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Florent Coste, Explore, Investigations littéraires, Questions théoriques, Collection Forbidden Beach, 2017
Recension par Louis Moreau de Bellaing
Florent Coste, Explore, Investigations littéraires, Questions théoriques, Collection Forbidden Beach, 2017
Florent Coste refuse la littérature élitiste, celle de l’écrivain grand ou moyen, qui se présente en quelque sorte uniquement comme un créateur individuel, dont les créations sont plus ou moins réservées à ceux et à celles qui savent comprendre la littérature des cours de Littérature avec grand(e)s auteur(e)s, renvoyant à l’oubli ceux et celles qui écrivent mal, autrement dit n’ont pas de style et ne sont pas dignes de figurer au panthéon littéraire. Pour lui, la littérature est, me semble-t-il, d’abord politique au sens du politique. Il écrit : « Elle est l’initiative d’une politique expérimentale », mais cette initiative relève, selon moi, du politique, c’est-à-dire de repères communs, plus ou moins indéterminés, ceux notamment de la vie quotidienne partout et toujours : transmission, don et échange, permis/défendu, renoncement, autorité, altérité, reconnaissance, identité, égalité, liberté, justice, responsabilité; etc., sans doute en nombres définis, plus complexes lorsqu’on y ajoute le pouvoir, la volonté, le désir et d’autres que nous connaissons tous. Bien sûr, ils s’impliquent à des morales, des éthiques, des idéologies, à des choix et décisions, à des attitudes et comportements, en l’occurrence celui, celle d’écrire, à des dons à autrui et à ceux pour l’échange – l’écrit sera lu, avec réponse ou non réponse -, à des actes, celui de publier le livre, à des oeuvres, le livre publié. Si la littérature est « poste d’observation »,, « organe de connaissance », si elle occupe « nos aires d’expérimentation », elle l’est et le fait, parmi et comme d’autres outils si l’on peut dire, dans ce que Coste appelle les « formes de vie ».
Dans sa préface intitulée « Comment se mobilisent les publics ?, l’Ecriture comme écosystème », Christophe Hannna rappelle que, pour Coste, la conception binaire, « verticale » de la littérature et de la relation littéraire reconnait comme littéraire toute oeuvre découpable en morceaux dignes d’ admiration, extractibles pour des explications ou des commentaires dr texte scolaires. Pour la plupart de ceux qui en parlent, le fonctionnement d’une oeuvre reste avant tout de nature interprétative, l’oeuvre nous fait interpréter l’objet immanent (souligné dans le texte) en lequel elle est censée consister.
Coste, lui, s’inspirant par exemple de Tolstoï, recherche une conception horizontale de la lecture, éco-systémique des activités lectorales. Tous les arts sont « collaboratifs » par nature ; ils n’existent qu’en affectant (souligné par moi) des vies. La dimension véritablement politique au sens, à mon avis, du politique, des pratiques artistiques et littéraires, c’est leur pouvoir (souligné par moi) de lier les hommes dans une perspective commune, de créer un éco-système d’interactions institutionnelles (et j’ajouterai instituantes) unifié par l’oeuvre. Pour autant, le lectorat d’oeuvres dites littéraires n’est pas formaté, programmé, agencé pour un public sauf dans le cas d’écritures routinières et d’oeuvres préfabriquées. Bien au contraire, ce qu’un auteur Guérino Mazzola appelle l’hyper-geste relationnel (souligné dans le texte) trouve son modèle dans l’improvisation.Tous ceux qui interviennent dans la réalisation de l’oeuvre peuvent changer, à chaque moment, d’allure et de cap selon la manière dont le groupe réagit à ce qu’il fait. Cela est aussi, à mon avis, possible dans l’écriture individuelle qui est, toujours, qu’on le veuille ou non, à un certain degré, une écriture collective, « collaborative ». Une forme d’écriture peut posséder un pouvoir de configurer l’action de son « public », mais cela peut n’impliquer aucune intentionnalité (souligné dans le texte) collective ou, j’ajoute, individuelle.
« Appelons socio-écritures ces écritures qui sont soucieuses des modes de collaboration qu’elles occasionnent pour exister. Le socio-écrivain cherche à les re-concevoir et à les redistribuer, afin qu’elles ne reproduisent pas servilement l’ordre social, mais, au contraire, visent à le transformer. » Florent Coste les redécouvre dans l’histoire des idées et tente de les théoriser.
L’intro – la conclusion n’en est pas une, mais se nommera outro – s’intitule « Crampes et étirements, La littérature après Wittgenstein ». « La littérature en climat néo-libéral », titre de la première sous-rubrique, nous donne des pistes vers des possibilités de transformations. Le titre de l’exercice 1 « Portrait du lecteur en ethnographe » dès ce premiers temps, échappe au néo-libéralisme. « Quel rôle la littérature doit-elle jouer ? » nous donne, là encore, des pistes vers des possibilités de transformation de la littérature, les accentue dans un troisième temps intitulé « Les crampes de l’essentialisme littéraire » et dans le quatrième intitulé « Devons nous construire le concept de littérature (? ,
L’auteur propose, en 7 exercices (que j’évalue à dix en comptant la préface, l’intro et l’outro), de rendre explicite le titre du livre : Explore.
Que le néo-libéralisme actuel imprègne la littérature, la transforme, dans ses contenus, en marchandise et la commercialise dans ses formes, n’est plus, à la limite, une question à se poser, puisque c’est quasiment son but avoué, sauf dans quelques oeuvres individuelles ou collectives qui tentant d’échapper à l’emprise d’un carcan qui colporte d’ailleurs de vieux restes complètement déformés de religions quelles qu’elles soient notamment sous la forme de dogmatismes ou d’habitus sclérosés. Coste, ne se réfère au passé que pour y chercher ce qui pourrait y correspondre à une littérature renouvelée, Il insiste sur le « désengagement de la littérature de la sphère politique », celle du politique et celle de la politique inconcevable sans la précédente. Mais déjà pointent ses intention : « Construire sur les airs de chant du cygne la nostalgie d’un objet déchu qui ne peut être que destiné à disparaître, c’est tout bonnement éteindre le goût pour l’exploration théorique, poétique, littéraire » . Il promeut, contre la tendance au repli et au désengagement, « une réaction engagée et, on l’espère, engageante, qui réponde à l’impératif de l’exploration …., en confiant à la théorie littéraire des rôles nouveaux et des missions étendues ».
C’est à ce titre qu‘il défend une idée que l’on trouve curieusement dans un texte de Claude Lefort, formulée d’une manière un peu différente de celle de Coste, en ce sens que Lefort dit que ce n’est pas l’autorité de l’auteur, homme ou femme, qui va donner son sens et sa justification à l’oeuvre quelle qu’elle soit, mais celle du lecteur ou de la, lectrice. Coste dit, lui, un peu la même chose, en faisant valoir que « la littérature fera plus de politique (elle se mouillera plus) quand elle aura une théorie plus spécifique, non de l’auteur, de l’écrivain, mais du lecteur, des communautés de lecture auquel il prend part et de l’oeuvre comme pôle d’organisation d’actions communes ». Déjà les intentions premières de Coste se précisent, quand il se demande si la littérature et la théorie littéraire peuvent fabriquer du politique, c’est-dire nous (c’est moi qui souligne) engager dans l’espace public. Il nous propose alors trois hypothèses : celle continuiste,. L’hypothèse épistémologique et philosophique forte avec laquelle on ne transigera jamais, est qu‘il n’y a aucune solution de continuité tenable entre langage ordinaire et langage littéraire. Mais les efforts sémantiques, narratifs, stylistiques, pragmatiques des auteurs ne les font pas sortir du langage ordinaire .Le domaine littéraire a à voir avec les affaires courantes. Il va s’agir de savoir comment il peut s’y impliquer. Je dirai, si j’ai bien compris ce qu’écrit l’auteur, que s’il y a écart entre langage ordinaire et langage littéraire, cet écart ne fait pas sortir le langage littéraire du langage ordinaire, mais ne se confond jamais à lui. Il y a donc bien continuité, mais aussi, écart entre langage ordinaire et langage littéraire. La deuxième hypothèse est celle d’une responsabilité prospective de la théorie littéraire « à contrer les tendances à l’extinction intellectuelle dont le néo-libéralisme diffus est le vecteur massif ». « Une lourde responsabilité incombe au théoricien qui doit s’engager à accroître nos expériences possibles de la littérature avec d’autres pans de la création, de la recherche. Enfin la dernière hypothèse est celle de l’interventionnisme politique (à mon avis au deux sens du terme politique, le politique et la politique, le politique englobant des repères, des éthiques, des pouvoirs, des volontés, des désirs, des choix et décisions par rapport à l’élaboration et à la construction individuelle ou collective de l’oeuvre). Mais il s’agit aussi de cultiver des alliances politiques, trans-esthétiques, trans-médiatiques, avec d’autres pans de la création, de la recherche, de l’enquête : journalisme, militantisme, sciences sociales. La littérature est une construction socio-historique et scientifique (au sens des sciences sociales). Elle devient un artefact lorsque l’essentialisme prend pour naturel (souligné par moi) ce qui n’est que le produit de ses propres conditions d’observation.
Le problème du statut conceptuel de la littérature est posé : « Un constructivisme de bon aloi, porté par un esprit d’exploration doit accepter d’être changé par des objets qui se situent aux franges de son champ de vie, aiguillonnent son goût pour l’investigation, l’engagent à la dérive nomade et dépaysent ses cartographies initiales. » Le rapprochement avec les sciences sociales peut conduire à une convergence entre oeuvre littéraire et enquête par exemple sociologique. Nous avons tout intérêt à nous lancer dans des campagnes aventureuses d’exploration de nouveaux objets épistémologiques que la littérature pourrait effectivement libérer. L’auteur nous mène peu à peu vers des exercices d’étirements (le mot est emprunté en l’occurrence à Wiittgentein) qui permettent de laisser respirer d’autres souffles théoriques, autorisant d’autres formes de libido (c’est moi qui souligne) théorique parvenant à s’exalter, retrouvant le goût de l’action comme de la spéculation L’exercice I pose les jalons d’une approche pragmatique de la littérature. L’exercice 2 fait une critique de l’herméneutique courante en littérature et propose de la remplacer par un travail descriptif et ethnographique d‘une oeuvre dans les multiples situations où elle vit. L’exercice 3 tente de dissiper les confusions qui entourent la notion de « forme de vie » et ses emplois abusifs. L’exercice 4 nous montre que, explorant ces « formes de vie », la littérature nous apprend à les rejoindre, à nous y associer, nous donne les moyens de refaire de la politique et du politique en se mettant en quête d’égalité. L’exercice 5, sous le titre « Le front et la forme » évalue les conséquences qu’un littéraire peut tirer de l’étude des « formes de vie » , celles que la littérature décrit, institue, confirme ou transforme. L’exercice 6 intitulé « Les couleurs de la littérature » examine ce que peut nous apporter la théorie de Wittgenstein sur les airs de famille, assimile les catégories littéraires à des catégories de couleurs et confirme que le concept de littérature n’a pas besoin de définition théorique. L’exercice 7 réaffirme matérialité et réalité en littérature. « Elle oeuvre, elle opère, elle s’affirme comme un outil d’enquête ou comme un organe d’exploration ».
Dans l’exercice 1, « Portrait du lecteur en ethnographe », l’auteur pose à la fois au lecteur d’un texte et à l’anthropologue observant des comportements et des objets culturels la question de l’objet : a priori, me semble-t-il, ils peuvent l’un et l’autre immédiatement le comprendre. Leur situation, au niveau de l’appréhension de l’objet, est donc similaire. C’est à partir de cette situation analogique que se posent à eux le problème de l’hypothèse herméneutique. C’est à dire qu’ils peuvent voir dans l’objet une énigme à décrypter. L’interprétation consisterait, pour l’anthropologue comme pour le lecteur, à faire sortir du texte ou de l’objet observé quel qu’il soit, texte, comportement,objet culturel, un sens caché. L’auteur pense que certains mots, certains signes doivent être compris sans plus (souligné dans le texte).Auparavant, il dit qu’il faut savoir donner un coup d’arrêt. On peut remarquer que chercher le sens d’un texte ou d’un comportement ce n’est pas lui ajouter un plus .(quel plus ?), ni donner aux mots, aux signes un coup d’arrêt (arrêter quoi ?). Il s’agit de comprendre la signification et le sens (qui sont liés, mais demeurent, dans la réflexion, à distinguer) du texte ou du comportement, des mots du texte et des gestes, des postures du comportement. Cela dit, on ne peut que souscrire à ce que Coste dit en conclusion de cette rubrique « Une telle hypothèse (herméneutique) repose sur un essentialisme ravageur… Des fossés d’incommensurabilité cliveraient « l’humaine condition » de Montaigne ». En revanche, la dramatisation d’une différence en altérité ainsi conçue dans l’hypothèse herméneutique enlève à l’altérité son statut conceptuel légitime. Enfin, on peut souscrire à ces dernière remarques de l’auteur : « Le littéraire semble tomber dans les mêmes travers que l’anthropologue herméneute ». Sur les catégories littéraires, « romantique », « baroque », « surréaliste », « moderne », le culturalisme ethnologique et l’essentialisme littéraire laissent croire qu’un trait passager est là une fois pour toutes et gouverne l’existence de l’objet ou de l’individu. A ceci près que des catégories littéraires mouvantes, non fixes, non assignées une fois pour toutes, et transformables, me paraissent nécessaires. Et que les rejeter c’est un peu jeter l’enfant avec l’eau du bain sous prétexte que, l’enfant étant dans l’eau du bain, ils peuvent partir ensemble. Que l’ingrédient de la propriété soit mythologique, on ne peut qu’en convenir. ll n’est pas nécessaire que des textes lus ou des comportements observés soient affublés d’une propriété .Des. airs de familles suffisent, dit l’auteur. J’appelle ces airs de famille des connotations c’est-à-dire du sens qui communique entre les mots. Mais là, si on reste – pourquoi pas ? – au niveau de la description, ce n’est pas seulement du descriptif significatif des mots, autrement dit de mots donnant la signification du texte, mais du descriptif sensible qui exige des procédures de lecture, en tous les cas, moins immédiates que la lecture ordinaire. L’auteur ne jette pas le sens aux orties, comme il est d’usage de le faire. Il dit : « Ce qui compte dans la réalité même de mon action, c’est la coordination intentionnelle à des circonstances et à un arrière-plan institutionnel : mon action a du sens parce que j’agis le moment venu (souligné dans le texte), ce qui introduit une temporalité qu’il faudrait aussi décrire avec des procédures de lecture plus difficiles que la simple lecture., autrement dit avec des « airs de famille ». L’auteur (et sans doute lui-même Coste ) lui apparait comme un acteur minoritaire parmi d’autres acteurs et surtout par rapport aux actions que les oeuvres sont capables de mener. L’auteur, l’auctoriailité ne nous aident pas à voir ce que fait proprement la littérature, L’auteur tend même à l’occulter, dit Coste. Il s’agit, pour nous, de saisir le sens comme sens, lié à la signification, mais sans doute descriptible en tant que tel : « Le sens d’une oeuvre ou d’un acte esthétique, il faut aller le chercher dans les formes de vie, dans l’environnement, dans la culture au sens des « institutions de sens » où tout cela palpite ». Oui, « la littérature pourrait devenir une anthropologie externaliste qui défendrait une théorie sociale de l’art soucieuse de décrire des relations dont les termes sont précisément des oeuvres d’art » . Pour Coste, l’intention ne requière pas de chercher la correspondance entre ce qu’on a accompli et ce que « tu manigançais » . Sauf quand l’intention est d’observer des comportements pour les rapporter par écrit ou produire un texte à lire cherchant à décrire par écrit I’intention qui peut paraître à l’auteur comme à moi illégitime et nuisible. Il insiste sur l’impératif de la description. Pour lui et pour moi, « l’oeuvre est comprise et le lecteur est « dans le vrai » quand elle sert de guide à celui qui l’utilise pour se mouvoir dans la réalité. Le champ d’observation de l’anthropologue comme du littéraire doit s’ajuster ; il faut aller chercher hors champ et il faudra re-décrire ».
Le jugement esthétique : c’st beau, c’est pas beau, c’est ceci, c’est cela, ne laisse pas l’objet, l’oeuvre faire son effet dans la vie, le moment de vie de celui ou de celle qui le regarde ou la lit. Cette possibilité de jugement, d’appréciation est néanmoins nécessaire, à mon avis, du point de vue de la connaissance comme le montre Bourdieu dans l’Amour de l’art. Il disait qu’il serait possible de montrer à n’importe quelle catégorie de population – et pas seulement aux grands cultivés – comment, à partir d’oeuvres diverses, on peut apprendre à en apprécier et mieux reconnaître certaines que d’autres.. Dans ce cas, le jugement esthétique n’es pas bloqueur et la caissière qui aime lire peut « aimer » la Princesse de Clèves.
Ce que Coste appelle le mythe de l’intériorité, consiste à imputer aux textes des idées, des raisons, des pensées, des intentions comme s’ils les avaient, en propre et spontanément, à l’intérieur d’eux-mêmes. En responsabilisant notre lecture, en en faisant un moment comme un autre d’investigation et d’exploration, les études littéraires pourraient élaborer et expérimenter des prises et des modes d’action possibles sur la société.
Le commentaire consiste à appliquer une attention de détail sur une zone circonscrite et découpée de l’oeuvre. Le commentateur investit une énergie considérable sur un corpus canonique dont il n’a pourtant aucune garantie de sa représentativité. Un canon est un ensemble déterminé et restreint de textes passant pour la règle, la norme, le critère de la vraie littérature. On n’aurait beaucoup à gagner, dit Coste, à lire les oeuvres de notre patrimoine littéraire comme si leur place n’était pas acquise, dans l’indétermination de leur réussite ou de leur échec, dans la saine indifférence à leur majorité ou à leur minorité. Notre définition de l’art et de la littérature ne voyage guère hors des frontières géographiques et historiques où une modernité restreinte l’a vu naître. Une anthropologie de la littérature nous prémunirait des biais, des mythologies et des distorsions. L’anthropologie développe une conscience critique et une vigilance méthodologique et épistémologique dont les études littéraires – tout comme, à mon avis, la sociologie – moins performantes en la,matière, en déficit de réflexivité, devraient se prévaloir. Une anthropologie de la littérature aurait les moyens de faire travailler ensemble anthropologues, littéraires, historiens, sociologues, inscrivant le texte dans le tissu culturel où il se tient en proposant – ce qui serait plus la tâche du sociologue – une théorie des relations sociales telles qu’elles se forment autour d’une oeuvre littéraire ou telles que l’oeuvre littéraire permet de les former. Mais Coste prône, en l’ occurrence, une indifférence progressive au formations disciplinaires des uns et des autres. Il me semble que, dans un telle collaboration, les points de convergence et de divergences viennent précisément de l’appartenance à des disciplines différentes qui doivent garder chacune, non pas une autonomie, mais leur spécificité. L’anthropologie de la littérature pourrait effectivement, en mettant en cause son statut réservé, en doutant de sa propre capacité à discriminer ce qui relève d’elle ou n’en relève pas, renouveler les moyens de décrire l’inscription et l’efficacité de la littérature dans le monde. Il s’agirait d’envisager la littérature comme action et non comme transmission, de considérer les objets d’art comme des agents issus d’initiatives sociales et visant un certain effet spécifique au contexte auquel ils sont attachés. Une anthropologie pragmatique est plus attentive aux actions et pratiques elles-mêmes riches de signification et de sens à décrire. Pour la signification, on sait, à peu près, en anthropologie, comment décrire et re-décrire Mais pour le sens, le problème se pose de savoir :comment décrire et re-décrire, puisque, s’il se donne dans la signification où il est impliqué, il faut l’en extraire. Et c’est précisément l’extraire de la signification qui consiste, comme l’avait un peu montré Barthes, à le décrire. Le langage peut être considéré, indépendamment de ses autres définitions possibles, comme l’ensemble des actions sur lesquelles il se porte. A force de pratiques, le littéraire comme amateur expérimenté peut parvenir à s’exercer avec aisance et habileté. Je dirai qu’il y a de l’artisanat en littérature. Un outil, la grammaticalité par exemple, est transitif quand il enclenche des actions et permet de régir des verbes d’action mettant en réseaux plusieurs actants. Le parti pris de la transitivité en littérature permet de la lire en faisant attention non à ses propriétés, mais à ses usages et à sa valence. Comprendre la signification et le sens d’une oeuvre littéraire, tel est le métier du littéraire. L’usage est la vie des signes, mais les signes n’ont pas qu’une seule vie et un usage unique. La littérature doit être, d’une manière ou d’une autre, une hypothèse vivante (souligné par moi).
Je ne peux ici suivre chacune des rubriques des six exercices dont il me reste à parler. Elles sont, ces rubriques, comm des clignotants qui permettent de mieux suivre l’auteur. J’en parlerai ailleurs et m’en tient, ici,à ce qui me parait, en seconde lecture, le plus saillant.
Dans cet exercice 2, « Interpréter ou écrire », l’idée d’une règle au départ à laquelle il faudrait se tenir pour produire l’oeuvre littéraire ne répond guère à la nécessité du descriptif, du re-descriptif continus. Poser la règle c’est déjà interpréter le texte littéraire avant de l’avoir lu. Il y a « déni de matérialité », dit l’auteur, de cette matérialité du texte sur lequel le mentalisme, c’est -à -dire, notre moi, nos fantasmes et nos projections peuvent venir se fixer, sans plus tenir compte de ce que le texte dit, écrit et de ce que nous avons, nous, à dire, à décrire du texte. De même la règle esthétique risque toujours de plaquer sur le texte et sur sa prétendue interprétation des jeux de langages littéraires – l’élégie, le poème, la comédie -, ayant valeur de définition, ce qui fait oublier le texte lui-même. Coste reconnait la nécessité d’une littérature de terrain,, d’une littérature au grand air et non confinée dans une lecture scolastique. Avec les notions de contexte et de totalité, le texte, l’oeuvre à lire (ou à contempler) ne sont ni plus ni moins solidaires et indistinct. Le terrain du littéraire, dans le temps et l’espace où il le lit, le décrypte, le décrit est cette totalité; qui fait bloc avec les phénomènes économiques, sociaux, moraux. Terrain vague, sans bords définis, mais terrain de rencontre et de conjecture. Dans la description, il y a des niveaux, des étages qui communiquent. L’incompréhension première, la perplexité du littéraire comme de l’ethnologue leur évitent le « cartonnage herméneutique de quelque sens caché », la confusion du descriptif et de l’évaluatif. Selon Coste, la signification d’une oeuvre est là simplement dans le déploiement effectif d’une activité ordonnée, temporelle, finalisée au sein d’un environnement qui lui est naturel. Il distingue description fine, celle par exemple du feu qui brûle, de la description dense, celle d’un feu de joie ou d’un incendie criminel. Nous ne faisons, en fait, que des descriptions denses. Le terrain est un appel à nous laisser transformer par lui. Le macroscopique, le global, comme on dit aujourd’hui, est dans le microscopique, le local. Mais il vaut mieux, pour le littéraire comme pour l’ethnologue, suivre la route que prend telle ou telle forme, et ne pas prétendre faire autre chose que du cas par cas..
Le poète, le dramaturge, le romancier, peuvent emprunter au détective, son attention distraite, presque flottante, réagissant aux apparitions fugaces et au surgissement de réalités non ouvertes depuis les angles morts où (elles) ont été laissées. Ce qui met en lumière, selon nous, la question du sens distingué mais non séparé de la signification.
L’exercice 3, pour moi l’un des plus beaux du livre, intitulé « Formes de vie », tente de cerner et de définir le terme. Je me borne, ici, mais j’y reviendrai, moins à suivre l’auteur dans la manière dont il le cerne que dans celle où il le définit. Il définit d’abord la forme de vie comme une forme que les pratiques donnent à notre vie et à notre connaissance; Il fait remarquer qu’un enfant n’apprend pas ce qu’est un siège, une table, un lit, il apprend d’abord à s’en servir. Il renforce cette première définition par la suivante : une forme de vie se situe au point où la culture est devenue une seconde nature ; c’est l’étroite et inextricable association de pratiques sociales, de relations communautaires, de rapports écologiques. La troisième définition lui donne, à notre avis, toute sa portée : l’immanence des règles dans la vie, la vie tissée d’actions conjuguées et collectivement apprises, et formalisée par des règles qui ne se distinguent pas de leurs applications (souligné par moi) , c’est ce qu’on peut appeler une forme de vie. La question que je me pose, c’est de savoir si la littérature, parmi d’autres outils, peut faire apparaitre, dans les formes de vie non seulement leur signification mais aussi leur sens Et surtout, si la signification est donnée par le décrire et le re-d écrire, le sens peut-il aussi être donné, et comment ?, par ce décrire et ce re-décrire ?
L’exercice 4, « Que peut la littérature ? » , tente de répondre à cette question. D‘abord, note l’auteur, une forme de vie façonne d’une certaine manière et non d’une autre le sol de nos pratiques possibles. Elle fait faire, elle agit sur mes actions. Rappelant que le mode de vie est indissolublement social et écologique, ne s’agit-il pas de raboter le sol de nos pratiques, pour les critiquer, pour les métamorphoser, les re-compo -ser ? A la différence d’un droit qui impose des normes et doit sanctionner leur non-application, une forme de vie peut incarner une loi vivante. La littérature tire son efficacité des différentes manières que nous avons de l’empoigner et de la brancher à d’autres dispositifs d’enquête. La littérature peut-elle nous émanciper ? Oui, si les émancipés sont leurs propres émancipateurs, s’ils développent leurs propre capacités à formuler des valeurs communes et à produire le monde qu’ils veulent. Parce qu’elle travaille à construire ou à changer, à ce titre elle contribue à nos multiples émancipations. Les jeux de langage communs sont autant de points de rencontre, de familiarité. La littérature nous installe, dans le langage, à un poste d’exploration active.. Le travail littéraire n’opère jamais seul. C’est le lecteur qui travaille le langage en étroite interaction avec la vie ordinaire et ses acteurs. Le langage ordinaire suffit à tous nos besoins de description. On ne peut intervenir dans les jeux de langage que si on joue le jeu c’est-à-dire qu’on ne peut sortir de nos jeux de langage pour les juger de l’extérieur. La littérature est coupé sur le reste, mais elle n’est pas coupé du reste. Le poète l’écrivain ne risquent pas de se dissoudre, par l’enquête, dans le langage et la vie ordinaire. L’exemple du Dante est là pour nous en convaincre.
L’exercice 5, intitulé « Le front et la forme » s’attaque comme l’auteur l’a fait ailleurs, aux formes de vie dé-solidarisantes et, si l’on peut dire, in-égalisantes. Le front, peut être national. Contre lui, la littérature accroit nos partenaires de conversation, favorise la connaissance politique de vies sans nom. Elle éduque au pluralisme en intégrant ces vies dans nos jeux de langage. La littérature est faite de ressources pour nous aider à développer, par l’exploration, nos capacités de compréhension, à forger les critères de nos jugements, à accroître la portée de la critique, sociale. Les formes de vie résultent des coups donnés dans les jeux de langage. L’oeuvre littéraire re-contextualise les représentations ossifiées, re-combine les jeux de langage institutionnels, ajuste le zoom sur nos vie ordinaires, braque la lumière sur les zones d’ombre, ouvre le cours d’une expérience muselée ou invisible. La littérature peut prendre part à la reconquête de domaines comme des lieux à nous où choisir du sens, comme des lieux hospitaliers où l’exercice de la liberté et celui créatif de la subjectivité installe, expérimente et ajuste, hors surplomb, des perspectives dans lesquelles nous voyons ceci comme cela, dans tel alignement diversement pertinent.
L’exercice n°6, « Les couleurs de la littérature » s’attache à construire une non-définition de la littérature, c’est-à-dire à ne pas l’enfermer dans le carcan de catégories, de canons littéraires. La valeur des pratiques littéraires circule et se négocie dans les conditions pragmatiques qui président à leur accomplissement . En se libérant de l’esprit taxinomique, on peut comprendre les jeux de langage et les formes de vie que la notion engage autour d’elle, on doit la considérer comme une classe résolument mouvante d’expériences. Vague, le concept de littérature est aussi ouvert. Nous devons considérer que les concepts d’art et de littérature sont des concepts expansifs et imprévisibles. Tous situés et contingents, ils ont la vertu de comprendre et de ne pas empêcher l’émergence de nouvelles pratiques. Tels qu’ils sont, les usages de la littérature suffisent à l’identifier. Qui s’adresse à la littérature doit se familiariser à la pluralité des jeux de langage qui s’y trament, reconnaître, des parentés, souligner des ressemblances, effectuer des rapprochements. Une anthropologie de la littérature , une théorie littéraire apparait comme une suite d’actes politiques situés, pour décloisonner nos jeux de langage, pour développer de nouveaux usages du langage,, pour créer de nouvelles possibilité d’action. On peut se représenter la littérature sous la forme du spectre des couleurs ou de l’octaèdre des couleurs ; on cherche à établir une grammaire philosophique, synoptique permettant de parler de littérature. Mais…la littérature est la littérature est la littérature. Principe n° I : en littérature, c’est celui d’impartialité. Ni le succès ni l’échec d’une oeuvre littéraire ne sont des objets dignes d’intérêt. Principe n° 2 : celui de symétrie. Il est impératif de convoquer les mêmes causalités pour la bonne ou la mauvaise littérature et de les décrire dans les mêmes termes. Principe n° 3, dit de causalité : tous les énoncés dont on veut comprendre l’histoire doivent être rapportés à leur contexte d’émergence et inscrits dans le cadre intellectuel, social qui les tient pour vrais, sans préjuger à l’avance de leur succès ou insuccès. Principe n° 4, dit d’hétérogénéité : si l’on porte un regard pragmatique sur l’objet même de son enquête, il convient de reconnaître que le champ observé est un maquis particulièrement complexe et touffu agrégeant des constituants hétérogènes. C’est l’incertitude qui prévaut parmi les acteurs. C’est pourquoi il importe de rapporter leurs actions à des terrains changeants où ils émergent et se déploient, sans préjuger de leur conformité, de leur correction ou de leur succès.
Dan l’exercice n° 7, l’auteur s’efforce, tout en continuant à critiquer la fausse littérature , de construire une vue synthétique de ce qu’il appelle, intitulé de cet exercice n° 7, la littérature pour de vrai. Comment faire, dit-il, pour que la littérature ne compte pas pour du beurre et pèse pour de vrai ? Il note en premier lieu que la littérature n’a pas tant à être source de connaissance qu’expérience de la lecture source d’apprentissage. L’auteur la compare à un sport, la course par exemple plus que la marche. La littérature, dit Coste, nous récompense de s’y engager, mais nous ne somme pas habitués à le reconnaître. Les fictions, pour peu qu’on les charge de nous former et de nous transformer, sont des textes qui tendent à être réels et qui récompensent la relecture et la répétition et qui supposent que nous n’en avons jamais fini d’apprendre à lire. Ce que nous apprend la littérature se compte en capacités. Comprendre c’est pouvoir faire, c’est refaire. L’expérience de pensée ne rend pas compte de toute l’expérience de la pensée. Dans la particularité des situations auxquelles nous faisons face pour conduire nos vies, la littérature est un ensemble ouvert d’exercices qui ont pour vertu d’éduquer notre curiosité, notre imagination, notre discernement et toutes nos capacités (que j’appellerai des possibilités d’être et de faire). Quand je lis, je fais l’expérience simultanée du monde extérieur et de moi-même. L’oeuvre littéraire est un ensemble d’efforts discontinu et proliférant sur un contexte. contexte dont elle est inséparable et solidaire et dont nous avons besoin pour la décrire dans ses débordements. Or ce sont ces débordements qui, à mon avis, touche, plus qu’à la signification, au sens. Mais comment le décrire ?. Si on le décrit comme la signification en le considérant comme totalement impliqué à elle, on manque, à mon avis, ce qu’il apporte de spécifique précisément à la signification. L’explorateur n’aspire qu’à secouer notamment les significations habituelles. Il faudrait rechercher des usages trans-institutionnels de la littérature. La littérature fait partie de procédures qui cherchent à modifier le langage, en regroupant les choses autrement. La littérature pourrait n’avoir comme seul pouvoir que celui de nous mobiliser, de nous solliciter, de nous donner de l’entrain.
Il est possible de parler d’une alliance entre littérature et investigation, de parler de littérature d’investigation. La pratique littéraire est un organe d’investigation des raisons qui proposent simplement une voie d’accès détournée, pour exposer des problèmes dans l’espace public. Elle doit s’efforcer constamment à une sorte d’auto-contrôle, pour chercher les mots qui lui font jusque là défaut, mais aussi pour s’attacher à en rendre compte dans une forme publique. La pratique littéraire doit adopter la posture de l’enquêteur et en partager le projet démocratique d’une plus grande liberté et de plus grandes capacités d’action.
Dans « Outro-La littérature et après ? » qui ne se veut pas une conclusion de l’ouvrage, Coste note que les études littéraires doivent affronter des questions dont se. chargent la philosophie du langage et l’épistémologie des sciences sociales. Il n’y a, pour apprendre la littérature, qu’à la décrire, à la connecter à nos pratiques, à la traduire et à l’actualiser pour l’empoigner et la pratiquer. Elle relève d’une aventure de l’enquête, de l’incertitude et du dépaysement. Elle reste guidée par le souci d’élargir notre familiarité avec les pratiques et les formes de vie humaines. L’exploration évolue en se prémunissant contre les réflexes de contraction autoritaire, de crispation grégaire et d’ostracisme identitaire. La littérature se trame dans le langage comme une affaire où les mots et les choses sont les indissociables revers de diverses formes de vie. La théorie littéraire rend compte de la littérature, elle la rend possible en produisant une ambiance théorique (des exercices) propre à sa lisibilité, à sa visibilité et à sa reconnaissance. Elle doit promouvoir les figures du lecteur et en finir avec celles de l’auteur. Il s’agirait, pour les études littéraires, de conditionner le déploiement d’une politique démocratique radicale à la promotion d’une politique de la lecture capable d’inventer, dans le langage, de nouvelles pratiques collectives de subversion. Il s’agirait de contribuer, par la littérature, à un monde un peu plus commun. Encore faudrait-il, selon moi, décrire non seulement la signification des pratiques et des formes de vie de ce monde pas trop commun, mais aussi décrire leur sens qui, s’il va avec leur signification, n’en est pas moins à distinguer d’elle et requiert ses propres approches descriptives, pour que sortent, non du soi-disant caché le visible, mais d’un implicite commun et connu un peu plus d’explicite. Mais sans le dire suffisamment, n’est-ce pas aussi à cette explicitation par la littérature que veut contribuer ce beau livre ?