Laurent Vidal, Faire de l’anthropologie, Santé, science et développement, Paris, La Découverte, 201O, Coll. Recherches, Série Terrains anthropologiques


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Laurent Vidal, Faire de l’anthropologie, Santé, science et développement, Paris, La Découverte, 201O, Coll. Recherches, Série Terrains anthropologiques.

Il s’agit de faire de l’anthropologie, autrement dit de la fabrication de l’anthropologie, pour pouvoir la penser. De toute évidence, Laurent Vidal ne croit guère à l’anthropologie pure, celle de Malinowski après les Argonautes du Pacifique et Jardins de corail, a fortiori celle de Morgan. Il ne croit guère non plus à une anthropologie qui cherche trop directement, à partir de terrains (documentaires ou effectivement inventoriés), à produire de la théorie, comme le faisaient par exemple Tylor, Boas, Frazer, et, plus précisément, Durkheim et Mauss ou, plus près de nous, Levi-Strauss ou Godelier. Dire qu’il n’y croit guère ne veut pas dire qu’il ne connaît pas ce type  d’anthropologie, mais il ne l’évoque pas, il ne  lui sert pas de référence. L’anthropologie qu’il veut fabriquer et, pensons-nous, théoriser, entre dans ce qu’il appelle les sciences du développement dont il faudrait préciser le statut et la place dans les sciences humaines et sociales (Y a-t-il une philosophie du développement ? Un droit du développement ?, etc.).
Cela dit – qui n’est pas une critique, mais un simple constat, chacun est libre de ses choix, à condition de les expliciter suffisamment, ce que Vidal fait – , son livre est passionnant. Il nous fait assister au montage, à la mise au point, à l’élaboration, au Sénégal, de trois enquêtes anthropologiques – et c’est bien de l’objet de l’anthropologie qu’il s’agit : le rapport à l’Autre et, plus précisément, dans un sens plus large que les culturalistes, du culturel – . L’une des enquêtes porte sur la la réception des rétroantiviraux par des malades du sida, la seconde sur un centre de maternité près de Dakar, et la troisième sur le traitement de la tuberculose.
Vidal ne parle pas des résultats qui ont été obtenus, autrement dit des effets de ces enquêtes sur les pratiques, voire de la conception de la maladie et de l’obstétrique, par exemple chez des soignants. Ce qui l’intéresse c’est de savoir,  à partir du collectif de chercheurs auquel il appartient  et de sa propre expérience de chercheur, comment s’établit un rapport réciproque entre anthropologues, soignés et soignants. Autrement dit, comment l’anthropologue intervient, et à quel titre, dans un domaine que, par définition, il ne connaît pas (le sida, l’obstétrique, la tuberculose), que les femmes chercheuses ne connaissent éventuellement que d’expérience (l’obstétrique), en puisant de l’information et des opinions près de soignés et de soignants, et en leur renvoyant ses analyses, non en une seule fois, mais par restitution périodique, même si un travail final vient synthétiser la recherche. Vidal montre que ce n’est pas facile, parce que, si l’anthropologue ne vise pas que les difficultés, les problèmes, il n’empêche qu’ils apparaissent et doivent être pris en compte. Or, près des soignants, la restitution de ces problèmes par l’anthropologue peut sembler une critique adressée à l’un ou à l’autre ou à l’équipe soignante. Les séances de restitution sont doublées de séances-miroirs, où anthropologues, soignants et, pensons-nous, soignés, si et quand c’est possible, confrontent leurs points de vue, débattent sur les questions que soulèvent les anthropologues.
Dans la recherche sur le sida, Vidal montre qu’il y a deux registres : les rapports de l’anthropologue avec ONUSIDA qui commandite la recherche et ceux, locaux, avec les soignants. Il ne nous dit pas suffisamment ce que sont les retroantiviraux, s’ils ont à voir par exemple avec les trithérapies. Dans la recherche sur le centre de natalité, il montre notamment comment une grande difficulté de parcours – l’absence d’un gynécologue au Centre – bloque la recherche, tout en créant des difficultés aux soignants. Jusqu’au moment où les anthropologues décident d’analyser ce qui est en train de se passer, en l’absence du gynécologue. Ils continueront leur travail, avec de nouvelles difficultés à analyser, lorsque les gynécologues seront revenus, en faisant voir comment les soignants réagissent au mépris des médecins. Est abordé aussi la question des matrones – sage-femmes sans titre professinnel – et de leur formation. Là encore, on regrette d’en savoir si peu sur les types de difficultés que rencontrent les soignants – infirmières et matrones – près des femmes venant à la maternité. Ce qui par moment rend la lecture un peu elliptique.
En final, Vidal abord très directement la question de l’anthropologie, celle qu’il fabrique, mais aussi celle que lui et son collectif de recherches pensent: «Confrontés au regard de l’anthropologue, multipliés au fil d’une recherche, mis en miroirs avec ceux d’autres projets, analysés à la lumière d’observations et de notes concernant de multiples réunions (internes aux équipes ou conviant d’autres acteurs de la recherche ou de l’intervention), ces propos (ceux des soignants) participent d’un objet (souligné), s’inscrivent dans un terrain (souligné) et mettent en scène des enquêtés (souligné). Nous avons là les trois fondements de toute anthropologie… qui, dans cette anthropologie des projets de recherche et d’intervention dans l’espace de la santé, se scellent dans des croisements et des enchâssements» (..p. 279). Il s’agit, dit-il, en dernières lignes d’insérer inlassablement les considérations générales dans des situations concrètes. (p. 284). Si l’information-investigation est nécessaire, la réflexion, voire la théorisation, le sont aussi.