Jérôme Baschet, Défaire les tyrannies du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, La Découverte, 2018


Recension par Annie Benveniste

Jérôme Baschet, Défaire les tyrannies du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, La Découverte, 2018

En s’appuyant sur l’expérience de la rébellion zapatiste Jérôme Baschet propose une critique du présent vécu comme perpétuel et qui exerce sa domination sur les façons de penser les questions de la temporalité et de la spatialité. Dans le monde de la globalisation, le présent est le nouveau tyran qui pour mieux assurer sa domination fait sombrer le passé dans l’oubli – ou le mémoriel – et obnubile toute perspective du futur qui ne soit pas la répétition de l’oppression présente. Face au processus d’uniformisation spatiale et de délocalisation généralisée, la connaissance anthropohistorique des mondes sociaux non capitalistes permet de faire apparaitre la singularité de formes d’organisation et une autonomie des lieux. L’expérience zapatiste, par sa conjonction d’un ancrage dans les cultures amérindiennes traditionnelles et d’une résistance au régime présentiste du capitalisme néolibéral produit des figures de la temporalité singulières et particulièrement inspirantes. Faire vaciller les évidences du contemporain est au cœur de la fonction critique de la discipline historique fermement unie à l’anthropologie.

L’ouvrage expose d’abord les conceptions de la mémoire et de l’histoire dans l’expérience zapatiste : la mémoire, comme capacité d’embrasser passé, présent, futur, définit le passé comme configuré au présent et articulé à un projet de transformation radicale. L’histoire se comprend à partir des luttes présentes : c’est une histoire vivante axée sur l’identification de la domination sociale passée et présente. Puis l’auteur reprend la critique du présent perpétuel, en l’associant à l’analyse du présentisme chez François Hartog et à la notion de régime d’historicité qui la sous-tend et qui désigne la façon dont une société pense son rapport au temps. Après le régime moderne d’historicité – régime futuro-centré – on serait passé à un régime où le poids de l’innovation technoscientifique, d’une croissance dont la mesure est strictement quantitative et de l’univers médiatique font régner l’immédiateté, ainsi qu’une crise sociale où l’exclusion grandissante multiplie les vies sans perspectives. La critique du régime moderne d’historicité a depuis quelques décennies fait l’objet de plusieurs critiques et de réélaborations du rapport au temps. La fin de l’idéologie du progrès a ainsi donné naissance à plusieurs configurations, rompant avec la ligne droite de la modernité pour emprunter la ligne fragmentée de la postmodernité ou un faisceau d’options possibles, allant de l’accélérationnisme à des reformulations émancipatrices des formes de vie traditionnelles. Parmi ces options, l’anthropocène et les scénarios de la fin du monde jettent un trouble dans la temporalité où les époques historiques ne se succèderaient plus selon la même périodicité.

Le présentisme témoigne de l’expansivité des normes de l’économie et constitue un régime d’historicité en adéquation avec un second âge du capitalisme. Son dépassement suppose d’analyser la polarité entre une temporalité vécue qualitativement et un temps qui se présente sous la forme de sa mesure quantifiée. La domination du temps abstrait est marquée par sa capacité à imprégner les pratiques quotidiennes et les subjectivités. Elle révèle une crise du temps concret, capacité à vivre le rythme de ce qui advient ; la durée contre la valorisation du moment ; la temporalité de l’activité concrète valorise l’action en tant qu’elle se fait.

Le chapitre consacré aux temporalités et historicités émergentes ramène le lecteur à l’expérience zapatiste revendiquant la mémoire vive d’un passé non pas figé mais dont l’énergie anime la lutte présente ; une impulsion donnée à la fois par la mémoire des oppressions passées et par celles des luttes anciennes toujours à reprendre. L’enjeu consiste à transformer le rapport au passé selon un faisceau de conceptions : un dépassement de la perspective moderne centrée sur le futur radieux ; une conception traditionnelle du temps indigène qui éprouve la force des retours du passé ; une réaction contre la fragmentation postmoderne et le présent perpétuel.

Dans son dernier chapitre « Une histoire postcapitaliste est-elle possible ? » Jérôme Baschet reprend une conférence présentée à l’Université Laval en février 2014. A partir des trois grandes ruptures historiques que sont l’entrée dans l’Anthropocène, l’effondrement du grand partage et celui de l’hégémonie du régime moderne d’historicité – troisième rupture traitée tout au long de l’ouvrage – il tente de développer l’hypothèse d’un épuisement tendanciel des conditions de possibilité du capitalisme. Il reprend pour ce faire un certain nombre d’approches critiques : celle de la position trans-situationnelle des savoirs ; le postnaturalisme ; un double rapport aux mondes passés ; une histoire vue d’en bas et ouverte sur l’interculturalité ; une démarche qui défait l’alternative des structures et de l’action. Penser l’histoire depuis un futur postcapitaliste suppose son déploiement au sein d’une multiplicité culturelle rompant avec les hégémonies ; dans un partage des mémoires distinctes.  Ca suppose de repenser l’histoire depuis un futur hypothétique libéré de la tyrannie du productivisme capitaliste.