Bruno Tardieu, Quand un peuple parle, ATD Quart Monde, un combat radical contre la misère, Paris, La Découverte, 2015


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Bruno Tardieu, Quand un peuple parle, ATD Quart Monde, un combat radical contre la misère, Paris, La Découverte, 2015

Le livre de Bruno Tardieu est celui d’un militant liant très largement son destin et sa pensée aux luttes de l’association ATD Quart Monde, l’une des associations les plus importantes dans le monde, qui s‘attache, depuis 1957, à connaître très directement la très grande pauvreté et la misère. Cette dernière concerne des individus qui, en tout état de cause, ont vécu à la rue, peuvent en être sortis, ou alterner hébergement et errance forcée. La très grande pauvreté est celle de populations de  cités urbaines. Ces cités se sont d’abord spontanément établies sous forme de camps (comme à Noisy le Grand) dans tous les pays de la planète, puis, lorsque les pouvoirs publics aidés par les bétonneurs ont remplacé les constructions de fortune par des bâtiments en hauteur, elles se sont trouvées getthoïsées et maintenues dans leur pauvreté antérieure. Le chômage de ces populations est celui des chômeurs permanents ayant autrefois travaillé et celui des jeunes qui n’ont jamais trouvé detravail, soit faute de formation technique, soit parce que tout simplement il n’y en avait pas. Le chômage a aggravé la vie sociale et politique quotidienne de milliards d’individu(e)s. L’auteur met directement en valeur le rôle du père Joseph Wrezinski dans la création d’ATD Quart Monde ou celui de Geneviève de Gaulle-Anthonioz. Il met également en valeur l’action, depuis trente ans, de l’association et ses réussites, par exemple la création de la CMU (Couverture Mutuelle Universelle) dont on sait qu’elle permet, depuis la fin des années 1990, à n’importe quel(le) individu(e) sans ressources de se faire soigner gratuitement. Dans les titres du livre, ce ne sont pas tant ses sous-titres (ATD Quart Monde, Un combat contre la misère) qui nous intéresse en tant que sociologue un peu anthropologue, mais, si l’on peut dire, son grand titre : Quand un peuple parle. D’autant que le peuple évoqué par l’auteur est bien celui qui se trouve placé, dans la hiérarchie sociale, politique et économique, au dessous de l’ouvrier OS au travail. Il comporte massivement tous les individu(e)s et les groupes notamment familiaux qui sont, comme nous l’avons dit, à proprement parler dans la pauvreté et dans la misère, soit qu’ils vivent, avec un logement de fortune, dans une pauvreté telle qu’aucun projet de vie individuel et peu de projets communs sociaux et politiques, pour chaque peuple considéré, soient apparemment possibles, soit qu’ils alternent hébergement et errance forcée, soit qu’ils soient complètement à la rue. Ces « catégories » empiriques, à notre avis nécessaires pour l’analyse, les maintiennent néanmoins dans un même peuple, un peuple qui parle et n’est guère écouté. Car ce que veut montrer l’auteur et c’est sans aucun doute l’un des apports novateurs de son livre du point de vie sociologique et anthropologique où nous nous plaçons, c’est que ce peuple, chaque peuple, parle. il s’exprime, dit ses pensées, ses savoirs, il dit le plus souvent la conscience qu’il a de la souffrance et de l‘humiliation qu’il subit, il dit son subjectif par rapport à l’objectif auquel il se trouve réduit matériellement, administrativement, par des sociétés qui ne respectent pas les principes qu’elles se sont données. Ces principes sont pourtant inscrits dans la Charte des droits de l’Homme de l’ONU dont ces sociétés font partie. N’est pas respecté notamment le droit non seulement, pour chacun et pour tous, à la subsistance et à une vie liée seulement à cette subsistance (manger, boire et dormir), mais à une vie comportant, comme toute vie individuelle et collective, sa socialité et sa sociabilité. Comportant également la manière dont, objectivement et subjectivement, des individu(e)s et des groupes, compte tenu de leurs choix culturels, vivent en commun. Or, lorsqu’ils/elles ne naissent pas directement dans la très grande pauvreté (sociale, culturelle, politique, économique) ou dans la misère, la plupart de ceux et de celles qui s’y retrouvent proviennent soit du bas de la classe moyenne, c’est-à-dire de la grande masse des employé(e)s dont une partie va aujourd’hui au chômage, soit des ouvriers OS eux-même frappés par le chômage. Ailleurs qu’en Occident, ils proviennent de populations rurales qui, sans travail (Brésil, Argentine) ou avec des ressources minimales, fuient vers les grandes métropoles pour y trouver un emploi (Chine, Inde, pays d’Afrique de l’Ouest). Il proviennent également aujourd‘hui de populations frappées, dans leur pays, par la guerre, d’exilé(e)s politiques, d’individu(e)s et de familles fuyant la trop grande pauvreté et la misère. Si nous admettons avec l’auteur qu’un (et non le) peuple parle, et que le temps et l’espace où il parle n’est pas sociologiquement et anthropologiquement neutre, sans signification ni sens, il nous est suggéré, à nous lecteur – à ce niveau il ne s’agit pas du je ou du moi, mais du nous qui est en je – de rechercher dans le livre lu, relu, ce que l’auteur nous dit d’ « un peuple (qui) parle ». Cet auteur n’est pas sociologue, il est ingénieur et mathématicien. Mais c’est précisément cela qui nous rend son propos – moins par l’éloge mérité qu’il fait d’ATD Quart Monde et de ses fondateurs , mais surtout par les exemples précis et variés qu’il donne – particulièrement éclairant pour le sociologue que nous sommes et, par là même, susceptible de pousser certains « intellectuels » (pas nous, trop âgé) à l’action. Nous allons tenter de glaner, dans ce livre, ici ou là, ce qui très souvent échappe à la sociologie et à l’anthropologie classiques, donc à de nombreux sociologues et anthropologues actuels. L’un des problèmes que pose en tout premier lieu Bruno Tardieu est celui des savoirs et des connaissances. Il cite l’exemple d’un enfant orienté dans une classe de déficients mentaux, qui le battait régulièrement aux échecs. Tardieu choisit, pendant quatre ans, de mener des bibliothèques de rue dans des quartiers pauvres de New-)York. Il puise dans sa formation l‘idée d’introduire l’informatique, pour faire de l’ordinateur un outil communautaire de partage des savoirs. L’auteur dit avoir lui-même, auparavant, reconnu et pratiqué l’idéologie des aptitudes c’est-dire l’idée que les plus pauvres échouent à l’école et que, s’ils échouent, c’est parce qu ‘ils ne sont pas doués. En dénonçant cette idéologie, Tardieu reprend la suite des travaux de Bourdieu, de Noëlle Bisseret et d’autres qui l’ont précédé. L’auteur insiste aussi, à partir de l’expérience de Wrezinski fondateur d’ATD Quart Monde, sur la nécessité de conserver des données, en notant le soir tout ce qui a été constaté dans la journée . « Il s’agit, dit Tardieu, de travailler sur sa propre tentation d’oublier, d’éviter, de nier ». Il note également que, «  si quelque chose échoue avec un élève, les enseignants on tendance à en imputer la responsabilité au jeune et ne veulent plus en entendre parler ». « Plus les organisations sont verticales, plus elles produisent l’effort de cacher ses échecs à soi-même et à la hiérarchie ». « Il ne faut pas avoir peur d’être jugé, dit Tardieu, ni craindre pour son poste ». Sauf en période de chômage et de licenciements où, dans les organisations hiérarchisées, les directeurs ne pardonnent guère les échecs. Les effets du capitalisme social, culturel, économique et politique n’effacent pas la nécessité de cette auto-analyse d’action sociale à un premier degré de réflexion, mais oblige à l’ouvrir vers un subjectif et un objectif à creuser, pour sans cesse, mieux connaître ces effets. capitalistes.« Il est essentiel de comprendre, dit l’auteur, que le geste, l’engagement quotidien, l’action précèdent l        a libération de la parole ». « Seule l’action durable, bibliothèques de rue, développement des bébés, défense juridiq
ue, formation et recherche du Travail, amélioration des quartiers, parvient à…délier les langues ». L’auteur cite un parent d’enfant : « Si nos enfants réussissent avec vous, c’est qu’ils ne sont pas incapables, comme nous le dit l’école ». L’auteur insiste sur l’aspect législatif de la lutte contre la pauvreté et la misère. « Il s’agissait de mettre les lois de lutte contre la pauvreté en cohérence avec l’ambition des droits de l’homme » Dans la loi d’orientation du 8 Juillet 1998, la question de l’égale dignité est posée. De cette loi découlera celle sur la CMU (Couverture Mutuelle Universelle) et celle sur le droit au logement opposable.La pyramide de Maslow, longtemps enseignée dans les écoles de Service social, pyramide qui part des besoins primaires pour aller jusqu’à sa pointe, les besoins spirituels, a été mise en cause par ATD Quart Monde. L’une des fondatrices de l’association, ancienne déportée à Ravensbrück, qui bataillait pour le droit à la culture, répliqua à une journaliste lui demandant si le droit à manger, à boire et à avoir un abri ne passait pas en priorité : « Manger, boire, un toit, c’est ce que je peux souhaiter à mon chien, mais un homme (un être humain) c’est autre chose ». Le droit à l’égale dignité des êtres humains, c’est reconnaître à chaque être humain et à tous leur savoir quel qu’il soit. Un sans abri cité par l’auteur avait pour maxime : « Sans abri, mais pas sans avis ». C’est ce que l’auteur appelle le savoir social. Tardieu relève également que la personne en situation de grande pauvreté ou de misère n’est plus considérée comme un « être familial » avec des parents, des ancêtres. « Elle est niée dans son appartenance sociale, historique et politique ». Ce que l’auteur appelle réflexivité est le contraire de la pensée guidant l’action. « Elle un effort pour comprendre les choses, en se formant peu à peu à les comprendre » . A propos d’une séance plénière d’une université populaire Quart Monde, « il s’agit, dit l’auteur, de sortir de l’intime, de passer d’un décalage intérieur à soi à un dialogue avec des proches, puis à une parole presque publique ». Enfin « la parole de gens blessés par la vie exige qu’ils ne soient pas contraints à   une participation à grande vitesse qui est toujours contre-productive ». Tardieu évoque le rapport de force entre des individu(e)s et ceux qui, dans le capitalisme économique, les oppriment. Des personnes parlent des ménages de nuit dans les bureaux, payés au nombre de bureaux et constatent qu’elles travaillent gratuitement la moitié de la nuit. « On est là, dit l’auteur, dans la prise de conscience d’une exploitation brutale et du nécessaire rapprochement avec des syndicats éloignés de tels lieux de t travail ».On peut disputer sur Darwin et l’altruisme comme produit de la sélection naturelle. Comment sont venus le social et le politique est l’une des grandes questions auxquelles auront à répondre non seulement les sciences de l’action et le savoir social, mais, à partir d’elles et avec elles, l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, la psychanalyse, l’histoire, la philosophie et la plupart des sciences dites exactes ou dures. On en est, nous semble-t-il, aux balbutiements.Ajoutons avec l’auteur que « les rapports au savoir, au nom de la vérité, pourraient amener les puissants à reconnaître leur aveuglement, leurs manque de connaissances, à déconstruire leurs certitudes et parfois à devenir les alliés des plus faibles ». Tardieu défend l’idée d’un « croisement des savoirs » c’est-à-dire de la rencontre des individus et des groupes du Quart Monde, des membres des universités populaires ATD Quart Monde avec des intellectuels de tout bord comme René Rémond historien, Michel Serres philosophe. avec des sociologues, anthropologues, psychologues, psychanalystes, physiciens. Les expérimentations tentées se sont révélées positives. Etant donnée la hiérarchie des acquisitions de savoir fondée sur l’idéologie des aptitudes et sur les effets du capitalisme sous toutes ses formes, le croisement des savoirs ne peut prendre actuellement grande ampleur. Mais ce que Tardieu met en valeur, c’est ce que G. Althabe, un anthropologue, avait découvert par une autre voie : si, dans les sciences humaines et sociales, il n’y a pas implication par la population, dans sa vie quotidienne, du chercheur ou de la chercheuse qui veut l‘étudier, si cette population n’a pas la maîtrise de la relation avec le chercheur ou la chercheuse, les produits du savoir et de la connaissance se trouvent biaisés, déformés par le surplomb du chercheur ou de la chercheuse voulant connaître, dans son propre univers, l’univers de l’autre. Cela dit, savoirs et connaissances, quelles qu’ils soient, provenant des plus faibles ou des plus forts, sont marqués par la doxa, première approche d’un phénomène, aussi par des idéologies tendant à enfermer le fait, le phénomène dans une structure fixe, plus simplement, par des erreurs de fait ou de raisonnement dans la pratique. Donner de l’importance aux savoirs et aux connaissances de ceux et celles qui peuvent le moins s’exprimer est une chose. Reconnaître la valeur de vérité par intuition, sentiment et expérience est nécessaire. Il est tout aussi nécessaire que les intellectuels  n’oublient pas leur métier. Etre impliqués, dans sa vie quotidienne, par une population ayant la maîtrise de la relation avec eux, ne les dispense pas d’abord de la réflexivité telle que la définit Tardieu, mais aussi de la réflexion pat notions, concepts, problématiques, hypothèses   provisoires. Seule cette démarche peut permettre non l’accumulation des savoirs, mais le cumul lent, difficile, comportant oppositions et comparaisons, toujours provisoires, des savoirs et des connaissances dans les sciences. Ce cumul est indispensable, si les personnes en situation de grande pauvreté et de misère (à tout point de vue) et celles qui sont plus ou moins marquées par les doxas, les idéologies et les pratiques idéologiques des sociétés modernes et par l’excès global capitaliste, désirent qu’elles-mêmes dans leur Etat nation, quand les intellectuels y sont présents et quand ils en sont absents, aillent peu à peu vers un meilleur vivre en commun. L’implication du chercheur ou de la chercheuse et le croisement des savoirs n’auraient aucun sens sans la problématisation, la conceptualisation, et le travail de compréhension et d’explication à renvoyer autant que cela est possible à ceux et à celles qui dans la population étudiée, peuvent l’exiger. Ce qu’il faut reconnaître, et c’est par là que passe le travail de légitimation et de légitimité sociales et politiques des savoirs et des connaissances, c’est que le rapport au savoir, au nom de la vérité, des plus faibles n’est ni supérieur ni inférieur.