Francis Farrugia, Sociologies, Histoires et théories, Paris, CNRS Editions, 2O12, Coll. Biblis


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Francis Farrugia, Sociologies, Histoires et théories, Paris, CNRS Editions, 2O12, Coll. Biblis

Donner ses assises à une socio-anthropologie de la connaissance est l’un des desseins que s’est fixé Francis Farrugia et dont il fait état plus particulièrement dans ce livre. Nous le rejoignons ou plutôt nous prenons place dans ce dessein en tentant, comme l’auteur depuis de longues années, d’esquisser une socio-anthropologie de la connaissance subjective. Mais, pour commencer à réaliser son dessein, il lui a fallu non seulement reprendre à l’origine, les catégories fondamentales forgées en philosophie, mais aussi montrer, à travers l’oeuvre des fondateurs Emile Durkheim et son neveu – refondateur – Marcel Mauss – notamment dans la manière dont Levi-Strauss le commente -, puis dans la reconstruction de la sociologie dans l’après-guerre, comment cette science, en s’écartant d’une sociologie américaine par trop instrumentalisée, pouvait contribuer, et tout particulièrement en socio-anthropologie, à une meilleure connaissance des faits sociaux et des faits sociaux totaux. Car la visée totalisante, totalisatrice, mais non «totalitaire», pour reprendre l’une de nos expressions, que Farrugia privilégie est à la base de l’approche non seulement de Marx, mais de Durkheim, de Mauss, de Gurvitch, voire d’Aron, de Bourdieu, de Touraine, d’Ansart, de Duvignaud et, en anthropologie, de Balandier. Nous sommes encore quelques-uns à penser qu’à y renoncer, la sociologie s’expose à l’émiettement, à la parcellarisation et à un empirisme sociologique borné, voué à l’efficacité immédiate, c’est-à-dire à servir, selon nous, les intérêts du capitalisme.

Pour Farrugia, la philosophie est la «grand-mère spectrale» de la sociologie et de la socio-anthropologie, notamment de celle de la connaissance. Il reconnaît à Kant d’avoir recherché ce que nous appellerions volontiers une légitimation et une légitimité de la connaissance, en lui donnant des «catégories pures de l’entendement» et, ajouterons-nous, en renvoyant le noumène c’est-à-dire l’irrationnel (mais non le sens) hors de la connaissance philosophique. Vis à vis de Durkheim il nous semble que, tout en reconnaissant le caractère kantien des présupposés durkheimiens, Farrugia se déclare créditeur et débiteur de la qualification du rapport social. Belle découverte, en effet, bien oubliée aujourd’hui que celle de Durkheim disant que le rapport social et plus encore le lien social – la sociabilité si l’on veut – ne pouvaient être la sommation de rapports interindividuels, que l’un et l’autre ont leur propre qualification, que l’individu social et l’individu singulier naissent du groupe et de la société où ils sont produits.

Lentement Farrugia remonte avec nous la généalogie de nos devanciers : Tönnies d’abord, auquel il consacre des pages remarquables, analysant sa vie et ses textes. Tönnies, guère reconnu pendant une partie de sa vie et accédant enfin à la notoriété longtemps après la parution de son ouvrage Communauté et société. Au fond Tönnies rappelait, au moins selon nous, que la Gesellschaft (la société) n’était guère concevable sans la Gemeinschaft (la communauté). Qu’il ait privilégié la seconde par rapport à la première nous paraît évident. Mais ce qu’il montre principalement, c’est que, sans un idéal, des liens, des affects, des sentiments, des passions, la société n’est guère pensable. Or n’est-ce pas vers une société, un type de société moderne qui n’est pas celui, subjectivé et subjectivant, des précurseurs et des fondateurs que nous allons, désaffilié, désubjectivé, condamné, selon nous, par la capitalisme actuel à une objectivation et à une objectivité tellement poussées qu’elles en font disparaître, en même temps que les groupes, les individus et leurs rapports sociaux, les choses, les objets matériels que ce type de société produit ?

A travers Halbwachs, Farrugia pose le problème du temps et de la mémoire. Proche de Gérard Namer qui sut revivifier la sociologie de la mémoire halbwachsienne, Francis Farrugia montre, pour structurer sa pensée, comment rapports sociaux, groupes et individus sont littéralement dynamisés par la reconstruction de la mémoire historique et par la constitution de la mémoire collective, comment le travail de la mémoire est celui du temps dans la mémoire, celui de l’oubli et, nous ajouterons, celui du refoulement, comment ils sont parties prenantes de ce que Halbwachs appelle les cadres sociaux de la mémoire, autrement dit produisent les repères à partir desquels l’enfant ou l’adulte, mais aussi le groupe refait si l’on peut dire le passé, en fait un passé au présent, un «passé-présent» comme dirait Lefort. Et iFarrugia insiste sur ce qu’il appelle, lui, le syndrome narratif.

Abordant Gurvitch, Farrugia rappelle que, comme repère d’une sociologie de la connaissance nouvelle, cet auteur n’a pas donné par hasard comme titre à son dernier livre posthume Les cadres sociaux de la connaissance. Plus encore, après Durkheim, Mauss et Halbwachs – Durkheim et Mauss avaient déjà su socialiser le temps et l’espace – , Gurvitch va typologiser les temps sociaux, en montrer la multiplicité. Méfiant vis à vis de l’histoire, Gurvitch veut au fond la sociologiser. Il nous racontait qu’ayant assisté à l’arrivée de Lenine à la gare de Saint Pétersbourg en Avril 1917, dès les premières phrases du discours de ce dernier disant que la révolution n’était pas finie, il avait vu Staline, au premier rang des accueillants, se reculer dans la foule et disparaître. Cette dérobade-hésitation de Staline avait, disait Gurvitch, échappé aux historiens.

Enfin, reprenant des éléments de son ouvrage La Reconstruction de la sociologie, Francis Farrugia rappelle que, après la création du Centre de sociologie, par Gurvitch, rue Cardinet en 1945, ce furent Aron, Gurvitch et Marcel Jollivet qui fondèrent la licence de sociologie en 1958. Les jeunes d’aujourd’hui, au moins un certain nombre d’entre eux – des sociologues et des anthropologues – demeurent fidèles, sinon à l’enseignement de Gurvitch injustement bien oublié, mais à celui d’Aron et, par lui, mutatis mutandis, ont fait leur ce qu’il y a de meilleur dans ceux de Bourdieu, Touraine, Ansart, Balandier, Duvignaud, etc. Il serait faux de penser que tous et toutes, à Paris, en province ou à l’étranger, se sont rangé(e)s sous la bannière de l’empirisme sociologique américain tant critiqué par Gurvitch et guère estimé par Aron. En Belgique, l’Institut Solvay a su gardé une tradition sociologique gurvitchienne solide grâce à Henri Janne, comme le rappelle André Bolle de Bal dans un excellent article en cours de publication.

En conclusion, Francis Farrugia nous redit qu’on ne fera ni sociologie, ni socio-anthropologie, ni socio-anthropologie de la connaissance, ni, ajoutons-le, socio-anthropologie de la connaissance subjective sans la philosophie et l’histoire. Le débat théorique reprend s’il s’est jamais interrompu. Il est nécessaire. Gurvitch n’a jamais été opposé à l’approche et à l’enquête de terrain, ni d’ailleurs aux statistiques. Mais encore faudrait-il prendre beaucoup plus le risque, dans des sociologies différenciées, de proposer théorisations et hypothèses liées à des théorisations. Incontestablement, les sciences humaines et sociales sont menacées. Mais nous sommes un certain nombre à nous battre pour elles, en Europe et, on peut l’espérer, un peu aux Etats-Unis. Farrugia voit dans des «philosophies spontanées» la trace au moins d’un maintien de la philosophie, du débat philosophiques,dans les oeuvres sociologiques. Et il est conscient – nous nous en réjouissons – de la complémentarité de la psychanalyse comme discipline scientifique et culturelle en socio-anthropologie. Son beau livre est un «fortifiant» pour les chercheur(euses), jeunes ou vieux.