Jessica Roda. Se réinventer au présent. Les Judéo-espagnols de France. Famille, communauté et patrimoine musical, PUR 2018


Recension par Annie Benveniste

Jessica Roda. Se réinventer au présent. Les Judéo-espagnols de France. Famille, communauté et patrimoine musical, PUR, 2018

Cet ouvrage analyse comment le répertoire de la chanson ladino (judéo-espagnole) a acquis, durant la période contemporaine, une nouvelle existence au-delà des situations dans lesquelles il a été originellement conçu et préservé. Pour mener à bien cette étude ethnologique, l’auteure, Jessica Roda, interroge la mémoire et la reconstruction des pratiques musicales par les différents protagonistes : sujets de la transmission familiale et communautaire ; musiciens et compositeurs ; interprètes professionnel.le.s. Elle étudie les processus qui concourent à l’archivage, à la sauvegarde et à l’inscription du répertoire de chansons judéo-espagnoles dans divers réseaux culturels et sociaux. Elle recourt au concept de patrimonialisation pour rendre compte des pratiques institutionnelles qui ont permis de matérialiser – par la transcription, l’enregistrement – puis de produire ces chansons sur un marché musical, allant du folk revival, à la musique ancienne et à la musique nationale israélienne.

Dans un premier temps, Jessica Roda retrace la façon dont elle a constitué son terrain : identifiant les espaces collectifs où s’expriment les expériences de construction identitaire – où la musique est un canal de transmission du rapport à la langue et à l’histoire – dans trois villes de France, Paris, Lyon et Marseille. L’étude ethnographique a porté sur la relation trilatérale entre individus revendiquant leur appartenance à la communauté judéo-espagnole, les artistes de musique judéo-espagnole et l’objet musical qui a acquis le statut de patrimoine. Ce terrain mobilise aussi l’étude des archives pour retracer la façon dont cet objet, construit par la mémoire historienne, dans une relation romantique et inventée à l’Espagne médiévale, est le produit de la constitution de deux corpus : l’un fait de transcriptions/compositions et l’autre d’enregistrements.

L’étude des archives permet de soumettre à la critique une certaine muséification du répertoire de chansons judéo-espagnoles qui le rattache à l’époque de l’Espagne médiévale, en dehors de toute influence postérieure orientale ou occidentale et dont le mythe circule tant chez les artistes que chez les personnes investies dans le processus de construction identitaire. Le travail de collecte effectué par Alberto Hemsi au début du XXe siècle, dans un souci de sauvegarde, constitue un premier corpus de référence connu comme « coplas sefardies ». Si ce corpus permet de rétablir un lien avec l’Espagne, il est surtout le fruit d’une œuvre de transcription et de composition des chants répertoriés qui s’inspire du mouvement des folkloristes d’Europe de l’Est et de la vogue exotique de recueil des musiques du monde. Le travail de sauvegarde D’Hemsi propose une lecture savante de la musique judéo-espagnole. Parallèlement, se développent des entreprises d’enregistrement des musiques populaires de l’Empire ottoman. La commercialisation de ces enregistrements est le fait de maisons de disque nord-américaine ou européenne. C’est à ce type d’entreprise mémorielle et commerciale que se livre Haim Effendi, dont les enregistrements, en judéo-espagnol, turc et hébreu et mariant diverses influences correspondent au style de la musique ottomane urbaine. La notoriété passée et renouvelée au début du XXe de cet artiste l’a consacré comme l’auteur du second corpus de référence.

Après la Seconde Guerre Mondiale, la sauvegarde prend une forme particulière et institutionnalisée. Léon Algazi participe, sous l’égide l’Unesco, à la constitution d’archives ethnographiques sonores. Ce corpus participe à l’intégration des chants judéo-espagnols au domaine patrimonial. Isaac Lévy accomplit également un travail de transcription à l’intérieur de l’Etat d’Israël. Au discours d’authenticité fait suite celui de la participation d’un répertoire musical méditerranéen à la construction du patrimoine national israélien. On passe ainsi d’une pratique de matérialisation, à travers la sauvegarde de l’objet musical, à une pratique de patrimonialisation qui lui attribue une valeur de construction identitaire. Cette pratique se développe au moment de ce que l’auteure appelle la période revivaliste qui correspond aux mouvements régionaliste et culturaliste. Elle se concrétise par la valorisation du répertoire judéo-espagnol repris par des interprètes de grande renommée.

L’étude ethnographique se clôt par trois chapitres consacrés à la « performance grand public » où l’auteure rend compte de la diffusion du répertoire judéo-espagnol – chansons et accompagnement musical – dans des salles de spectacle ou des festivals ; à la « mise en scène pour la communauté » où la musique fait partie d’un ensemble de traditions réinventées ; au rétablissement de la transmission dans l’univers familial, la musique en constituant un des éléments essentiels.

L’intérêt de l’ouvrage Se réinventer au présent réside dans la façon dont Jessica Roda a parfaitement rendu compte du travail de réinvention de la langue judéo-espagnole et des mélodies par des intellectuels, des compositeurs, des interprètes à différentes étapes de la mise en place d’un patrimoine musical, aujourd’hui reconnu par la culture légitime. Ses connaissances musicales apportent nuance et profondeur aux matériaux de terrain divers et multisitués.