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Jean-Pierre Durand, La Fabrique de l’homme nouveau, Travailler, consommer et se taire ? Paris, Le Bord de l’eau, 2017
Recension par Louis Moreau de Bellaing
Jean-Pierre Durand, La Fabrique de l’homme nouveau, Travailler, consommer et se taire ? Paris, Le Bord de l’eau, 2017
Le livre de Jean-Pierre Durand n’est pas une conclusion, mais plutôt une somme qui s’efforce d’ouvrir, sans indignation superflue ni protestations d’usage, les portes que le capitalisme, sous sa forme néo-libérale, ferme, en fabriquant, tout comme n’importe quel totalitarisme, ou n’importe quelle dictature, d’abord l’« homme nouveau » fordien, ensuite l’« homme nouveau » « sans qualificatif », celui que l’on commence à voir apparaître aujourd’hui. Notons que l’idée d’ « homme nouveau » est ancienne et religieuse. L’homme nouveau de Paul de Tarse est celui qui, par ses mérites, sa foi, etc., va obtenir le paradis au ciel. Les « religions séculières », notamment le capitalisme libéral économique se sont emparées de cette vieille métaphore à leur usage, pour réaliser, d’une manière plus souple et moins visible, dans les démocraties oligarchiques, l’ « homme nouveau » qui doit mériter sa vie sur la terre. Il n’y a même plus de paradis !
Le premier chapitre montre le passage du fordisme à la lean production et au lean management. Le fordisme tel que le décrit Gramsci est cet extraordinaire mélange de don avec échange (doublement du salaire), mais, en fait, d’un don-poison-avec soi-disant échange, puisque il exclut d’emblée les ouvriers n’ayant pas une ancienneté suffisante, les jeunes de moins de vingt et un ans et les jeunes filles destinées à se marier. On pense à un paternalisme à la Le Play, mais sans pater ni Dieu, la « place vide » étant remplie sur terre par Ford et son équipe de décideurs. Les exigences du point de vue de la sexualité, de la dépense, etc., viennent compléter le tableau.
Mais cet « homme nouveau » fordien a vécu. Aujourd’hui l’homme nouveau à faire et en train de se faire est sans qualificatif, il est autonome, responsable dans des cadres établis qui lui donnent les limites. Mais s’il est producteur, il est aussi consommateur de services. Il est donc, si l’on peut dire, coincé d’avance. Sa responsabilisation et son autonomisation se déploient dans une production dont il est aussi le consommateur. C’est la première thèse que va tenter de démontrer l’auteur. La seconde thèse, intéressante parce qu’elle est peu reprise ailleurs, est que l’« homme nouveau » qui apprend le clivage entre producteur et consommateur connaît, dans le même temps, l’obligation, la fatalité, la nécessité d’un travail dit autonomisant et responsabilisant. La troisième thèse, c’est que « le désir de bien faire et son impossibilité » sont certainement à prendre en considération dans les crises et les pathologies personnelles qu’il entraine.
Lean production, lean management, destruction des identités professionnelles sans que celles qui émergent soient reconnues, rationalité aboutissant à une profonde dépossession de son travail pour l’ « homme nouveau ». « Là où cette rationalisation bute parce qu’il reste une part intuitive à la création dans certaines fonctions (belle idée chère à l’auteur), les exigences de la rentabilité conduisent à créer de nouvelles formes d’emploi semblables à celles des tâcherons des siècles passés ».
Le deuxième chapitre qui insiste sur le lean management montre la manière dont il produit l’ « homme nouveau ». Dans sa seconde partie, est reposée, à la lumière de ce lean management, la question des identités au travail d’une autre manière que l’avait posée autrefois Sainsaulieu. La manière de produire l’ « homme nouveau » dans les entreprises et les services, cet homme autonome et responsable, passe par des méta-règles non écrites, à proprement parler non prescrites. Elles fixent un espace de contraintes au sein duquel les salariés sont « libres » de s’auto-organiser pour atteindre leurs objectifs (qui ne peuvent être que ceux de la direction). La demande y est sans loi et sans limite. Exemple :à six heures du soir, le chef de service (que les salariés tutoient) donnent un travail qui doit être exécuté pour le lendemain matin. Cela aboutit à un clivage, dans la construction de l’ « homme nouveau » entre sa responsabilité, voire sa culpabilité, nécessairement subjectivée et la travail qu’il a, comme salarié, à accomplir. Paradoxalement, alors que la subjectivité est aujourd’hui largement déniée dans les sociétés, au moins au niveau de son analyse, elle se retrouve dans le lean management, mais toujours non analysée, plutôt instrumentalisée à des fins de gestion supposée efficace. La question des identités au travail est fonction du nom de l’entreprise et de l’appartenance de classe des salarié(e)s, et des relations professionnelles. Elles peuvent être subjectives positivement ou négativement dans l’équipe, mais sont très largement dé-subjectivées au niveau des relations entre salariés et directions. C’est surtout l’organisation au travail, avec les exigences de la lean production et la double face du lean management : autonomie et responsabilité, mais avec réduction des coûts, compression des temporalités et restriction des embauches, qui va marquer les identités au travail. Qui plus est, si la reconnaissance au travail et du travail accompli peut apparaître, en revanche la reconnaissance sociale du ou de la salarié(e) n’est quasiment jamais prise en compte. L’ « homme nouveau » est de plus en plus un producteur-consommateur dé-subjectivé.
Le troisième chapitre montre comment l’ « homme nouveau » est dépossédé de son travail. Du point de vue strictement économique, l’auteur se demande si l’utilisation d’ingénieurs à forte rémunération pour du travail de secrétariat (les assistantes ont largement disparu dans l’entreprise) ne serait pas contre-productif par rapport à la complexification actuelle de la recherche à effectuer. Tout comme la baisse des coûts de main d’œuvre pour des tâches invisibles considérées comme mineures telle l’accompagnement à la recherche. Le symptôme de cette contre-productivité serait notamment les troubles socio-psychiques..
Un même mouvement semble traverser désormais le travail de l’ouvrier et celui de l’ingénieur. Les effets de la rationalisation du travail produisent des différences d’intensité selon les activités. Mais, dans tous les cas, il y a dépossession des contenus et du sens de leur travail chez les salarié. Dans cette manière d’exécuter les tâches, ce n’est plus seulement les résultats de leur travail qui leur échappe, mais la maîtrise de leur travail et la manière d’effectuer les taches.
La mobilisation de la subjectivité est encadrée par des normes étroites, notamment en ce qui concerne la temporalité.
Flux tendu et réduction obsessionnelle des coûts, gestion directe des hommes et des femmes, outils instrumentalisés, réorganisent l’entreprise dans l’urgence comme mode de management. Ils instrumentalisent aussi bien les tâches que l’ingénierie ou la recherche ou la concurrence globalisée, pour mettre sur le marché de nouveaux produits. Cette instrumentalisation prévaut dans la recherche universitaire ou dans le secteur de l’énergie. La gestion des sous-traitants par les ingénieurs et la recherche de financement contrarient les attentes des salariés face à la nature de leurs activité. L’auteur remarque que de nouvelles fonctions s’ajoutent à celles, traditionnelles, des ingénieurs et des techniciens, fonctions qui n’ont rien à voir avec le métier. ll y a disjonction entre les attentes des salariés et la nature de leurs activités réelles. Pour y échapper, l ’ « homme nouveau » doit faire front, réaménager ses relations immédiates, pour rapprocher les bords de la « faille narcissique », afin de rester à son poste. Les plus faibles psychiquement n’y restent pas.
Le quatrième chapitre place l’« homme nouveau » en face des services. Chaque sujet est censé croire en une administration quelle qu’elle soit, devenue institution totale. Les indicateurs de gestion, quantophréniques, et l’évaluation individuelle sont les instruments de suivis et de contrôle pesant sur les salariés. Comme forme abstraite du management, ces dispositifs n’apparaissent pas dans des actes de commandement. Ils tentent de « naturaliser » les exigences des directions et des actionnaires.
L’ « homme nouveau » ne croit plus à la vertu de ses dispositifs, mais il se donne l’apparence d’y croire. S’il ne supporte pas la disjonction entre les deux attitudes, il craque psychiquement et physiquement. Mais il peut avoir recours, pour se maintenir lui-même et parvenir à ne pas être exclu, à des jeux sociaux dans les institutions et les contraintes des règles imposées. Ces jeux sociaux peuvent donner, de façon immédiate, d’une manière partielle, un sens au travail. Par le jeu social, l’ « homme nouveau » de l’administration et, par des savoir-faire invisibles, l’ « homme nouveau » des entreprises peuvent demeurer tout simplement des êtres humains.
Dans le chapitre cinq, l’auteur reprend l’une de ses idées les plus riches : celle d’une impossibilité de la totale rationalisation des services. Il admet qu’il y a équivalence, homothétie, dit-il, entre le travailleur coincé dans des contraintes et des règles qui s’énoncent en chiffres ou en données des big data à exécuter, et le consommateur dont les choix possibles gardent, malgré les prédictions à partir des big data, une part d’imprévision et d’imprévisibilité que les revendications et réclamations manifestent. Mais le client travailleur et consommateur se heurte en vain à la protection juridique coûteuse pour lui, que se donnent financiers, actionnaires, directions. Apparemment, il est enfermé dans le système libéral et néolibéral économique.
Dans les chapitres cinq et six, Jean-Pierre Durand ne dit pas qu’il y a des échappatoires, des alernatives, pour sortir du double enfermement tel qu’il est conçu par la lean production pour le travail et pour la consommation. Mais, par exemple, la mobilité des travailleurs, le travail à mi-temps ou le travail réduit, sans augmenter les ressources du travailleur, libère du temps et de l’espace que, dès que c’est possible, il peut reprendre à son compte. Par ailleurs, il bouge dans la même entreprise, déplacé par la direction. Cela peut lui donner l’occasion d’acquérir des compétences qu’il n’avait pas. Cette « liberté » en temps et en espace que donne la mobilité du travailleur dans l’entreprise, voire dans l’administration, cette occasion qui lui permet éventuellement d’acquérir de nouvelles compétences introduisent du jeu dans la machine, un jeu qui n’est jamais absolument contrôlable. On pense aux travaux de Patrick Cingolani sur les précaires, quand ceux-ci profitent de leur temps de chômage pour s’investir dans de nouvelles créations.
La rationalisation et la rationalité absolues n’existent pas humainement. Tout au plus s’approchent-elles de l’absolu dans les outils et les machines. Certes le peu de créations qu’actuellement la plupart des êtres humains peuvent produire n’est pas la solution-miracle, mais un pis-aller. C’est peut-être de ces petites fissures que viendra le changement, lorsque le libéralisme et néolibéralisme économique, autrement dit le capitalisme, par la spéculation financière effrénée ne reposant sur rien, pas même sur du papier, se heurtera à un mur, si, d’ici là, une catastrophe écologique de grande ampleur, prévisible, n’a pas commencé à bloquer le système.
Taylorisme, fordisme, lean production à flux tendu et à bas coûts, lean management : le libéralisme économique, en Europe continentale, s’est répandu entre 1806 et la fin du XIXe siècle. Ses extensions colonialistes, sa pénétration aux Etats-unis qui était un pays agricole, à partir de la fin du XIXe siècle, s’est globalisée au monde entier. Jean-Pierre Durand montre ses effets principalement en France, mais il ne cache pas que le soi-disant « homme nouveau » se fabrique partout. Ce que l’auteur voit bien, c’est que le capitalisme feint d’ignorer la subjectivité individuelle et collective. C’est elle qu’il importe aujourd’hui d’analyser aussi, y compris dans ce qu’il en reste chez les libéraux économiques. On peut espérer des nouvelles générations qui n’ont pas connu et ne connaîtront sans doute pas les catastrophes totalitaires du XXe siècle, que, peu à peu, elles prendront conscience du formatage des individus qu’elles subissent et tenteront de faire un monde meilleur pour ceux et celles —ils et elles sont nombreux(ses)— qui, actuellement, ne connaissent que l’aliénation, l’exploitation, la pauvreté et la misère.