Georges Zimra, Les pouvoirs de l’excès, l’éloge de l’infini, Paris, Berg International, 2016


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Georges Zimra, Les pouvoirs de l’excès, l’éloge de l’infini,  Paris, Berg International, 2016

Enfin un livre sur l’excès…Après les commencements d’analyse de l‘hubris (excès) aristotélicien par Alain Caillé et le revue du MAUSS, il en est rarement question. J’ai, pour ma part, marqué son importance dans une problématique globale de la légitimation et de la légitimité aussi bien idéologiques que juridiques et politiques (au deux sens du terme politique : le politique et la politique), sociales et politiques (au sens du politique). [1] Le livre quo nous offre Georges Ziimra est modeste, mais  è mon avis fort important, en ce sens qu‘il n’oublie pas d’articuler, dès le titre de l’ouvrage, l’excès au pouvoir et au non-pouvoir – ce que, pour ma part, je n’ai pas fait suffisamment -. Pouvoir de et pouvoir sur, semble-t-ii, produisant l’excès (les excès) légitime(s), mais surtout l’excès (les excès) illégitimes (c’est l’hubris aristotélicien) . Peut-être faut-il entendre le sous-titre du livre de Georges Zimra  Eloge de l’infini  comme l’antinome des pouvoirs de l’excès illégitimes, l’éloge de l’infini, selon Levinas, ayant à s’accompagner d’un désaveu de l’illimitation caractérisant aujourd’hui notamment le néo-libéralisme économique, dernière version idéologique du capitalisme.

Mais ce n’est pas sur ce chemin que Georges Ziimra entraine son lecteur et sa lectrice. Ce qui l’intéresse, c’est, précisément, dans l’éloge de l’infini, la limite impossible (et non pas l’illlmitation), et la limite infinie (et non pas l ‘illimité). Ce chemin il le trace à travers une série d’auteurs, Madame Guyon, Sade, Georges Batallle, Simone Weil, Kierkegaard, Antonin Artaud. Ces philosophes, théologiens, écrivains, interrogent un « au-delà du monde », des frontières de la connaissance et du possible. Ils font de l’impossible, dit-il à peu près, ce qui  résiste au silence,  un refoulement à l’oubli, cela aussi bien dans l’affect  que dans le sublime.

Psychanalyste, Ziimra rappelle, dès l ‘introduction, qu’il n(y a pas division entre Eros et Thanatos, mais une commune liaison, « l ‘amour dans la haine, la vie dans la mort ». La pulsion sexuelle, ajoute-il, ignore le bien et le mal (je dirai le légitime approximatif et l’illégitime, compte tenu de la délégitimation). La perversion devient le paradigme du mal (je dirai de l’illégitime). Mais il va de soi que les personnages évoqués s’inscrivent, chacun, dans une période de l’histoire, c’est-à-dire dans leur époque. C’est d’une manière quelque peu différente les un’e)s des autres qu’ils vont tenter de penser le bien et le mal, soit vers le Dieu chrétien, soit vers son absence. Zimra n’évoque pas les « religions séculières » actuelles qui ne sont pas de son propos. Elles copient la religion  le religieux, mais dans l’en deçà du monde, c’est-à-dire strictement dans l’humain, comme l’a compris Gauchet (fascisme, nazisme, stalinisme, maoïsme, capitalisme), elles copient aussi l’infini invisible  religieux, en font l’infini visible sans religion, autrement dit l’illimitation et l’illimité, notamment dans l’économique.

L’histoire du XVII° siècle est aussi celle du jansénisme. Ce dernier est l’héritier de Saint Augustin. Propagateur de l’augustinisme, il défend la théorie du libre arbitre  donné par Dieu à homme : la liberté du choix de faire le mal et de se damner, ou celle de faire le bien et son Salut. Il proclame la toute-puissance du divin, la prédestination. L’homme  voit un gage possible, mais non certain, sur terre,  de son Salut éternel, dans sa réussite notamment financière. Le jansénisme méconnaît Arminius, un disciple, au XVI° siècle, de Théodore de Bèze, Celui-ci prêche la prédestination. Arminius s’insurge contre son maître, prend en compte pour son Salut les mérites acquis devant Dieu par l’homme.

C’est dans ce cadre historico-religieux que se situe le premier personnage du livre, Madame Guyon. Elle est fille de Descartes et de son Dieu trompeur qui ne peut enlever à l’homme la certitude de penser. Elle est à la frontière de ce que Zimra appelle un « athéisme mystique ». Le seul amour de Dieu chez l’homme s’aime plus qu’il n’aime Dieu. Le Pur amour est, pour Madame Guyon, au delà du bien et du mal, il est est un renoncement au Salut. Il subsiste en dehors de tout espoir de Salut. D’abord protégée par Louis XIV et Madame de Maintenon, puis condamnée par Bossuent, Madame Guyon demeure intransigeante. Mais elle ne franchit pas la limite, millénaire en ce domaine, du permis et du défendu Elle ne  contestera jamais l’existence de Dieu.

Ziimra note fort bien que l’individuation de la notion d’intérêt est, à la fois, louangée par Mandeville et vilipendée par La Rochefoucauld, et trouve sa source, depuis la Renaissance, et même un peu avant, dans l’individu, le moi, le corps. Cette notion d’intérêt, dit Zimra, va creuser la pensée augustinienne, la travailler en quelque sorte. Pas complètement  néanmoins, car, si la Fable des Abeilles de Mandeville va du côté de l’intérêt et d’un certain utilitarisme qui reconnaissent au vice sa « vertu » dans la société (la prospérité), le reste de son oeuvre n’est pas en consonance avec ce présupposé. Non plus que chez Smith, fondateur de l’économie, mais qui la crée non sans regret  ni repentir. Smith (la main invisible) et Mandeville demeurent croyants  en Dieu

L’athée Sade fonde une nouvelle anthropologie. Son athéisme est une négation de Dieu. Sa conception de l’infini – l’infini n’est pas propre, spécifique au religieux chrétien –  se réduit à l’ilimitation, à l’illimité, au sans limite.  Déliée du sacré, l’obligation n’y apparaît plus. Le désir de destruction y est absolu. Le Sade révolutionnaire de 1789 se taira sur le politique. Au contraire, dans son texte Français, encore un effort pour être républicain, au coeur de son ouvrage La Philosophie dans le boudoir, il appelle,  au « silence des lois ». A partir de Sade et de ses oeuvres – dont l’ensemble ne sera publié qu’au XX° siècle -, « aucune demande éthique ne pourra éviter la confrontation avec la perversion, comme l’indique Lacan ».  Se déployant autour de la jouissance, du « plus de jouir », l’oeuvre sadienne (sauf, peut-être dans Aline et Valcour), introduit, dit Zimra, une stricte équivalence entre les hommes et les choses.

Avec Kierkegaard, dans ses excès mêmes dont on ne sait comment les qualifier – il ruine sa vie et celle de la femme qu’il aimait -, apparaît une conception anthropologique de l’amour, mais aussi de la cruauté. La femme devient « l’autre pendant de Dieu ». Il y a, chez lui, dit Zimra, une transfiguration de l’amour dans une quête de la limite, ni transgressée, ni dépassée (je n’en suis pas si sûr, LMB), traversée par l’émotion de jouir de ce qu’on ne possède pas. Il peut y avoir des transgressions « positives », du nouveau, du neuf, mais, chez Kierkegaard, il y a un choix délibéré du côté de la destruction de soi et de l’autre.

Georges  Bataille , qui vit dans la première moitié du XX° siècle, met la démesure, la dilapidation, l’illimité, le sans limite dans la dépense principalement improductive (à l’inverse du capitalisme qui se veut productif, mais est, lui aussi, illimité). L’athéisme de Bataille n’est pas, dit Zimra, négation de Dieu comme chez Sade, mais une théologie de l’absence, une a-théologie. L’érotisme, chez Bataille, est une figure d’un excès  (à mon sens illégitime, voire pervers), il est aussi une esthétique, « une transgression passée sous le signe de la souillure, car seule la souillure relève de l’humain »; le corps est, chez Bataille, expulsé de lui même, évacué, vomi. Ces rémanences a-théologiques ne peuvent-elles faire le jeu des « religions  séculières » ? « Où est la conscience, dit Zimra, si la conscience n’est plus conscience de la limite ? ».

Antonin Artaud fait partie des a-théologiens, au sens où en « marchant sur Dieu », il le fait encore entrer en lice. Mais le « pouvoir de l’excès » d’Artaud vient de sa propre souffrance qu’il parvient à exprimer, au théâtre comme dans ses livres, en la codant dans un langage sans égal. Chez lui l’excès se dépasse lui-même, non dans l’illimité, ni dans l’illégitimité, mais dans l’infini atroce de sa douleur.

`Le dernier personnage du livre de Zimra, Simone Weil, dont Aron qui la connaissait bien disait qu’elle était une « mystique », appartient, selon moi, quelque peu à la lignée de Kierkegaard et de Georges Bataille. Jusqu’où souffrir ? Cette question est au coeur de l’action de Simone Weil, dit Zimra (il ne dit pas de sa pensée).  On pourrait dire, avec Aron, qu’elle pratique un mysticisme sans athéisme, à la différence de Madame Guyon et de son « athéisme mystique ». Dieu est la limite absolue, la souffrance sanctifiée, « être rien pour que Dieu soit tout ». En révolte contre la condition faite aux ouvriers – elle sera ouvrière en usine et tirera de cette expérience  un livre La condition ouvrière, toujours actuel -, elle tend à « s’anéantir comme personne ». Elle veut préserver un désir hors de toute satisfaction. Ce désir de l’homme serait-il le désir de sa propre destruction et de la destruction de l’Autre ? La résistance d’Eros à Thanatos, la fonction de limitation de la pulsion de mort par rapport aux excès illégitimes de la pulsion de vie, Simone Weil n’en parle pas. Zimra ne dissimule pas que le destin de sa nièce, collé au sien, par sa famille, après sa mort, ne sera guère heureux. L’athéisme mystique de Madame Guyon ne nuisait à personne. La négation de Dieu par Sade aboutit au pire ; comme dans les totalitarismes futurs et les sociétés à religions séculières », Sade copie la religion et Dieu en les niant .Moins nuisibles que celles de Sade apparaissent les conceptions métaphysiques de k’amour de Kierkegaard et l’esprit égotiste du sacrifice total de soi de Simone Weil  qui, l’un et l’autre, croient en Dieu. Je l’ai dit,  -Georges Bataille  peut faire, à mon avis, sans l’avoir voulu, le jeu des « religions séculières ».

Se posent aux sociétés modernes la question de la laïcité.  qui exclut toute religion du politique et de la politique, mais elle n’exclut pas nécessairement les religions du social par le biais des morales et des éthiques qui font partie du politique approximativement légitime,.  à condition qu’elles ne mettent en cause ni le droit ni les droits ni ce que j’appelle les repères-limites (permis-défendu, transmission, etc). C’est ce que Caillé appelle le oolitico-religieux.  Elles se différencient des idéologies qui, si elles font partie du politique, n’y sont que par leur illégitimité (racisme, sexisme, etc.), pour pouvoir être combattues. Mais, s ’il y a laïcité, il a aussi nouvelle donne, autrement dit précisément le politique commun en construction-destruction perpétuelle.

 

Louis Moreau de Bellaing

[1] Cf. Mes ouvrages sur la question aux Editions l4Harmattan.