HEUSCH (de), Luc., Pouvoir et religion. Pour réconcilier l’Histoire et l’Anthropologie.Paris, Éditions du CNRS-Éditions de la Maison des sciences de L’Homme (« Chemins de l’ethnologie »), 2009, 212 p


HEUSCH (de), Luc., Pouvoir et religion. Pour réconcilier l’Histoire et l’Anthropologie.Paris, Éditions du CNRS-Éditions de la Maison des sciences de L’Homme (« Chemins de l’ethnologie »), 2009, 212 p

Voici le livre le plus ambitieux de Luc de Heusch à ce jour. Il y discute de la royauté en Afrique sub-saharienne, pour laquelle il préfère le terme de « royauté sacrée » au plus courant « royauté divine », mais il considère également brièvement les systèmes de royauté de l’ancienne Egypte, Mésopotamie, Perse, Chine, Inde et de l’Amérique du sud auxquels il applique les termes de royauté divine. De là, il reprend la question du monothéisme et de sa relation aux systèmes royaux sous lesquels il est né. Finalement, le travail s’achève avec un chapitre stimulant sur le contrat social où il compare les pensées de Rousseau et de Hobbes. Ce livre, bien que probablement peu indiqué pour la plupart des cours universitaires, vaut largement une lecture attentive de la part des chercheurs spécialistes. Parce que ceux-ci sont relativement peu nombreux, il est probable que ce livre ne soit jamais traduit en anglais dans de brefs délais, outre le fait qu’il le mérite certainement.

Malgré la critique passionnée et le débat provoqué par ses livres antérieurs comme Le Rwanda et la civilisation interlacustre (1966), Le Roi ivre (1972), Roi né d’un cœur de vache (1982), et Le roi de Kongo et  les monstres sacrés(2000), de Heusch reste attaché à la méthode analytique du structuralisme français et à la proposition que les diverses manifestations de la royauté sacrée africaine sont logiquement et historiquement liées, constituant un système de transformations. En un tel système, l’armature cognitive et la symbolique fondamentale de la royauté sont conservées d’une aire à la voisine et d’une période à la suivante, bien que les éléments constituants puissent changer de valeur, valence et configuration générale. Au-delà de cela, les éléments symboliques individuels doivent être interprétés comme mis en  relation les uns aux autres par un système plutôt que comme porteurs de sens en eux-mêmes, comme ce serait plus le cas avec des signes linguistiques. C’est une proposition respectant la pensée de Claude Lévi-Strauss, dont l’influence est claire. L’autre influence significative du livre est celle de James Frazer dont l’œuvre monumentale, Le rameau d’or, a précédé le structuralisme de plus d’un demi-siècle, et qui démontra un point cher au structuralisme – qu’une forme prototypique singulière peut générer des dizaines de variantes reliées.

Le sous-titre de ce livre s’avérera probablement source de controverse, au moment ou tant de chercheurs ont rejeté et continueront à rejeter toute contribution possible du structuralisme au savoir historique.

Ces derniers continueront à caricaturer le structuralisme et sa notion de transformation par un « plus ça change, plus c’est la même chose ». Cette caractérisation ne peut être soutenue lorsque l’on considère que le changement dont les structuralistes parlent est d’une nature logique et non directement événementielle. Les historiens préfèrent traiter des événements concrets, qu’ils soient politiques, économiques ou religieux. Ils sont moins patients avec des abstractions se transformant en autres abstractions. Bien que Fernand Braudel et d’autres de l’Ecole des Annales se soient démarqués de cela en manifestant un intérêt pour la structure, leur notion de structure est empirique, alors que celle du structuralisme français est cognitive. Cela, bien sûr, laisse ouverte la question de comment les structures changent – les événements réels qui mènent à une transformation en tous systèmes symboliques donnés. Marshall Sahlins traite de telles questions dans la majorité de son œuvre récente, mais pour la plus grande part Luc de Heusch ne le fait pas. Il est probable, pour cette raison, que les objections habituelles levées contre le structuralisme concernant la contingence, l’agence et le contexte seront opposées à ce livre.

Le structuralisme permet quelques observations analytiques et répond assez bien à quelques questions, mais il en est d’autres qu’il traite moins bien ou pas du tout. Cependant la même chose pourrait être dite de toute tendance théorique ou méthode analytique dans les sciences sociales. La théorie parfaite n’existe ni n’existera jamais. Les partisans d’une théorie particulière dépensent énormément d’énergie à débattre de points avec les tenants d’autres théories, mais généralement leurs contradictions se résument à des questions de goûts. Le résultat est un « dialogue de sourds ». Ceci est malheureux et probablement inévitable, mais ne devrait pas nous mener à jeter le bébé d’aucune théorie particulière avec l’eau du bain de tout ce qu’elle ne peut élucider.

De Heusch commence son livre par une discussion de ce que Lévi-Strauss a nommé « société chaude et froide ». Cette distinction, en corrélation proche avec celle entre société possédant l’écriture ou qui en est dépourvue, a été erronément interprétée par quelques critiques du structuralisme comme une opposition entre « société avec histoire » contre « société sans histoire ». Ces critiques pointent avec raison qu’il n’est pas de société sans histoire, même s’il n’y a aucune source écrite de son passé. Ce que ces critiques n’ont pas pleinement intégré est que Lévi-Strauss s’exprimait ainsi en termes relatifs plutôt qu’absolus. Ce qui diffère entre « chaud » et « froid » est le potentiel pour des changements rapides, plutôt que le taux effectif de changement. A propos des groupes africains qui possèdent des rois, de Heusch ne les catalogue pas comme « chauds » ou « froids », y préférant le terme « tiède ».

L’insistance de de Heusch pour le terme de sacré plutôt que « divin » à propos des exemples des rois d’Afrique sub-saharienne revient à déterminer si le roi est considéré comme un dieu ou s’il est plutôt envisagé comme « fétiche », quelqu’un réputé pour ses pouvoirs surnaturels en matière de fertilité et de prospérité, de bonne fortune à la guerre, mais sans liaison absolue ni nécessaire avec le sacré. Cette distinction peut paraître un peu légère voire même pédante par certains lecteurs mais il semble exister une différence entre les rois « divins » d’ancienne Egypte et les rois « sacrés » du Rwanda précolonial et d’autres parties d’Afrique sub-saharienne.

Le Rwanda et les autres sociétés bantou interlacustres d’Afrique centrale occupent beaucoup de l’attention de de Heusch. Bien de ces entités politiques possèdent des rois sacrés, mais parce que les rois et leurs sujets étaient non lettrés, de nouvelles méthodes devaient être développées dans l’intention de comprendre leur histoire. Jan Vansina et ses successeurs furent particulièrement importants ici pour nous aider à fonder une sous-discipline maintenant connue comme l’ethnohistoire. L’ethnohistoire se base sur des récits oraux du passé, la linguistique historique, l’archéologie, et parfois l’ethnographie contemporaine. Ces méthodes ont été raffinées de par le temps, mais continuent à avoir leurs forces et leurs faiblesses. L’objection majeure de de Heusch à leur propos est qu’elles manquent d’apprécier pleinement le rôle crucial du mythe dans la formation de l’histoire (p. 39).

Cette objection constitue le principal argument de la critique de de Heusch du récent livre de Vansina Le Rwanda ancien (2001). Dans ce travail, Vansina déclare que Ruganzu Ndori (17ème s. EC) fut le premier des rois historiques du Rwanda. Bien que les légendes de cour rwandaises retracent l’institution royale bien plus loin que cela et fournissent les noms de vingt-huit rois qui furent supposément les prédécesseurs de Ndori, Vansina dit qu’il s’agit là de récits purement mythiques dont l’intention est de renforcer la position privilégiée de l’élite Tutsi qui tenait les rênes du pouvoir. De Heusch, d’un autre côté, essaie de montrer que les histoires qui décrivent Ruganzu Ndori étaient juste aussi mythiques que celles de ses prédécesseurs allégués, même s’il y a plus de preuves de l’existence réelle de Ruganzu Ndori. Ce roi ne peut être considéré comme une exception parmi ceux que Vansina considère comme historiques. La mythologie, au moins jusqu’à un certain degré, continua de donner forme à la royauté rwandaise jusqu’à sa chute en 1960.

C’est là que de Heusch entend exposer ce qu’il veut dire par « système de transformation ». D’après lui, les légendes de la royauté rwandaise sont en relation directe avec celles des Luba et Lunda (sud-est de la RDC), dont les rois ont persisté jusqu’au 19ème siècle EC. Dans les deux cas, deux prototypes royaux apparaissent : un roi guerrier qui établit l’Etat par la force et une figure complémentaire, un roi chasseur qui amène la civilisation. Ceux-ci peuvent être pensés comme la souveraineté dans ses formes sauvages et domestiques. D’autres thèmes dans la mythologie africaine incluent : le pouvoir magique à la guerre, l’influence surnaturelle sur la fertilité et la prospérité, les relations avec la sorcellerie, avec l’inceste, le sacrifice du roi quand nécessaire pour sauver l’entité politique comme un tout, et l’élimination du roi lorsque ses pouvoirs vitaux commencent à décliner. Tous ces thèmes ne reçoivent pas une emphase égale dans chaque instance locale de royauté sacrée. Concernant la relation entre variation locale et histoire, l’auteur soutient que les variations observées dans l’arrangement logique des éléments mythiques constituent une expression synchronique de changements qui se sont produits diachroniquement. De ce que ces changements diachroniques sont exactement, il ne traite pas. Cela appuierait certainement ses dires si les changements pouvaient être décrits, mais dans bien des cas ceci est impossible. S’il en est ainsi, je pense que de Heusch est en terrain solide à propos du Rwanda lorsqu’il déclare que les histoires concernant Ruganzu Ndori sont contaminées par beaucoup d’éléments mythiques et que ceux-ci ont continué à influencer la représentation de la royauté à travers les âges. Dans mon propre travail, je soutiens que les vestiges de la mythologie de la royauté influencent la perception populaire du président hutu rwandais Juvénal Habyarimana abattu avec l’avion présidentiel en avril 94 et dont la mort à déclenché le génocide.

Un autre exemple de « système de transformation » est la religion traditionnelle rwandaise connue sous le nom deKubandwa, dédiée au héros Ryangombe. De Heusch soutient que cette religion possède des points d’intersection avec la royauté sacrée dans ce qu’elles dérivent des légendes des Cwezi qui ont régné hypothétiquement sur le Bunyoro (Uganda). Il prend appui sur l’analyse d’Iris Berger du Kubandwa dans Religion et résistance (1981), qui déclare que de Heusch voit erronément les manifestations variées du Kubandwa dans la religion interlacustre comme une religion homogène. Sa réponse à cela est que la critique de Berger est fort loin de la cible. Chaque variante duKubandwa diffère de place en place selon des processus locaux de bricolage historique. Les variantes, bien qu’elles diffèrent de l’une à l’autre de manière significative, partagent une armature cognitive commune qui peut être éclairée par l’analyse structurale. La relativité n’est pas homogénéité. D’autres systèmes de transformations qui impliquent la royauté sacrée, non directement reliés au système Luba-Lunda-Rwanda, sont trouvés au Congo parmi l’ensemble des peuples Lele-Kuba et parmi les groupes nilotiques comme les Shilluk du nord-est de l’Afrique. Malgré le fait que la royauté sacrée soit distribuée largement au-delà de l’Afrique sub-saharienne et parmi des peuples qui parlent des langues fort différentes, l’auteur fait cette déclaration englobante : « je persiste à croire que la royauté sacrée africaine obéit partout à la même logique, à moins que l’Etat, ou le quasi-Etat, ne soit  purement guerrier. La notion de transformation rend compte de l’incontestable flexibilité du symbolisme africain. » (p. 122).

Dans le dernier tiers de son livre, l’auteur tourne son attention vers des questions plus larges de religion et de philosophie. Il commence avec le cas du système de l’ancienne Egypte auquel il applique le terme de « royauté divine » pour les raisons citées plus haut. Il rejette l’assertion afrocentriste qu’il y aurait des lignes de filiations historiques claires entre l’ancienne Egypte et l’Afrique subsaharienne. Néanmoins, il voit un certain degré de continuité structurale entre les anciens rois divins et leurs successeurs sacrés, même s’il y eut peu de liens historiques (p. 129). Toutefois, de Heusch suppose effectivement un lien historique et une continuité structurale entre l’ancienne Egypte et le monothéisme via le pharaon Akhenaton, qui a tenté de remplacer le polythéisme égyptien par un culte du soleil. Il cite le livre de Freud, Moïse et le monothéisme, sans soutenir toutes les hypothèses de Freud, et note que les rois hébreux antiques, tous comme les pharaons et les rois d’Afrique sub-saharienne étaient réputés avoir des pouvoirs sur la fertilité humaine, bovine et agricole. Une fois encore le lecteur aimerait en entendre un peu plus sur l’histoire de tout ceci et voir des manifestations plus concrètes de ces rapports, mais l’auteur ne les fournit pas. Son intention est différente. Il désire montrer que le symbolisme religieux qui fut associé aux les dirigeants mâles solitaires est similaire d’un endroit et d’une époque aux autres. La religion agit ici comme la matrice symbolique dans laquelle le travail du pouvoir est engendré. La politique, même dans les Etats modernes les plus séculiers ne peut jamais se détacher entièrement de son rapport au domaine du sacré. Ceci étant en fort contraste avec les thèses fonctionnalistes et néo-fonctionnalistes qui décrivent les symboles et les mythes comme jouant à peine un rôle de soutien, comme dans la thèse que le roi utilise sa relation au sacré comme subterfuge pour induire une crainte respectueuse chez ses sujets et pour maintenir son contrôle sur eux. Dans ses propres mots : « Il y a longtemps cependant que les anthropologues ont compris que le politique était un phénomène total, une structure complexe dont le ciment était d’ordre magico-religieux. » (p. 169).

De Heusch s’insurge contre l’idée que la modernité et la démocratie nous auraient délivrées du joug de ce qui peut être appelé la divinisation des puissants. Il n’est que parmi les sociétés sans Etat où les rôles de shaman (sacralité) et chef (politique) sont tenus séparés qu’il est probable que cela soit le cas (v. Pierre Clastres, La société contre l’Etat, 1974). Pour les sociétés étatiques l’auteur s’accorde avec Hobbes lorsqu’il insiste sur le fait que tout corps politique est un « Dieu mortel » (p.170). Ceci est en accord avec beaucoup de ce qui a été écrit récemment à propos du nationalisme, où la politique devient religion. Le triomphe de la raison sur la magie et la religion, de l’Etat séculier sur le droit divin des rois, présidents et autocrates, ne s’est pas encore produit. La majorité de l’humanité continue à vénérer les mêmes autels et les dieux demandent toujours des victimes sacrificielles, parfois ouvertement au nom de la religion locale (christianisme, islam, judaïsme), mais plus souvent encore de manière dissimulée sous la bannière du patriotisme. De Heusch répugne à prédire le futur mais refuse de mettre de côté les implications pessimistes du « choc des civilisations » de Huntington, même s’il espère qu’il se trompe.

Dans ce livre fascinant, Luc de Heusch ne s’accorde apparemment pas avec la pensée actuelle de beaucoup, sinon la plupart, des chercheurs en sciences sociales qui considèrent que les « grandes théories » sont mortes. Peut être a-t-il raison. Espérons que ce livre sera pris sérieusement et non pas simplement rejeté comme une relique d’un paradigme qui serait maintenant passé de mode.

Christopher Taylor (University of Alabama, Birmingham). Anthropological Quarterly, Vol. 84, No. 2, 2011. Traduction : Jacob Durieux (CEMAf, CNRS/Paris I)