Alice Desclaux, Marc Egrot, Anthropologie du médicament au Sud. La pharmaceuticalisation à ses marges, L’Harmattan, 2015


Recension par Isabelle Gobatto, MCF, Université de Bordeaux, Laboratoire ADESS UMR CNRS 5185

Alice Desclaux et Marc Egrot, anthropologues et médecins, nous proposent, dans la collection Anthropologies et Médecines de l’Harmattan, l’ouvrage Anthropologie du médicament au Sud. La pharmaceuticalisation à ses marges (2015) qu’ils co-dirigent autour d’un axe de réflexion transversal : les dynamiques socioculturelles et politiques de la diffusion et des usages des médicaments dans les sociétés du Sud. Concomitamment, ils portent notre réflexion sur un processus tel qu’il s’exprime au Sud, celui de pharmaceuticalisation, interrogé et finement discuté sous l’angle d’une augmentation des volumes de médicaments en circulation, accompagnée de conditions sociales et culturelles qui conduisent à donner une réponse en termes de médicament à des questions d’ordres divers.

Les auteurs déroulent l’ouvrage à partir d’un rappel : la place centrale prise par le médicament au cours des cinquante dernières années dans nos vies quotidiennes et nos expériences du soin dans les sociétés du Nord et du Sud. Cette place englobe une double dynamique d’augmentation – de la production, de la consommation de médicaments – et de diversification – tant au regard des réseaux de diffusion formels et informels de médicaments, des lieux et formes de leur vente, de leur prescription, que des usages associés. Nous voilà au cœur de la trame de l’ouvrage, qui s’appuie sur des contributions portées par des terrains réalisés au Sud, essentiellement en Afrique de l’Ouest.

Parallèlement à une nécessaire discussion sur la définition même de cet objet médicament, Alice Desclaux et Marc Egrot introduisent les contributions en proposant un retour très pertinent et problématisé sur la littérature anthropologique ayant traité du médicament, soulignant ses lignes de force, son épaisseur historique et politique en particulier au Sud après que le médicament y devienne objet d’étude à part entière au cours des années 80. Cette lecture est mise en dialogue avec la pandémie de sida dans son articulation avec les politiques du médicament, le développement de dispositifs d’organisation de la production et de la distribution d’ARV, sous gouvernance transnationale. Ces dispositifs sont discutés au prisme des interrogations qu’ils portent sur les dynamiques internationales, nationales et locales qui soutiennent la production, les circulations et les usages de ces médicaments, mais aussi les représentations, les savoirs qu’ils englobent, les rapports de pouvoir qu’ils contiennent et donnent à lire dans un même mouvement.

Quatre parties servent le développement des questionnements et des analyses proposées, chacune déclinant un prisme de lecture du médicament sous l’angle de la marge, entre parti pris analytique et donnée empirique. La marge, dans cet ouvrage, est considérée comme « (…) une forme sociale d’expression minoritaire moins reconnue et légitime, ou au second plan, dans les représentations dominantes et « officielles », éventuellement hors des cadres juridiques ou politiques définissant la norme (…) ou à leurs limites. » (34)

La première partie, intitulée Le médicament à la marge du paiement, aborde le médicament sous l’angle de sa disponibilité et de son accessibilité lorsqu’elles passent par la gratuité et/ou le don. Que cette gratuité relève de décisions politiques et de santé publique, dont il est proposé une analyse autour des ARV, ou de dons, questionnés dans le sens et les finalités qu’ils peuvent recouvrir et comme un support à l’exercice du pouvoir, il se joue, derrière ces modalités, des rationalités complexes présentées dans leur participation à la pharmaceuticalisation. Entre attachement au paiement, soutien à une certaine gratuité ou à des exemptions de paiement du côté des professionnels de santé, le lecteur est aussi amené à réfléchir sur la place du médicament dans le rapport à son métier, parfois dans son réenchantement au-delà de registres plus idéologiques ou stratégiques mobilisés par les soignants pour asseoir des prises de positions en pour ou contre le paiement.

La seconde partie, Le médicament à la marge de l’approvisionnement formel, amène le lecteur à penser et « voir » le médicament sous l’angle de sa circulation non officielle, non régulée par le politique ou le milieu formel du soin. Dans ces espaces se joue, en miroir d’une organisation normée et officielle, un pan de la réalité des usages sociaux du médicament et des catégories qui servent à le penser, dont celles de « contrefaçon », de « trafic », de « mésusage ». Tour à tour marchandise, objet de transaction commerciale, porteur d’enjeux politiques, d’intérêts industriels, le lecteur est amené à cerner la diversité des dynamiques qui renvoient à cet objet et sa circulation (Nord Sud mais aussi Sud Sud et Sud Nord), dont les auteurs rappellent combien les personnes souffrantes sont parfois de simples alibis dans un marché complexe.

Dans la troisième partie, Le médicament à la marge du thérapeute, les contributions renseignent sur la construction de contenus de savoirs pragmatiques qui s’élaborent au cours du processus de consommation des médicaments, plus spécifiquement lorsqu’ils concernent leurs effets secondaires ou indésirables A partir des perceptions des effets secondaires d’ARV, les lipodystrophies, et de ceux de contraceptifs, deux objets au cœur de cette partie, c’est bien de ces rapports complexes que chacun construit avec les produits pharmaceutiques dont il est question, venant parfois contrarier les raisonnements de thérapeutes qui ne peuvent s’effectuer en dehors d’un cadre de catégorisations stabilisées et préétablies.

La quatrième partie, Le médicament à la marge du médical, s’intéresse à des produits qui soit ne répondent pas, dans leurs usages, au traitement de pathologies au sens médical du terme, comme les stimulants sexuels ou les contraceptifs, soit ont un statut ambivalent parce qu’ils peuvent être perçus comme des médicaments alors qu’ils n’en sont pas du point de vue de leur statut juridique. Les contributions explorent les manières dont ces produits peuvent être utilisés par les personnes qui les consomment en dehors des définitions médicales de leurs indications thérapeutiques. C’est depuis cette place et ces usages, qui débordent le champ de la biomédecine et en contrarient l’autorité, qu’une forme de pharmaceuticalisation des existences individuelles et des rapports au corps est mise en question dans les sociétés du Sud, parfois indépendamment d’une biomédicalisation.

Les ambitions de l’ouvrage sont tenues. En explorant diverses inscriptions locales des médicaments, la complexité de leurs usages dans le système formel ou à ses marges, la richesse de leurs significations et de leur portée symbolique pour ceux qui les consomment mais pas seulement, les communications illustrent la pertinence qu’il y a à interroger l’objet médicament en tant qu’un objet social et politique. Des questions très intéressantes filtrent de ces contributions, telles celle de la qualité des médicaments, notion complexe s’il en est, celle les liens entre pharmaceuticalisation et médicalisation des sociétés du Sud, celle des liens entre médicament et changement social. Plus fondamentalement, l’ouvrage conduit à interroger les voies et les facettes d’une pharmaceuticalisation aux formes variées et complexes, thématique d’actualité, bien documentée et adroitement questionnée dans les sociétés du Sud. C’est là un des apports majeurs de l’ouvrage.