Charles-Henri Pradelles de Latour, La dette symbolique, Thérapies traditionnelles et psychanalyse, Paris, EPEL, 2014


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Il y a quelques difficultés, pour le sociologue un peu anthropologue que nous sommes, à aborder l’analyse du livre de Pradelles de Latour, en ce sens que, psychanalysant, nous ne sommes pas .psychanalyste. Or il nous semble que, dans ce livre, l’auteur donne primauté, au niveau de l’explication, à la psychanalyse sur l’anthropologie. Ce que nous tentons de faire, c’est, à travers le propos psychanalytique, de démêler en quoi l’anthropologique ne peut se concevoir qu’en se donnant comme complément la psychanalyse, le psychanalytique. Une telle hypothèse ne nous semble pas contradictoire avec celle, implicite, de l’auteur sur la primauté de l’explication analytique. La complémentarité de la psychanalyse dans l’explication n’est pas un ajout, mai fait partie au fond d’une explication globale de l’objet de recherche choisi : la dette symbolique.

Dans son introduction, Pradelles de Latour insiste sur le fait que l’anthropologue – mais c’est vrai aussi pour le sociologue, l’historien, le philosophe, le psychologue et le psychanalyste – est, par la quête d’altérité, en quête d’identité. Celle-ci est d’abord individuelle, principalement ancrée dans une problématique personnelle, « bien au delà de la première expérience de terrain.». Il s’est trouvé que, pour l’auteur, sa problématique personnelle s’est nouée dans un drame qui a bouleversé son choix de vie. C’est tout à son honneur – et c’est rare – d’avoir tenu à en témoigner.

Le livre se présente en quatre parties : Pour une interprétation psychanalytique de l’alliance matrimoniale ; Quatre formes élémentaires de discours enchâssés dans quatre positions subjectives ; Les formes semi-complexes de discours : chamanisme et cultes de possession ; Théories et thérapies esquivant la castration.

Peut-être faut-il noter que ce qui intéresse principalement l’auteur, ce n’est pas tant, dans les structures de la parenté telles que les a présentées Levi-Strauss, la filiation perpendiculaire : Ego et sa descendance en ligne directe, mais, bien au contraire, la parenté horizontale c’est-à-dire l’alliance entre les partenaires parentaux y compris les alliés (beaux-frères, belles-soeurs, cousins, neveux, etc.) issus d’égaux.

Dans la première partie, l’auteur s’interroge d’abord sur le changement thérapeutique du discours. Les phases du rite thérapeutique sont calquées sur celle du rite d’alliance. La thérapie traditionnelle des Bangoua s’inscrit dans un rituel d’alliance matrimoniale qui semble constituer une structure propre. Par l’effet d’un changement de discours, le rituel, les guérisseurs qui pratiquent les guérisons Bangoua amènent les patients à sortir d’un état de frustration et à se réaliser dans un état de castration qui réactualise la dette symbolique c’est-à-cire le manque constitutif du désir. La différence entre la cure thérapeutique Bangoua et celle psychanalytique est que l’une relève de formes de discours élémentaires préétablies, alors que la seconde relève de formes de discours complexes non instituées. L’auteur montre bien que le guérisseur, chez les Bamilékés notamment, renvoie son patient du discours de la sorcellerie à celui de l’alliance et, à la différence du psychanalyste, il fait appel au culte des ancêtres qui réinstaure le patient dans l’ordre social. Pour notre part, nous pensons, en tant que psychanalysant que, sans faire référence à des cultes d’ancêtres, le psychanalyste peut, lui aussi, réinsérer le patient dans l’ordre social.

Puis l’auteur pose la question des rites et des mythes dans l’alliance matrimoniale. Il le fait d’une manière très abstraite, sans donner d’exemples de terrain. Ce que nous en retenons, c’est son accord avec Levi-Strauss sur le fait que les sciences humaines ne peuvent prétendre qu’à une homologie formelle, non substantielle, avec l’étude du monde physique et de la nature vivante. Ce qui invalide quelque peu la démarche de Michel Onfray dans Cosmos, même si elle demeure, par certains côtés, séduisante.

L’auteur en vient , dans cette première partie, à ce qu’il appelle l’Oedipe déplacé de Freud à Lacan ; formule peu compréhensible pour nous (non psychanalyste). En revanche, nous relevons que, chez les Na, la collectivité est liée à l’alliance, tandis que, chez les Bamilékés, le groupe est le support du lien de filiation . Ces distinctions sont produites, selon l’auteur, par les formes de la privation et de la castration. Chez les Na, l’alliance matrimoniale est déconnectée de l’institué par une pratique de la sexualité déconnectée de l’imaginaire de la fidélité amoureuse. La séparation des matrilignages est au fondement de la collectivité. Chez les Bamilékés, la dette symbolique est interne à toute ambivalence imaginaire, que ce soit celle du père ou de la sorcellerie. La séparation des matrilignages est pacifique, la collectivité y est égalitaire. Mais chez les Bamilékés et les Na, le principe de filiation est fondé sur une identité. Les membres du clan matrilinéaire ou du lignage patrilinéaire sont liés par des liens de réciprocité et de solidarité. Les Bamilékés font appel aux dieux de leur lignage qui représentent l’Autre, alors que les Na font appel aux esprits ancestraux, donc directement à leur Autre. Remarque importante pour nous, car, si l’on admet un sacré extérieur à l’humain, dans le cas de l’appel aux esprits ancestraux, il s’agit d’un simple sacré extérieur à l’humain, alors que, dans celui de l’appel aux dieux représentant l’Autre, il s’agit de la religion comme Autre de l’Autre.

Dans la deuxième partie, Pradelles de Latour rappelle, en premier chapitre, les quatre discours lacaniens: du maître, de l’universitaire, de l’hystérique, du psychanalyste, en faisant remarquer que les partenaires choisis ne sont pas homogènes. Deux relèvent de la psychanalyse (l’hystérique et le psychanalytique), deux du social (le maître et l’universitaire). Ceux-là relèvent du double aspect subjectif et social. Pour notre compte, nous aurions tendance à dire qu’ils reposent sur une définition unilatérale du pouvoir par la contrainte et la maîtrise, définition courante qui nous paraît fort discutable, ne fut-ce que parce que l’on peut concevoir un pouvoir (de) et un pouvoir (sur) qui demeurent légitimes en échappant à toute obligation légitime et, a fortiori, à tout excès délégitimant ou illégitime d’obligation. Par exemple mon pouvoir de manger des crevettes grises, crevettes que je préfère à celles roses. Ou mon pouvoir d’emmener, si elle y consent, ma fille à Lisbonne et non à Romorantin (si elle et moi n’y consentons pas ou si je me range à son choix ou elle au mien)).

Plus intéressante encore    nous paraît la remarque de l’auteur disant que les quatre discours sont régis, dans leur structure, par le réel, le symbolique et l’imaginaire, sans que aucun de ces trois registres n’y domine nécessairement. Au chapitre cinquième, l’auteur nous dit que les quatre discours permettent de différencier les rapports du sujet à l’interdit de l’inceste. Le premier unit les sujets par une différence égale pour tous ; le second différencie hiérarchiquement les sujets en fonction des contenus et des croyances de l’idéal de groupe. Le CIPA (Collège International de Psychanalyse et d’Anthropologie) essaie par ailleurs de démontre, avec d’autres, que le discours de la psychanalyse ne peut fonder un lien social vidé de toute nécessité de groupe. Quant à l’interdit de l’inceste, il semble bien qu’il soit présent dans les deux occurrences, même si l’on peut admettre que la constitution des formations de l’inconscient se situe également « dans un  manque intrinsèque au désir dont l’image se confond avec celle de la sexualité et de la collectivité ».

Dans le chapitre sixième de cette deuxième partie, l’auteur interroge, à la lumière de la psychanalyse, ce qu’il appelle les discours traditionnels. Il distingue – ce qui intéresse le sociologue – un aspect positif de la solidarité, invisible ne devenant visible qu’a posteriori, d’un aspect négatif de la collectivité, visible et tangible, un temps donné, mais « fragile et vagabond », qui s’effondre dès le retour de l’ordre social pour renaître ailleurs.

Dans les cures thérapeutiques, la collectivité positive correspond à un moment de séparation passager ; la collectivité négative correspond à une forme transitoire entre un état d’insécurité du à l’anonymat dans la vie urbaine et un état ordonné par les identifications aux figures de l’autorité. La rumeur semble spécifique à la collectivité négative où elle vient pallier un défaut de reconnaissance réciproque. On y est pris comme dans un fantasme. Elle s’éclipse face au rappel de la loi par la société. La sorcellerie semble plus spécifique à la collectivité positive. Alors que la rumeur a pour ciment une angoisse passagère incontrôlée qui peut se muer en agression vengeresse, la sorcellerie a pour tenant les conflits entre proches, voisins ou rivaux. La rumeur peut engendrer une agression due à la castration, alors que la sorcellerie relève de la persécution due à une frustration d’amour mobilisant un imaginaire délirant extérieur aux relations spéculaires qui régissent la vie quotidienne. La violence de la castration est physique, celle de la frustration est psychique, sauf cas extrême où le sorcier devient bouc émissaire sacrifié à l’ordre social, cas qui relève alors de la position subjective de la privation. Le lien entre l’inconscient et le social procède de formes de discours changeantes en fonction des états subjectifs et variables selon les aires culturelles. Parmi les formes de discours, celle de la castration s’origine universellement dans un manque ayant pour base l’absence de sens qui habite la sexualité humaine.

Au chapitre septième, dans la troisième partie, l’auteur traite du chamanisme amérindien. Dans les mythologies amérindiennes, les non-humains sont d’anciens humains et, dans la vie quotidienne, les humains sont liés aux non- humains. L’objet d’une transformation par le chaman trouve son fondement dans une autre transformation, la « forme » de l’une emboîtant le « fond » de l’autre et réciproquement. Pour rompre le continuum à la        fois normatif et nocif, le chaman a le pouvoir d’introduire de la discontinuité. Il recourt à à un discours différent de celui, dominant et institué, de la mythologie, en s’appuyant sur la vertu de la métaphore génératrice de transformation. L’originalité des thérapies traditionnelles, dit l’auteur, à notre avis fort pertinemment, est d‘être coupée de la connaissance.

Le huitième chapitre se rapporte au chamanisme sibérien qui, pour l’auteur, se situe entre alliance matrimoniale et filiation. C’est la cure chamanique qui intéresse l’auteur. La thérapie fait acte – non-retour en arrière -, si et exclusivement si le patient et son entourage sont inscrits collectivement dans le même type de discours que celui du chaman et dans la même logique. Le rite traditionnel fait acte puisque, en avalisant une perte dénotée par un manque symbolique, il fait coupure dans une histoire entre un avant et un après. Le jeu peut aussi faire acte, mais surtout pour le perdant qui est démuni de sa mise. Sur ce versant,la cure chamanique est à la fois jeu et rite. Mais jeu et rite nous semblent se limiter eux-mêmes, autrement dit, tant qu’ils sont traditionnels, se légitimer par eux-mêmes, puisque, dit l’auteur, ils se produisent dans une collectivité qui interdit toute familiarité et toute rivalité entre allié(e)s. On est loin du capitalisme financiarisé, où le jeu et le rite se mêlent dans une illimitation apparemment non limitable ni dans ses jeux ni dans ses rites.

Le clivage des cultes de possession (neuvième chapitre) présuppose que ces cultes soient pratiqués dans des confréries. Les génies sont dits personnels. Ils forment un ensemble social analogue à celui des humains. Les relations de dépendance y sont prégnantes et constantes. La confrérie est une totalité représentée par son panthéon. Les génies confèrent à la confrérie son unité par des contraintes, des interdits. Dans le culte de possession, l’altérité des génies tient surtout à leur lien avec la maladie-génie. Les sujets s’en écartent au cours de la transe. Les cultes de possession sont thérapeutiques par la séparation qu’ils effectuent entre le possédé et sa maladie, et religieux par l’unité du groupe qu’ils reconstituent ensuite.

Les chamanisme amérindiens, sibériens et les cultes de possession ont pour part commune de faire appel à des formes de discours qui mettent en oeuvre de façon indirecte la coupure de la castration. Celle-ci est modulée par des rapports sociaux distincts : la collectivité pour le chamanisme, le « groupe clivé » pour les cultes de possession . Dans ces cultes, le désir est social avant d’être culturel. C’est pourquoi ils sont pratiqués aussi bien au Japon qu’en Afrique , au Brésil et en Calabre.

Le sixième chapitre, dans la quatrième partie, s’intitule « La tentation des rêves typiques ». Malgré son intérêt réel, nous ne savons pas, faute de compétence, comment il s’articule à la question, de la dette symbolique et des thérapies traditionnelles. Nous ne pouvons qu’en dire autant pour le chapitre suivant, tout aussi intéressant que le précédent. Nous nous rallions à la conclusion du dernier chapitre (« La tendance dominante du naturalisme ») : « L’éthique de la psychanalyse, écrit l’auteur, ne doit rien à fonder sur la perte de sens un présupposé universel du bien ou la vertu particulière de l’utilité, mais privilégie à la fois l’ordinaire et l’inattendu ». Ajoutons que, pour notre part, la psychanalyse nous aide à retrouver le sens perdu et que, s’éloignant à la fois du présupposé théologique et de celui naturaliste (au sens de remplacer Dieu par la nature), elle est l’un des constituants de la modernité.

L’auteur conclue son ouvrage en montrant l’importance de la castration. « Dans toute thérapie d’obédience psychanalytique, ce sont les séparations qui importent, non les identifications ». « Lorsque la loi sociale, garante des relations réciproques est déficiente, la position subjective de la castration possède une forme de discours négative ». « Simple lieu de passage, elle (la castration) est réductible, dans tous les cas, à un point où quelque chose s’arrête et où quelque chose d’autre commence ».