Manos Spyridakis, The liminal worker. An ethnography of work, unemployment and precariousness in contemporary Greece, Ashgate, Urban anthropology series, Dorchester, 2013, 266 pages


Recension par Corine Vedrine. Maitre assistant à l’Ecole National Supérieure d’Architecture de Lyon. Chercheur au Centre Max Weber (UMR 5283)

Dans le contexte économique et politique de la Grèce contemporaine, The liminal worker porte une attention particulière à la manière dont les travailleurs font l’expérience d’un marché du travail et d’une vie quotidienne marqués par le chômage et l’insécurité économique et sociale. Comme le rappelle l’auteur, des recherches sur le monde du travail avaient déjà eu recours au concept de liminalité utilisé par Van Gennep pour décrire le processus de métamorphose opéré lors du rituel. Manos Spyridakis le mobilise ici pour décrire la condition précaire de précarité qui demande une renégociation constante de l’identité sociale.

Le premier chapitre consacré au contexte de l’émergence de cette condition, montre qu’elle ne peut-être comprise sans prendre en compte la flexibilité des marchés encouragée par l’Union Européenne, à l’origine d’une baisse du salaire minimum, d’une facilitation des licenciements et d’une politique d’austérité qui ont considérablement diminué la protection sociale des travailleurs grecs. Une analyse fine de l’idéologie néolibérale interprète la production du « fexi-secured liminal subject » par des décisions économiques distantes qui préconisent le laisser faire de la main invisible. Dans cette logique, le citoyen social étant remplacé par le citoyen économique, la protection sociale n’a plus à être assurée par l’Etat mais par le potentiel d’employabilité et de flexibilité de chacun sur le marché du travail. C’est donc au chômeur de s’adapter au libre-marché en faisant les « bons » choix rationnels économiques, faute d’être considéré comme passif et perdant. Cette situation n’est pas sans encourager des formes de gestion capitaliste de sa propre existence, ceux qui s’en sortent étant les plus flexibles, les plus dociles et les moins chers. En adoptant la posture marxiste qui remet en question le supposé libre choix rationnel, l’auteur montre que l’expérience liminale nous rappelle que dans l’actuelle période dite postindustrielle et tertiaire, les notions de classes, de prolétarisation, d’exploitation, d’inégalité et de subordination du travail au capital sont toujours d’actualité.

L’approche anthropologique de Manos Spyridakis démontre précisément que les travailleurs ne sont pas passivement soumis. Ils résistent de différentes manières en exploitant le système et ses failles, ils créent, détournent, développent des stratégies de survie et redonnent du sens à leur quotidien, préservant leur identité sociale, défendant leur éthique du travail et recouvrant leur dignité. Ce sont ces expériences et leurs relations aux institutions de pouvoir, qui sont racontées dans ce travail ethnographique décliné sur trois terrains.

Le chapitre intitulé « Tobacco workers » donne la parole aux chômeurs d’une grande fabrique de tabac familiale de Piraeus, devenue une holding en 1998, avant de faire banqueroute en 2007.  Cet exemple, nous dit Manos Spyridakis, remet en question l’idéologie libérale selon laquelle le chômage est une cause naturelle du système économique. Il montre qu’il est au contraire le résultat de décisions économiques et politiques qui remettent en question la notion même de méritocratie. Après des années de sécurité de l’emploi, ces chômeurs font face à une soudaine dégradation de leur condition de vie privée, familiale et sociale. Leur condition liminale se définit par une tentative de maintien d’une position et d’une identité sociale dans un contexte de protection minimale où beaucoup sont devenus des « inqualifiés » selon les termes du marché du travail. Ceux qui refusent le déclassement tentent de défendre une éthique professionnelle pour assurer la reproduction sociale. Loin de se soumettre passivement à leur condition, ils développent des stratégies de survie via la mobilisation de leurs réseaux sociaux, le recours au travail au noir, voire aux emplois sous payés.

« Shipbuilding workers » est un chapitre consacré à la précarité de l’emploi dans la zone portuaire de Perama (banlieue ouest de Piraeus). Depuis les crises pétrolières des années 70, l’industrie navale locale souffre d’une inefficacité du rôle de l’Etat et des syndicats qui n’ont pas su encourager la modernisation pour faire face à la concurrence des pays balkaniques et asiatiques. L’absence d’emploi et de protection a accru la flexibilité du travail, faisant du travail informel et sous-payé une norme acceptée par les travailleurs. Dans ce contexte de « chasse au travail » à la journée, chacun est tiraillé entre les relations de camaraderie solidaire et les relations de tensions compétitives. Chacun développe des stratégies en mobilisant ses réseaux et en fréquentant les lieux de circulation de l’information, dont Manos Spyridakis montre qu’elle est encore largement maîtrisée par les syndicats qui participent ainsi à l’exploitation des travailleurs. La description ethnographique fine nous embarque dans cette « zone » où se dégagent les figures déloyales du lapin (celui qui double les autres sur la recherche d’emploi) et du serpent (celui qui agit à l’encontre de l’éthique locale en acceptant par exemple d’être sous-payé), lesquelles s’oppose à la figure du bon travailleur qui défend la valeur de l’ouvrage bien fait de l’exemplaire mastoras (artisan en idiome local) garant de l’éthique professionnelle.

Enfin, le dernier chapitre « Bank employees » montre que le tertiaire n’échappe pas aux effets de la rationalisation, de la flexibilité et de la dérégulation des relations de travail. Dans une banque où les employés doivent sans cesse « chasser » les clients pour faire face à la concurrence, Manos Spyridakis décrit comment le harcèlement sur les employés est le moteur de leur productivité, de leur subordination et de leur exploitation, facilitées par des dispositifs panoptiques informatiques et spatiaux. Aussi le harcèlement semble t-il être devenu un outil de la discipline et de l’organisation postindustrielles, l’employé menacé redoublant d’effort pour préserver son emploi. Les effets de ce harcèlement sont finement décrits (mise à l’épreuve identitaire, encouragement d’un individualisme cynique, etc.), ainsi que les ajustements de chacun pour rendre supportable leur situation par des formes de résistance quotidienne.

Ces 3 ethnographies contribuent à une réflexion contemporaine sur le travail et le chômage dans le contexte européen. Elles réinsistent notamment sur le fait que ce sont les valeurs inhérentes à l’éthique du travail et les formes d’intégrations sociales qui lui sont liées, qui sont le plus mises à mal par les politiques néolibérales. Avec cet ouvrage, l’auteur souligne la nécessité de sans cesse rappeler les dimensions sociales, politiques, morales et culturelles du travail trop souvent omises par les économistes. Il offre une analyse détaillée, appuyée par un cadre théorique riche qui emprunte autant à l’anthropologie économique qu’aux sciences du politique. Documentée par de nombreuses comparaisons ethnographiques, elle est rythmée par de nombreux témoignages d’expériences, de trajectoires de vie, qui rappellent combien ce n’est pas seulement la production économique qui est en jeu mais bien la reproduction sociale, menacée par la condition liminale du travailleur.