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Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme 2-. La consommation d’autrui en Asie et en Océaanie, Paris, PUF, 2012
Recension par Louis Moreau de Bellaing
Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme 2-. La consommation d’autrui en Asie et en Océaanie, Paris, PUF, 2012
A bien lire le livre de Georges Guille-Escuret, il nous semble qu’il reprend en grande partie la thèse sur le cannibalisme qu’il avait développée dans le tome I. de sa sociologie comparée du cannibalisme, tome qui concernait surtout l’Afrique. Nous avions consacré à cet ouvrage une recension. Les situations de crise en Afrique, produites sur le long terme notamment par l’esclavagisme et le colonialisme contribuaient à expliquer l’apparition ou la disparition ici ou là du cannibalisme. Le cas des pays d’Asie et de ceux de l’Océanie, plus tardivement exploités par l’Occident est, pour ce qui se rapporte au cannibalisme, un peu différent. Mais, en tout état de cause, le cannibalisme y est lié, selon l’hypothèse générale de l’auteur, à des crises non continues au cours du temps et dans l’espace géographique. Il est très souvent condamné, notamment par les femmes.
Si l’on tente de cerner l’aire géographique abordée, on y trouve le Japon, la Chine, l’Indonésie et les Philippines, la Mélanésie (les Trobriand, la Nouvelle Bretagne, les Iles Salomon), la Nouvelle Calédonie et les Iles Fidji, la Polynésie (Samoa, Hawaï, Marquises et Ile de Pâques), la Nouvelle Zélande (les Maoris), la Nouvelle Guinée et l’Australie. Guille-Escuret se refuse à faire l’impasse «sur la dimension démographique, malgré le courant idéologique qu’elle a engendré». La question qu’il se pose est : quelles furent les formes de l’histoire dans les sociétés exotiques ?
Il relève un exo-cannibalisme japonais pendant la dernière guerre «généré par des officiers présents sur le terrain» (p. 84). Exo- et endocannibalisme pour «réaffirmer la solidarité du groupe meurtri» (p. 85). Par comparaison avec l’Europe où, en 1870, dans un village français, un homme est torturé, tué, dépecé et cuit – mais non mangé -, en Chine, au VI° siècle avant Jésus-Christ, Confucius recommande, en cas de vengeance, de consommer totalement l’ennemi. Il pourra être aussi, au cours des siècles, localement consommé. Mais on trouve également des usages médicaux de la chair humaine (coeur et foie humains). La Révolution culturelle aurait produit des cas d’anthropophagie vis-à-vis d’ennemis «idéologiques».
En Indonésie (sauf à Sumatra), le cannibalisme «oscille entre le flou et le douteux : inclus dans les aires de la chasse aux têtes, instable ou «labile», spécialisé dans des organes tels que le foie, la cervelle et le coeur, mais pas la chair stricto sensu» (p. 127). Il en a été de même à Bornéo, sauf entre 1996 et 2003 où il semble qu’il y ait eu des cas plus fréquents.
A Sumatra, il s’agirait «d’un système très plastique capable de s’adapter à des conjonctures diverses et variées…(dans) une forme d’éclatement des pouvoirs…après l’effondrement d’une pyramide sociale» (p. 147). «Les assassins professionnels sévissent indifféremment dans des sociétés s’adonnant à l’anthropophagie ou pas». (p. 172). L’auteur ajoute que «chez les Mélanésiens, les vaincus perdent le caractère de marchandises à l’instant où ils quittent le registre de proie pour devenir esclave» (p. 178). «La chair humaine relève d’un commerce masculin et sa consommation participe de jeux de prestige que sa mise en vente n’altère pas» (p. 181).
L’esclavage, l’anthropophagie, la chasse aux têtes, l’adoption, aucune de ces institutions «ne saurait ressentir les remous de l’époque sans que les autres en subissent quelques contre-coups» (p. 194). Dans d’autre cas, l’homme est remplacé par le cochon. «Les Mélanésiens ne se sont entretués ni «pour réduire la pression démographique, ni pour combler un déficit en protéines animales. Cela dit, démontrer que l’agressivité inter-groupes réagit directement aux troubles de peuplement n’équivaut nullement à nier toute interdépendance entre les deux réalités à travers la trame des faits sociaux» (p. 210).
L’auteur en conclut que «l’exo-cannibalisme, la chasse aux têtes, l’infanticide et l’adoption appartiennent tous les quatre à un fond commun des cultures mélanésiennes» (p. 214).
«Du côté fidjien, écrit Marshall Sahlins, c’est une politesse élémentaire pour des sujets donnant des festins à leurs chefs que de proposer d’y joindre leur propre personne» (p. 238). Aux Fidji, «des carcasses de chefs ne sont pas livrées aux braises parce que les vainqueurs les connaissent, alors que le seigneur ennemi se voit réservé à la seule fourchette du triomphateur» (p. 257). «Les Fidjiens consomment sans doute leurs prochains moins par manque de protéines que par appétit du pouvoir» (p. 270). «Ni les morts ni les proies ne sont échangés ou capturés indépendamment d’autres richesses, de même qu’aucun système de circulation des objets n’en fait abstraction» (p. 276-277). «Le chef est un sarcophage qui s’emplit de pouvoir en même temps que de chair et le profit idéel qu’il retire de son festin nous fait voir à quel ordre se conforment les rapports politiques dans sa société» (p. 283).
En Nouvelle-Calédonie, «l’endocannibalisme ne disparaît pas après le franchissement d’un seuil initiatique ; le risque se maintient, car aucune proie ne métamorphose l’étranger dangereux en dieu complice» (p. 238).
Racontant la mort du capitaine Cook à Hawaï, Guille-Escuret précise qu’une partie de son corps fut rapportée sur un navire anglais et le reste brûlé. Mais il ne fut pas mangé, «les Hawaïens n’étant pas cannibales». Le stéréotype, là encore, s’effondre.
L’auteur note, mais cela nous semble valable pour beaucoup de types de société, que le rejet du cannibalisme n’équivaut ni à une diminution de l’agressivité ni à une reconnaissance des droits de chaque être humain à un minimum de respect.
A l’Ile de Pâques, la cruauté est permise, mais non l’anthropophagie. En Polynésie, les royaumes avérés, au contraire des chefferies amovibles et mouvantes, n’aiment pas la consommation de l’homme». En Nouvelle-Zélande «la volonté d’ingérer le vaincu ne rend pas l’anthropophagie plus normale en restant profane. On a signalé des gens personnellement rebutés parv une chair congénère».
En Nouvelle-Guinée, ce sont dans les guerres de réparation entre des groupes qui ont des relations économiques et matrimoniales qu’apparaissent le plus souvent des cas de cannibalisme. «Le cannibalisme néo-guinéen fait de préférence son nid dans des équivoques culturelles attisées par des crises historiques vitales». (p. 389).
En Australie les rapports entre le sexe, la nourriture, la terre et la langue ne sont pas plus simples qu’autre part, mais rendus plus explicites par la permanence des liens qui unissent ces quatre pôles au delà des formes stipulées pour leur équivalence : la proscription d’une anthropophagie et l’autorisation d’une autre soulignent également ces liens» (p. 385).
Un peu rapidement, l’auteur écrit : «La civilisation n’infère pas le recours à la césure nature/culture, laquelle se confine donc peu à peu en produit exclusif d’un sous-ensemble construit par le monothéisme» (p. 394). Comme l’a montré Lévi-Strauss, la culture infère bien cette césure. Plus sociologiques et anthropologique apparaissent les propos suivants : «On ne définit pas ethnologiquement un cannibalisme sans discerner le rapport que conçoit la société concernée avec l’existence et la possibilité de la crise» (p. 394). «Pourtant, dit en final l’auteur, manger l’homme sert à digérer une histoire, sauf que c’est bien le social qui digère un désordre qu’il s’est ou non habitué à pressentir» (p. 396).
On le voit, par rapport au précédent volume, l’approche du cannibalisme est, pour le continent est-asiatique et celui d’Océanie, plus difficile et plus contrastée. Des blocs venus de l’Occident tels l’esclavagisme ou le colonialisme y interviennent moins comme tels. Les crises sont en quelque sorte internes. Le cannibalisme s’y produit localement, sans interférences totalement extérieures. Les thèses de l’auteur s’y trouvent, à notre avis, non seulement confirmées, mais amplifiées, y compris dans leur portée critique. En attendant le troisième tome.