Bayram Balci, Renouveau de l’Islam, en Asie centrale et dans le Caucase, Paris, CNRS Editions, 2017, préface d’Olivier Roy


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Bayram Balci, Renouveau de l’Islam, en Asie centrale et dans le Caucase, Paris, CNRS Editions, 2017, préface d’Olivier Roy

Les sociétés centrasiatiques ont été longtemps soumises à Moscou. La fin de l’URSS en 1991 coïncide avec l’entrée de ces nouveaux Etats dans le phénomène de la mondialisation du religieux. L’auteur veut montrer ce qu’est l’islam trans-asiatique et les influences de la Turquie, de l’Iran, de l’Inde et de l’Arabie Saoudite sur le phénomène religieux de cette zone. L’auteur analyse le clivage entre sunnites et chiites, les héritages croisés de plusieurs empires moghol, safavide, ottoman et soviétique, les mausolées de certaines villes devenus de grands lieux de sainteté, le poids de certaines confréries soufies, l’influence des organisations prosélytes qui se sont répandues dans tout l’espace d’Asie centrale. L’objet de son livre, c’est la recomposition de l’espace religieux en Asie centrale. Le système soviétique n’avait pas éliminé l’Islam. Le salafisme, dit aussi wahhabisme y avait pénétré avant la chute de l’URSS. Après sa chute, des réseaux militants venus de Turquie, d’Arabie, du sous-continent indien convertirent, recrutèrent, bâtirent des écoles et des mosquées, avant de subir une répression plus ou moins ouverte. De jeunes militants d’Asie centrale et du Caucase partirent pour le djihad en Afghanistan et au Pakistan. La réaction des nouveaux Etats d’Asie centrale fut de séculariser le conservatisme, d’étatiser la religion et de casser les nouveaux réseaux religieux transnationaux. Cette politique eut un certain succès. Le débat linguistique est, maintenant, entre cyrillique et latin. L’arabo-persan est bien oublié. Des centaines de milliers, voire des millions de caucasiens ou centrasiatiques ont migré en Russie pour y trouver du travail; mais, dit Roy, la grammaire religieuse de ces nouveaux mondialisés est plutôt le salafisme qui se moque de toutes les cultures surtout quand elles se disent musulmanes. Cette vieille culture d’Asie centrale n’appartient plus qu’aux historiens et archéologues.

L’introduction s’intitule Fin de l’URSS et nouvelle perception du religieux. L’auteur s’interroge sur la manière dont les Etats de l’Asie centrale ont fait face à différentes influences extérieures et sur la manière dont des politiques publiques vis à vis du religieux se sont mises en place à l’aune de ces influences. Elles proviennent de pays qui, avant la conquête et la domination soviétique, étaient en contact avec l’Asie centrale et le Caucase. La Turquie, l’Iran, la péninsule arabique et le sous-continent indien sont les principaux espaces musulmans d’où émanent divers courants islamiques qui marquent le renouveau de l’islam dans l’espace ex-soviétique. Il y a un passé musulman colonisé par le tsarisme avec une dose restreinte de répression. En revanche, le régime soviétique a consacré beaucoup d’efforts à limiter les échanges entre les musulmans russes et ceux de l’extérieur. L’éducation religieuse dans la nouvelle politique des Etats se fait dans les écoles et les madrasas qui forment les élites. Peu à peu, elle s’écarte de l’expérience soviétique et le carcan de l’islam explose en une myriades de formes religieuses diverses propres à chaque pays, formes marquées par l’ethnocentrisme et le nationalisme. Les liens entre la politique religieuse de l’Etat et l’intensité de la contestation islamiste vont s’accroître.

Dans l’espace post-soviétique, la Turquie est l’acteur historique majeur. En revanche l’influence de l’Iran est très inégale entre l’Asie centrale et le Caucase. L’influence saoudienne se manifeste par sa diplomatie, le hadj et les deux pélerinages à la Mecque et à Medine, enfin par l’action des descendants d’immigrés centrasiatiques dans le royaume saoudien. L‘Asie centrale et l’Asie du Sud sont liées historiquement, mais séparées par la domination russe, soviétique et britannique (l’Inde). Les échanges et les relations nouvelles entre les deux espaces, Asie centrale et sous-continent indien, vont faciliter la renaissance de liens religieux. L’islam d’Asie centrale bénéficie de sources de renouveau venant du Sud. C’est l’oeuvre d’une organisation piétiste, portée au prosélytisme et transnationale, la Jama’t al Tabligh. Selon l’auteur, l’islam des pays d’ Asie centrale est un facteur d’intégration dans la communauté internationale.

Le premier chapitre, L’islam hérité, marqué par la domination russe, puis soviétique, rappelle que le califat oméyade islamise la quasi totalité de l’Asie centrale, avec plus de succès près des populations sédentaires que près de celles nomades. Les « miroirs au prince », écrit pour aider les détenteurs du pouvoir, empruntent à l’islam, mais aussi aux cultures mésopotamienne, à Byzance et à l’Iran ancien. La région du Caucase est l’un des terrains privilégiés de la compétition entre chiites et sunnites. Le pouvoir colonial russe tsariste fait preuve, en Asie centrale, d’une certaine bienveillance pour l’islam, persuadé que la modernisation russe le condamnera à s’éteindre de lui-même. Le mouvement djiadide, au XIX°s., porte la réforme communautaire et sociétale qui doit être usuelle et fonctionnelle, non fondée sur le sacré. Il y a rivalité entre les vieux oulémas et les Djiadids, mais l’islam demeurera la base commune des deux courants, pour régler la société. Pour le pouvoir bolchevique, l’objectif est d’envoyer un message fort aux populations centrasiatiques et caucasiennes encore sous le joug des vieux régimes coloniaux européens qui forment l’ennemi commun. Les Djiadids sont persuadés que les soviétiques vont les aider à réaliser leurs aspirations nationales. De fait, après une période de bienveillance, une sévère politique de contrôle, puis de répression du religieux se met en place, qui vise toutes les religions. Les valeurs musulmanes disparaissent et n’ont jamais retrouvé leur prééminence sur la scène publique. Interdit d’expression publique, l’islam est réduit à la sphère privée. Les musulmans d’Asie centrale et du Caucase ont intégré leur identité islamique à l’éthique sociale soviétique La politique de Gorbatchev initie une série de réformes qui crée des brèches où s’engouffrent les tenants d’un renouveau islamique, mais elles vont permettre aussi à toutes les dimensions identitaires, culturelles, scientifiques et historiques de s’exprimer. A la fin de l’Union soviétique, l’Asie centrale et le Caucase émergent de leur torpeur, dotées d’entités politiques indépendantes, ouvertes sur le monde, et construites sur la base de communautés nationales et majoritairement musulmanes.

Le chapitre 3, L’Iran, acteur religieux mineur en Asie centrale et dans le Caucase, montre d’abord qu’à la chute de l’URSS, un espoir d’ouverture s’ouvre pour l’Iran, du point de vue culturel, vers certaines régions de l’Ouzbékistan, également vers l’Azerbaïdjan et, du point de vue religieux, dans le Sud- Caucase et en Géorgie. Mais l’Iran, où le chiisme est majoritaire, peut difficilement espérer être influent dan une Asie centrale majoritairement sunnite. La Turquie, l’Egypte, l’Irak redoutent l’effet de la révolution iranienne. En Arabie saoudite, le salafisme ou wahhabisme est l’anti-thèse du chiisme iranien. Le conflit à propos de la Caspienne, lac ou mer, source de productions de poissons et de ressources énergétiques (gaz), met l’Iran en position minoritaire. La diplomatie iranienne a mené une politique mesurée et pragmatique. Elle n’a pas pesé aussi lourd que le redoutaient les Occidentaux. Les relation de l’Iran avec le Sud de l’ Azerbaïdjan, de culture iranienne et de religion chiite, demeurent difficiles, face aux nationalistes azéris qui refusent, comme l’Iran, l’ intrusion de la Russie, mais tout autant celle de l’Iran elle-même.

Lorsque le Haut Karabakh est entré dans une guerre sécessionniste vis à vis de l’Azerbadjan, ce dernier a estimé que l’Iran avait joué un rôle plutôt favorable en faveur de l’Arménie. Le Haut Karabakh est une région majoritairement arménienne. Le chiisme rapproche Iraniens et Azéris, mais ils se séparent sur le statut de Haut Karabakh arménien et chrétien. L’Iran entretient de bonnes relations avec la Géorgie, où vit une minorité chiite. Un des atouts de l’Iran est qu’il partage des liens de proximité notamment par le patrimoine culturel et par la langue. Mais son désavantage vient de ce que, dans la double culture turco-persane en Asie centrale, la turcité domine largement. Mais, avec les nationalismes qui s’y développent, on peut dire que chaque pays ne donne pas un réel avantage à la Turquie ou à l’Iran, mais cherche surtout à se différencier des autres et à ne plus accepter aucune tutelle d’un « grand frère », fût-il turc ou persan. L’Iran manque, de plus, d’une logique économique du marché qui est recherchée par les pays centrasiatiques comme le Saint Graal d’une reconversion libérale réussie.

Avec l’Ouzbekistan, les relations sont superficielles. C’est avec le Tadjikistan que l’Iran entretient les meilleures relations, bien qu’il n’y ait entre les deux pays aucune affinité religieuse.

Ce sur quoi, à mon avis, l’auteur insiste, c’est sur le décalage entre, d’une part, la diplomatie iranienne, pragmatique et prudente vis à vis des pays d’Asie centrale, et, d’autre part, son rigorisme théologique intransigeant. Il faut dire que le chiisme, dans les cinq communautés centrasiatiques, a une influence faible. C’est principalement avec l’Azerbadjan que se noue une communauté religieuse et de culture. Notons que tout fait religieux rattaché au chiisme est vite et indistinctement rattaché à l’oeuvre de l’lran, y compris quand il n’en est rien. Il n’en reste pas moins, dit l’auteur que le discours islamique et messianique des dirigeants iraniens actuels, même s’il s’accompagne dans les faits d’un certain pragmatisme et d’une capacité d’adaptation, ruine l’héritage culturel iranien, fait fuir les élites centrasiatiques qui ont peur de l’islam et de l’islamisme, à cause de son discours et de son image sur la scène internationale. L’Iran se prive non seulement de ses capacités d’influence religieuse, mais d’un large espace qui va bien au delà de la dimension islamique, notamment en littérature, arts et culture.

Au chapitre 4, Les influences en provenance de la péninsule arabique sur le renouveau de l’islam en Asie centrale et dans le Caucase, l’auteur aborde la double question du pèlerinage à la Mecque et celle des diasporas. Il s’agit du troisième espace et courant d’influence émané du monde arabe vers l’Asie centrale et le Caucase. Le noyau de cette influence est l’Arabie saoudite, mais aussi l’Egypte et l’Université Al Azhar. Les influences arabes sont plus difficiles à caractériser que les influences turco-iraniennes. L’auteur analyse d’abord les mouvements d’idées entre l’Asie centrale et le monde arabe. Historiquement ils sont connus. Dans les pays arabes en voie de décolonisation, on ne peut dire que ces mouvements d’idées n’ont guère été marquants de part et d’autres. L’URSS, puis la Russie ont gardé une complicité avec le Libye de Khadafi et avec la Syrie. L’influence occidentale se manifeste en 1955 par l’installation d’une base américaine à Dharan. Le royaume saoudien puise sa légitimité dans la religion, en qualité de gardien des villes saintes de l’islam. Les moujaidins afghans bénéficient d’une considérable aide saoudienne. Les liaisons islamiques entre l’Asie centrale et le monde arabe connaissent une relative renaissance vers la fin de l’ère soviétique. L’esprit des élites islamiques des pays centrasiatiques est associé à l’islam lui-même, à la langue du Coran, aux gardiens des villes saintes. Ils établissent des relations diplomatiques, après l’effondrement de l’URSS, avec un bon nombre de pays arabes : l’Egypte, l’Arabie saoudite, les émirats et le Qatar.

Mais c’est le pèlerinage à La Mecque et à Medine qui devient, dans ces pays, une source du renouveau islamique. Historiquement, c’était le hadj (pélerinage) qui servait de lien entre les sultans d’Istanbul se présentant comme gardiens des villes saintes et les autorités politiques d’Asie centrale. Les Pays-Bas ont été les premiers à créer à Djeddah un bureau des pèlerinages. La France a hésité, elle craignait les risques sanitaires, mais surtout les idées subversives supposées telles dans les villes considérées comme lieux de la conscience publique musulmane internationale. La Russie soviétique a tergiversé tout autant que la France. En Asie centrale et au Caucase, ou même en Sibérie, une logistique du pèlerinage a consisté, après la chute de la Russie soviétique, à implanter des centres pour pèlerins entre diverses villes musulmanes. Mais, localement, les autorités religieuses ont sacralisé la visite de mausolées, les Ziyorat en rang équivalent, mais l’équivalence n’est pas totale du pélerinage à la Mecque. Il s s’agit de pélerinages de substitution, déjà pratiqués officiellement dans l’ex-URSS. On les appelle la oumra. En Ouzbékistan, des quotas sont fixés, à partir de 1993, entre la direction des affaires spirituelles ouzbek et le ministère saoudien du pélerinage. Comme d’autres pays, l’Ouzbekistan surveille ses pèlerins pour qu’ils n’écoutent pas les prédicateurs du « mauvais islam ».

L’auteur aborde le problème de la circulation des idées religieuses entre la péninsule arabique et l’Asie centrale. Il concerne des réfugiés et migrants originaires d’Afghanistan et installés en Arabie saoudite depuis l’invasion soviétique. Deux autres communautés sont dans le même cas : cinquante mille Ouïgoures, qui habitent les villes saintes. Ils sont partis du Turkestan chinois en 1960 peu après la révolution maoïste. Enfin une communauté ouzbek s’est établie dans des villes d’Arabie saoudite depuis plusieurs décennies. Sur la petite communauté afghane l’auteur note qu’aucune étude sérieuse n’a été faite. Il s’intéresse davantage aux deux autres. Les migrants et réfugiés ouïgoures ont tendance à gommer leur appartenance au Turkistan oriental et sensibilisent davantage les autorités religieuses à leur sort de migrants, muhajirs, forcés à l’exil, hijira, comme le prophète, au seul motif qu‘ils sont musulmans. Quant aux Ouzbeks, ils sont entre cinquante et cent milles vivant dans plusieurs villes d’Arabie saoudite. Ils sont là depuis 1930 et 1940, lorsque leur pays est tombé sous le pouvoir de l’Union soviétique. La répression stalinienne fut politique et économique autant que religieuse. Certains d’entre eux se sont afghanisés. Aucun n’a connu la stabilisation. D’autres, peu intéressés par l’expérience afghane, ont trouvé aussi refuge en Arabie saoudite ou en Turquie. Ils se réclament du prestige de l’émirat de Boukhara et de celui d’Ismaïl Al Buhar, l’authentificateur des hadits du prophète. Les rois d’Arabie saoudite s’octroient, depuis 1986, le titre de protecteurs des musulmans dans le monde et de serviteurs des deux villes saintes La Mecque et Medine. Les Ouzbeks d’Arabie saoudite s’appuient sur une institution, les rabats, qui désigne des centres d’accueil sur le chemin de la Mecque, caravanes ou fondations pieuses, où les pélerins s‘arrrêtent pour se reposer, se ressourcer et s’instruire avant d’arriver aux villes saintes. Des centaines de milliers de pèlerins turcs ont permis aux Ouzbeks d’Arabie saoudite de garder un lien fort avec la turcité islamique. L’Etat indépendant d’Ouzbekistan s’intéresse à ces communautés ouzbeks qui sont des ponts avec l’étranger. Des Ouzbeks de la diaspora ont fait le voyage en sens inverse du pèlerinage, pour retrouver les villes et villages où ils sont nés. Ils financent la construction de mosquées dans ces lieux d’origine. Ce financement y est beaucoup plus important que la passation d’idées propres au wababisme officiel saoudien.

Enfin, la Ligue Islamique Mondiale, appelée communément la Rabita, emploie un personnel international issu de tout le monde musulman. Depuis qu’elle a vu le jour, elle accompagne la diplomatie saoudienne dans la diffusion du salafisme, un conservatisme musulman rigoriste dont l’une des variantes est le wahhabisme saoudien. La rabita a un statut d’ONG, mais elle est, de fait, une structure infra-étatique saoudienne. L’intérêt de la Ligue pour l’espace turc ou égyptien est restée de faible intensité, bien en deçà des ambitions affichées pour l’Europe.

Progressivement, les objectifs d’une politique censée renforcer les liens avec les Ozuzbeks de l’étranger ont été oubliés. L’Ouzbékistan s’est peu à peu désolidarisé du sort de ses minorités ouzbèkes en Asie centrale et ailleurs. Le jeunes générations en sont d’autant plus déconnectées qu’elles en ignorent la langue et la culture. L’idée que l’Arabie saoudite ait été une source d’islamisation considérable en Asie centrale relève davantage des fantasmes que l’Occident entretient à propos de l’Arabie saoudite. Que l’Arabie saoudite mène une politique d’exportation de son islam rigoriste par le biais de sa diplomatie, de son soft pouvoir et d’une organisation comme la Ligue Islamique Mondiale, n’empêche pas de constater un décalage criant entre les voeux pieux et la réalité des résistances en Asie centrale. Nombre de courants religieux oppositionnels sont taxés de salafisme, même s’ils ne le sont pas. Tous les comportement effectivement rigoristes et fondamentalistes observables de façon marginale dans l’espace centrasiatique ne sont pas le fait d’une influence saoudienne. L’obsession de l’authenticité originelle n’est pas l’apanage exclusif du wahhabisme saoudien. Les autorités centrasiatiques ne peuvent empêcher la propagation d’un rigorisme ou d’un autre qui sont une résultante quasi incontournable de la mondialisation du religieux. Au bout du compte, l’émergence du salafisme, en Asie centrale et dans le Caucase ne s’explique pas par les actions combinées de l’établissement de liens diplomatiques avec les pays de la péninsule arabique ajoutées aux pélerinages et au lien migratoire.

Dans le chapitre 5, l’auteur pose la question : quelles influences de l’Asie du Sud sur le renouveau de l’islam en Asie centrale ? Il répond aussitôt que ce qui demeure à analyser c’est la pénétration insolite de la Jama’at al Tabligh en Asie centrale. Ce mouvement islamique, piétiste et prosélytique est représentatif de l’islam du Sud asiatique. Il bouleverse la donne locale et a un impact sur la reconstruction religieuse des pays centrasiatiques. L’influence sud-asiatique se fait dans une triade regroupant l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh. Malgré le déclin progressif de la route de la soie, à Hiiérat, Tabriz et Boukhara, les cultures indienne, turque et persane se sont influencées mutuellement. En architecture (constructions funéraires et mausolées), les emprunts et influences centrasiatiques sont clairement visibles. La coopération intellectuelle fut bridée par l’entrée en scène des Bolcheviques. A la fin de l’ère soviétique, outre la Jama ‘at al Tabligh, deux initiatives de coopération se manifestent : la Ahmadiyya et la Naqushibendiyya. En quelques décennies, la Ahmadiyya atteint une dimension internationale, mais, en Asie centrale, son action reste limitée et fragile. Les nouveaux Etats s’opposent à son prosélytisme. La Naqshibendiyya est connue au Pakistan et en Inde. Elle vise l’Ouzbekistan, mais ne parvient pas à s’établir réellement dans la région de Boukhara. Seul la Jama’at al Tabligh devient le trait d’union entre l’Asie centrale et l’Asie du Sud. L’école dite de Deoband se développe en une université islamique où se conjuguent les méthodes classiques de la madrasa et les principes éducatifs d’une université européenne. Elle donne naissance à des courants religieux variés comme la Jama’ at al Tabligh et, par ailleurs, comme les Taliban afghans. Le tabligh préconise la prédication orale (trois jours par mois pour chaque musulman). Il invite les fidèles à ne pas négliger la foi et la pratique de leur religion. Certains termes techniques propres au soufisme sont repris dans le tabligh et le soufisme y apparait aussi dans la manière de considérer le mouvement comme un hospice mobile. Mais l’accomplissement de prières et de danses extatiques est impensable chez les tablighis. Le mouvement se veut apolitique et se focalise sur les seules questions d’éducation, de foi et de pratique, afin de s’assurer que la jeunesse enrôlée dans les structures tablighies n’aille pas s’enrôler dans les partis politiques d’opposition. Le mouvement est connu en Asie centrale, un peu partout, mais son action et sa présence sur les terrains sont inégales selon les pays et l’accueil qu’il y reçoit. Il n’a pu s’implanter durablement en territoire ouzbek. La coopération islamique entre l’Ouzbekistan et l’Asie du Sud permet au Tabligh de développer ses actions de prédication à travers tout le pays. Des milliers de prédicateur sillonnaient les routes, invitant à croire et à pratiquer. Mais le pays a durci la législation en matière d’enregistrement des organisations religieuses et la Jamat al tabligh a été inscrite sur les listes des organisations radicales bannies par la loi. Seul, le Kirghizstan est une réussite du tabligh en Asie centrale. Les tablighis préconisent, par leur comportement vestimentaire ou le port de la barbe, un retour, une restauration des traditions musulmanes. Les tablighis ont réussi à imposer leur style et à s’implanter dans le pays, pour y diffuser la pratique tablighie. L’Etat kirghize a su faire preuve d’opportunisme, en misant sur la jamat al Tabligh contre d’autres mouvements plus politiques. Elle assume ainsi un rôle tampon dans lequel elle absorbe les frustrations et les insatisfactions de la jeunesse khirghize.

Mais malgré tout son activisme, lajamat al Tabligh n’incarne pas tout l’islam du sous-continent indien qui est aussi animé par d’autres courants confrériques plus politiques. A l’heure actuelle, peu de pays d’Asie centrale marquent une plus grande ouverture vers le Sud. Mais rien n’est immuable quand il s’agit de la circulation d’idées religieuses.

Dès le début du chapitre 6, La gestion du religieux dans les nouvelles républiques indépendantes, l’auteur rappelle un fait bien oublié en Occident : les partis d’opposition qui s’étaient développés en Asie centrale à la fin de l’ère soviétique ne réclamaient pas la disparition de l’URSS, mais son maintien au nom de l’unité des musulmans. Aujourd’hui, la religion, à des degrés différents, est incorporée dans la nouvelle politique identitaire, dans laquelle l’Etat est très interventionniste, y compris en ce qui concerne la politique éducative. La nouvelle idéologie nationale fait de la reconnaissance de l’islam un facteur central de l’identité et de l’héritage culturel des pays. La répression se manifeste dès que les acteurs de la société civile tentent de sortir du « bon » islam. L’une des parades à la valorisation excessive du religieux est l’intrusion du religieux dans la sphère de la politique, tant pour réprimer que pour promouvoir. Mais la valorisation du religieux ne signifie pas lui concéder le pouvoir politique. C’est ce dernier qui se doit de maîtriser et réguler le religieux. Une autre parade pour limiter la valorisation excessive du religieux, c’est de créer de toute pièce une idéologie composite faite de nationalisme et d’islam. L’Etat tout entier est, dans un rapport au religieux, bienveillant, mais vigilant. La réconciliation avec l’histoire et ses figures politiques, intellectuelles et religieuses ne peut se faire que si ces dernières se montrent parfaitement lisses et inoffensives pour le régime et permettent de justifier ses choix politiques et idéologiques. Des mouvements historiques importants (le dijihad au XIX° s.) sont effacés. Est gardé et glorifié le combat intellectuel contre la modernisation à l’école. La muséification des établissements religieux cristallise l’islam dans des décors délimités et définis plus qu’elle ne favorise l’épanouissement des pratiques religieuses.

Mais des courants oppositionnels manifestent, un islam dénigré par les autorités. C’est le cas du wahhabisme et du salafisme, qui se veulent compatibles avec les valeurs modernes. Aujourd’hui, le djihadisme n’est qu’une forme exacerbée de l’islamisme; mais ce dernier, en Asie centrale, peut aussi s’incarner, comme on l’a vu, dans la Jama’at al Tabligh, mouvement non violent. En Asie centrale, salafisme et wahhabisme sont dénigrés par les pouvoirs en place, parce qu’ils sont censés refuser le monopole de l’Etat sur la question religieuse. Le parti de la Renaissance, fondé en 1990 a ouvert des branches en Asie centrale et notamment au Tadjikistan et en Ouzbékistan. Il a été banni de l’Ouzbekistan en 2015 au prétexte fallacieux qu’il collaborait avec l’islam radical. Le Mouvement Islamique d’Ouzbekistan, djiadiste, islamiste violent, s’opposa à Karimov l’ancien dictateur ousbek. Il s’éloigne peu à peu de l’Ouzbékistan pour rejoindre les talibans afghans et l’opposition pakistanaise. Enfin, l’organisation secrète Hizb al Tahrir essaime en Asie centrale au début de l’année 2000 et prône l’instauration d’un califat à l’échelle planétaire. En Azerbaïdjan, la fondation Tovbe qui luttait notamment contre l’alcoolisme a perdu de son aura. La communauté de Medine, non-violente, revendique de vivre librement sa religion, l’islam, sans craindre encadrement et répression dans des normes qu’elle ne reconnait pas. Elle a de l’influence dans plusieurs pays arabes. Enfin le Parti Islamique d’Azerbadjan, chiite, prône d’abord une république islamique, puis revoit sa revendication à la baisse, en défendant l’idée d’une ré-islamisation de la population; il est toléré par le pouvoir en place.

La question de l’éducation islamique s’est posée en pays centrasiatiques pendant la période soviétique. Une personne détentrice d’un niveau de connaissance suffisant, hérité de ses parents, transmettait son savoir en donnant des cours particuliers aux enfants de son environnement. C’est grâce au maillage relativement invisible de ces cellules que l’islam s’est maintenu dans ces pays. Avec les indépendances, la question religieuse rencontre la quête identitaire et la construction identitaire de l’Etat. Elle devient une question cruciale. Mais, dans tous ces pays, les autorités se trouvent confrontées à un manque cruel de formateurs. Elles bricolent et créent quelques établissements religieux qui vont des simples écoles secondaires, les madrasas, aux universités islamique. C’est dans cet esprit et pour ne pas voir se développer un islam contestataire, que la formation de cadres religieux respectueux des principes séculiers de l’Etat est fortement encadrée. En Ouzbékistan, les changements introduit par le nouveau recteur ont transformé l’université islamique en faculté de théologie. L’observation des préceptes de l’islam devient un choix personnel et non une obligation imposée par un groupe. Le contrôle de l’enseignement par le gouvernement supervise la conformité des programmes et le respect du caractère séculier de l’Etat. Par crainte de voir le pays sombrer dans l’instabilité et le chaos, tous les pays centrasiatiques ont élaboré de vraies politiques de régulation du fait religieux, en s’aidant d’organismes puissants et de mesures législatives. Mais le contrôle se fait souvent au détriment de la liberté religieuse. La prière du Vendredi est permise dans un nombre limité de mosquées. Le prêche du vendredi, dans son contenu, reste à la discrétion de l’iman, mais il peut être imposé par le pouvoir. Les personnalités réfractaires au contrôle de l’Etat sont inquiétées, voire chassées de leur mosquée. En Ouzbékistan, la loi anti-terroriste constitue une violation flagrante de la Constitution et des accords internationaux dont le pays est signataire. L’obssession du pays vis à vis du Hizb al Tabrir (mouvement islamique violent) et la peur de tout islam dissident provoquent l’arrestation arbitraire de centaines de personnes innocentes.On peut donc dire que, dans les faits, l’esprit d’ouverture vis à vis de l’islam est relatif et sélectif. Il y a suprématie de l’Etat sur les affaires religieuses. Mais, en dépit de toutes les précautions, des courants oppositionnels se manifestent. L’Islam d’Asie centrale renoue naturellement avec des courants et des idées issues du sous-continent indien, d’Iran et de Turquie.

La conclusion s’intitule : Fin d’un islam singulier. Chaque pays s’est doté d‘un mufti national qui gère les affaires religieuses en fonction des impératifs politiques et des intérêts propres à chaque pays. La diffusion, les rapports établis avec les autres pays sont validés, voire imposés par le pouvoir sur les communautés et les autorités religieuses. Chaque Etat s’est doté d’un « bon » islam, d’un prêt à penser islamique. C’est la Turquie républicaine qui a le plus contribué à façonner l’islam des autres pays. Il y a inversion des rôles entre Turquie et Iran, dans le jeu des influences. Pour l’instant, l’espace centrasiatique absorbe une certaine dose d’influence, turque arabe, iranienne et indo-pakistanaise. Mais, qu’elles le veuillent ou non, les six républiques centraasiatiques subissent des influences extérieures de par leur entrée dans la globalisation du religieux qui assure en même temps leur intégration dans la communauté internationale. Les politiques religieuses, dans la plupart de ces pays, sont liberticides et répressives, avec l’assentiment des partenaires occidentaux tétanisés par l’extension mondiale du djihadisme. Les islams centrasiatiques prônent modération et pacifisme. Des identités nationales islamiques différenciées sont en train de se construire en Asie centrale, qui, à l’exception d’une poignée de nihilistes djihadistes embrigadés, se distancient de tous les extrémismes.

Ce livre de Bayram Baci, en faisant le point sur les islams nationaux d’Asie centrale, contribue à montrer l’absurdité de certains stéréotypes occidentaux qui, globalisant l’islam en un unique djihadisme islamique, en font un soi disant monstre envahissant.