David Puaud, Un monstre humain ? Un anthropologue face à un crime « sans mobile », Paris, La Découverte, 2018, Préface de Michel Agier


Recension par Louis Moreau de Bellaing

David Puaud, Un monstre humain ? Un anthropologue face à un crime « sans mobile », Paris, La Découverte, 2018, Préface de Michel Agier

Chronique d’une mort sociale annoncée, dit la quatrième de couverture. La richesse du livre vient de ce que l’auteur sait que le criminel était déjà mort, socialement. Mais Puaud a su mener son enquête de telle sorte qu’elle apparaisse, cherchant non la cause du crime, plutôt comme une reconstitution, un film, « (par) l’immersion dans la durée, au ras du terrain, au sein d’un quartier populaire français marqué par la déstructuration de son tissus ouvrier ». Ainsi, il a su analyser les  « ressorts psychosociaux, politiques, institutionnels et historiques qui sont entrés en jeu dans le parcours (du jeune criminel) ». Agier dit, dans sa préface, que ce livre est «  l’aboutissement d’une prise de parole ». Il est aussi pour moi, un travail sur l’illégitimation et l’illégitimité progressive d’un passage à l’acte dont la responsabilité incombe certes à l’auteur du crime, mais aussi à ceux – ils sont peu nombreux – qui créent des conjonctures où, malgré les efforts des services sociaux, des individus et des petits groupes se trouvent pris au piège.

Les circonstances du crime, la manière dont il s’est déroulé sont rapportés par l’auteur dans un bref prologue. Je me dispense de les rappeler. Le lecteur, la lectrice les liront. Elles sont atroces. Puaud note que plusieurs personnes furent averties par le jeune criminel lui-même de son projet meurtrier, mais ne parvinrent pas à l’arrêter.

David Puaud a la passion de comprendre. Il ne cherche pas à juger. Le tribunal, la Cour d’assisse, s’en est chargé. Ce qu‘il nous fait comprendre c’est qu‘un être humain ordinaire, vous, toi, moi, peut en venir, par un cheminement discontinu semé, dès sa naissance, d’embûches, de souffrances et d’abandons, à tuer un autre être humain, et à le torturer avant de le faire mourir.. Ici, le meurtrier n’a rien d’un SS endoctriné par une doctrine prenant la forme d une « religion séculière », ni d’un djihadiste fanatisé par un sectarisme apparaissant dans une religion monothéiste, ni d’un gardien de goulag préposé à épurer ceux et celles qui refusent de devenir « homme nouveau ». Mon idée n’est sans doute pas celle de l’auteur, bien qu’il dise : « L’homicide signifie sa propre mort sociale » est qu’en tuant Michel, Josué se tue lui-même. Mais il lui fallait tuer un autre, pour se tuer lui-même.

Dan son introduction, l’auteur note qu’il a assisté au procès d’assise, qu’il a témoigné,à partir de ce qu’il connaissait de l’un des accusés, Josué Ouvrard (l’autre complice, étant Kevin Lenôtre). Les juges, les psychiatres tentaient d’expliquer ce crime « sans mobile ». David Puaud, à l’issue du procès, décide de faire, sur ce crime et son auteur, une thèse d’anthropologie, où, au lieu d’expliquer, il tenterait de comprendre, à partir d’une « empathie méthodologique » où il s’agit « d’accéder à la subjectivité d’autrui, sans fusionner avec lui ». Avaient été négligés, dans les différents rapports, la dimension historique, lex contextes sociaux et économiques. Les enjeux identitaires étaient réduits à des » traits de personnalité pathogène ». En reprenant l’enquête à ses débuts, l’auteur veut comprendre les situations et les trajectoires vécues par Josué Ouvrard. Dans une première partie « Un procès en cour d’assises. Devenir criminel », il présente l’accusé tel que l’ ont vu et expliqué les juges et les psychiatres. Dans une deuxième partie « Quartier sensible », il rappelle ce que fut la famille de Josué Ouvrard et les lieux, les espaces où il vivait. Dans la troisième, c’est son parcours qu’il analyse, celui de « Resca le trimard. Dans la quatrième partie intitulée « Le spectre de la violence »,  la plus difficile, il ne s’agit pas du crime en soi, mais de celui qui agit avec ce qui l’anime. Enfin, dans la cinquième partie dite « L’expression d’un désastre », à travers un texte écrit par le criminel lui-même, l’auteur tente de saisir ce qu’on peut appeler une  « mort sociale ».

La première partie décrit d’une manière très détaillée le déroulement du procès en plusieurs jours et qui aboutit au prononcé de la réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une peine de sûreté de vingt ans. Biographie, parcours, traits de personnalité, etc. sont présentés au tribunal par différents rapporteurs, avec des interrogations à l’accusé par le président de la Cour. Ouvrard ne cherche en aucune façon à éluder ou diminuer sa responsabilité et l’assume. L’avocate générale ressort le vieil argument qui consiste à dire que d’autres ont autant souffert, mais ne sont pas devenus des assassins. Argument sans grand sens, puisque chaque crime est celui d’un individu singulier. Les avocats de la partie civile ne semblent pas s’en être tenus à une première position : le crime a un mobile et il y avait préméditation. A mon avis, Ouvrard savait que, pour lui, c’était mal parti, puisque, peu avant le crime, il dit à l’auteur, après avoir encaissé la déception de ne pas être pris à l’armée à cause de son dossier pénal : « Je suis happé, happé vers le fond ! Tu vois, il y a une ligne droite, je zigzague à côté, puis je fais des démarches, retourne sur la ligne droite, mais il y a le mur en face et lui çà fait mal !. » L’auteur cite cette phrase de Josué Ouvrard dans la quatrième partie. Il a raison en ce sens qu’elle s’explique par le parcours du jeune Ouvrard. Parcours que semble avoir bien compris aussi la psychologue Corinne Girault, commise par le tribunal à la rédaction d’un rapport psychologique sur l’accusé. Elle tente de comprendre, après coup, le criminel à partir de lui-même, dans son ressenti et sa souffrance. Le jugement suggère que Ouvrard a un « instinct criminel »

Dans la deuxième partie, Puaud décrit, inventorie les lieux où ont vécu la famille Ouvrard et l’un de ses membres Josué. Il s’agit, dans Chatellerault, d’une cité ouvrière nommée Chateauneuf. De 1909 à 1968, une manufacture d’armes (la MAC ou la Manu) s’y était établie et structurait, du point de vue professionnel, la vie de ses habitants. Ils étaient ouvriers ou ouvrières à la MAC, ou artisans, ou patrons de bistrots. Il y en avait une vingtaine, il n’en reste qu’un, le Café des Sports dont le patron dit de Chateauneuf : C’est un village dans la ville. La fermeture de la MAC, bien que ses bâtiments aient été transformés en ateliers de formations culturelles, a déstructuré la vie ouvrière dans la cité; les jeunes n’y trouvaient plus de travail. La famille Ouvrard fut l’une des victimes de cette déstructuration. Les associations d’habitants ont disparu. De nombreuses activités ouvrières aussi. La route nationale a été déviée. De nombreux commerçants ont quitté la cité pour le centre-ville. Puaud relève que Chateauneuf, même du temps de la MAC, était réputée comme une cité réservée aux plus pauvres et qu’une tradition disait que, en d’autres temps, la cité avait connu une léproserie. Dans cette cité, Josué chine, c’est-à-dire qu’il utilise un art de la persuasion pour obtenir une rétribution, soit pour un objet vendu, soit pour un service rendu. C’est la sollicitation-sollicitude. Il dit avoir été victime de plusieurs accidents d’auto, montre des cicatrices. Quand il est complètement désoeuvré, il devient trimard, c’est-à-dire vagabond. Ses copains le surnomment Resca(pé) le trimard.

Dans la troisième partie, David Puaud suit au plus près le parcours de José Ouvrard, de l’âge de cinq ans jusqu’à l’année de son adolescence, dix-neuf ans, où il commet son crime. C’est peu de dire que le parcours de Josué est chaotique. Mais il l’est autant plus, surtout au début, du fait de ce qu’il subit que de ce que lui-même peut ou ne peut pas accomplir. D’une famille ouvrière, dont les grands parents sont du côté paternel déjà ouvriers, avec les salaires qu’on connait, le couple Ouvrard a sept enfants. Mais les parents ne s’entendent pas, se disputent. Madame Ouvrard quitte le domicile conjugal, devient SDF, revient, repart. Scolarisé, Josué semble être quelque peu maltraité, par ses camarades d’école. Il est triste, renfermé. Vers dix ans, avec l’un de ses frères, il commence à voler. Puaud insiste sur le fait que pendant toute la période du parcours de Josué de son enfance à sa mise en prison, les services sociaux s‘occupent de la famille et souvent de très près, de Josué. Lorsqu’il quitte l’école, il fait un stage dans une boulangerie, a un accident. Puaud qui le suit explique que Josué cherche à régler ses ennuis judiciaires pour vol et violence. Rencontrant sa mère dans la cité, Josué lui reproche de les avoir abandonnés, ses frères, soeurs et lui. Elle le prend dans ses bras,tente de lui donner un coup de couteau. Il la frappe violemment.

Peu à peu il devient marginal, sans travail, sans logis. Il aime son père, malgré ses violences vis à vis de ses enfants. Il prend de l’acide, le dit à Puaud. Le père redoute que quelque chose de grave se produise par son fils et le dit. Pourtant, beaucoup, au Service social, témoignent de son intelligence, de sa débrouillardise.

Dans la quatrième partie, le spectre de la violence, l’auteur suit Josué après le crime. La reconstitution de ce crime donne lieu à un déploiement de force policière avec hélicoptère etc. Il semble, que le crime et son atrocité surprennent. ll ne surprend pas le chef de service prévention qui déclare tout de go : « De toute manière, il y a des familles qui sont connues du service depuis des années..C’est comme s’il y avait une transmission par les gènes ». Puaud parle d’origine culturelle, mais c’est d’origine biologique qu’il s’agit. Le lien entre origine biologique et comportements déviants est déconstruit depuis longtemps, note l’auteur, mais, fait toujours l’objet de débats. Il note également l’effet sur lui-même de ce qu‘il appelle « cette situation extraordinaire », mais surtout il perçoit que « ce crime renvoie nombre d’habitants et de travailleurs sociaux à une sorte de violence latente d’ordre collectif et individuel ». Il ajoute : « Comment un individu semblable à nous-même par différents traits (lieu d’habitat, condition sociale, etc) avait-il pu en arriver à commettre un crime aussi atroce ? Quelles barrières pourraient nous empêcher de commettre un tel acte (souligné par moi) ? »  

Des rumeurs de crimes, du suicide de Josué se sont répandus, très vite démenties. Deux crimes sont effectivement commis dans la cité, l’année suivante. Les débats au sein du Service social, sans faire référence au crime de Josué, font état du phénomène collectif de violence dans la cité.

L’auteur raconte une visite qu’il fait à Josué dans sa prison. Celui-ci se tient à distance des autres détenus, recherche la solitude. Il pense à ses frères, à l’homme qu’il a tué. Il se dit désormais musulman. « C’est un autre Josué que j’ai connu » lui dit l’auteur. Le fait de se repentir lui permettra d’annuler son châtiment et d’accéder au paradis. « Ta venue, c’est un signe de vie »,  dit-il à Puaud. Après sa visite à Josué, l’auteur rencontre une jeune fille que ce dernier connaissait. Elle lui raconte que s’étant trouvé dans la même prison que sa mère, celui-ci l’insultait. « T’imagines, dit-elle, jusqu’à renier, insulter sa propre filiation..Franchement ..tout ça (silence)… ça devait arriver ». Prudemment et il a sans doute raison, Puaud se garde de commenter.

Avant le procès, David Puaud qui sera appelé à témoigner, rencontre des personnes du service social et des camarades de Josué, qui, les uns et les autres, l’ont connu. Il relève que la prise en charge de la famille Ouvrard, nécessaire, a contribué aussi à sa stigmatisation dans la cité. Il rapporte que le père de Josué ayant agressé un voisin et s’est retrouvé en prison. Or, c’est peu après que Josué est devenu agressif, notamment vis à vis de sa belle-mère et de sa mère lorsqu‘il l ‘a rencontrée dans la cité. Il l’est devenu aussi avec ses camarades, usant parallèlement de drogues comme l’extasy. Beaucoup de personnes ont été frappées par sa lente dégradation physique et sociale. L’avocate de Josué insiste pour que l’auteur témoigne, car elle craint qu’au procès personne ne le fasse. Comme on le sait, les psychiatres-experts sont censés préjuger du degré de responsabilité de l’auteur du crime. Josué est considéré comme « sensé », mais suspecté d’être atteint d’une folie « rationnelle ». Ils le décrivent comme un « être cruel » dénué d ‘« empathie ». Curieusement, malgré son agressivité, ses camarades le considéraient comme « gentil ». L’auteur relève qu‘il y a une sorte d’identité sociale du monstre humain, fait de stéréotypes, identité qui sert de faire-valoir ou de repoussoir, selon les cas à des apprentis- déviants ou délinquants.

Dans la cinquième partie, l’expression d’un désastre, l’auteur cite intégralement la courte biographie en slam (langage sans orthographe) de Josué. Je ne peux, faute de place, citer le texte. Il débute par :  « le jour de ma naissance, j’ sais pas si elle avait un seul sens ». Puis viennent l’abandon par la mère, l’agression du voisin par le père, les trafics dans le quartier. Une seule allusion au crime: « le cadavre que j’ai laissé de côté dans le fossé regrets ». Josué se condamne lui-même, délégitimant ainsi le pouvoir judiciaire : « C’est là que vous me découvrez accroché, comme la célèbre machine de Guillotin, la Guillotine, moi c’est simplement la corde » .

L’auteur insiste sur les violences familiales dont Josué a été témoin : agression du père contre sa mère, il la défend en disant : « Coupe pas maman », les tentatives de suicide de celle-ci. La « rage » de Josué dépasse celle qu’évoquait autrefois François Dubet chez des jeunes.

A l’école, il est victime de brimades, parce que sa famille est réputée « trimarde » et sa mère manouche. Il dit d’elle qu’ «  elle vend son corps pour arnaquer les gens ». Mais Josué est sensible à la misère d’autrui et possède de réelles capacités créatives, relève la psychologue Corinne Girault. Dans son texte, son langage est le langage du corps. Il se croit indestructible. « On veut mourir si on le veut, mais, si on ne le veut pas, on reste vivant ». L’auteur note qu’au moment du procès, « au delà du dicible, ce corps parle. Il évoque une vie, il devient un moyen de défense non verbalisé ». L’auteur évoque de nouveau la relation de Josué à son propre corps « L’angoisse de la fragmentation de ce corps provoque en lui une tension qui ne peut être réduite que par des actes de violence. » . Il insiste sur le fait que l‘habileté manuelle de Josué est reconnue. Or les mains, dans le monde ouvrier, prennent toute leur importance par le savoir-faire. Au moment du crime, Josué brisera à coup de pierre les mains de sa victime.

Cette victime est un marginal parisien âgé de quarante-cinq ans, membre d’un groupe de chanteurs. Il a été pris en auto-stop les deux hommes, Josué et Kevin. Sans doute pour une histoire entre eux de stupéfiants, ils le font stopper, descendre et c’est là que Josué le torture et lui frappe le visage à coup de pelle, peut-être pour éviter son regard. Michel agonisera après leur départ dans le fossé. A un moment, il y a eu, semble-t-il, chez Josué, confusion entre lui et Michel, du moins dans son récit après coup : « Au début c’est moi qui croyais que j’allais mourir.. Il m’a demandé de creuser (une tombe) sans rien dire de plus, j’ai commencé à creuser et j’ai compris que c’était pour moi que je creusais ». Or c’est lui Josué qui demande à Michel de creuser sa tombe. D’autres détails sur la virilité sont significatifs. « La propre image de Josué, dit l’auteur, se confond avec celle de la victime, sorte d’avatar de lui-même, le renvoyant inconsciemment de manière subjective et collective à la figure de son père biologique. Ce crime semble signifier pour Josué la destruction de son propre sujet en tant que sujet, mais aussi l’anéantissement d’une mémoire collective ouvrière et, à un niveau plus anthropologique, de la civilisation ». A mon avis, il ne s’agit pas de civilisation à opposer à ce qui n’est pas civilisé, mais plutôt d’une destruction de l’humain c’est-à-dire de l’autre et de soi-même. Les civilisations comme traits culturels apparentés entre sociétés sont au moins aussi anciennes que l’homo sapiens. Mais je n’ai peut-être pas bien compris le sens que David Puaud donne eau terme civilisation.

Je ne peux commenter la conclusion. Elle est à lire comme un modèle de ce peut faire un anthropologue lorsque, tout en gardant sa « neutralité axiologique », il sait que lui-même ne peut qu’être subjectivement et objectivement engagé dans sa recherche. « Toi, tu ne juges pas  »  lui dit Josué. Non, David Puaud tente simplement de comprendre. Y compris par rapport à lui-même.