Jean Nadal, La Pulsion de peindre, la Toile et son inconscient, Paris, Editions L’Harmattan, 2018


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Jean Nadal, La Pulsion de peindre, la Toile et son inconscient, Paris, Editions L’Harmattan, 2018

Il est peu habituel qu’un psychanalyste qui se veut et est simultanément peintre tente d’expliquer, avec une terminologie qui est celle de la plupart des créateurs, c’est-à-dire une terminologie de type énergétique, comment la peinture vient à celui ou à celle qui va vers elle. Ce choix est toujours individuel, mais comment le concevoir sans le collectif, le social, le culturel ? L’auteur inscrit dans la théorie analytique cet « élan » vers la peinture, vers le tableau. « La couleur, dit Nadal, prend le peintre aux tripes, l’anime jusqu’aux confins de l’illusion, de l’hallucination du désir, d’une histoire d’amour, de son irruption, de sa finitude ». « Pour Freud, chercher quoi que ce soit chez le patient obéit à la même attitude fondamentale, à la même configuration émotionnelle que chez le patient artiste ». Mais l’élan n’est-il pas humain avant d’être culturel ? Psychanalyse et peinture partageraient ce désir de faire affleurer le visible dans l’invisible .

Dans la pulsion de peindre, la caractéristique spécifique est la matière, sa consistance, les couleurs. « Un tableau n’est pas une image ». Il tient de la sensorialité, plonge dans les processus inconscients et les investissements les plus archaïques. Ce que Nadal explique fort bien, c’est qu’à partir du pulsionnel il y a recherche par le peintre de ce que j’appellerai un construire par rapport au détruire. C’est bien l’objet, sa résistance à le détruire qui guette, mais aussi la limite au construire pour ne pas tomber dans l’excès du détruire. Les Carnets de Léonard de Vinci, que l’auteur commente, montrent comment cette approximation se fait et donne peu à peu sa forme au tableau. Le spectateur rencontre, qu’il le veuille ou non, à partir de son propre inconscient, l’inconscient du peintre.

Sur l’idée de Klee disant que « la couleur le possède », on peut évoquer la notion d’objet sollicitant théorisée par Michèle Huguet, dans son livre l’Ennui et ses discours. Des objets, par leur couleur, peuvent solliciter le peintre qui investira telle couleur plutôt que telle autre. En ce sens, c’est bien la couleur de l’objet qui « possède »  le peintre. Mais rien n’est moins arbitraire que cette sollicitation d’objet, car c’est bien l’inconscient du peintre qui est sollicité et pas par n’importe quelle couleur. On pourrait dire que l’objet sollicitant contribue à fonder le peintre comme sujet. Le sfumato, lumière voilée, ouvre la voie à la distinction analytique latent/manifeste. Le propre de l’artiste est sans doute de puiser toute sa vie à une source unique qui alimente ce qu’il est et ce qu’il dit. L’hallucination négative est, au niveau du représenté, la représentation de l’absence de représentation. « Je pense couleur, dit le peintre Christin, mais je suis aussi attiré par les formes ».

La toile est un prolongement du corps, corps imaginaire, mais qui peut prendre une certaine autonomie s’il est réceptif à la survenue de formations fantasmatiques en lien avec l’inconscient. Jean Nadal prend comme exemple le tableau le Cri de Munch. Il cite le texte de Munch où celui-ci raconte comment autour de lui les êtres et les choses se décoloraient. C’est ce moment de perte du monde et de soi qui lui fait peindre une série de tableaux sur le thème du Cri. Un homme, toujours, le même, livide, crie. J’ai entendu un cri de ce genre « au delà de la mort » et ne peux en dire plus.

La peinture parle, la peinture pense, la peinture rêve. Le peintre doit faire son deuil de la puissance infinie à laquelle il aspire, mais il peut néanmoins obtenir quelques satisfactions substitutives. L’art forme un royaume intermédiaire entre la réalité qui interdit le désir et le monde imaginaire qui le réalise. Le modèle onirique est central pour rapprocher la pensée du rêve ou en rêve de la toile-écran qui est le lieu de projection d’univers fantasmatiques.

L’oeil musical : la peinture est une pensée construite, mais d’où émane, par rapport à l’objet érotisé, ce que Nadal appelle un petite musique de nuit, c’est-à-dire des sonorités et des vibrations.

De la pulsion de peindre à celle de créer et à celle de savoir : sur le mode du fonctionnement du rêve, la peinture pense, mais aussi possède une mémoire repérable dans les séries de tableaux et les différentes périodes. En ce qui concerne la couleur, Magritte en fait une tache de douleur.

Dans le quatrième chapitre intitulé Trajet de la pulsion et acte de création, Nadal aborde d’emblée le problème de ce qu’il appelle la notion pulsionnelle; c’est-à-dire celui du passage de l’image sonore à l’image visuelle.

Revenant sur le cri, Nadal note qu’il est l’expression originaire verbale et celle des échanges qui fondent la compréhension. Il est aussi une médiation entre le dedans et le dehors.

Enfin, dans un dernier temps, Nadal insiste sur l’influence du romantisme sur la création de la psychanalyse, notamment en ce qui concerne l’association libre.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Peinture et psychanalyse, Nadal revient d »abord sur le narcissisme. Il me semble que, loin de le critiquer en soi, lorsque, conscient, il dépasse les liimites du possible et du légitime, il cherche à montrer comment l’artiste ne peut produire qu’en lui donnant une place fondamentale. La manière dont Nadal reprend l’histoire vécue de Léonard de Vinci et ses Carnets explique l’oeuvre et la vie, l’oeuvre par la vie. Milan, vautour ou aigle, l’oiseau que l’on repère dans l’un de ses tableaux est une trace de lui-même dans son oeuvre. Faire un procès à Freud sur la nature erronée de la désignation de l’oiseau est absurde. Ce que Nadal montre, c’est que la vie du peintre fait plus ou moins corps avec l’oeuvre. Rothko, peintre moderne, est au fond celui de la perte de l’objet que le peintre construit, mais qui, dans sa construction même, dépasse à ce point la limite du possible qu’il s’y perd lui-même.

Deuxième temps : le rêver et les fantasmes archaïques. On pourrait ajouter : ce que n’a pas montré Freud. Il s’agit de la fantasmatique particulière que le peintre développe tout au long de la création de l’oeuvre. – Fantasmatique dont témoigne également les Carnets de Léonard de Vinci. Léonard évoque non seulement une sombre caverne dans laquelle il s’aventure, mais l’on ne saura pas s’il y a découvert des mystères. Il évoque également des paysages, des animaux, des phénomènes naturels terrifiants. Double désir : invvestir le corps maternel, pour en détruire les puissances mortifères ; culpabilité inconsciente d’avoir détruit lui-même l’objet aimé.

Rothko et Léonard ont les mêmes fantasmes, mais ne les traitent pas de la même façon. Le premier peint l’idée de la chose, le second la chose sublimée, rêvée.

Nadal en vient à s’interroger sur le rapport entre la création et la scène primitive. Il recherche la signification de ce rapport dans la manière dont les Carnets, mais aussi les oeuvres – des nus d’hommes – l’expriment. La sexualité chez Léonard est de l’ordre de la répugnance, de l’animalité, sauf dans les Madones qui idéalisent la mère. Nadal, pour mieux comprendre le travail de création à partir de la scène primitive, emploie la notion de parents combinés. Il rappelle la théorie du pictogramme et de la violence de l’interprétation de Piera Aulagner.

Chez Léonard, il trouve l’association contradictoire de l’envie à la vertu, mais ne développe guère celle de gratitude. « L’ennui, ce sentiment hargneux de la jouissance de l’autre tellement désiré qu’on lui retire ». Lisant Nadal, je me demande comment la jouissance et l’envie de la jouissance de l’autre se situent par rapport à la création. Pour Freud, face au « continent noir », l’envie du pénis chez la femme, la castration chez l’homme semblent tracer des espaces-libres. Mais alors où se situent la jouissance et l’orgasme sans jouissance ? Nadal note que l’envie dévorante dans ses dimensions archaïques, dévoile la manifestation de la pulsion de de mort.

Du chaos à la sensorialité chez le peintre : Nadal va multiplier les exemples : Matisse, Bacon et, bien sûr, Léonard. La sensorialité, dit-il, est omniprésente et se répand comme si, au delà des images, se jouait le destin de ses investissements. Il ajoute : « La couleur est adhésive à la toile -peau onirique- et joue un rôle déterminant dans l’expansion de la pulsion, de sa mise en forme et sa manière de convoquer le regard de l’autre, l’inconscient du destinataire ». Le peintre et la peinture sont descellés de leur socle élitiste (génie, chef d’oeuvre, etc.), ramené au plaisir sensoriel ou à l’absence de ce plaisir, lorsque l’autre est oublié.

Quatrième temps de cette deuxième partie : le tableau, cette médiation. Le processus médiateur : il y a le transfert sur l’oeuvre et celui du regard de l’autre qui conserve les marquages de l’amour et de la haine. Mais ce rapport au destinataire n’enferme pas des protagonistes dans une relation de face à face; c’est, selon moi, l’altérité même qui est en jeu. « Ce créateur, dit Nadal, nous permet de jouir de nos propres fantasmes sans scrupule et sans honte « . Le modèle concret du peintre est déformé selon un prototype idéal que le peintre se donne.

Lorsque Nadal parle de passage, transaction, maniement des couleurs, des nuances, comment ne pas voir le contraste d’une couleur à l’autre ? Le passage organise le pulsionnel du peintre. Les représentations, les formations intermédiaires permettent de maîtriser les affects et d ‘analyser le travail du négatif.

Pour une théorie de la pensée : le topique de la médiation.

Le tableau est lieu intermédiaire entre l’inconscient du peintre et le regard de l’autre. « Il y a un espace psychique intermédiaire de mise en latence des pensées » dit Freud. Joindre et disjoindre implique la représentation consciente comme représentation de mot, la représentation inconsciente comme représentation de chose, statut du visuel du tableau. La pensée pré-consciente s’affirme quand la représentation de chose est reliée par des innervations à la représentation de mots qui lui correspondent. Mais l’annulation de la fonction symbolique peut conduire à la « négation du noir » comme chez Soulages. C’est un peu la négation de toute sublimation, qu’elle soit positive ou négative. A mon avis, cette négation de la sublimation, si elle s’inscrit réellement dans l’imaginaire du peintre, le fait lui-même dispraître comme ce fut le cas de Rothko. Mais cela ne semble pas être celui de Soulages. Le travail du négatif peut être une résistance à la pulsion d’emprise.

De la clinique psychanalytique à l’acte de création

Il s’agit d’envisager la dynamique de l’inconscient dans l’acte créateur chez le peintre. Accueillir ce qui surgit pour en faire quelque chose et construire après Rothko qui veut peindre des idées. Mais il y a aussi la recherche de l’objet idéal perdu. Dans la perte, de l’objet est reconnu l’instauration d’un principe de réalité. L’expérience du non sens étant à l’origine de la pensée. Nadal rappelle que la pulsion est fondatrice du sujet. La libido du moi, régresse au delà de la satisfaction hallucinatoire du désir. La libido narcissique est sexualisée durant le rêve et dans la mise en oeuvre de la pulsion originaire dans le travail de la peinture. La libido du moi retrouve à son insu de nouvelles médiations, celle de la parole et du langage visuel, depuis le trait qui organise le dessin et depuis la peinture qui imprègne le corps. Nadal rappelle que l’hallucination de l’objet dans son négatif n’est pas l’absence de représentation, mais comme la représentation de l’absence de représentation.

Les médiations dans l’espace pictural : c’est chez Klee que Nadal les trouve les mieux signifiées. Sur l’entre monde – des mondes peu perceptibles – je peux les assimiler suffisamment hors de moi pour les projeter sous forme de symboles. Le très beau passage sur la ligne pourrait être rapproché de qu’en dit Ingold. Il s’agit d’ établir un pont entre l’intérieur et l’extérieur. Le travail de jonction ne se fait pas sans un travail de disjonction et sans celui du négatif, le blanc, qui est à la fois structurant et déstructurant;.Klee retrouvera dans le travail de la couleur la poursuite de son oeuvre.

De la pulsion scopique à l’emprise et à l’hallucination :

La pulsion de voir donne à l’oeil un statut de zone érogène et l’articule sur le désir de savoir en lien avec la scène primitive. Il devient un prolongement de la main et assure la mise en oeuvre de l’emprise. Désir de savoir, de vérification et d’établissement de la preuve. C’est cette violence originaire qui est inhérente au fondement de l’humain. Le sujet est le simple appendice de son plasma germinatif à la disposition duquel il met ses forces en échange d’une prime de plaisir. Il y’a consubstantialité des pulsions de voir et d’emprise. La pulsion d’emprise se lie à Eros pour s’assurer d’une maîtrise des excitations et mettre la pensée au travail. Freud inscrit la pulsion dans le biologique. Ce faisant, il infère après coup d’une névrose universelle obsessionnelle analogue à l’hallucination psychotique. Le problème, au point de vue anthropologique, est que, depuis le début de l’humanité, tous les êtres humains auraient été névrosés obsessionnels universels dans un sytème d’illusion créé par le désir et niant la réalité. Ce dont, pour ma part, je ne doute pas, mais, pour les êtres humains, le sacré commandait. Le recours au hors humain fut, jusqu’à la Renaissance européenne, le seul mode de savoir. La question que je me pose est : pourquoi ce mode de savoir s’inscrivant dans le hors humain ? Le tableau de Bekinski qu’évoque et présente Nadal dans son ouvrage, très beau, alliant amour et désespoir, concerne bien tous les êtres humains. Mais, pendant des millénaires, le recours au hors humain est la seule solution. Le second tableau ne résoud pas l’énigme. Le rêve se ferme sur son enveloppe, dans l’attente de l’autre, tout en l’excluant; mais, dirait Ricoeur répondant à Nadal, il attend encore, dans certaines sociétés, l’Autre du « Tout Autre ».

Dans ses notes conclusives, Nadal montre, pour la première fois à ma connaissance dans l‘histoire de la peinture, comment le support toile et les tubes de couleurs « font » le peintre qui va constituer à partir de sa propre pulsion la toile et son inconscient et organiser sa pulsion par les couleurs. C’est son désir et sa liberté qui sont engagés, pour produire l’oeuvre. Grands peintres, génies, élitisme dans l’esthétique apparaissent un peu comme des poncifs. En effet, qui regarde l’oeuvre a l’autorité de son regard sur le tableau. C’est lui, elle qui projette son inconscient sur la toile et son inconscient qui est celui du peintre. C’est là que se fait la rencontre des inconscients.

Je me souviens que, visitant, à 18 ans, le site des Eyzies en Périgord, le guide éclaira sur la paroi rocheuse une peinture représentant une antilope. Je vois encore cette antilope courant sur la paroi, d’un dessin admirable (comme ceux que réussit Picasso de têtes de taureaux), je me souviens de la couleur fauve de son pelage nullement défraichie par le temps. Je projette mon propre inconscient sur la paroi et son inconscient qui est celui de ce peintre de la préhistoire, sans doute du néolithique qui avait peint l’antilope .A travers le temps, nous nous rejoignons.