Bernard Hours et Monique Selim, L’Enchantement de la société civile globale, ONG, femmes, gouvernance, Paris, L’Harmattan, 2014, Coll. Anthropologie critique


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Bernard Hours et Monique Selim, L’Enchantement de la société civile globale, ONG, femmes, gouvernance, Paris, L’Harmattan, 2014, Coll. Anthropologie critique

Qu’est-ce que la société civile ? Qu’est-ce que la société civile globale ? Qu’est-ce que la gouvernance ? Et, parmi ces questions, pour y répondre déjà, au moins par un biais, ne peut-on se demander, comme le font les auteurs, qu’est-ce qu’une ONG ?

Le livre se présente comme une série de chapitres, longs ou courts, traitant chacun d’un thème. Mais il vaut mieux, à notre avis, ne pas se fier à cette apparence et le prendre comme un tout.

L’un des auteurs dit que l’internaute actuel(le) ne s’intéresse ni à la théorie sartrienne ni à l’inconscient freudien. Même s’il ne s’intéresse ni à l’une ni à l’autre, il est impossible d’analyser, tant du point de vue de l’objectif que du subjectif, la transformation qu’a produite effectivement Internet dans les rapports et les liens sociaux – analyse que les auteurs font si bien – , sans avoir à l’esprit notamment les pages centrales de L’Etre et le Néant sur le surgissement de l’autre et celles de Freud, dans toute son oeuvre, sur l’analyse, la compréhension et l’explication du subjectif. Au moins, si il/elle est chercheur ou chercheuse, l’internaute actuel(e) peut se les remémorer à titre d’hypothèses.

A propos du marché, rappelons qu’il naît autour de la Renaissance, avec la découverte du monde par les Européens, et qu’il naît de nouveau, au XIX° siècle, par la découverte des Européens par le monde. Il y a, à l’époque de la Renaissance, un marché de villes en Europe, au Proche et Moyen-Orient et un marché de ports avec des expéditions maritimes qui prennent une ampleur qu’elles n’ont jamais connues auparavant. Le marché qui se crée est économique, n’en doutons pas, c’est-à-dire fondé, mais pourquoi pas ?, sur l’intérêt matériel et l’objet. Il est aussi altéritaire, politique, religieux. De nos jours, il existe encore des marchés économiques qui ne sont pas capitalistes ou du moins ne veulent pas l’être, même s’ils sont contraints de se plier plus ou moins au capitalisme. Par exemple les marchés entre petites ou moyennes entreprises, ou les marchés de fruits et de légumes dans les villages et les petites villes, un peu partout.

Cela dit, les auteurs ont raison d’insister sur le désastre qu’est actuellement le marché économique capitaliste, avec sa marchandisation et son instrumentalisation à outrance.

A propos des droits humains, Bernard Hours explique – et nous sommes d’accord avec lui – que parler des droits humains suppose que l’on dise ce que l’on entend par humain. Et il note fort bien qu’aujourd’hui l’humain, l’homme dans sa définition courte, c’est l’espèce biologique, en quelque sorte le vivant sous forme d’espèce. Ce qui permet, soi-disant, d’attribuer des droits aux animaux. Et, sur ce point, nous l’approuvons tout à fait de dénoncer le droit de l’hommisme dont on a vu les effets destructeurs en Afghanistan, en Irak ou ailleurs.

Reste à se demander (si), peut-être même à faire l’hypothèse (que) les droits font partie du politique, qu’ils doivent être sans cesse réinterrogés (sans se contenter d’en ajouter à la liste), que ce sont eux qui inspirent le droit lorsqu’il n’est pas inique ou en défaut, mais surtout qu’ils sont inconcevables sans une loi symbolique qui est commune à tous les êtres humains. Parler de droits et de droit, c’est, pour nous, aujourd’hui, se demander comment et à quel degré, devenus explicites, la loi symbolique implicite et explicite les rend possibles. Mais aussi comment non seulement les délégitimations, les illégitimations et les illégitimités les transgressent, comment eux-mêmes peuvent devenir illégitimes sous la forme du droit de l’hommisme.

L’ouvrage de Monique Selim et Bernard Hours montre comment un fait social – non total – est apparu depuis une trentaine d’années, les ONG. Celles-ci sont ambiguës, ambivalentes. La société moderne, partout où elle pénètre, apporte avec elle fort positivement l’investissement dans l’objet et non plus seulement dans les sublimations. Mais elle apporte aussi très négativement, d’une manière destructrice à outrance, par un détour fallacieux, phantasmatique et quasiment invisible, non seulement ses propres excès : machisme, sexisme, racisme, idéologie des aptitudes, mais surtout les excès propres au capitalisme, notamment le technocratisme, le scientisme, la méritocratie.

Les auteurs font la distinction entre une société civile nationale et la société civile globale. A vrai dire, la première n’est plus possible sans la seconde. Ils rappellent que la société civile est un vieux concept de science et de philosophie politiques. Ils distinguent ce qu’on appelle l’Etat – nous dirions ici plutôt la politique – du social, c’est-à-dire des rapport et liens sociaux, plus précisément du politique et du social, puisque le social n’est concevable que parce que le politique s’y implique tout en demeurant à distance de lui.

Mais le phantasme d’une société civile globale incluant les sociétés civiles nationales tend notamment, par l’intermédiaire des ONG, à effacer l’idée d’une société de citoyens produisant le politique et la politique. Les ONG en sont l’un des exemples. En effet, au départ, elles naissent d’initiatives particulières, comme par exemple Médecins du Monde. Mais les dons, les privilèges, les défiscalisations ne suffisent pas à assurer financièrement leur fonction. Non gouvernementales par définition, elles s’appuient non seulement sur les Etats, mais sur les aides multilatérales : Banque Mondiale, Union européenne, etc. dont elles sont devenues plus ou moins dépendantes. Dans un autre ouvrage 1 , Bernard Hours avait montré leur tendance au «charitable», c’est-à-dire à se désintéresser des individus et des groupes sociaux, économiques, culturels, politiques (au sens du politique) auxquels s’adressent leurs dons. Donner et recevoir leur semblent être en soi suffisant. L’actualité du livre de B. Hours et M. Selim est que, pour d’autres phénomènes, le désintéressement est le même. Les capitalistes, eux, tout à fait intéressés, reprennent en sous-main, à leur usage, l’économie solidaire ou le micro-crédit et les mettent dans leur giron. Les grandes ONG deviennent des entreprises de type capitaliste, qui oeuvrent, qu’elles le veuillent ou non, pour le profit. Cela n’invalide pas, comme le disait déjà B. Hours dans son ouvrage précédent sur l’idéologie humanitaire, l’importance des petites et moyennes ONG qui s’efforcent localement d’engager un travail avec les populations. Mais la participation des ONG au phantasme de la société civile globale, des sociétés civiles nationales humanitarisées et «gouvernemancées» les rend à la fois vulnérables, peu efficientes et en partie mystificatrices. Rappelons que le terme de gouvernance, emprunté au vocabulaire de l’entreprise, vient remplacer ceux de gouvernement et d’exécutif au détriment des institutions politiques approximativement démocratiques.

Nous ne détaillons pas les exemples donnés par les auteurs sur l’Ouzbékistan et la Chine. Leur argumentation s’y manifeste avec une extraordinaire acuité. Il faut lire leur livre.

Disons, pour finir, que souvent les mots légitimation et légitimité apparaissent dans cet ouvrage, mais – sauf deux ou trois fois – dans le sens et avec la signification de légitimation et de légitimité idéologiques. Comment pourrait-il en être autrement? Il s’agit bien d‘un enchantement de la société civile globale (qui, pourtant, n’est pas d’elle-même enchanteresse, dit B. Hours). Mais une petite phrase des auteurs nous rassure sur leur volonté de continuer le combat : «(La révolte) suppose l’occupation d’un espace d’autonomie qui, seul, autorise l’existence d’un «espace public»… Cet espace d’autonomie n’est jamais livré clés en main, mais il se gagne et se construit au gré des conjonctures sociales et politiques, fragiles par nature et exposées à toutes les captures, récupérations et détournements» (p.212)

1 « L’idéologie humanitaire où le spectacle de l’alterité perdue », Paris, L’Harmattan, 1998