[1ère partie de la recension]Daniel Clément : L’Echo des autres, l’analyse basique en anthropologie, Québec, Presses de l’Université Laval, Paris, Hermann, 2017


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Daniel Clément : L’Echo des autres, l’analyse basique en anthropologie, Québec, Presses de l’Université Laval, Paris, Hermann, 2017

1ère partie de la recension

« Chaque chapitre est une introduction aux peuples ou aux peuples d’où proviennent les récits ». Daniel Clément avertissait son lecteur dès la préface de son livre précédant L’ Hôte maladroit. Autrement dit, il récuse l’emprunt à la structure de la langue (phonème, monème, sémantème), découverte par Saussure, qui serait propre au cerveau humain, comme ayant quelque aptitude à fournir une quelconque possibilité d’explication des mythes amérindiens. Pour lui, le concept de mythème désigne une unité constitutive dans un mythe, formée d’un sujet et d’un prédicat ou d‘un attribut, mais pouvant s’avérer plus élaborée que ne le laisse croire la combinaison de ses éléments. Porteur de sens, le mythème est l’équivalent d’un thème mythique. Un autre concept auxiliaire est celui d’étymon emprunté à la science étymologique. Dans le contexte mythique, un étymon d’un mythème correspond au fondement de l’unité constitutive, à l’élément qui le motive, que celui-ci soit d’ordre naturel ou social. L’analyse qui est une analyse de base, une analyse basique, cherche à découvrir ce qui, au delà des apparences, motive les récits. Chaque épisode ou chaque variante peut revêtir une signification. Il s’agit de pénétrer plus avant dans la compréhension de la culture ou des cultures à l’étude. La préface de L’Echo des autres, ouvrage que je vais tenter d’analyser, commence par deux strophes du poème de Baudelaire intitulé Correspondances, dont la deuxième strophe s’achève par ce vers célèbre ; « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Ce que l’auteur appelle énigme, non seulement dans la nature, mais dans la société est tout ce qui est étranger à soi, tout ce qui n’est pas conforme à ce qui est perçu, vécu comme étant la norme. La Danse du Soleil des Amérindiens des Plaines américaines était énigmatique aux yeux des Européens. Mais quatorze Iowa, venus à Paris, en 1845, considéraient comme énigmatique la pratique de promener des chiens en laisse. au point de dénombrer et de classifier ceux et surtout celles qui exerçaient cette pratique. Les anthropologues se sont peu intéressés à mettre en lumière les motivations qui se profilent derrière la pratique des rites, des techniques. Ce que l’auteur veut développer c’est une véritable anthropologie du sens. La mise à jour de la source d’un terme ou trait culturel, même si ce terme ou trait culturel change de valeur, permet d’en expliquer la présence. Un étymon correspond à la source de l’image mythique ou de l‘élément cérémoniel et peut ainsi en rendre compte. Il peut y avoir plus d’un étymon par mythème. D’autres concepts constituent des modes opératoires révélés par l’analyse de mythes : isotopique, analogique, méta-morphologique, métonymique, isotopique référent à l’égalité, l’équivalence, analogique au semblable, méta-morphologique à des formes implicites, métonymique dans le sens de prendre une partie pour le tout. Enfin, lorsque les autochtones affirment que leurs mythes sont vrais, ou que leurs rites ou leurs techniques proviennent des animaux, c’est que ces affirmations doivent contenir une part de vérité. C’est la responsabilité de l’anthropologue de le vérifier. Il s’agit, dans cet ouvrage, de démontrer comment l’analyse basique peut être appliquée à des domaines comme la mythologie, les rites, les techniques et l’organisation socio-parentale, pour dégager les fondements de pratiques humaines du point de vue de leurs significations pour les membres des cultures étudiées. Il comprend quatre parties : Mythes, mythèmes et étymons ; Les rites en miroir ; Penser les techniques ; Organisation socio-parentale. Dans la première partie, chaque chapitre correspond à un mythe, dans la deuxième partie chacun d’eux correspond à un rite. Dans la troisième partie, chaque chapitre renvoie à une technique et, dans la quatrième partie, à une organisation socio-parentale.

Mon intention est de montrer, en restant proche du livre, comment l’auteur s’y prend pour rendre efficace l’analyse basique, également la manière dont, peu à peu, dans chaque cas, il obtient des résultats significatifs en mettant en jeu la démarche qu’il propose. Il me semble que l’analyse basique est, en France, une nouveauté qui vient combler un grand vide, celui que les analyseurs de mythes ont laissé entre les mythes eux-mêmes (qui n’auraient aucun sens , mais, se penseraient entre eux), entre mythes, rites, techniques et relations parentales, dans les sociétés où les mythes ont été produits. Si proches me semblent être certains travaux de jeunes et moins jeunes anthropologues, de la tentative de Daniel Clément, à mon avis réussie,, ils demeurent plus éloignés que lui de cette anthropologie du sens qui ouvre tant de possibilités de recherches.

Le premier chapitre, Le poisson avaleur, raconte l’histoire d’un jeune garçon à qui sa soeur interdit d’aller se baigner dans la rivière car il risque d’être avalé par un poisson géant. Le jeune homme part à la chasse à l’arc, perd une flèche qui tombe dans la rivière. Il entre dans l’eau pour la retrouver et il est attrapé par le poisson géant, poisson avaleur. Sa soeur en le pêchant à la ligne, parvient à attraper le poisson, l’ouvre et libère son frère. Ce mythe est, selon l’auteur, un enseignement zoologique. Le poisson géant existe bien sous différentes formes, on le voit dans les dessins de Christiane Clément qui illustrent le livre. Dans la réalité, il avale de petits rongeurs. L’étymon est bien ce poisson avaleur, Le mythème (thème du mythe) est, en l’occurrence, l’avalement par le poisson, mythème dont l’étymon est le poisson lui-même et, peut-être, le petit être poilu (rongeur) que l’on trouve dans son ventre. Le tmythe emprunte à la zoologie un fait réel, un poisson de grande taille, carnivore et capable d’avaler des rongeurs. Ce sont notamment les soeurs aînées – des femmes – qui sont les éducatrices des enfants et des jeunes et ceux-ci leur doivent obéissance. Elles sont chargées de l’éducation des enfants en l’absence des hommes partis toute la journée à la chasse. Le mythe enseigne bien l’obéissance des enfants aux femme, mères et soeurs aînées. Est ainsi mise en valeur la résonance du mythe dans la société.

Le second mythe « Le vagin édenté », au chapitre 2, met en scène un homme qui veut s’unir sexuellement avec une femme dont le vagin est denté à l’intérieur. Cette femme se sert de son vagin denté pour mordre l’homme qui s’unit à elle et le tuer. Mais le héros du mythe met dans le vagin de la femme un « repoussoir » placé transversalement qui lui permet de s’unir à elle, sans se faire tuer. Les frères du héros mythique s’unissent ensuite à elle. De nombreuses variantes du mythe existent chez les Amérindiens; L’auteur pense qu’il rend possible une pédagogie sexuelle près des jeunes initiés, et une leçon d’écologie, notamment en ce qui concerne des animaux femelles qui ont un os clitoridien. Il semble que le mythème, le thème du mythe soit, non le vagin denté, mais plutôt le vagin édenté – comme l’indique le titre du chapitre – et que son étymon soit l’os clitoridien, la dent qui reste lorsque toutes les autres dents ont été brisées.

Le chapitre 3 est consacré au mythe d’Asdiwal que l’auteur qualifie de récit tsimshien (une société amérindienne). Asdiwal se présente comme « un condensé social de la réalité tsimshian ». Le mythe s’étend sur plusieurs années. Il relate la vie d’un homme né dans les échelons les plus bas de la société, un bâtard, qui, peu à peu, à travers son initiation, puis son ascension au ciel, et par des épreuves imposées des cieux ou de la vie, se révèle à lui-même ses pouvoirs implicites. De retour sur terre, il entreprend une vie d’adulte qui le fera voyager dans tout le pays tsimshian. Le mythe vante ses mérites de chasseur dans tous les domaines propres aux autres tsimshian. Le héros retourne dans un groupe différent de celui de sa mère (la société est matrilinéaire et matrilocale). Son père, Hatsenas, l’avait protège du Lanceur de pierre qui disparaît, ayant oublié en montagne ses raquettes – le mythe appelle ainsi les auditeurs à la vigilance en montagne – et est transformé en une statue de pierre que l’on voit encore au sommet d’un mont. Le héros quitte la vie sociale et terrestre. Auparavant, il remet à son fils les objets claniques qu’il avait reçus de son propre père Hatsenas. Il disparait, parce qu’il n’a pas respecté la distinction entre monde humain et monde animal, en consommant une nourriture que se  réservent les animaux. Dans les mariages mythiques entre êtres humains et animaux, cette prohibition de la nourriture animale, qui fait entrer dans un autre monde, est souvent l’objet d’avertissements des animaux-conjoints eux mêmes. L’auteur dit que le héros demeurait humain à cause de la présence de son fils, Mais son corps se remémore le poisson qu’il avait avalé autrefois dans son entier, aussi les Otaries qui avaient été bonnes pour lui. Cette mémoire redevient réalité et les os du poisson (les arêtes) transpercent son estomac. En plus du territoire, le mythe prend en compte également l’organisation sociale, notamment telle qu’elle peut se manifester dans le unions matrimoniales ou par les quatre potlatchs qu’un homme tsimshian doit donner au cours de sa vie. Il montre l’éventail de possibilités de mariages exogamiques entre les quatre différents clans qui constituent cette. société. Des mythèmes isolés se superposent et viennent colorer la trame du mythe d’Asdiwal. Les étymons, c’est-à-dire, les éléments originaires, y sont décelés simultanément, nous semble-t-il, par l’auteur : par exemple le mésangeai, un oiseau (étymon) et son éthologie en ce qui concerne le comportement d’Hatsenas le père du héros (l’un des mythèmes isolés ou thème du mythe) ; la société et les moeurs expliqués en termes humains (mythème isolé) de la chèvre de montagne (étymon), les raisons qui motivent la présence d’un canot (mythème isolé) chez les otaries (étymon) dont l’estomac et les pierres qu’elles avalent peuvent être des étymons, rendant perceptible à l’auditeur la grosseur de l’estomac de l’otarie (qui peut même être une embarcation dans le mythe), grosseur qui donne réellement à l’otarie la possibilité d’avaler des pierres, tout comme un canot peut porter des charges de lest. L’auteur pense que l’analyse des mythes en anthropologie doit repartir de là où Boas l’avait laissée. Pour lui, les mythes étaient une excellent source d’information, voire supérieure à celle que pouvaient donner des membres d’une culture. Mais Boas n’avait pas les outils pour dévoiler les aspects cachés des mythes et s’en tenait aux faits les plus apparents. L’analyse basique doit permettre de dégager ces savoirs enfouis dans les mythes, dans les rites et dans d’autres domaines culturels.

Au chapitre 4, « Les ravisseurs d’enfants », deux mythes se succèdent, de deux sociétés différentes, mais dont le thème est, dans l’un et l’autre, un rapt d’enfant. Dans le premier mythe c’est une fille, une enfant, qui sort de chez elle, le soir, quittant sa mère pour aller voir sa grand-mère. Elle rencontre une vieille femme, la prend pour sa grand-mère, mais celle-ci la ramasse et la jette dans le panier qu’elle a sur le dos. Elle l’emmène en haut d’une montagne. Libre de circuler dans la demeure, la fille y rencontre une femme qui l’appelait. Le haut de son corps était humain, mais le bas était de pierre. Elle enseigne à l’enfant comment vaincre l’ogresse cannibale qui l’a enlevée. Elle doit enfiler sur ses doigts les extrémités des coquillages que l’ogresse a laissés, après en avoir mangé l’intérieur. Elle devait montrer chacun de ses doigts à l’ogresse. Ce qu’elle fit. Effrayée, l’ogresse cannibale roula au bas de la montagne et fut tuée. La femme demi-pierre conseilla à la fille d’emporter un peu de tout ce qu’il y avait dans la demeure. et de dire à son père d’y venir pour tout rapporter chez lui. Rencontrant sa jeune soeur, elle lui demanda de prévenir sa mère qu’elle était revenue. La mère ne la crut pas, mais dut constater que c’était vrai. Le père et les membres de sa société montèrent à la demeure de l’ogresse, s’emparèrent de ses biens qui furent distribués dans un grand potlatch. Le mythe contient deux mythèmes : soit le moyen utilisé pour effrayer l’ogresse, soit le personnage de la conseillère mi-humaine, mi-pierre. L’auteur note l’importance des mollusques chez les Amérindiens de la Côte Pacifique. Il note également que l’évocation d’une géante cannibale sert à calmer les enfants trop pleurnichards. L’extrémité du mollusque semble bien être l’étymon du mythe. Mais il faut regarder de plus près. En fait cette extrémité, dite siphon, est toxique et ne doit pas être mangée. Cela dans une société qui connaît souvent la famine et où la cannibale représente, dit l’auteur, la pulsion de survie. « C’est la peur profonde d’être empoisonnée par un coquillage qui est exprimée dans le mythe ». Mais la vieille femme avait conseillé également à l’enfant de ne pas manger de graisse. En effet, dans cette société, l’absorption de graisse peut contraindre à l’immobilité, comme c’est le cas de la vieille femme mi-pierre, mi-humaine. Dans le second mythe, c’est un hibou qui enlève l’enfant qui est un garçon. L’enfant grandit près du hibou qui lui donne une cuillère de coquillages de dentales. Ses parents le cherchent longtemps, le retrouvent. Il veut rester avec le hibou, mais ses parents le supplient de les suivre et il cède. Avant, de partir, le père met le feu à la maison du hibou. Poursuivi par le hibou qui a trouvé sa maison brûlée et des os qui n’étaient pas ceux de l’enfant, ce dernier lui échappe en mettant à ses doigts des cormes de chèvre de montagne. Effrayé, le hibou manque de se noyer, en voulant franchir la rivière que le garçon a sauté grâce aux cornes. Il retourne chez lui. L’un des mythèmes est ici l’origine des dentales. Ce sont des mollusques qui servent de monnaie d’échange et sont transformées en ornements du corps. Ils font partie des richesses qui accompagnent parfois un défunt dans sa sépulture. Or les hiboux de la contrée ont un collier de plumage qui correspond par son apparence à un collier de dentales. Ajoutons que les os sont en général rejetés par les hiboux qui savent les reconnaître par leur odorat. Ces os et les poils d’animaux mangés forment des boulettes qui se désagrègent. Enfin les cornes de chèvres peuvent effectivement servir d’armes. En somme le mythe rappelle que les dentales sont des richesses et aussi que les cornes de chèvre peuvent servir à se défendre. Les étymons ne seraient-ils pas ici précisément les dentales et les cornes de chèvre ? Car ce sont eux qui conduisent au sens du mythe. Des variantes du mythe font apparaître plus banalement le sang menstruel comme menace pour les activités de chasse.

Le chapitre 5, « Un porc-épic monte au ciel », comporte deux mythes avec, chacun, un personnage central. Le plus détaillé des deux mythes est celui retenu le plus longuement par l’auteur. Soleil et Lune sont les deux fils d’un père et d’une mère, Ciel et Terre. Le père décide qu’ils doivent quitter les gens en dessous et aller au dessus. Ils doivent se choisir une femme. Soleil se dirige vers l’est, tandis que Lune, après avoir été près de la rivière, se cache dans la broussaille. Il voit approcher deux jeunes filles très belles. Aussitôt il s’assied au pied d’un peuplier du côté ouest de l’arbre et se transforme en gros porc épic. Poursuivi par les deux jeunes filles qui ne l’attrapent pas, le porc-épic monte à l’arbre. Alors l’une des filles se mit à grimper. Regardant en bas, elle vit qu’elle était rendue très haut dans l’arbre. Le porc-épic se retourna et lui dit : « Viens avec moi. J’étais venu te chercher ». Elle obéit, le suivit. Ils arrivèrent à destination au ciel. C’est à partir de ce bref récit complété par un exposé plus détaillé du mythe que l’auteur parvient, selon les épisodes qui suivent, à montrer son sens. Une sorte de combat se livre entre la jeune fille qui a suivi Lune, et une grenouille-crapaud (tantôt l’un, tantôt l’autre), à savoir laquelle des deux, la jeune fille ou la grenouille-crapaud, mastique le mieux. Cela en présence du frère Soleil qui les a rejointes. C’est la grenouille-crapaud qui perd le combat, parce qu’en bavant, elle révèle qu’elle est sans dents. En note, l’auteur dit que l’absence de dents est sans doute l’étymon de ce mythème qu’est le combat entre grenouille-crapaud et la jeune fille. Déjà, dans les directions prises par Lune et Soleil, on peut discerner des indications astronomiques importantes. De même, l’auteur nous apprend que les piquants du porc épic servent de décoration à des broderies tissées par les femmes de la société. Mais l’échec du crapaud-grenouille n’empêche pas Soleil d’être attiré par elle. Car son visage reste immobile sous ses rayons. « Le mythe est toujours, dit l’auteur, une source de connaissance, (notamment) dans ce cas, des savoirs concernant la morphologie des animaux ». La jeune fille qui a épousé Lune donne naissance à un garçon. Nouvel épisode du mythe. L’auteur note que la société est patrilinéaire. La mère s’ennuie et décide de retourner sur terre. Pour atteindre les racines en forme de tubercules d’une certaine plante interdite, il faut creuser de gros trous. Or les femmes ne doivent pas regarder dans ces trous. Dans le mythe, ce sont des bâtons à fouir qui creusent les trous. A un bâton à fouir a été accrochée une corde faite de tendons de bisons. Il est dès lors possible de se laisser glisser dans le trou creusé, au moyen de cette corde. L’épouse humaine de Lune n’a pas utilisé tous les tendons que fournit le bison. L’auteur note qu’ « on insiste sur un détail en apparence anodin, pour instruire sur l’anatomie des animaux et leur éthologie, ou encore pour véhiculer un élément de connaissance important dans une culture et un environnement donnés ». La descente de l’épouse de Lune par le trou qu’elle a creusé pour rejoindre la terre est similaire à celle d’une araignée suspendue à son fil, la tête en bas. Or cette similitude attestée n’est pas fortuite. L’araignée est, dans la société considérée, l‘un des noms d’un Etre suprême qui vit au dessus. L’araignée est, dit l’auteur, l’étymon de ce mythème. Mais la corde de tendons est trop courte, puisque l’épouse humaine de Lune n’ a pas utilisée tous les tendons d’un bison. La corde se rompt sous le choc d’une pierre qui tombe dessus. L’épouse de Lune se tue. Son fils survit et est recueilli par une araignée qui est en fait une vieille femme apparue à un moment du mythe. A ce mythe, l’auteur en ajoute un autre où le porc-épic réapparaît. Deux soeurs, qui sont excellentes à la course, rencontrent un porc-épic. L’une d’elle le dépouille de ses piquants. Les deux jeunes filles courent jusqu’au village, craignant que l’acte commis par l’une d’entre elles sur le porc-épic ne leur apporte des malheurs. En effet, le porc-épic, pour se protéger du froid, fait tomber un grande quantité de neige et les deux soeurs périssent avant d’arriver au village. L’auteur fait remarquer que « le mythe se déroule en trois temps : l’observation d’un événement naturel, l’attribution d’un élément caractéristique à un animal et la personnification de cet animal qui, à la manière d’un humain, est doté de pouvoir pour manipuler l’ordre naturel ». Le chapitre s’achève par le mythe du saumon. Un petit garçon nage dans l’océan. Il est attrapé par un saumon et devient son esclave pendant un an. Le garçon observe tout ce que les saumons font et prend soin de noter tous leurs faits et gestes. Lorsque, à la période du frai, le saumon s’apprête à remonter une rivière, les petits saumons veulent le suivre et embarquent sur des canots. Le garçon les suit. Lorsque les canots arrivent en eau peu profonde, il les quitte et retourne chez lui. Il rapporte aux gens du village toutes les observations qu‘il a faites sur les saumons. Dans chaque mythe, il y a un personnage central : soit le porc-épic, soit le saumon. Or ces animaux sont présents dans les sociétés où ces mythes apparaissent.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée aux rites. Dès le premier chapitre de cette partie, le sixième (6) de l’ouvrage, l’auteur nous avertit que l’analyse basique s’applique tout autant aux rites qu’aux mythes. Il en convainc d’ailleurs le lecteur en montrant que les rites sont impensables sans les mythes. Je dirai qu’ils sont dans le prolongement des mythèmes et des étymons qui leur donnent à la fois leur sens concret et symbolique. Les mythes avaient une sorte de finalité pédagogique, pour la plupart, et aussi, dit l’auteur, mnémotechnique. Ils permettaient de se rappeler les dangers à éviter ou la marche à suivre pour aboutir à une action quelconque : chasse ou pêche. Il m’a semblé que le rite, dans sa fonction principale, initiait les jeunes à passer à l’âge d’homme. Ceux que l’auteur cite dans ce chapitre sont des rites de petites sociétés australiennes, (dont il faut se souvenir que leur sacré n’est pas à proprement parler religieux : c’est le rêve, l’Alcheringa, comme l’avait montré Alain Testart). Les rites analysés ici sont la scarification, le jet vers le ciel et le percement du nez. Ce que l’auteur étudie « ce n’est pas tant la culture des aborigènes australiens que ces aborigènes eux-mêmes dans leur rapport perceptif à l’environnement ». Ce qui différencie le rite du mythe, selon l’auteur, c’est que l’intention du rite est de marquer dans la chair et le sang les mêmes leçons, les mêmes faits et gestes, les mêmes perceptions qui coexistent dans les deux types de manifestations. Les mythes, dit l’auteur, sont des tableaux représentant les liens que les membres d’un groupe donné entretiennent avec leur environnement : parenté, groupes voisins, animaux, astres, et qui, à la fois, réfléchissent le même environnement à la manière d’un miroir parfois déformant, et perpétuent les perceptions qui en résultent. La scarification consiste en incisions faites aussi bien aux garçons qu’aux filles sur différentes partie du corps. incisions qui, en guérissant, montrent des cicatrices surélevées et permanentes. Ces incisions sont faites à l’aide de pierres tranchantes, de coquillages ou de morceaux de verre. Les marques pouvaient être obtenues en brûlant la chair avec des tisons, des bâtons à feu, ou des pierres chauffées. Autrement dit un supplice. La scarification semble réservée aux hommes. L’analyse basique recherche les fondements de la scarification dans les mythes. d’origine. La cérémonie constituait un rite de passage moins important que d’autres. Le novice était peint à l’image d’un aigle d’Australie. mais les marques elles-mêmes représentaient les motifs d’un oiseau, le méliphage à sourcils noirs. Cet oiseau jouait un rôle dans la mise à mort d’un aigle géant qui se nourrissait des humains. Un mythe raconte comment le méliphage et des oiseaux passereaux réussissent à faire mourir l’aigle cannibale. Les emblèmes peints font voir des oiseaux au bec effilé qui leur permet de fouiller dans les crevasses pour trouver les graines dont ils se nourrissent. Par ailleurs un alligator, dans un autre mythe, demande qu‘on lui incise des marques sur la poitrine, les épaules et le dos. Le mythe montre l’importance attachée par les aborigènes à l’alligator (le crocodile). Le mythe, reflété par le rite, reconnaît au crocodile le pouvoir prédateur d‘attraper des poissons et de petits mammifères. La nature est une source d’inspiration assurant à l’imitant (je dirais : l’investissant) les mêmes attributs que ceux de l’imité ( je dirais :l’investi). L’étymon de la scarification pourrait donc être en Australie un crocodile et, par extension, sans doute d’autres sortes de reptiles. Le deuxième rite examiné ici est le jet vers le ciel. Lorsqu’un garçon est âgé de dix à douze ans, les hommes et aussi les femmes, se rassemblent autour de lui sur une aire près du campement. Les garçons peuvent être plusieurs. Ils sont lancés en l’air par les hommes un certain nombre de fois et rattrapés lorsqu’ils retombent, tandis que les femmes dansent autour d’eux en criant. Dans une variante d’un mythe, il est dit qu’un homme s’approcha d’une femme pour s’accoupler avec elle, mais il ne réussit qu’à l’effrayer et elle s’envola. Le lancement dans les airs est parallèle à ce vol. Mais la comparaison de la femme avec un oiseau ne suffit pas à expliquer le fondement du mythe. La période d’isolement qui précède, pour le novice, la cérémonie du lancement est suivie, avant le lancement, par une sorte de rassemblement où les hommes et les femmes, parents du novice, lui assènent, sans le blesser gravement, des coups de bâton. Autre supplice. L’administration de coups de bâtons, immédiatement suivie d’un lancement dans les airs, rappelle, commente l’auteur, le processus de traitement des grains alimentaires de différentes espèces. Les grains sont battus à coups de bâtons – en France, dans mon enfance, on appelait cela des fléaux -, et vannés en lançant en l’air le produit de la récolte afin de séparer, sous l’action du vent, le bon grain de l’ivraie. – je ne me souviens plus de l’opération qui suivait le battage du grain par les fléaux, mais elle devait être du même type que le vannage -. Le garçon vit une mort symbolique. Par l’isolement, il est séparé du monde des femmes. Le grain est ensuite récolté (le battage qu’avec une machine, en France, on appellera les batteries, puis la moissoneuse-batteuse) et épuré par le vannage (lancement en l’air). Il s’agit de rendre le novice léger comme on le ferait pour épurer des grains. Ce lancement dans les airs est sans doute une étape qui lui permettra de grandir. Le troisième rite est le percement du nez. L’opération est menée sans cérémonie. A l’adolescence, garçons et filles ont les parois du nez percées avec un objet pointu. On insère ensuite un morceau de bois ou d’os dans le trou, pour qu’il ne se referme pas. Ce morceau de bois peut être orné de diverses parures. L’auteur dit avoir choisi le rite comme exemple d’effet miroir. En effet il a aussitôt pensé aux oiseaux « comme source d’inspiration probante de la pratique ». Les oiseaux n’ont pas de nez et leurs narines s’ouvrent à la surface du bec, ce qui donne l’impression d’un organe percé. En l’occurrence, l’oiseau est sans doute le corbeau du désert. L’aigle – souvent considéré comme le frère du corbeau – est également associé au percement du nez. Il s’agit de s’approprier son pouvoir qui inclut le gibier dans une partie morphologique du corps. L’auteur conclut en disant que les oiseaux jouent un rôle déterminant dans l’application de la coutume du percement du nez ; il rappelle également les pouvoirs des oiseaux dans l‘obtention de nourritures que consomment aussi les humains. Les trois rites précités sont en commun de refléter, chacun, un élément de l’environnement, ce qui, par l’effet de miroir, confère aux membres des groupes qui subissent le rituel une identité déterminée dans un groupe social, sexuel ou ethnique donné.

Le chapitre 7,  « L’avulsion dentaire en Australie », montre au mieux comment l’étymon est en quelque sorte, lorsqu’il est découvert par l’auteur, une ouverture sur les sociétés où cette avulsion dentaire apparaît. Le mythe sert d’exergue. Il s’agit d’un personnage mythique à qui le Créateur confie de jeunes garçons, pour qu’il leur enseigne les traditions, les lois, les coutumes de leur société. Quand les garçons reviennent, il leur manque une incisive. Mais certains des garçons confiés disparaissent. Le personnage mythique leur extrayait une dent avec l’une de ses propres incisives. Parfois, il mordait tout le visage du garçon et le dévorait. La cérémonie de l’avulsion de la dent a pour but de séparer l’adolescent tout particulièrement du groupe des femmes, mais, lorsqu’il s’agit de filles ainsi initiées, c’est plutôt de leur mère qu’on les sépare. Des sorciers peuvent intervenir qui sont censés extraire un os du corps du patient ou de leur propre corps, en souffrant beaucoup, en se convulsant. L’auteur met en équivalence la souffrance du sorcier et celle du novice, l’os extrait du sorcier et la dent extraite du novice. Mais il faut ajouter que les aborigènes paradent devant les garçons en imitant les dingos, c’est-à-dire des chiens sauvages. Ils courent à quatre pattes, ceints d’une épée qui évoque une queue de chien. Dans une cérémonie d’initiation peut intervenir deux hommes portant l’un un kangourou en plantes herbacées, l’autre des broussailles qui évoque l’habitation de cet animal. Il s’agit de doter les jeunes du pouvoir de tuer l’animal, mais cela leur indique aussi les difficultés et la fatigue de cette chasse. On notera que la chasse au gibier est réservée aux hommes. Au milieu de la cérémonie, il y a une pause, nous dit l’auteur. Des hommes déguisés en kangourou, avec une queue de plantes qui remplace le boomerang, s’avancent vers les jeunes et se saisissent d’eux par les épaules. Analogie avec un geste de la mère vis à vis de l’enfant. Mais il s’agit de faire passer l’enfant, encore sous la coupe des femmes, à l’âge adulte. Chaque enfant a un gardien, celui qui le saisit par les épaules. Une gravure du livre, dessinée par Christiane Clément, représente un personnage un peu à l’écart de ceux qui marchent à quatre pattes. C’est le personnage du mythe, le dévoreur, à la voix de tonnerre. Le Créateur a détruit ce personnage mythique, mis « sa voix sous les arbres de la forêt », fait un rhombe à partir d’un arbre et a enjoint les hommes d’initier eux-mêmes leurs garçons en utilisant le rhombe pour remplacer la voix du tonnerre. Puis les hommes se mettent à gesticuler en montant les uns sur les autres, comme le montre la couverture du livre. Certains imitent, en se tordant, une technique de chasse à l’aide du feu et, d’autres en faisant semblant d’agoniser, les kangourous mourants. Les hommes pointent ensuite leur lance sur un bouclier. Par son gardien, chaque novice se voit ainsi conférer le pouvoir d’(utiliser la lance, notamment contre ce gibier qu’est le kangourou. Je passe sur l’extraction de la dent qui est un véritable supplice imposé à un enfant de dix ans. Le sang qui s’écoule tombe sur la tête du gardien. L’initié est en rapport avec la lance, il devient en quelque sorte la lance elle-même. Je lis ainsi pour ma part – peut-être en me trompant – le petit tableau de l’auteur : pour le novice, le dingo (le chien sauvage) est à l’humain ce que l’humain est au kangourou. Pour l’initié, il faut ajouter la lance et son rapport à la dent (au dingo). On peut dire aussi : le dingo est à la lance ce que l’humain est à la dent. Mais comme l’initié est à la lance, le dingo est à l’initié. L’étymon du rythème est la dent extraite à l’enfant, analogue à la dent que les dingos perdent en chassant. Elle apparaît comme désignant l’étymon des mythes d’avulsion de la dent : il est le comportement de ces canidés qui furètent dans les camps, se déplacent en meute, hurlent. L’auteur note, à l’appui, que l’on peint les initiés en blanc sur fond d’ocre rouge. Or les dingos sont de deux espèces : l’une noire, l’autre ocre rouge. Plus encore, l’oncle de l’enfant apparaît lié à son initiation. L’auteur note que les aborigènes australiens utilisent des animaux pour exprimer des rapports entre eux-mêmes. Un chant des femmes vient peut-être représenter la séparation de l’enfant d’avec les femmes représentées par une anguille et sa prise en charge par les hommes représentés par l’oncle dingo (chien). Une gravure représente deux chiens se prenant la gueule. Les aborigènes australiens s’en inspirent pour la cérémonie initiatique, d’autant plus que le dingo y est associé. Les initiés doivent demeurer tête baissée pendant toute la cérémonie, ce qui rappelle l’attitude de dingos dominés dans la meute. Je passe sur l’absorption des excréments, urine et fèces, courante chez les chiens et que l’on retrouve dans les cérémonies d’initiation. .Mais quel rapport avec la dent et l’avulsion de la dent ?, se demande l’auteur. C’est que le dingo est apparenté au loup et le loup, en mangeant des os, se brise les dents plus souvent que des mangeurs de viande ou des espèces non prédatrices. « Un rapprochement s’impose. La lance, munie aussi d’une pointe, entretiendrait le même rapport comme arme de chasse que (des) flèches à la dent du loup ». Le dingo est à la lance ce que l’humain est à la dent, la lance est égale à la dent. Je me permets de commenter ainsi, je l’espère sans erreur, le petit tableau de l’auteur. Or, si l’on en croit un préhistorien. tout ce qui vient d’être dit s’écroule. Il dit que le dingo n’existait pas en Australie lorsque, il y a sept mille ans, l’avulsion de la dent apparaît dans les cérémonies. Soulagement du lecteur : le loup, lui, existait bel et bien, sous le forme dite du « tigre de Tasmanie ». Achevons par le rapport de l’avulsion de la dent avec l’eau. Les femelles dingos sont connues pour transporter de l’eau dans leur estomac, pour abreuver leur petit. Dans un mythe, deux frères s’arrachent mutuellement une dent, crachent le sang dans un trou qui s’élargit et devient un lac. On le voit, l’analyse basique quittant et revenant au mythe, nous introduit dans les sociétés que concerne le mythe. Et le rituel vient en miroir faire se refléter, au sens où l’entend l’auteur, les rythèmes et les mythes

Le chapitre 8 porte sur un nouveau rite, la circoncision en Australie. Il commence par le récit d’un mythe. Un jeune garçon-pigeon chasse le lézard des sables. Il essaie de l’atteindre avec sa lance, le manque. Il le poursuit. Mais le lézard grandit et l’enfant-pigeon aussi. Sa mère part à sa recherche, ne le trouve pas et pleure. Le lézard se cache dans un trou. d’autres lézards le suivent.. Le jeune homme-pigeon allume un feu, et tire un lézard par la queue pour le sortir du trou où il s’ est réfugié. Il en tire ainsi plusieurs qu’il tue. Lorsqu’il tire le dernier, dont la queue lui reste dans la main, le propre prépuce du jeune homme-pigeon tombe. Lors de la cérémonie rituelle, des cousins du novice forment une table humaine sur laquelle le novice est étendu. A l’aube, un homme lui tranche le prépuce avec une pierre. Ce prépuce est mangé par l’un de ses cousins. Le novice est maintenant un homme. Le sang qui a coulé de la blessure se répand sur les hommes. Il sera recueilli, pour être utilisé à des fins médicales ou rituelles. Le sang peut être recueilli dans un bouclier et le prépuce être donné à manger au plus jeune frère du novice. Comme de nombreux novices sont morts de la circoncision, la pratique a été abandonnée. Un mythe se fait l’écho de ces morts : une femme circoncit des novices, mais, à chaque fois, ils meurent, sauf le dernier. Dans certains rituels de circoncision, ce sont des bâtons à feu qui servent à couper le prépuce, mais ils sont souvent remplacés par le couteau de silex. Des mythes relatent qu’un couteau de pierre sert à perforer l’hymen des femmes, cela s’appelle l’introcision. Ce sont elles qui ensuite se servaient de ce couteau pour la circoncision des novices. L’auteur remarque que les femmes, grandes pourvoyeuses de nourriture, utilisent un objet contondant pour cueillir. Un texte décrit une circoncision effectuée avec un bâton brûlant. C’est une femme qui, horrifiée par les morts qu’entraînait l’opération avec le bâton à feu, aurait, à ce dernier, substitué le couteau. Dans un mythe, c’est un kangourou qui utilise le couteau de silex à la place du bâton à feu. Pour fabriquer le couteau, les aborigènes australiens pouvaient utiliser les dents. L’étymon du rythème est le fait que la dent du kangourou a la même forme que le couteau. Des rapaces interviennent. Les hommes-faucon réinventent la pratique du rite, en utilisant le couteau de pierre à la place du bâton à feu. Un mythe corrobore le changement. Le bec de faucon rappelle le tranchant du couteau de pierre. L’agressivité d’oiseaux comme les perroquets et les cailles peut être comparée à celle des officiants. Mais il s’agit, par le mythe et le rituel, de transmettre un savoir. Une femme-grenouille a, dans un mythe, des dents proéminentes. Le mythe insiste sur le tranchant des dents de cette femme et d’autres animaux, ce qui conduit l’auteur à penser – fort justement à notre avis – que « l’étymon de ce rythème entretient un lien avec l’utilisation d’une dent quelconque d’animal à des fins techniques ». Les instruments utilisés pour la circoncision sont le feu, le couteau découvert par le kangourou, une dent quelconque sans doute d’animal et enfin le couteau de pierre. Mais quel est l’étymon de l’opération proprement dite ?  « L’analyse basique ne veut pas faire la psychologie des peuples, mais son objectif premier est de découvrir l’étymon de pratiques ». L’auteur note que l’âge des novices varie de 8 à 10 ans et de 10 à 16 ans, selon les sociétés considérées. Il y aurait, à partir de récits d’initiés, à faire une analyse de discours de ce qu’ils racontent à la fois de leurs souffrances qui ont bien l’air d’être atroces, mais aussi de leur joie de devenir des hommes et, pour les femmes, traitées tout aussi atrocement, de cette même souffrance et de cette même joie à devenir, de novices, femmes adultes. Mais est -ce réellement une joie ?