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Bruno Castelli et de Bernard Hours, Enjeux épistémologiques et idéologiques de la globalisation pour les sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 2011, Coll. Questions contemporaines / Série Globalisation et sciences sociales
Recension par Louis Moreau de Bellaing
Sous la direction de Bruno Castelli et de Bernard Hours, Enjeux épistémologiques et idéologiques de la globalisation pour les sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 2011, Coll. Questions contemporaines / Série Globalisation et sciences sociales
Les auteurs interrogent la globalisation et les outils des sciences sociales «à partir de quatre topiques de recherche qui sont respectivement les notions de crise, de gouvernance, d’acteur, de genre qui semblent au coeur des évolutions globales aujourd’hui» (p. 10). La table des matières se présente en deux parties : crises et gouvernance, acteurs et actrices.
«Nous considérons comme crise financière, dit B. Castelli dans son chapitre Globalisation et crise financière, l’apparition, à un moment historique donné, d’une rupture majeure, pérenne et généralisée dans les régulations d’un système financier particulier soumis aux impératifs opérationnels du capitalisme globalisé» (en note, P. 14).
Nous retenons ici ce que Castelli nous dit de la valeur. Il note la disparition progressive, à plus ou moins brève échéance, de la valeur normative. Les banques et les marchés, nous dit-il, consacrent le triomphe d’une conception subjective de la valeur par rapport à une conception objective qui était celle de la théorie classique. «La valeur partirait aujourd’hui du sujet désirant» (p. 38).
En conclusion, Castelli fait valoir que les crises actuelles ont recours en dernier lieu à la générosité obligée des contribuables, qu’elles supposent l’intervention de l’Etat et que les banques centrales injectent des liquidités dans les banques de commerce et d’investissements, que la «dette souveraine» des Etats creusée par le renflouement des banques augmente les déficits publics, enfin que l’hyperliquidité reposant sur des actifs sans substance est nuisible et ne renforce en rien les économies et les marchés nationaux et internationaux.
«Penser au delà de la crise» dit Jean-Michel Servet. «Il faut reconnaître de nouveaux objets et méthodes, des éclatements et des recompositions» p. 59. Il note par ailleurs que ce ne sont pas les «conditions de vie» des sociétés qui peuvent seules engendrer un regard neuf.
Pepita Ould Ahmed, tout en montrant les conceptions et l’importance de l’économie sociale solidaire, s’étonne qu’elle ne marque pas mieux sa référence au politique. Reprenant une proposition d’Alain Caillé, elle pense que «les tenants de l’économie sociale solidaire devraient s’interroger sur le choix politique qu’ils défendent et sur la forme de démocratie à laquelle ils aspirent» (p. 76).
Bernard Hours conçoit la «bonne» gouvernance comme consistant à «garder un peu d’humanité démocratique dans le programme d’aujourd’hui, celui d’une espèce humaine attachée à préserver sa survie, toute exigence de dignité sociale, par nature conflictuelle, étant devenue tout simplement presque superflue» (p. 95). Il pose la question suivante, qui est aussi la nôtre : «Où se situe le degré ultime de perte du sujet politique, de dignité humaine, de liberté, au delà duquel naissent les révoltes et les révolutions toutes exposées qu’elles sont à la peur des risques, ,à l’angoisse du vide ?». Cette question, dit-il, a de fortes chances de franchir le gué, «car elle est aussi pérenne que celle des sciences humaines et sociales» (p. 95). Certes il s’agit de l’identification d’une nouvelle modernité et d’une nouvelle politique et, ajouterons-nous, d’un nouveau politique, mais, selon nous, elle ne peut se faire que par une interrogation globale sur la société moderne hier et aujourd’hui.
A travers le problème de l’eau à La Paz et à El Alto en Bolivie, Franck Poupeau propose une analyse multiniveaux et la notion de régulation multiniveaux qui permettent de prendre en compte «l’articulation des différentes échelles d’action intervenant dans la régulation des ressources naturelles et des services urbains et les conflits qui sont générés par cette articulation» (p. 103). Elles sont à replacer dans une perspective historique. Elles permettent une approche compréhensive des conflits environnementaux, sans perdre de vue leur articulation avec des enjeux plus globaux et des luttes plus internationales.
Isabelle Guérin met en cause le microcrédit en Inde, dont, dans un autre ouvrage, elle avait montré les avantages dans certaines sociétés africaines. Elle montre que le micerocrédit est venu le plus souvent se plaquer sur des populations que les banques qui le pratiquent connaissent mal. Il a joué en quelque sorte un rôle de séducteur vis à vis de familles, de groupes sociaux, d’individus pauvres qui y voyaient un moyen de s’extraire de subordinations locales. Subordinations, dit l’auteur, dues aussi à l’endettement, aux dettes familiales, parentales ou vis à vis de l’employeur. Comme Charles Malamoud, Isabelle Guérin donne à la dette, dans la région de l’Inde qu’elle étudie, une ampleur qui met en jeu les dieux eux-mêmes. Sur ce point, nous ne sommes pas tout à fait d’accord avec elle et avec Malamoud, Car, en toute occurrence, si la dette des hommes vis à vis des dieux qui sont censés donner peut être provisoirement soldée par des sacrifices, en revanche la dette des dieux vis à vis des hommes leur offrant des sacrifices pour obtenir d’eux des dons n’est jamais, à proprement parler, un rendu, puisque nul ne sait si les dieux rendront ou ne rendront pas. Malamoud dit que, dans l’échange avec les dieux, il s’agit d’une pratique et non de théorie. Ce qui n’est pas répondre au problème posé.
Il n’en reste pas moins, comme le montre Isabelle Guérin, que le poids des dettes, de l’endettement financier pèse sur les populations des villages bien avant l’intervention du microcrédit. Ce que l’auteur montre aussi, c’est qu’à ce titre le microcrédit est une «illusion» qui ne tire pas ces populations de leur pauvreté. Là encore c’est à une interrogation globale de la société moderne et de ses «outils économiques» qu’il faudrait, à notre avis, procéder.
Analysant l’avenir du projet démocratique au Cap-Vert, Rosinha Machado Carron montre que cet archipel devenu Etat après la fin de la colonisation portugaise a été l’objet, de la part des institutions internationales, d’une attention soutenue se manifestant par des crédits au développement et par la présence d’ONG chargées d’injecter ces crédits là où ils étaient nécessaires dans le bas de la société capverdienne. Au point que le Cap-Vert, pays dit en sous-développement, fut reconnu, au bout d’un certain temps, comme pays «en voie de développement» ou pays «à développement moyen».
Il s’agirait apparemment d’une semi-réussite. Or l’auteur montre l’inadéquation d’hypothèses exogènes (ou de postulats de ce type) pour interpréter la réalité des pays du Sud et notamment du Cap-Vert.
L’Etat ne tient pas compte des élus locaux et mine ainsi l’institution démocratique. Le programme de développement onusien favorise la bureaucratisation des rapports Etat-société plutôt que la constitution de la société civile locale naissante.
C’est une politique néo-libérale soutenue par les pays du «Nord» et l’ONU qui se met en place au Cap-Vert. La distanciation entre l’Etat et la société est indirectement responsable de l’affaiblissement des institutions et de l’émergence de nouvelles manifestations de violence (p. 156-157).
Dans ce pays, les tensions entre les ONG locales et l’Etat sont le reflet d’une dispute pour obtenir des ressources de la part des politiciens au pouvoir. «Cette discorde, dit l’auteure, apparaît sous forme de revendications envers l’Etat, à qui l’on demande de faire preuve de transparence au niveau du processus de concession et de gestion des ressources publiques destinées au secteur associatif»
Le secteur associatif n’a pas de représentant parlementaire et l’Etat capverdien contrôle désormais la plate-forme d’ONG. L’Etat a centralisé les ressources de la coopération internationale.
C’est la notion de développement qui est ici interrogée, mise en cause comme susceptible de provoquer des excès.
Nouvelle interrogation qui porte, cette fois, sur l’affect : à travers l’expérience des désoccupados et des piqueteros brésiliens, groupes luttant contre le chômage et pour la distribution des terres, l’auteure Pia V. Rus cerne l’importance de l’affect dans le rapport entre le sociologue-anthropologue, les groupes et les individus étudiés. Faisant référence aux travaux de Jeanne Favret-Saada, elle incite à considérer les émotions «comme des aspects ou des dimensions d’une relation qui ne peut être ni exclusivement rationnelle ni exclusivement affective» (p. 180). La parole des membres d’une enquête n’est pas toujours focalisée sous l’effet d’une expérience militante. Les conférences des dirigeants piqueteros (à Paris) montrent qu’un autre monde est possible face à la globalisation néo-libérale. Mais d’aucuns furent déçus par une action sociale soumise à la gestion de la précarité. «Partager leur vie quotidienne s’est révélée un outil nécessaire pour comprendre les modalités de participation et de compréhension du politique des membres en fonction de leur expérience vécue» (P. 181).
Une minorité désavouée et peu considérée parvient, comme le montre Wenjing Guo, par son accès à l’Internet, à fonder ce que Monique Selim appelle un «groupe abstrait» en vue de le transformer en «groupe concret». Le processus de construction d’existence en tant qu’homosexuel n’était pas imaginable avant la naissance d’Internet.
Toute la fin du livre (la deuxième partie) est consacrée au genre. Bernard Hours, en introduction, parle d’»embarras», nous parlerions plutôt d’ambiguïté. Le problème pour les auteurs, Monique Selim (dans son article et une brève note), Angelica Wehrli et Mathieu Caulier, est que la notion de genre a été reprise au niveau des institutions internationales et fait désormais partie des conceptions du néo-libéralisme. Pour autant, la notion de genre ne peut être complètement refusée puisque, comme le montre Monique Selim, avec les gender studiesimportées en Chine, elle permet à des femmes de prendre conscience d’elles-mêmes en tant que femmes et de l’excès de domination qui pèse sur elles. Excès de domination dite masculine, mais est-ce suffisant ? Ne faudrait-il pas analyser plus courageusement et plus profondément ce qui se passe dans l’intime du côté du penis-phallus et cela sans doute depuis les débuts de l’humanité jusqu’à la rupture accomplie en ce domaine par la modernité ? «L’ingénuité des femmes reste entière», écrit Monique Selim après des études de cas très fouillées de biographies de femmes féministes en Chine. «Et peu importe, ajoute-t-elle, qu’elles soient dupes de cette histoire en Chine comme ailleurs». Nous entendons ceci : un processus de légitimation est engagé par les femmes elles-mêmes en Chine, qui va passer par de l’idéologie, des illégitimités, des erreurs, voire des excès, etc., mais qui désormais commence, comme ailleurs, à exister.
Pour notre part, et dans un autre domaine, même si nous récusons l’idée d’un développement durable contradictoire dans les termes et marqué par le néo-libéralisme, nous nous refusons à le désavouer, parce qu’il peut contribuer à faire soutenir, y compris financièrement, par les institutions internationales, un changement social local possible au niveau des populations.
La notion de genre ne peut-elle pas contribuer à des excès ? A vrai dire, à lire le chapitre d’Angelica Wehrli, on peut penser que la liquidation par avortement de filles en Chine et surtout au Vietnam, malgré l’égalité proclamée des sexes par les partis communistes, semble masquée par la notion de genre qui vient recouvrir des pratiques en tout état de cause excessives et illégitimes, sinon illégales, venues de très anciennes traditions et renouvelées par l’interdiction, à peine de fortes amendes, en Chine et au Vietnam, d’avoir plus de deux enfants. Là encore, comment ne pas s’interroger sur le sens que des groupes familiaux et des individus peuvent donner, en Chine, au Vietnam et ailleurs, non seulement à de telles pratiques, mais à ce qu’elles indiquent, à l’encontre précisément de la notion de genre, de la domination d’un sexe sur l’autre ? Monique Selim écrit dans sa brève note finale : «L’institutionnalisation et le développement des études dites de genre – qui se sont consolidées en fortifiant des perspectives normatives et consensuelles – ont profondément transformé les diverses disciplines des sciences sociales sans pour autant explorer l’ensemble des orientations offertes par l’implication des appartenances sexuées revendiquées ou assignées des acteurs et des actrices dans le champ de la connaissance» (p.295). «Une nouvelle chape ontique s’est abattue sur les femmes et les hommes que les processus marchands étayent avec vigueur. C’est sans doute dans les interstices de ces collisions, dans le desserrement des coagulations de mécanismes qui s’observent actuellement que la connaissance peut se poursuivre et se renouveler» (p. 296).
Elle se renouvelle également, comme le montre Mathieu Caulier, par les «savoirs de genre». L’auteur montre l’entremêlement de la notion de genre avec les conceptions néo-libérales du développement et avance la notion de «savoir technocratique de genre». Mais il ajoute que «le genre devient un prisme qui permet d’élaborer des problématiques sociétales, mais qui ne s’actualise réellement que par la praxis et avec un certain sens pratique du genre que seule l’expérience autorise» (p. 290). Et il note que le féminisme s’était déjà implanté au Mexique avant que la notion de genre y soit véhiculée.
Il nous semble que tout l’ouvrage, avec la variété de ses terrains et la prudence de ses approches, vise à nous dire de rechercher à la fois la signification et le sens des phénomènes sociaux analysés, signification et sens qui, se positionnant par rapport à l’implicite et dans la contre-perspective de la globalisation capitaliste, sont elles-mêmes, dans leur indétermination, à globaliser.