Karima Lazali, La parole oubliée, Toulouse, Editions Erès, 2015


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Karima Lazali, La parole oubliée, Toulouse, Editions Erès, 2015

Le livre de Karima Lazali porte sur la parole. Il rassemble un certain nombre d’articles que l’auteure a écrits à différents moments de sa vie. Karima Lazali a cette caractéristique d’être psychanalyste à la fois à Alger depuis 2006 et à Paris, en institution et en cabinet, depuis 2002. N’étant pas psychanalyste, j’ai lu son ouvrage en sociologue un peu anthropologue. .Livre riche pour les sciences humaines. En posant la question de la parole pour la psychanalyse, Karima Lazali la pose aussi pour le subjectif social et celui individuel dans sa singularité, mais indissociable du précédent. Question précise qui intéresse non seulement le sujet mais ce que l’auteure appelle le  « réel du corps. « Et partant de là, dit-elle , comment penser le potentiel politique (au sens du politique LMB) et ses effets au un-à-un et dans le lieu social ?  

Pour la France, l’auteure note les difficultés du travail du psychanalyste en institution de soin et éducative, par la mise en place de fonctionnements très protocolarisés qui empêchent lez psychanalystes de se laisser altérer par la parole de ceux et celles qui viennent consulter.

A Alger c’est le nouage du politique et de la parole qui apparait, d’abord au niveau du rapport à la parole supposant des conditions politiques d’ouverture à l’altérité dans le vivre ensemble (souligné dans le texte, je préfère le terme de vivre en commun) ; ensuite au niveau de la cure comme nouvelle manière de se vivre parlant, créant une modalité autre du lien social et dessinant la possibilité de remanier des tissages psychiques et politiques.

Dans un premier temps, ce qui va se dire, c’est la nécessité du féminin (souligné dans le texte) comme nouveau souffle pour le politique et le vivre en commun (vivre ensemble pour l’auteure, souligné dans le texte) ; dans un deuxième temps, est mis en cause le rabattement de l’Un sur l’autre en Algérie. « L’Un fasciné fabrique de la jouissance au détriment de l’Autre ». Il y a suturation des félures et destruction hémorragique du vivre ensemble (souligné dans le texte, vivre en commun souligné par moi). Il y a bannissement du féminin en tant qu’altérité quel que soit le sexe et le lieu. Dans un troisième temps, le désir de l’analyste est conçu comme le véhicule de la tension entre l’Un et l’Autre et le lien de séparation incessante entre ces deux dimensions du psychisme . Dans un quatrième temps, le féminin est proposé comme l’un des termes nouant le triptyque parole, corps et inconscient, barrant à jamais la voie à l’existence d’une vérité une et totale. Dans un cinquième temps (dit troisième partie par l’auteure), elle tente de montrer que la parole est cause et effet de la séparation entre l’Un et l’Autre et ne cesse de viser un point de contact entre les deux auquel le sujet a du renoncer pour être parlant ( séparé). Le rapport sexuel est un inceste entre l’ Un et l’Autre au sens d’un rapport de continuité qui entraîne un collapsus. Le sixième temps (quatrième partie pour l’auteure) propose des questions : qu’est-ce qu’un corps pour la psychanalyse ? Et de quoi se sépare le parlant pour accéder au sentiment d’avoir un corps vivant et sexué ? Mais, dit Karim Lazali, le corps fasciné fabrique l’Un de la jouissance au détriment de l’Autre. Une des conséquences de la parole carencée se situe dans le collapsus entre l’Un et l’Autre.

Nuance et différence apparaissent un enjeu central dans la cure pour transformer la parole en oubli et non en oubli de l’oubli dont les conséquences sont mortelles pour la subjectivation. Par quelle solidarité mystérieuse (citation de P. Quignard), le féminin allie-t-il la parole oubliée et la parole en carence ?. Je rappelle les titres de parties de l’ouvrage qui valent pour l’explicitation : Les réjouissances du féminin, De la langue et du politique : à partir de la pratique psychanalytique à Alger, De la parole instituante à l’institution de la parole dans la clinique de l’adolescent, Les déchirures du parlant : la mort, le sexe et le corps. Je ne pourrai pas restituer et éventuellement commenter tous les articles de ce beau livre. Je choisirai ceux qui correspondent au mieux à mon apprentissage continu de sociologue un peu anthropologue.

Dans la première partie intitulée « Les réjouissances du féminin », j’ analyse le texte dit « Vertiges du féminin ». Ce texte est difficile pour moi, ancien analysant, mais surtout sociologue un peu anthropologue, Comm je l’ai dit. je l’aborde en tentant de suivre l’auteure pas à pas, dans la mesure où je comprends ou croit comprendre ce qu’elle dit. Karim Lazali part d’un roman de Duras, La vie matérielle, dans lequel une femme, Lola V. Stein (que l’on retrouve ailleurs dans l’oeuvre de Duras) est «  figure d’une douleur quasi corporelle sur fond de silence effrayant ». Elle se tient « dans une tension effrayante entre l’ombre et la lumière, le visible et l’invisible, les mots et la radicalité d’un certain silence »; L’auteure pose deux questions ; comment analyser la modification du réel du corps à la fin d’une cure et le fait qu’il s’opère un passage entre un savoir inconscient et le réel de ce corps ? Comment être responsable d’un savoir inconscient qui s’est constitué en un temps d’absence du sujet à lui-même ?

Le vertige, symptôme très fréquent à la fin d’une cure, symptôme transculturel s’emparant du réel du corps, ne s’inscrit dans aucune structure symbolique. Il y a disparition de la possibilité  de penser et la révélation, dans et par le corps (j’ai supprimé la parenthèse qui enclôt ces derniers termes)) et du corps, d’un monde ouvert sans coutures ni bord. « Dans le vertige, c’est l’angoisse qui prend corps jusqu’à faire vaciller, le risque étant celui d’un basculement soudain de la verticalité vers la chute »; D’où la définition du vertige par l’auteure : il est un mouvement panique de mobilité/immobilité où le corps se dérobe dans la gueule ouverte dun monde troué (c’est moi qui souligne). L’espace se trouble et se renverse, en passant d’une surface plane à un trou englouutissant. Le temps se produit comme affolement oscillant entre la lenteur du vécu menaçant et l’extrême précipitation dans l’instant de la chute, imminente. Apparemment, il n’existe plus de coupure entre le corps et le monde environnant. Comment penser cette absence de coupure et de discontinuité, dans et par le vertige, entre le corps et l’Autre (qui est dans le monde environnant) ? La chute laisse sans mot. Eventuellement il se produit un cri. « L’expérience du vertige est paradigmatique, dans la mesure où elle place le corps en place de l’Autre chu. » « Le fantasme n’assure plus sa fonction de filtre et de liaison entre le sujet et le monde. .Le cri vient prévenir cette rencontre avec l’invisible.

L’invisible ressurgit dans l’expérience de l’angoisse. Il y a, notamment chez l’enfant, un effrayant savoir sur l’aspect non spéculaire de l’ objet. L’hallucination porte sur l’apparition brusque et soudaine de quelque chose qui aurait du rester dans l’ombre et qui en est sorti. Le retour du refoulé transporte la part du réel qui creuse le symbolique. Le corps conserve la marque d’un vide dans le système symbolique. Le vertige est à entendre comme l’expérience corporelle d’un retour du refoulé. Lz vertige commémore dans l’oubli le silence d’un réel dans le système symbolique.

La fiction est le seul moyen de rendre transmissible de manière approximative la nature du silence tissant (la) part d’ombre qui résiste à la lumière. Dans le symptôme du vertige, apparaissent deux dimensions : celle du retour du refoulé, et celle de la rencontre avec ce qui de la chute première résiste à l’oubli et au refoulement en saisissant le corps. Le vertige commémore à la fois l’entrée dans le langage (le cri) et ce qu’elle crée comme division entre désir et jouissance. Dans le vertige, ce qui fait défaut se situe dans le terme qui pourrait faire arrêt.

Comment penser ce moment d’angoisse phobique dans son rapport au féminin ? Il y a une tension entre le vécu de la finitude dans le vertige et l’infini de la chute en l’absence de signifiant. L’angoisse occuperait la fonction d’un médium. On peut dire que c’est dans un mouvement de dé-liaison psychique que le vertige relie le corps du désir au corps de la jouissance à travers le réel de la chute.

J’insiste sur la fin de ce chapitre qui est moins du Lacan et plus. du Karima Lazali. Le vertige envisagé comme production en fin d’analyse ouvre à l’émergence d’une faille, entre ce qui reste en dehors du refoulement et ce qui revient du refoulement. La levée progressive dus refoulement creuse la découverte d’une béance inoubliable et pourtant hors mémoire.

Le féminin est une figure paradigmatique pour approcher cette faille ouverte par le travail de l’analyse entre deux champs hétérogènes. Le féminin est l’infigurable de cette tension insoluble qui déchire la parole dans le silence. Suit dans le texte de l’auteur l’analyse du roman de Duras qui se prête au mieux à commencer de vérifier son hypothèse. L’auteur se demande en final hors hypothèse, après avoir fait allusion à l’ »erreur » du masculin, si le véritable éprouvé de l’altérité ne se situe pas- dans la rencontre première avec l’ immatériel, issu d’une chute hors mémoire. Le vertige est évènement d’un corps qui se défausse de son enveloppe, c’est ce que signifie cette épreuve où le corps se dérobe au sol au même titre que le féminin échappe à toute écriture. J’ajouterai alors que le masculin croit n’échapper à rien du tout, tout en y échappant quand même

Toujours dans une perpective de l’analyse de l’étranger, Karim Lazali aborde, dans l’une de ses rubriques, la question du « devenir de l’ étranger dans la cure ». Elle évoque la difficulté de l’analysant à se laisser traverser par l’altérité dans la cure. Une logique se met en place, à partir d’un refus, pendant de nombreuses années, de tout élément d’altérité pouvant entraver la constitution de la masse. Transfert, à Alger, sur la psychanalyse, transfert sur le psychanalyste. C’est à partir de la réalisation du savoir sur la psychanalyse dans la cure qu’ont lieu certaines interruptions

.La religion, en position de Un, sert à fabriquer une inclusion sans écart du sujet au socius.. A quelles conditions l’acte analytique comme effet de coupure est-il possible ? Et quels sont les destins, dans le socius, des effets subversifs de la cure ?

L’opération de purification de la langue a été annoncée afin de consolider une légitimation du politique par la religieux, après la guerre d’indépendance. L’arabe classique a été désigné comme la langue du livre sacré, comme l’idéologie d’une origine unique identifiable .Le sujet, déjà aux prises avec un guerre des langues entre l’arabe et le français pendant la guerre de libération, s’est retrouvé sommé de se tenir dans un clivage de langues, et ce à partir d’une exclusion des langues. La sacralisation de la langue jusqu’à devenir langue cadavérique s’est faite sur un renoncement à la langue maternelle (l’arabe dialectal, l’hébreu, le français), bain langagier du sujet. Celui-ci se trouve, relégué à une place où l’écriture et la parole se séparent, occasionnant chez lui sujet parlant le fait qu’il ne puisse pas rencontrer dans sa parole la pensée qu’il véhicule.

La langue purifiée, étrangère au familier de la bague maternelle, l’arabe dialectal, l’hébreu, le français) où il y a nouage du langage au corps, et se donnant pourtant comme langue de l’origine, est venue prendre place pour traiter de l’évacuation de la langue française après l’indépendance. Elle a pour fonction d’évacuer toute étrangeté, en posant une sorte d’équivalence entre langue, religion et origine. La langue arabe classique, en se posant comme originaire, dénie la position originaire de la langue maternelle, l’arabe dialectal, l’hébreu, le français, pour le sujet parlant. La guerre advient comme processus logique, réponse à une exclusion du pluriel, de la possibilité pour le sujet d’être traducteur. La langue ne peut poursuivre son travail d’altération et de circulation de l’intime par l’extime, soit par le champ politique. Des enfants scolarisés traduisent pour leurs parents les discours des chefs d’Etat. Il y a interprétation univoque d’une pensée totalitaire, oublieuse de la dimension négociatrice du langage entre l’un et l’autre.

Dans la censure, le texte de fiction est traité comme pouvant énoncez une vérité vraie. Il est traité sans épaisseur et, à ce titre, est classé politiquement en termes binaires. Le politique se tient, se maintient à partir d’une langue dépourvue des rejetons de l’inconscient. La langue imposée abrase le potentiel de croyance, en faisant fonctionner une certitude sur l’origine. Que devient un langage privé de parole et une religion qui ne constitue plus le lieu où se déploie la croyance ? Il y a dé-saisissement d’une capacité politique inhérente à la position de sujet. Comment cette opération d’extraction de la langue de toute copropriété fait-elle retour dans l’analyse ? Réponse : la fonction Dieu n’y est pas mise au travail, elle vient plutôt arrêter le déploiement de la parole, dans la possibilité d’entendre Dieu dans ses multiples figurations psychiques.

Le sujet massifié est en paix quant à la question de sa responsabilité subjective. La résistance à la psychanalyse se fait dans un socius orienté par le politique utilisant le religieux en position de fondement.

Le politique s’est organisé à partir de la forclusion de la possibilité de laisser émerger un signifiant nouveau, permettant de retisser les fils de l’histoire et de s’ouvrir vers un nouvel agencement des places et des discours.Si la subjectivité est plurielle de structure, l’écrasement de ce qui la spécifie est une façon d’enfermer dehors la corporéité du langage.

Il y a une langue de l’analyse et elle ne peut qu’être étrangère. La langue dite de l’analyse peut devenir le lieu d’un conflit subjectif entre le politique et le psychique. A un certain moment de la cure, la langue utilisée peut se transformer en figures de l’étranger. L’étranger creuse le système clos, en créant de l’ouvert dans la structure. Il existe un laisser-passer entre la pensée et le langage, entre le corps et l’affect. L’appel à l’étranger dans le transfert peut s’entendre comme une tentative de se tenir à partir d’un « chez nous », en entamant cette passion féroce. L’étranger est un support imaginaire à ce qui ne s’éprouve pas encore comme fait de langage donc de structure. La guerre civile résulte du clivage entre le familier et l’étranger, puisqu’il s’agit d’enlever à l’autre son étrangeté, et ce même s’il se présente dans un lieu du semblable.

J‘ai suivi de près le texte de l’auteur, en l’adaptant à ma propre compréhension, tant, pour moi qui suis confronté à l’ anthropologie, à la sociologie et au droit, ce qu’elle dit me paraît nouveau et, à mon avis, nécessaire.

Dans la troisième partie De la parole instituante à l’institution de la parole », je retiens du troisième chapitre « L’adolescent : de la fugue à l’errance » la sous-rubrique « L’entrée dans l’errance ». L’auteur distingue l’adolescent fugueur de l’adolescent en errance. Cet adolescent peut être une adolescente. L’adolescent fugueur sait à qui poser sa question : que me veux-tu ?, à un parent par exemple. L’adolescent en errance, d’abord pré-adolescent, cherche à constituer un message et à adresser sa question, mais, découvrant qu’il n’y a pas d’autre pour laisser s’écrire cette question, il part pour nulle part. L’errance est, pour lui, une conduite dans laquelle aucun trajet ne se trace, ni sur le plan géographique, ni sur le plan psychique. L’errance de cet adolescent vient de l’absence d’un lieu habitable pour lui sur la scène du monde. Souvent recueilli en institution, il n’a jamais rencontré la possibilité d’être accueilli psychiquement par un autre. Il peut aussi s’agir d’un adolescent venu d’un pays en guerre civile où il y a eu un effondrement des structures symboliques du lien social. L’adolescent errant, dit Ferenczi, est « hors de lui », « il est parti », ce qui signifie, non pas ne pas être, mais « ne pas – être là ». Il n’y a pas, pour lui, de temps. Passé, présent, futur lui sont présents simultanément, il pense avoir surmonté l’espace et le temps.

Dans sa postface, Nabile Farès s’interroge sur l’écart entre un savoir qui serait déjà là, sujet se croyant sachant et ignorant à la fois, et un savoir qui ne sait pas et ne cesse pas de ne pas savoir. L’écart, l’accueil, la reconnaissance du « pas tout » sont des moments de la constitution psychique et civile humanisante.