Farhad Khosrokavar, Michel Wieviorka, Les juifs, les musulmans et la République, Paris, Robert Laffont 2017


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Farhad Khosrokavar, Michel Wieviorka, Les juifs, les musulmans et la République, Paris, Robert Laffont 2017

ll s’agit de préciser les contours d’un modèle conjuguant les valeurs démocratiques et la reconnaissance des particularismes. Dès l’introduction, les auteurs rappellent que le débat s’inscrit dans le cadre triangulaire que forment les juifs et les musulmans avec la République. En ce sens, les auteurs veulent procéder à un examen rigoureux qui puisse permettre aux juifs et aux musulmans de construire ensemble un dialogue utile pour penser et pour préparer l’avenir en connaissant le présent et aussi le passé.

Le premier chapitre s’intitule : Les Juifs et la République. Michel W. note que les juifs de France sont des citoyens de confession juive qui se conforment à l’idée républicaine elle même née de la Révolution française. Il rappelle qu’on est passé de l’antijudaïsme à l’antisémitisme. Mais l’attachement au modèle républicain se modifie, à partir des années soixante, avec l’arrivée des juifs sépharades venus d’Algérie, représentant une population religieuse et communautaire. Et l’on commence à parler explicitement de la Shoah. Sartre a montré déjà que l’antisémitisme n’est pas une opinion, mais un crime. Les juifs deviennent visibles dans l’espace public. C’est le modèle néo-républicain. Ce modèle va se détériorer sous l’effet du conflit israélo-palestinien. II demeure néanmoins privilégié par rapport à la quasi absence du modèle républicain et néo-républicain en ce qui concerne les musulmans.

Farhad K., dit que les juifs sont, en France, perçus comme de classe moyenne, alors que les musulmans le sont comme de classe populaire, ce qui les humilie. Il existe, chez les juifs de France, d’un côté un monde communautaire pro-israélien et, de l’autre côté, des juifs qui manquent d’espace public pour s’exprimer. Michel K. conclut le chapitre en disant qu’il s’agit de mettre en cause la vision suspicieuse des juifs par les arabes et celle toute aussi méfiante des seconds par rapport aux premiers. Farhad K. pense que le dialogue est possible entre ceux qui se réclament du judaïsme sous de multiples formes et ceux qui se réclament de l’islam pluriel.

Au début du chapitre 2, Un dialogue ?, Michel W. évalue le nombre de juifs et de musulmans en France à quelques centaines de milliers de juifs et à huit à dix fois plus de musulmans. Farhad K. répond qu’il y a des juifs et des musulmans totalement sécularisés, qui se réclament d’une identité citoyenne républicaine. Si l’on veut concevoir un modèle néo-républicain qui permette de vivre en commun, cela suppose que soit accordée une légitimité conditionnelle aux identités à trait d’union : franco-juif, franco-musulman. . Cela rendrait possible une inter-subjectivité qui n’existe pas en France. Il. relève que les candidats au djihad « réinventent, reconstruisent la religion à leur guise, dans un espace imaginaire où le délire gagne en « légitimité » à mesure qu’il se fait plus radical ». Michel W. pense que les institutions religieuses sont prises dans des logiques de contestation, de refus ou d’abandon. Aujourd’hui le sacré c’est l’individu, l’image sacralisée que l’individu se donne de lui-même. Le vaste problème politique et civique, ce sont les formes d’échange à promouvoir dans cette société toute entière. Farhad K. ajoute à ce que dit Michel W., que les jeunes djihadistes sont à la recherche d’un Nous qu’ils trouvent dans l’empathie entre eux et dans la désignation d’ennemis communs. Le dialogue entre ultra-orthodoxes ou sécularisés juifs et musulmans pourraient casser la « légitimité » de ce Nous haineux.

Au début du chapitre 3, Les musulmans et la République Farhad K relève que la décolonisation en Algérie fut particulièrement douloureuse, puisque l’armée française fut à l’origine de la mort de trois cent mille personnes lors de la guerre d’indépendance. Il relève également que, l’industrie française, ayant besoin d’ouvriers non qualifiés, les accueille et va même les chercher lorsqu’ils sont algériens. Ils sont supposés faire des économies et revenir à leur pays d’origine. Mais à partir des années soixante-dix, avec la fin des Trente Glorieuses et l’accroissement du chômage, une politique de contrôle des migrations se met en place. Les ouvriers algériens, devenus souvent français, peuvent légalement faire venir leur famille. Michel W. conclut les dires de Farhad K. en ajoutant : ces migrants et leurs enfants deviennent français, après avoir été colonisés, décolonisés, exploités dans les usines de France et expulsés de leur emploi. On comprend qu’il y ait là une source de bien des tensions sociales, politiques et religieuses. Farhad K. reprend la parole en notant que le développement des mouvements fondamentalistes (le Tabligh, le salafisme) conteste la République au nom des valeurs religieuses, islamiques, et que se développe également un fondamentalisme républicain qui dénonce le port de signes ostentatoires (ce que ne faisait pas la loi de 1905). Une infime minorité de jeunes conteste la société et l’Etat et s’engage dans Al Quaida. S’ajoute à cette attitude la volonté, chez eux, de combattre les juifs tenus comme complices de l’Etat d’Israël. Selon Farhad K. deux modèles sont en crise : en France, le mono-culturalisme qui refuse la diversification de l’espace public au nom de l’ordre républicain et au Royaume Uni et aux Pays-Bas, le multiculturalisme qui prône l’égalité des diverses cultures et la tolérance au sein de l’espace public au nom de la multiplicité des références culturelles et des religions. Mais la diversité des cultures ne semble satisfaire ni le citoyen français, ni le citoyen anglais. Michel W. pense qu’avec l’islam, on a vu se constituer un débat structurel entre ceux qui considèrent que l’islam doit être reconnu au même titre que les autres religions et qu’il constitue le meilleur barrage à l’islamisme et à la violence, et ceux qui y voient, au delà du seul islamisme, une menace mortelle pour le pays. Plus largement, dit Michel W. le monde de l’économie semble s’être dissocié de la République, du sens de l’intérêt général, de la fraternité et de l’égalité. La crise de la République est aussi le fruit de l’autonomisation de l’économie.

Au chapitre 4, les auteurs se demandent comment, par delà les fondamentalismes, procéder pour qu’une laïcité, préservant la neutralité de l’espace public, puisse accorder une légitimité subsidiaire au religieux. Michel W. répond en disant : entre la République pure et dure et le communautarisme, il est impossible d’inventer un modèle cohérent qui rende compatibles les valeurs universelles et la reconnaissance des particularités. Quand on dit islam on dit religion; quand on dit juif, on dit race. L’islamophobie c’est la crainte d’une religion, même s’il y’a un racisme anti-arabe. Dans l’antisémitisme, le juif c’est le mal, c’est le bouc émissaire de tous les problèmes. Quant aux particularismes, leur négation pousse ceux qui en procèdent à se sentir interdits d’existence, alors qu’ils existent.

Farhad K dit que l’islam est devenu le symbole d’une vision du monde incompatible avec la tolérance et le vivre en commun dans la paix. Pour résoudre le problème du rapport tendu entre juifs et musulmans, il faut une dynamique par le bas. Mais, en France, on s’adresse plutôt à l’Etat; l’habitude de jeter des ponts vers les autres est peu ancrée dans les esprits. Michel W. note que des violences antisémites sont commises par des jeunes qui se réclament de l’islam. Mais quels liens, demande-t-il, ces jeunes entretiennent-ils avec des communautés ? La haine forcenée des juifs qu’on rencontre chez tous les terroristes musulmans relève-t-telle ou non et, si oui, jusqu’à quel point, d’une expérience communautaire ? Farhad K répond que, pour ces jeunes, il y a d’abord la radicalisation, l’islam vient après pour « légitimer » la haine. C’est la sacralisation de la haine. Mais la radicalisation c’est la revanche vis-à- vis d’une société qui leur dénie les mêmes facilités que celles des classes moyennes. L’islam introduit une rupture chez eux : en leur permettant de « légitimer » leur haine, il les fait passer de la situation de délinquant à celle de juge. Pour eux, le sacré transcende tout ce qui les autorise à juger et à tuer. Il n’existe pas de réelle communauté musulmane à laquelle ils s’identifieraient. Michel W. dit que les héros du djihad, ceux qui sont tués, jouissent d’une immense « légitimité ». Ils facilitent le déploiement d’un discours de haine entrainant le recrutement de nouveaux djihadistes. Farhad K ajoute que cette dimension transnationale d’un imaginaire débridé trouve dans sa désislamisation ou son manque d’enracinement dans une communauté des raisons supplémentaires pour adhérer à un islam radical. Michel W. pose alors une question : s’il s’agit de faire face au terrorisme, comment imaginer un dialogue puisqu’on a affaire à un univers de problèmes théoriques, politiques, intellectuels, qui sont disjoints ? Farad K répond : ce que peut faire le dialogue, c’est sensibiliser le public et d’abord les parents et surtout éviter que ces actes terroristes trouvent leur répondant chez d’autres jeunes musulmans ou convertis. Le dialogue mettra fin, chez certains musulmans, à la complaisance vis à vis de tels engagements.

Le chapitre 5 aborde le problème des juifs et des musulmans dans une société sans repères. Michel W. dit que la France est pour le juif un pays d’accueil, mais qu’elle les a persécutés et expulsés. Elle est le pays des droits de l‘homme et de l’émancipation, mais aussi celui des anti-dreyfusards et de la collaboration avec l’ennemi. Mais d’une part, de nombreux juifs ne soutiennent pas la politique d’Israël dans ses excès, sur les territoires occupés notamment, d’autre part beaucoup de juifs ne sont pas religieux, et ne se sentent pas visés par l’antisémitisme. Alors qu’est-ce qui fait qu’ils continuent à se sentir juifs ? Je pense, dit Michel W, que c’est par rapport à eux-mêmes. C’est une posture morale, éthique, qui comporte le sens du passé, le souvenir, une sorte de responsabilité dont ils se chargent pour le passé et pour le futur. L’expérience historique de ceux et de celles qui ont précédé.e.s fait sens et ne peut être oublié.

Michel W. pose ensuite la question du conflit. Il voit un premier cheminement possible dans un dialogue juifs/musulmans. Le premier élément du dialogue consiste à valoriser ce qui vient du culturel et du religieux, en compatibilité avec les valeurs républicaines. Le deuxième élément du dialogue, le second cheminement consiste à ré-inventer une conflictualité sociale. Il s’agit des débats citoyens et politiques et de conflictualité s’ organisant sur un mode négociateur et institutionalisable. Farhad K dit que la subjectivation peut signifier que l’on s’assume comme sujet pour réaliser des aspirations éminemment sociales, mais elle peut tout aussi bien signifier la fuite dans un univers éthéré, la dé-socialisation totale. Il ajoute que l’égoïsme et le sentiment d’aliénation rendent toute possibilité de communication dérisoire. Le système politico-médiatique forme un tout commandé par les politiques. Le politique est, selon lui, ce qui donne sens à l’être ensemble. Il insiste sur le fait qu’il ne faut pas confondre éthique et politique. Cela contribue à diluer le politique et à donner l’impression qu’on vit dans des sociétés sans politique.

Le chapitre 6 s’intitule Au delà de l’Etat-nation. Farhad K. dit que l’espace public est pris en otage dans une logique de l’individualisation, de la médiatisation, de l’indignation, de la victimisation et de la répression par la législation. Mais les particularismes, qu’ils soient positifs ou négatifs, prennent également en otage l’espace public. Michel W. pense que, si l’on crée un ensemble de politiques publiques et si on leur demande une relance dans la cohérence, on peut envisager de transformer les problèmes en débats et en conflits, de façon à structurer un espace public citoyen. A propos du sacré, Michel W. et Farhad K pensent qu’il est dans l’individu. Michel W. insiste sur le fait que la peur causée aux citoyen(ne)s engendre la répression. L’arrière-plan de cette peur c’est l’instabilité et l’insécurité des classes moyennes et des catégories populaires. Farhad K ajoute, un peu plus loin : Qui vise le paradis sur terre y réalise l’enfer.

Les juifs, les musulmans et le ré-enchantement de l’idée républicaine, tel est le titre du septième chapitre. Pour Michel W. il y a pléthore d’espaces. Les juifs qui le souhaitent peuvent s’inscrire dans un espace public limité à la France, mais qui peut s’étendre à l’Europe, englober Israël, inclure les Etats-Unis. Les espaces symboliques et imaginaires sont à distinguer des espaces de débat. Ces espaces symboliques et imaginaires sont globaux. Avec la globalisation, les espaces publics des juifs comme des musulmans sont susceptibles d’être multiples et de se fragmenter, sans coïncider. « La dynamique que tu attends d’un dialogue entre juifs et musulmans » dit Michel W à à Farhad K. « doit s’appuyer sur des subjectivités personnelles, singulières ». On peut partir de tout en bas, essayer de prendre la forme d’un mouvement. Il s’agit peut-être de mettre en place une relation où se confrontent, de façon citoyenne et démocratique, des conceptions du vivre en commun qui peuvent être distinctes, en général ou sur certains points. Fahrad K. se demande comment l’acteur social peut se construire quand le sujet est toujours tenté par la désubjectivation, la dépolitisation, le renfermement dans une subjectivité en rupture avec le monde ? Il s’agit de créer les conditions propices pour un dialogue entre juifs et arabes; où se confrontent juifs et musulmans ou d’autres groupes sociaux. Assumant cette condition, l’intellectuel propose une logique laïcisée et c’est dans ce sens qu‘il peut devenir acteur. Michel W : Les juifs et les musulmans de France sont bien placés pour repenser la République. Les deux communautés sont l’incarnation de ce qui est aujourd’hui, de plus en plus, la réalité du monde. Leur espace public, symbolique, imaginaire est global. Ils sont capables de penser l’universel et de le promouvoir. Il est possible d’être juif ou musulman, démocrate néo-républicain, constructif et moderne.

En conclusion, un dialogue entre eux (musulmans et juifs) ferait naître des propositions qui ré-enchanterait l’idéal républicain, en ferait un néo-républicanisme. Il s’agit de donner l’initiative à la société civile, dont différents éléments pourraient dialoguer entre eux sans passer nécessairement par l’Etat, en faisant fonctionner la relation Etat-société du bas vers le haut et non l’inverse. Le ré-enchantement de l’idée républicaine y trouverait une source de force et de légitimité. La diversité de l’espace public peut avoir un sens positif qui autorise à la concevoir comme une contribution à la co-universalité et au vivre en commun.