Ferdinando Fava, Qui suis-je pour mes interlocuteurs ? L’anthropologue, le terrain et les liens émergents, Paris, L’Harmattan, 2014


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Ferdinando Fava a eu l’excellente idée de reposer et d’argumenter, dans ce petit livre synthétique, la question que tant d’anthropologues ont voulu écarter, jusqu’au moment où l’un des premiers anthropologues de notre époque, après les Boas, Malinowski, Bénédict, Mead, Linton et Kardiner, voire Levi-Strauss et autres, a voulu sortir de l’ornière dite des « informateurs » et parvenir enfin à se débarrasser quelque peu du carcan qu’était devenu le culturalisme. Il serait présomptueux de dire que l’innovation introduite, sous l’influence de Lourau et de Sartre et, ailleurs, de quelques anthropologues américains – dont on ne peut créditer, si riches soient leurs oeuvres, Clastres ou Balandier, encore moins les anthropologues marxistes – renvoie aux oubliettes les précurseurs et les fondateurs de l’anthropologie. Ils furent, certes, évolutionnistes, ethnocentristes, rarement racistes, parlant plus d’indigènes et d’indigénat que d’êtres humains, hommes ou femmes, rencontrés ici et là, humains comme eux et elles anthropologues. A lire Fava, Althabe fut singulièrement marqué par l’analyse institutionnelle. Or on ne peut oublier que Lourau fut grand lecteur de Freud et proche de la psychanalyse. Mais ce n’est pas tant dans cette voie que Althabe s’engage, bien qu’il ne semble jamais l’avoir laissé de côté, tout comme Monique Selim qui a travaillé, en même temps que quelques autres, avec lui sur le terrain. L’influence sartrienne est plus marquante chez lui. Or les passages de Sartre sur l’autre dès 1943 dans l’Etre et le Néant et a fortioriLa Critique de la raison dialectique récusent très largement et explicitement – ce qui est moins vrai pour Beauvoir – la démarche et l’apport psychanalytique, que ce soit en philosophie, en anthropologie ou en sociologie.

Ce qui rend Althabe original, et cela Fava le montre fort bien, c’est qu’il est capable, à partir d’une erreur, de rechercher comment et pourquoi il s’est trompé. C’est ce qui se passe, à notre avis, lorsqu’il publie son travail sur Poto-Poto, un quartier de Brazzaville. Il est conscient que, comme Balandier dans Les Brazzaville noires, il a observé, il a décrit, il a synthétisé, mais qu’ il n’a pas compris et expliqué. Ce fut le courage d’Althabe de le dire dans la préface à cette enquête, et de chercher au fond, non seulement où était l’autre par rapport à lui, mais quel autre il était lui-même pour ces autres qu’il faisait profession de connaître. Il se reconnaissait dans le capitaine Cook arrivant à Hawaï, en croyant savoir qui il était, mais en ignorant quel il était pour les Hawaïens. Le capitaine Cook fut, on le sait, pour eux, l’étranger d’emblée considéré comme hostile. Tué, consommé rituellement en partie comme nourriture, son corps fut rendu par ses meurtriers à sa famille.

Nous pensons que c’est dans l’oeuvre même d’Althabe comme dans celle de Monique Selim qu’il faut aller chercher le processus par lequel finissent par émerger l’idée d’implication et celle de liens émergents. Soyons net en ce qui nous concerne. mais il ne faudrait pas qu’à vouloir trop s’en tenir à ces idées d’implication et de liens émergents entre l’individu(e) anthropologue et son/sa/ses vis à vis, entre cet(te) individu(e) et le groupe qu’il/elle a en face de lui/elle, l’histoire soit un peu oubliée, aussi le lien social tel qu’il se noue, du passé au présent, pour n’importe quel individu ou groupe. Un « en deçà » un peu négligé »i nous laisserait dans une sorte d’ « éternel présent ». Mais qu’il s’agisse d’Althabe ou de Selim ou de Fava, on retrouve toujours dans leurs oeuvres un peu d’histoire, de sociologie, voire de philosophie et de science politique (au double sens du terme politique).

« Qui suis-je pour mes interlocuteurs ? « , ou, autrement dit : qui suis-je pour d’autres ?, c’est peut-être la question primordiale telle que la pose Fava, dans la mesure où la seconde question peut alors être posée : Qui est-il, est-elle, qui sont-ils, sont-elles, pour moi anthropologue après qu’il(s),elle(s) m’a, m’ont fait savoir qui, quel(le) j’étais pour eux/elles ?

Fava illustre admirablement cette alternative avec l’exemple des deux jeunes femmes qui entrent en contact avec lui, à la faveur de sa recherche à Palerme. Ce sont elles qui lui disent : Tu es ceci et cela pour nous. Toi, homme, tu n’es pas un partenaire sexuel, toi anthropologue, nous t’accueillons chez nous, au mépris des règles d’usage, parce que nous voulons te connaître. Ce sont elles, au fond, qui, comme on dit parfois, ont la main, ce n’est pas l’anthropologue.

Althabe se verra pris dans des vicissitudes qu’il acceptera et intégrera à sa recherche à Madagascar, lorsqu’il est sur ce terrain qui servira de base, si l’on peut dire, à Oppression et libération dans limaginaire. Dans la société où il vient, d’abord il n’est pas reçu. Il est analogisé, non pas au dominant colonial qui n’y est plus – les Français -, mais au dominant malgache – les fonctionnaire – qui l’a remplacé. Certes on lui fait sa place, se subordonnant à lui, mais on ne lui dit rien, il est à part. Ce n’est pas lui qui s’intègre au groupe, c’est le groupe qui finalement l’intégrera comme non-étranger, comme ami.

On retrouve bien là d’abord la mise à distance, l’altérité. L’un est autre pour l’autre, comme l’autre (groupe ou individu) est autre pour l’un. Sans plus. La reconnaissance sociale vient ou ne vient pas après. Monique Selim raconte, avec moins de péripéties, au fond la même histoire lorsqu’elle narre sa rencontre avec les magiciennes laotiennes. L’implication se fait non par elle, mais par elles, par l’une ou l’autre d’entre elles. A un moment, elle peut parler, être là, elle est impliquée et, du coup, elle peut s’impliquer. Alors le lien – qui est lien social -peut émerger, c’est le cas de le dire, d’un lien quasi historique et sociologique, déjà là, non maîtrisé ni maîtrisable par l’anthropologue. Selim et Fava voient l’un et l’autre, ce que Althabe avait vu à Madagascar (mais non à Poto-Poto, quartier de Brazzaville ), ce sont les liens émergents entre l’individu ou le groupe et eux-mêmes (chacun d’eux) et ce sont ces liens émergents qui vont rendre possible la connaissance anthropologique, qui vont transformer, selon nous, l’altérité en reconnaissance sociale, en réciprocité, en identité, qui vont donner autorité, hors des anthropologues, à ce qu’ils écrivent, tant du côté de celles et de ceux d’où ont émergé les liens que du côté, dirait Lefort, des futurs lecteurs et lectrices. Ce sont eux, de part et d’autre, qui donnent autorité, par exemple, à Oppression et libération dans limaginaire (Althabe) et à Hommes et femmes dans la production de la société civile à Canton (Selim), dans les travaux anthropologiques de F. Fava.

,Nous souhaitons que Selim et Fva enrichissent, un jour,   leurs analyses contextuelles, si bien produites dans cette implication et ces liens émergents, d’analyses de discours à la manière de Roland Barthes (quelques-unes au moins) qui feraient apparaître peu à peu une intersubjectivité sociale et, çà et là, des subjectivités individuelles plus ou moins refoulées, enfouies dans les dédales de l’inconscient social et des inconscients individuels. Mais ça viendra. Est-ce nécessaire dira-t-on ? Oui, pensons-nous. Sinon l ne sera jamais vraiment atteinte la légitimation et la légitimité sociales et politiques (et pas seulement idéologiques, le plus souvent présentes et analysées), la délégitimation, l’illégitimation et l’illégitimité des pensées et actes des individu(e)s et des groupes. Tout est là aujourd’hui pour que cela soit possible, qu’il s’agisse d’individu(e)s ou de groupes dans un dispositif sacré religieux ou dans un dispositif sacré civil/civique. Il est possible – Monique Selim et Fernando Fava l’ont en partie montré – de saisir sur le vif ce qui « anime » les consciences sociales et celles individuelles dans leurs décisions pour le « meilleur » ou/et pour le « pire ».