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Charles MacDonald, 2024. L’autorité sans le pouvoir. Anthropologie critique, perspectives libertaires, L’Harmattan
Recension par Julien Vignet, sociologue. Centre d’Etude et de Recherche sur les Risques et les Vulnérabilités (CERREV) de l’Université de Caen Normandie
L’anthropologie anarchiste est en deuil, perdant coup sur coup ces deux plus illustres théoriciens : David Graeber en 2020 et James C. Scott en 2024. C’est dans ce contexte que Charles MacDonald fait paraître son ouvrage L’autorité sans le pouvoir. Anthropologie critique, perspectives libertaires (Academia, 2024).
Il s’agit en réalité d’une succession d’articles retravaillés et compilés pour l’occasion. Le rendu aurait pu paraître confus, mais il existe en réalité une forte cohérence dans l’ensemble de ces textes qui tous, sous différents aspects complémentaires, viennent étayer la thèse principale de l’auteur : l’anarchie est un mode de vie égalitaire partagé par de nombreux groupes humains au moins depuis l’émergence d’homo sapiens et qui s’oppose à un fonctionnement hiérarchique basé sur la transcendance (la Religion, l’Etat, le Souverain, la Nation, etc.). Ce dernier fonctionnement s’est toutefois peu à peu imposé dans l’histoire récente – en gros, depuis le néolithique. Cependant, même dans les sociétés fondées sur la soumission, comme les nôtres, l’anarchie peut exister de façon marginale : anarchie et hiérarchie sont en réalité en tension permanente et incarnent deux facettes du comportement humain.
Charles MacDonald balaie ainsi, en s’appuyant sur plusieurs décennies de travaux ethnologiques aux Philippines et au Viêt-Nam, le mythe hobbesien de l’état de guerre perpétuelle de tous contre chacun que seule l’existence de l’Etat permettrait d’éviter. Ce n’est toutefois pas par conviction politique qu’il a abouti à des conclusions proches du mouvement anarchiste. L’anarchie, Charles MacDonald l’a découverte chez les Palawan, essarteurs des forêts et des montagnes philippines vivant en petits groupes peu stables que les familles quittent et rejoignent sans cesse. Face à l’absence d’une réelle structure sociale, il a alors puisé dans la pensée anarchiste pour comprendre cette étrange culture. Par ailleurs, les origines américaines de l’auteur lui permettent une fine connaissance des débats de la discipline dans la sphère anglosaxonne, tandis que son poste au CNRS lui a donné le même acquis pour la sphère francophone. La confrontation de ces deux littératures n’est pas le moindre des intérêts de l’ouvrage.
Il serait trop long de faire un résumé détaillé du livre. Nous pouvons dire néanmoins que celui-ci se structure en trois parties. La première expose sa thèse principale en 7 chapitres, correspondant à 7 articles ou communications académiques ; la deuxième propose des éclairages (l’amitié, la vie collective de plusieurs populations insulaires d’Asie du Sud-est) et confronte cette thèse à différents objets (le sport, l’esprit libertaire aux Philippines) ; la troisième se compose de deux notes critiques, l’une sur Louis Dumont et sa théorie de l’individualisme, l’autre sur la question de l’Etat chez Pierre Bourdieu, ainsi que de deux textes à destination du mouvement anarchiste.
Pour asseoir sa théorie générale de l’organisation sociale – si toutefois l’organisation anarchique peut être considérée comme telle – fondée sur une opposition entre anarchie et hiérarchie, Charles MacDonald élabore plusieurs concepts et réflexions particulièrement éclairants. Si la distinction entre autorité (de l’ordre de l’influence et basé sur l’expérience ou une expertise) et pouvoir (impliquant commandement et obéissance) est relativement classique, celle entre liens faibles et liens forts est originale et contient un fort potentiel explicatif. Empruntant ces notions à Mark Granovetter1, il en modifie toutefois le sens. Les liens forts sont permanents ou durables. Ils sont par ailleurs validés par un tiers, dont la caractéristique est d’être transcendant. Il en est attendu une loyauté aveugle. Les liens faibles peuvent à l’inverse être rompus à tout moment par la seule décision d’un des partenaires, à l’image de l’amitié ou de l’amour dans nos sociétés. Ils impliquent donc des négociations perpétuelles, des fusions et fissions répétées. Ce sont en réalité des relations personnelles, pouvant harmonieusement faire collectivité pourvu qu’elles créent ce que Charles MacDonald appelle les « conditions de félicité », c’est-à-dire « les conditions permettant l’établissement et la répétition de relations interpersonnelles, comme par exemple des marques de sympathie ou de politesse, par opposition à l’indifférence ou l’hostilité » (p.119).
C’est d’ailleurs dans sa recherche des « conditions de félicité » que Charles MacDonald s’est intéressé à l’humour. En effet, celui-ci est propice à l’établissement de ces conditions. Il en donne un exemple chez les Inuits, où « la capacité à rire et à se moquer de soi-même, une attitude d’autodérision impliquent un refus complet de reconnaître des différences sociales sur une échelle hiérarchique » (p.103). Dans ce cas précis, non seulement l’humour favorise la convivialité, mais crée aussi les conditions de l’égalité. Charles MacDonald rapproche la fonction de l’humour de celle de l’anonymat chez les Alcooliques Anonymes, dont le rôle est de mettre les principes avant les personnes et d’encourager l’humilité tout en protégeant les membres du regard extérieur pouvant être stigmatisant (p.93). L’anonymat vient ici établir des conditions pour faire collectif.
Les groupes Palawan reposent aussi sur ce type de relations personnelles, au point de les qualifier de « série de fraternités qui s’intersectent et forment ainsi un vaste réseau » (p.47). Un temps tenté de les qualifier de « simples », Charles MacDonald s’y est finalement refusé, car ces relations sont en réalité les plus complexes qui soient, entraînant une instabilité chronique et une somme de comportements sophistiqués pour essayer de la réduire (convenances, humilité, humour…). Nous voyons bien en quoi liens forts et liens faibles reflètent la dichotomie hiérarchie/anarchie. Tandis que les liens forts sont à la base d’un fonctionnement hiérarchique et corporatif, les liens faibles permettent une collectivité à hauteur d’hommes et de femmes, s’instaurant à la base dans les rencontres face-à-face.
L’analyse de la différence entre réciprocité et partage étaye aussi la thèse de Charles MacDonald. Là où l’anthropologie inclut souvent le partage dans le grand ensemble de la réciprocité, l’auteur les distingue. La réciprocité suppose, comme l’a bien montré Marcel Mauss, que ce qui est donné doit être accepté puis rendu. Dès lors, celui qui a reçu devient l’obligé de celui qui a donné : il est en dette. Or, cette situation est pour Charles MacDonald « ce qui fait tourner le moteur social » et émerger le pouvoir (p.138). Elle est, en quelque sorte, à l’origine du déclin de l’anarchie pour son opposé. Ainsi, continue-t-il, « la réciprocité sous toutes ses formes (du vol au don pur en passant par le commerce, le troc ou le marché) participe de la hiérarchie » (p.138). Il rappelle en outre cette sentence des Inuits : « avec les cadeaux, on fait les esclaves » (p.53).
Pour l’ethnologue, le partage est un principe antithétique à la réciprocité « et une exigence pour maintenir un état d’anarchie » (p.53). Il rappelle que dans de nombreux groupes de chasseurs-cueilleurs, celui qui chasse la proie et la ramène ne fait « qu’amener dans le groupe une proie qui a été donnée par un être extérieur à la société : le Maître des animaux, ou l’animal lui-même qui s’est offert aux hommes. […] Dans ce cas, personne ne donne à personne, le chasseur est une sorte de livreur, rien de plus » (p.138). Le mécanisme asymétrique de la dette ne peut donc pas s’enclencher.
Continuant sur sa série de distinctions, attardons-nous maintenant sur celle entre immanence et transcendance. Nous l’aurons compris, liens faibles et partage sont du côté de l’immanence (et donc de l’anarchie), tandis que liens forts et réciprocité sont du côté de la transcendance (et donc de la hiérarchie). Pour définir la transcendance, Charles MacDonald s’appuie notamment sur la notion d’ « abstraction transcendante de la forme corporative » de David Graeber2. L’anthropologie s’est le plus souvent constituée avec l’idée que tout groupe tient en fabriquant de l’abstraction, une entité fictive, supérieure, supposée perpétuelle. Or, les groupes anarchiques étudiés par Charles MacDonald sont à l’opposé : « les agrégats ne durent pas, les entités collectives ne sont pas conçues comme éternelles » (p.67). Les groupes se font et se défont, ce qui fait que nous ne sommes pas loin de ce que le mouvement anarchiste a toujours prôné depuis 150 ans : la libre association.
Ces communautés anarchiques n’ont ainsi à proprement parler pas de structure sociale. Cela signifie qu’elles n’ont pas de hiérarchie, ne suivent pas la règle de réciprocité (mais celle du partage) et que le collectif ne repose pas sur un principe transcendant, que ce soit l’Etat, la Nation, la Religion ou autre. Au contraire, dans l’anarchie, « les personnes ne sont pas liées les unes aux autres en tant que détentrices d’un rôle ou d’un statut, mais en tant qu’êtres immanents dans le monde, complets en eux-mêmes, et non en tant que parties d’une quelconque totalité de laquelle elles tireraient leur signification mutuelle » (p.51). Il s’agit d’un mode de vie collectif organisé autour de principes éthiques régissant les comportements directement à la base, dans le face-à-face avec autrui. Ce ne sont donc ni des contraintes liées à un ordre moral supérieur, ni des déterminations matérielles qui organisent la société.
Il y a bien sûr matière à discuter. Il est ainsi peu fait mention des croyances et des aspects religieux des Palawan et des autres cultures citées à l’appui de la thèse de Charles MacDonald. Or, nous pourrions nous demander si la transcendance ne vient pas se loger ici et expliquer pourquoi, malgré une instabilité chronique des groupes, il existe néanmoins une stabilité de ce « vaste réseau », en faisant bien une culture avec sa langue, ses coutumes, son système de valeurs. Par ailleurs, le terme de « grégaire », pour qualifier ces communautés anarchiques, n’est peut-être pas le plus pertinent. Si étymologiquement il renvoie bien à la disposition de la vie en groupe, son usage courant le renvoie davantage vers la mentalité de troupeau, trait diamétralement opposé à la libre association contenue dans les liens faibles. De même, les continuités faites avec les sciences physiques et biologiques (« les flocons de neige […] et bien d’autres structures de l’univers n’ont-ils pas, peut-être, des affinités secrètes avec les lois de la vie humaine » [p.28], comparaisons avec les sociétés d’insectes, emprunts à la primatologie…), si elles sont certes à la mode aujourd’hui, pourront susciter débats et controverses dans le champ de l’anthropologie sociale, de même qu’une position évolutionnaire revendiquée.
Il en est de même de la question du conflit et de la violence dans le champ académique autant que militant. En effet, Charles MacDonald penche largement pour définir les communautés anarchiques comme non-violentes, en faisant presque une condition de l’égalité et de la préservation de l’autonomie individuelle. Une discussion avec les thèses de Pierre Clastres sur le sujet, qui considérait au contraire que la guerre préservait les sociétés contre l’Etat et donc l’unification, pourrait être utile3. Par ailleurs, nombre d’anarchistes aujourd’hui pourraient rétorquer que l’anarchie n’est pas seulement dans une vie paisible et pacifique, mais aussi dans la lutte contre le pouvoir, y compris par des moyens violents.
On comprend bien en quoi cette thèse de l’auteur peut intéresser l’anthropologie, d’autant plus si on est d’accord avec cette remarque que « le problème central de toutes les sciences sociales est celui de la compatibilité entre l’autonomie du sujet et la nécessité de la coopération » (p.115). De ce fait, l’ouvrage intéressera aussi le mouvement anarchiste et toutes celles et ceux qui cherchent à « inventer une autre forme de vie » (p.296). La thèse proposée par Charles MacDonald de deux courants qui s’entrechoquent, l’un anarchique, l’autre hiérarchique, est non seulement herméneutique, mais contient aussi un potentiel émancipateur.
1 Mark Granovetter, « The strength of weak ties », The American Journal of Sociology, 78, 1973, p. 1360-1380.
2 David Graeber, Possibilities : Essays on hierarchy, rebellion and desire, AKPress, 2007
3 Pierre Clastres, Archéologie de la violence, L’Aube, 2005