Françoise Dumas-Champion, Le mariage des cultures à l’île de la Réunion, Paris, Editions Karthala, 2008 Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme, I-Proies et captifs en Afrique, Paris, PUF, 2010, préface de Patrick Tort


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme, I-Proies et captifs en Afrique, Paris, PUF, 2010, préface de Patrick Tort

Georges Guille-Escuret – qui vint autrefois  au comité de rédaction du Journal des Anthropologues – a poursuivi, depuis dix ans, une entreprise sans doute déjà commencée à l’époque. Il s’attaque, si l’on peut dire, à l’un des sujets, avec l’inceste, les plus difficiles de l’anthropologie : l’anthropophagie. Dans ce premier ouvrage, d’abord il esquisse, en anthropologie historique, «une sociologie comparée du cannibalisme» (titre global de son travail), c’est-à-dire qu’il tente de caractériser le phénomène, de le le délimiter, en l’extrayant des stéréotypes auxquels il a donné lieu : »cause alimentaire ou motif religieux», «aveuglement terrible et millénaire qui range toute anthropophagie dans le registre de la préhistoire et de la bestialité».
Le livre est très beau, d’abord par son écriture toute en nuance, et pourtant extrêmement vivace – l’auteur a l’art de faire vivre un document – , aussi par l’ampleur et la richesse de sa documentation – deux autres ouvrages porteront sur l’Asie-Océanie et sur l’Amérique -. La thèse de Guille-Escuret, donnée dans la première partie de cet ouvrage, est que l’anthropophagie est un phénomène fréquent, mais dispersé, périodique et, au fond, du moins pour l’Afrique, jamais systématisé ni très longuement ritualisé. Mais surtout, comme l’inceste – et, ajouterons-nous, contrairement à ce que dit Levi-Strauss qui voit dans la prohibition de l’inceste le phénomène du passage de la nature à la culture -, l’anthropophagie est, selon l’auteur, partout et toujours un phénomène historique lié tout particulièrement à des périodes de crise, à des bouleversements dans les sociétés où il apparaît.
Il y aurait une grande exception à cette thèse dont l’auteur nous parlera dans le volume consacré à l’Amérique : celle des Aztèques. Partout ailleurs – cela est déjà suggéré dans ce premier tome -, il semble que la thèse proposée se vérifie.
Il y a notamment – et c’est le propos de la deuxième partie de l’étude – une histoire de l’Afrique avec ses bouleversements internes, en différents temps, avec des interventions extérieures, qu’elles soient venues des Arabes ou de la colonisation européenne. Apparaît ici ou là, dans des sociétés africaines, en des temps et lieux très différents, l’anthropophagie c’est-à-dire le fait que le membres de la société se nourrissent de corps humains, qu’il s’agisse soit de captifs pris dans une autre société, soit de proies en général ennemies, soit d’un individu de la société elle-même – un esclave par exemple, ou un enfant – sacrifié en certaines circonstances au surnaturel, aux esprits et forces difficilement contrôlables. Notons que Guille-Escurel n’exclut nullement l’anthropophagie de l’Europe où elle peut se manifester spécifiquement par l’absorption de parties du corps humain – que les bourreaux, après les exécutions, fournissaient pour des cosmétiques, des onguents, etc – ou par des cérémonie sanglantes comme celle – non citée par l’auteur – qui eut lieu, en 1871, dans un village du Périgord, ou par la manducation de morts, ceux, par les survivants, de l’avion accidenté dans les Andes à la fin du XX° siècle – exemple cité par l’auteur -.
Le livre montre, non sans ironie, comment la colonisation, par ses excès, créa des réduits historiques où l’anthropophagie fut pratiquée. Avec une prudence méritoire, il met en évidence et commente les cas recensés, notant, par exemple, celui d’un jeune homme contraint de manger de la chair humaine et ne le faisant pas sans répugnance. Des enfants-soldats, après avoir fumé de l’herbe, mangent l’ennemi tué, pour se soumettre à leur chef qui les y oblige.
Ce qui frappe dans ce que dit l’auteur, c’est que certaines sociétés se sont, dit-il, refusées à pratiquer l’anthropophagie, que certaines l’ont pratiquée épisodiquement, puis l’ont récusée, que d’autres, en Afrique de l’Ouest, l’ont, un temps, plus ou moins ritualisée. Mais on oublie, comme le dit l’auteur, que les membres des sociétés esclavagisées par les Européens croyaient que ces derniers enlevaient hommes, femmes et enfants pour les manger. En effet, ils ne voyaient jamais réapparaître celles et ceux qui avaient disparu.
Une question à l’auteur : comment réagissent les victimes ? Et les familles ? On sait qui sont ces victimes: des esclaves, des enfants, des proies à la guerre, des captifs. Il doit être bien difficile, au vu des documents, de démêler le subjectif, celui des exécutants plus accessible, mais surtout celui des exécutés avant et pendant l’exécution. On aborde là ce que nous appelons les faits sociaux d’excès, les uns, comme l’inceste, en principe non douloureux au moins physiquement, les autres, comme l’anthropophagie – sauf dans le cas de la manducation des morts – toujours douloureux physiquement et psychiquement.
De ce beau livre on ne peut que souhaiter et attendre la suite.