Louise PICHARD-BERTAUX, Ecrire Bangkok, La ville dans la nouvelle contemporaine en Thaïlande, éditions Connaissances et Savoirs, Paris, 2010, 380 p.


Recension par Philippe Che

Louise PICHARD-BERTAUX, Ecrire Bangkok, La ville dans la nouvelle contemporaine en Thaïlande, éditions Connaissances et Savoirs, Paris, 2010, 380 p.

La ville, et en particulier Bangkok, semble occuper une place prépondérante dans la littérature thaïe contemporaine. Le propos de LPB est, à travers cet ouvrage, d’analyser et d’illustrer la perception qu’en ont ses principaux représentants. L’ouvrage est construit en deux parties bien distinctes. La première, théorique et analytique, explore de façon méthodique les développements historiques des deux sujets formant le cœur de l’étude, la littérature thaïe d’une part, la ville de Bangkok d’autre part (chapitres 1 et 2). Suite à cette exposition historique, l’auteur présente un choix de textes illustrant son propos, en précisant les critères de sélection retenus ainsi que les principaux thèmes abordés (chapitres 3 et 4). La seconde partie, formant environ un tiers de l’ouvrage, est un choix de dix nouvelles traduites en français, provenant de cinq auteurs contemporains faisant chacun l’objet d’une brève présentation. Le chapitre 1, intitulé « Le livre », retrace l’histoire de la littérature en langue thaïe, et plus particulièrement de la littérature en prose, apparue dans la seconde moitié du XIX e siècle,sous l’impulsion quasi simultanée de trois facteurs liés, d’après l’auteur, à la présence des missionnaires protestants, à savoir les débuts de l’imprimerie (première moitié du XIX e siècle), le développement du système éducatif, et l’apparition des premiers journaux (seconde moitié du XIXe siècle). C’est ainsi que les premières fictions sont publiées par le périodique Wachirayan Wiset à la fin des années 1880. LPB mentionne les pionniers de la littérature moderne thaïe tels que Sri Burapha, et les principaux thèmes abordés dans ses premières décennies : amour, bouleversement des valeurs traditionnelles, opposition entre classe moyenne émergente et aristocratie… L’histoire se poursuit avec la première période de censure littéraire sous le règne de Phibun Songkhram (1938-1944), suivie du renouveau littéraire de l’après-guerre où les auteurs s’attachent à dénoncer la corruption, les privilèges et  les problèmes sociaux de l’époque. Une seconde période sombre pour les écrivains thaïs s’ouvre avec la dictature de Sarit Thanarat, de 1958 à 1973 (l’ « ère américaine »), époque coïncidant avec les débuts du tourisme, une croissance économique rapide, et l’émergence ’une classe moyenne. C’est l’époque de la « littérature de l’eau croupie », où fleurissent les adaptations de romans mythologiques chinois, la littérature fantastique et les fictions sentimentales. L’année 1973, avec son mouvement étudiant, voit une renaissance de la littérature et le retour d’auteurs engagés, marxistes pour la plupart. Un nouveau tournant apparaît avec la publication de Khamphiphaksa (« Le jugement ») de Chart Korbjitti en 1981,récompensé par le prestigieux Southeast Asian Writers Award (SEA Write) l’année suivante, et dans lequel cet auteur contemporain majeur met au centre de sa réflexion la place de l’individu dans la société. Enfin, LPB passe en revue les principaux auteurs des deux dernières décennies du XXe siècle, particulièrement fertiles – Nikhom Rayawa, Atsiri Thammachot, Wanich Jarungidanan, Sila Khomchai, etc. – ainsi que les trois grands axes qui selon elle regroupent les thèmes privilégiés de la littérature thaïe contemporaine : le milieu urbain, le milieu rural, les problèmes de société – place de la femme, modernité, corruption,  prostitution, drogue, sida…

Le chapitre 2, intitulé « La ville », retrace l’histoire de la ville de Bangkok, depuis les premières implantations au XVIe siècle, la construction de la première citadelle à l’emplacement de l’actuel Thon Buri, les premiers développements du commerce de cette région située à mi-chemin entre Ayutthaya et la mer, jusqu’au sac de l’ancienne capitale et à la fondation de Bangkok (ou Krung Thep) en 1782. LPB insiste sur le caractère très cosmopolite de la cité où, dès les origines, se côtoient Chinois, Môns, Birmans, Indiens, Cambodgiens, Chams, Malais, Vietnamiens et Portugais, et son rôle de port international dès la première moitié du XIXe siècle. La ville connaîtra une métamorphose importante avec le développement du commerce imposé par les puissances occidentales dans les années 1850-1860 : nouvelle architecture, élargissement des voies de communication… Cette métamorphose ne fait que s’amplifier au XXe siècle avec, dans sa première moitié, une densification de l’urbanisation, la construction de nombreux hôtels, d’hôpitaux, de magasins de luxe, de clubs à l’européenne, et, dans sa seconde moitié, un développement anarchique malgré l’élaboration de plusieurs plans d’urbanisation. La ville de Bangkok, aujourd’hui, apparaît comme une mosaïque contrastée entre les grandes avenues et les soïs (ruelles étroites du centre-ville), entre le fleuve et les canaux, entre les gratte-ciels et les bidonvilles… Elle se caractérise enfin par l’apparition de lotissements occupés par la classe moyenne en périphérie de la ville, et par des embouteillages légendaires, thème récurrent de la littérature actuelle.

Le chapitre 3 (« Les textes »), est consacré aux critères de sélection des auteurs et des textes présentés : appartenance à l’académie SEA Write, notoriété auprès du grand public et des chercheurs. LPB analyse dans ce chapitre les principaux thèmes présents dans les nouvelles traduites. Elle en dénombre quinze, dont huit présentent un caractère « universel » sans lien direct avec le sujet de la ville : le rapport à l’argent, l’engagement politique, l’exploitation de la classe ouvrière, les incohérences de la classe dirigeante, les travers de la médecine moderne, les rapports familiaux, l’amour, la peur de l’autre. Les sept autres se rapportent plus directement au cadre urbain : il s’agit du fossé entre ville et campagne, des migrants, des bidonvilles, de la classe moyenne, des embouteillages, de l’insécurité et enfin de la critique de la société urbaine. L’auteur souligne à juste titre une constante à travers l’ensemble de ces thèmes et la quasi-totalité des textes présentés, à savoir le caractère destructeur de la ville : destruction de l’environnement, disparition des valeurs  traditionnelles, déchéance physique et morale voire meurtres…

Le chapitre 4, intitulé « Ecrire la ville », expose les deux grands axes thématiques qui ont guidé LPB dans sa recherche : les visages de la ville et les pratiques de la ville. Dans une  première partie, l’auteur établit une typologie des différents habitats décrits dans les nouvelles présentées, en particulier l’habitat traditionnel en bois, celui des soïs (longues ruelles des quartiers anciens du centre-ville), et le bidonville. Le thème de la ville destructrice est à nouveau abordé, à travers l’évocation des difficultés rencontrées par les protagonistes, en miroir avec celui de la ville enchantée, présent dans deux textes sur dix, et qui évoque le rôle positif d’ « ascenseur social » que peut aussi jouer la ville pour ceux qui accèdent à la classe moyenne, voire aisée. Dans la partie consacrée aux pratiques de la ville, sont abordés les thèmes, présents dans la plupart des nouvelles, que sont la nostalgie du passé, les rencontres et les sentiments qu’elles peuvent susciter – attirance, indifférence, peur de l’autre, ainsi que celui, cauchemardesque, des transports, publics (autobus) ou individuels (voiture).

Un chapitre intitulé « Dénouement » vient clore cette première partie. LPB y pose à nouveau la question de la perception par les écrivains thaïs de la ville et de la société urbaine. Un élément de réponse frappant est apporté par Win Lyovarin dans son « Petit lexique à l’usage des Bangkokiens de la classe moyenne » : « Si Bangkok était un cocktail, il serait composé à 10% de douceur naturelle, 40% de douceur synthétique, 30% d’essence de plomb, 20% de déchets. » On pense à Cioran – « L’Occident, une pourriture qui sent bon… ».

La deuxième partie, consacrée aux auteurs et à leurs nouvelles, comprend pour chaque écrivain sélectionné une photo, une brève biographie (deux à trois pages) intitulée « parcours », une bibliographie, et enfin deux textes traduits, appartenant en général au genre de la nouvelle (les textes de Win Lyovarin étant difficiles à classer), et d’une longueur allant de trois à onze pages.

Les deux nouvelles d’Atsiri Thammachot, l’aîné des cinq auteurs présentés (64 ans), traitent sur un mode réaliste des pauvres gens à qui la ville a tout pris : jeunesse et intégrité physique pour une ouvrière victime d’un accident à l’usine (« Le passé est le passé »), mari et espoir d’une vie meilleure pour cette mère de famille abandonnée et survivant avec ses deux jeunes enfants sous un pont (« Quitter le canal »).

Le second écrivain présenté, Chart Korbjitti, est l’auteur de plusieurs romans traduits en français par son compatriote Marcel Barang : Une histoire ordinaire (Philippe Piquier, 1992), Sonne l’heure (Le seuil, 2002) et La chute de Fak (idem, 2003). Il est le premier à avoir été récompensé deux fois par le SEA Write (1982, 1994), pour ces deux derniers titres. La première nouvelle traduite se démarque par son humour : « La ville Mai pen rai », fiction très courte, illustre de façon assez drôle l’impossibilité, pour les activistes d’un parti politique se voulant réformateur, de se défaire d’un fatalisme apparemment omniprésent dans la population. La seconde, « De retour au village », semble autobiographique, et relate de façon touchante les retrouvailles, après une quinzaine d’années d’absence, entre le narrateur et Phi Hua To (« grand frère grosse tête »), un homme handicapé vivant chez sa mère et ne sortant pas de chez lui. LPB souligne à juste titre les qualités de style de l’auteur (« simple, direct, fluide, précis »), qui s’attache à dépeindre la marginalité ainsi que le regard de la société sur l’individu.

Sila Komchai est lui aussi membre de l’académie SEA Write. Il a été récompensé en 1993 pour le recueil de nouvelles « Une famille dans la rue », dont la nouvelle-titre est présentée ici, au côté de « Merci Bangkok ». Ces deux nouvelles présentent l’originalité de situer leur action à l’intérieur d’une voiture. La première, qui joue sur l’humour et le second degré (« Ma femme est très attentionnée. Quand je lui ai dit que j’avais un rendez-vous à quinze heures avec mon patron (…), elle m’a répondu que nous devrions quitter la maison à neuf heures du matin. »), décrit l’enfer quotidien de l’automobiliste bangkokien, thème récurrent comme il a été dit plus haut. La seconde est un face à face tendu entre un chauffeur de taxi et son client, au cœur de la nuit, chacun soupçonnant l’autre de vouloir l’agresser pour lui voler son argent. C’est le caractère inhumain et violent de la mégapole qui est traité ici.

Wanich Jarungidanan, lui aussi lauréat du SEA Write (1984) pour la nouvelle « Nous habitons le même soï », traduite ici, illustre dans les deux textes choisis (le premier est intitulé « Capitale ») le dialogue impossible entre le narrateur et deux inconnus : un jeune paysan qui se met à chanter au cours d’un trajet interminable dans un autobus bondé et Wanich Jarungidanan, lui aussi lauréat du SEA Write (1984) pour la nouvelle « Nous habitons le même soï », traduite ici, illustre dans les deux textes choisis (le premier est intitulé « Capitale ») le dialogue impossible entre le narrateur et deux inconnus : un jeune paysan qui se met à chanter au cours d’un trajet interminable dans un autobus bondé et surchauffé dans « Capitale », et dans la seconde nouvelle une jeune étudiante qu’il commence à épier et à suivre le jour où il s’aperçoit qu’elle habite le même soï – cette dernière se terminant de façon tragique. Si l’auteur rejoint Sila Komchai par les thèmes abordés – difficultés des transports, violence de la ville – le traitement est ici différent. Alors qu’ils sont vus chez Komchai au travers de l’indifférence ou de la peur, c’est la sympathie, puis l’amour qui animent le regard du narrateur chez Jarungidanan, avec toutefois le même constat d’incommunicabilité entre les êtres.

Win Lyovarin, double lauréat du SEA Write (1997 et 1999) comme Chart Korbjitti, est l’auteur le plus original pour ce qui est de la forme des deux textes présentés ici, « Petit lexique à l’usage des Bangkokiens de la classe moyenne » et « La ville des pécheurs ». Difficilement assimilable au genre de la nouvelle, le premier est un tour d’horizon assez drôle de ce qui fait la vie quotidienne du citadin, et où chaque définition amène la suivante. La construction est habile et le texte se lit avec plaisir. On peut toutefois se demander s’il ne relève pas plus du sketch humoristique que de la littérature. Enfin, le dernier texte, présenté sous forme de courtes vignettes rapportant les conversations des clients d’un chauffeur de taxi entre 17h30 et 3h40, se veut un instantané des  préoccupations de la classe moyenne, où le sexe tient une place importante : nous entendons tour à tour les confidences d’une prostituée enceinte, de jeunes hommes se rendant dans un sex complex, d’hommes d’affaire fréquentant un club sélecte proposant tous les services imaginables, de femmes d’âge mûr évoquant les infidélités de leurs époux… Là encore, la lecture est à la fois agréable et instructive, mais est- ce bien de la littérature ?

Nous laisserons cette question de côté – elle fait déjà débat depuis longtemps en Thaïlande semble-t-il, et ne concerne après tout qu’un des cinq auteurs présentés – pour retenir ces deux qualités, agréable et instructive, qui résument bien la compilation proposée ici : les traductions se lisent avec plaisir – nous ne sommes malheureusement pas en mesure de juger de leur fidélité – de même que la présentation historique, claire et documentée. Instructive car la littérature thaïe contemporaine demeure un sujet méconnu, et un ouvrage de qualité comme celui-ci est le bienvenu tant pour le lecteur curieux que pour le chercheur. Enfin, les textes,pour la plupart, nous permettent de découvrir des écrivains qui méritent une place sur la scène littéraire internationale, à la fois par le poids des sujets traités – on pense bien sûr au thème universel tradition/modernité – et leur valeur littéraire.

On regrette les quelques coquilles et fautes de français qui ont échappé à l’auteur et son éditeur : le désormais courant mais très laid « nominés » (p. 90) pour « nommés » ; « zone commerciale » pour « quartier commerçant », le contexte étant le Bangkok du XVIIIe siècle (p. 99) ; « perpétué » pour « perpétré » (p. 223)… Par ailleurs, le lecteur non averti comprend difficilement le sens de certains termes thaïs auxquels il manque une explication lors de leur première occurrence : c’est le cas par exemple de khlong (p. 103), de sala (p.210), de farang (p. 212), de Khun (p. 299)…

Enfin, si, comme nous l’avons dit, la traduction française est rédigée dans une langue fluide et agréable, elle contient quelques passages perfectibles : y a-t-il vraiment des « coussins » dans les bus de Bangkok (p. 319) ? L’ « essence de plomb » n’est-elle pas de l’ « essence au plomb » (p. 342) ? « Ne me blâme pas ! » (p. 372) ne semble pas très naturel en français. « Mets-toi à ma place ! » me semble plus usité, tout en revêtant un sens similaire.

Mais ces petites imperfections demeurent mineures au regard de la précieuse contribution que représente l’ouvrage de LPB, dont on salue les qualités scientifiques et littéraires sur un sujet demeuré jusque-là quasiment vierge pour le lecteur francophone.