fréquentes actions non contestataires, actions portées par les institutions et parfois instrumentalisées.

Deux dynamiques apparaissent : d’un côté les actions menées par une association artistique, Horizome, largement externe au quartier, d’un autre côté une recomposition socio-spatiale au sein des associations de quartier issues d’individu(e)s d’origine migrante. Les projets de rénovation sont portées par les différentes municipalités strasbourgeoise : celle de gauche (Catherine Trautmann), celle de droite (Robert Grossmann et Fabienne Keller), de nouveau celle de gauche (Roland Ries). Le projet de la municipalité de droite se caractérise par le fait qu’il veut supprimer à Hautepierre ce qu’on appelle les mailles, espaces où il est interdit aux voitures de circuler. Cette municipalité envisage d’y tracer des axes routiers. Dès 1994, le quartier est désenclavé et désormais relié au centre-ville en moins de quinze minutes de transport en commun. Mais les habitants sont mis en face d’un projet ficelé dans ses grandes lignes sans qu’aucune consultation ou enquête ne soit menée près des habitants, dans le but de comprendre les usages des résidents.

Il s’agit, dans le projet, de casser les dynamiques déviantes et de rendre le quartier attractif pour des membres de la classe moyenne. Se fonde une association, l’Association des Résidents de Hautepierre avec des membre venus de la classe moyenne et en relation privilégiée avec les institutions. Elle ne représente pas les habitants les moins favorisés. A partir de 2008 (Roland Ries), par la mise ne place d’un conseil de quartier et surtout d’ateliers, il s’agit d’encourager les classes plus favorisées que les classes dites populaires (ouvriers, migrants) à revenir s’installer dans le quartier à travers des programmes d’accession la propriété. Le conseil de quartier et surtout les ateliers concernent les associations et leurs membres qualifiés de

« forces vives » par la municipalité et distingués de ceux qu’on appelle « les habitants ». Les forces vives ce sont principalement les associations, alors que les habitants restent empreints d’une connotation négative. Les chargés de mission du PRU (Projet de Rénovation Urbaine) présentent aux membres des associations les avancées du projet, les membres des associations en informent ensuite les habitants. Ces associations les « forces vives » ne sont pas des forces propositives. Deux associations et Horizome (l’association qu’a créé et dont faisait partie l’auteure) avaient suggéré la création d’un groupe inter-associatif pour questionner le projet à venir. L’élu du quartier a convoqué les trois associations et leur a intimé l’ordre de cesser cette démarche. Plusieurs associations dont une cultuelle se marquent par leur engagement et proposent des actions éducatives en direction des jeunes défavorisées. L’une de ces associations est composée de bénévoles d’origine maghrébine.

Existe également une association d’habitants jardiniers. Mais le but principal de la municipalité est de tenir les porteurs de projets informés de l’avancement du PRU (Projet de Rénovation Urbaine), mais non de le co-produire avec eux. La mise en place des ateliers, incluant les « forces vives », vise à impliquer les habitants. A l’aide de plans, on leur demande ce qui marche et ce qui ne marche pas au sein du quartier. Cette démarche permet une proximité moins ponctuelle entre l’équipe du PRU (Projet de Rénovation Urbaine) et les habitants. Mais on ne sait pas comment les résultats récoltés sont intégrés à la démarche globale du projet. Quant au conseil de quartier, il semble cautionner des décisions déjà prises dans leur globalité, non à favoriser un réel recul vis à vis des projets en cours.

Au travail des ateliers s’ajoute la démarche dite déambulatoire, mise au point par l’auteure anthropologue et des éducateurs. Il s’agit de bâtir un questionnaire pour atteindre le plus grand nombre possible d’habitants. Pendant quelques semaines, plusieurs groupes distribuent

les questionnaires et les récoltent une fois remplis. Les pouvoirs publics et la municipalité cautionnent ce questionnaire Mais pour l’analyse des réponses, ils se tournent vers une structure extérieure, dépossédant les initiateurs de leur démarche et refusant d’en faire une méthode générale. Et ils poursuivent la réunion des ateliers. Malgré quelques progrès et résultats dans la concertation, il ne s’agit pas de créer un espace de débat politique (notamment au sens du politique), mais d’instaurer une modalité « technique » de l’information gouvernementale. Le contrôle politique ne permettra pas à Hautepierre la mise en place d’une véritable « culture de négociation ».

Dans des entretiens semi-directifs fait près d’un échantillon d’ habitants de toute origine sociale, une question plus ouverte était posée : il s’agissait de définir Hautepierre en trois mots. Sur 112 mots récoltés, 29 sont clairement négatifs, mais 83 sont positifs. L’auteure y voit une volonté de renverser l’image stigmatisante du quartier donnée par les médias et l’opinion publique. J’y vois aussi, pour ma part, une petite analyse de discours qui nous renseigne un peu sur le subjectif du collectif constitué par les habitants. Sans doute, si elle était poursuivie, témoignerait-elle de la même manière de la valorisation apportée au quartier par des productions artistiques dont Horizome est l’une des associations initiatrices, également celle qu’apporte les tentatives de maintenir une « mémoire collective » et individuelle de Hauteopierre – points sur lesquels je ne peux m’étendre longuement ici -.

« L’impact des projets culturels portées par des acteurs de classe moyenne extérieurs au quartier a un rôle majeur. Ces nouveaux projets cohabitent avec d’autres : une mosquée, un restaurant associatif, etc. La résistance à l éradication des pratiques populaires se fait sous forme de ruse, la négociation des projets se fait en échange d’une position consensuelle ». Cela veut dire, à mon avis, que les habitants de Hautepierre acceptent le projet de rénovation urbaine de la municipalité, mais en échange du maintien relatif de pratiques populaires et d’interventions culturelles et artistiques moins élitistes qu’ailleurs. Enfin il faut noter que de longs entretiens auprès d’habitant(e)s de toute origine sociale témoignent qu’il y eut et qu’il y a, malgré les oppositions, une certaine solidarité entre catégories sociales apparemment disjointes ( classe moyenne, ouvriers, migrants)

En conclusion générale, l’auteure confirme ce point de vue : « Il y a urgence à reconnaître la fabrique du lien social des quartiers populaires et à donner de la valeur à des entreprises méconnues » (comme celles de résistances à la disparition des espaces verts, de valorisations artistiques et culturelles, de négociations pour un maintien relatif de pratiques populaires). Quant à la réduction de l’écart entre les quartiers populaires et les autres, elle ne se fera pas seulement par une acceptation réciproque progressive. Celle-ci est sans aucun doute l’un des éléments de commencement de résolution du problème. Mais, même s’il y a déjà de nombreuses passerelles entre les deux rives, ce n’est pas demain la veille – et jusqu’ici, au moins en France, cela n’a quasiment jamais été fait – que sera demandée par la politique, aux populations concernées, a minima leurs opinions, leurs avis, leurs recommandations sur ce qu’il y à faire pour elles. Cela passe par une « culture de la négociation » entre une société qui se donne sa politique, lui donne ce qu’elle doit lui donner et cette politique elle-même qui doit donner à la société ce qu’elle est en droit et en légitimité sociale et politique de recevoir d’elle. Mais, si besoin est, sur l’essentiel dont Barbara Morovich a su nous montrer où il se situait, les négociations ne se feront pas sans luttes, voire sans guérilla de ruses.