Franck-Pascal Le Crest, Actualité du concept d’anomie, le mal de l’infini, Paris, L’Harmattan, 2013, Coll. Logiques sociales


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Franck-Pascal Le Crest, Actualité du concept d’anomie, le mal de l’infini, Paris, L’Harmattan, 2013, Coll. Logiques sociales

L’anomie est un concept, le mot n’appartient pas au langage courant. Nul groupe ou individu ne dira : nous sommes, je suis anomique(s). On peut dire, d’une certaine manière, que Durkheim, confronté notamment à la question du suicide, pense qu’il contribue à faire apparaître le degré d’anomie d’une société. Le suicide, phénomène réputé individuel entre tous est, comme le démontre Durkheim, un fait social et Jean Baechler ne parviendra pas, dans Les Suicides, à infirmer cette démonstration. Or Le Crest nous montre que, parmi les formes du suicide, Durkheim en retient une qui passe pratiquement inaperçue – le suicide fataliste indiqué dans une note – et une autre qu’il appelle nommément le suicide anomique. Or, si on suit notre auteur et Durkheim, le suicide anomique se produit lorsque l’individu atomisé c’est-à-dire privé de tout repère – normes et valeurs communes – , de toute solidarité, de tout rapport à l’Etat, quasiment en détresse, se supprime. C’est donc la société dans son état anomique qui, quels que soient les motifs de son suicide, peut l’amener à se tuer. A la différence, par exemple, du suicide altruiste où le capitaine du bateau, conformément à une morale plus ou moins sociale, se sacrifie pour sauver ses passagers et son équipage.

Mais Le Crest veut situer l’anomie dans son contexte actuel, celui d’une société hyperlibérale. Le mal de l’infini devient celui de l’illimité qu’un certain nombre d’individus et de groupes dans la modernité se donnent comme finalité première : augmenter leur richesse, leur toute-puissance, leur pouvoir de contrainte sur autrui. Le mal de l’infini, comme semble le concevoir Le Crest, est celui qui frappe des individus et des groupes perdus dans une société trop objectivée qu’ils ne comprennent plus ; ou ils s’y suicident, ou ils se réfugient, comme le disait Romain Rolland à Freud, dans le «sentiment océanique» soit par l’art, soit par ce qui, dans la modernité, reste de religion.

Mais la surprise du livre, si l’on peut dire, c’est l’apparition de Jean-Marie Guyau et de sa conception de l’anomie, notamment dans Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction et dans L’Irreligion de l’avenir.

Guyau vote pour l’anomie. Il n’y voit nullement la perte des repères, la privation de la loi au sens symbolique du terme loi. Il y voit beaucoup plus ce qu’on pourrait appeler la naissance de la liberté. Ce qu’il y a en nous de force, d’énergie nous poussant à vivre, doit pouvoir, tant chez l’individu que dans le collectif, se déployer et se donner sa propre mesure au cours de ce déploiement. L’anomie est au fond la saine réaction contre les sanctions et les obligations imposées. Elle initie un monde de la vie où l’Autre trouve sa place en même temps que le nous et le je.

On comprend l’admiration de Nietzsche pour Guyau lorsqu’il lit Esquisse d’une morale sans obligations ni sanctions qu’il découvre dans une petite librairie de Nice. Dans la volonté de puissance, Nietzsche ne met pas, comme aurait voulu le faire croire sa soeur Elizabeth truquant ses manuscrits, la toute-puissance d’un individu ou d’un groupe sur autrui. Il y met à la fois le désir et la volonté de l’individu, du groupe, de se dépasser lui-même, de se surpasser, d’aller au delà de ce qu’il est, au plus loin de lui-même.

La proximité avec la pensée de Guyau est évidente. Cet individu, ce groupe qui se déploient en se donnant leur propre mesure sont quelque peu l’individu et le groupe nietzschéens. Cet individu, ce groupe guyau-nietzschéens, ce sont aussi un peu ceux de Freud qui rappelle que le Kuturarbeit exige du pulsionnel, de l’énergie vitale et de l’énergie sociale, et que la mesure de cette énergie, par l’action de la pulsion de mort sur la pulsion de vie et par la résistance de la pulsion de vie à la pulsion de mort, vient en quelque sorte d’elle-même.

A partir de 1902, Durkheim abandonne le concept d’anomie. Pourquoi ? Il semble, à lire l’ouvrage de Le Crest, que, dans la conception qu’il va peu à peu élaborer d’une Société qui, comme le dit Aron en le commentant, remplacerait Dieu, il n’y ait plus de place pour un processus de déréliction, d’anomie, articulé au mal de l’infini. Et il est vrai que Durkheim fait resurgir, dans sa conception de la Société, l’impératif catégorique kantien, ce qu’il appelle la contrainte sociale. Nous appelons aujourd’hui couramment cette contrainte sociale devoirs, en mettant le plus souvent le mot au pluriel. C’est peu dire. Le devoir est un concept théologique. Mauss donnera, dans L’Essai sur le don, une conception de l’obligation beaucoup plus subtile et, à notre avis, plus congruente avec la société moderne. Car l’obligation vient de nous-mêmes et non d’une Société divinisée. Cela dit, c’est dans un texte secondaire Philosophie et sociologie que Durkheim divinise la Société. Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, il se contente d’évoquer la «contagion» propre aux rassemblements – les fêtes – des membres des sociétés australiennes, ce que Gurvitch appellera «l’effervescence de la vie sociale», corroborees où les emblèmes de la société sont dessinés par les regroupements des corps mêmes des individus sur le sol. Durkheim en voit l’équivalent aujourd’hui dans la fête du 14 Juillet qui ne commémore pas la prise de la Bastille, mais la Fête de la Fédération (1790).

Le Crest demeure plus proche de la problématique durkheimienne sur l’anomie que de celle de Guyau. Néanmoins, comme Guyau, il s’interroge sur l’individu. La société moderne actuelle l’amène à montrer comment le libéralisme économique et le néo-libéralisme ont, avec l’instrumentalisation et la marchandisation associées, tendance à créer un individu anomique, sans repères et sans grand espoir. Mais sur ce point, son propos nous paraît insuffisant sociologiquement et anthropologiquement. Il ne prend pas en compte la division du social, autrement dit les classes, ni les modalités des cultures dans les classes. Reconnaissons que ce n’est pas vraiment son sujet. Mais on aurait aimé quelques questions en ce sens.

A la fin du livre, Le Crest emprunte à Weber son concept de vocation et se demande si, pour l’individu, la vocation, non la vocation religieuse, mais une vocation sociale et politique au sens du politique, comme celle du savant chez Weber, ne donnerait pas à l’individu moderne, dans certains cas, une ouverture vers l’Autre face à l’individualisme croissant né, à notre avis, très largement du capitalisme et peu propice aux traditions et aux changements sociaux et politiques.