Margitta Zimmermann, Au bord du silence, Souffrance psychique, corps et handicap, Paris, L’Harmattan, 2018, Coll. Anthropologie critique.


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Margitta Zimmermann, Au bord du silence, Souffrance psychique, corps et handicap, Paris, L’Harmattan, 2018, Coll. Anthropologie critique.

Qu’est-ce que le handicap psychique ? A entendre l’auteure, il ne semble pas se réduire aux objectivations psychiatriques et médico-éducatives. De nature « invisible  », foncièrement incertain et très complexe, il continue à être un défi redoutable pour les politiques du handicap et de la protection sociale. L’auteure, pour tenter de comprendre pourquoi certains dispositifs manquent leurs cibles, voire peuvent conforter des handicaps, s’adresse aux personnes concernées et s’efforce de reconstruire les versions privées d’une expérience avant tout existentielle dans laquelle l’origine intersubjective des troubles ne fait pas de doute. Il convient de pousser en avant l’exploration du noyau majeur des difficultés liées au handicap psychique, celles de la communication et, d’une manière générale, celles des troubles de la relation à autrui et au monde social dans son ensemble. L’observation est dirigée uniquement vers des faits repérables à un premier niveau : comportements, actes et énoncés, capacités à dire et à faire ne permet pas de saisir l’affect d’autrui, de se rendre compte de ses perceptions émotionnelles, de ses impressions sensibles. C’est le vouer à la disparition que de l’installer dans le seul registre de la représentation. Les affects comme forme de préhension de tel évènement particulier et comme véritable instrument de connaissance peuvent guider l’attention vers des configurations prégnantes. Le choix de mettre au centre de l’analyse anthropologique le noyau émotionnel et affectif trouve son assise et sa légitimation dans l‘auto-désignation des personnes concernées elles-mêmes hypersensibles, sensations et émotions étant premières dans l’appréhension de leur monde.

Ce que l’auteure appelle les expériences subjectives du handicap psychique sont faites en institution. Elle désigne, comme étant ses terrains d’enquête, par des sigles : un SAS rural, un FOC implanté dan une petite ville; enfin des expériences subjectives du handicap psychique faites hors institution.

La première partie L’émergence du handicap psychique en institution : le cadre du SAS, s’attache à montrer le rôle de la commission d’admission comme fabricant une personnalité type en S.A.S., puis montre ce que sont les expériences subjectives avec leurs accompagnements en SAS, enfin les situe dans un ordre existentiel. A propos de la fabrication d’une personnalité type par la commission, à travers de multiples observations et un cas détaillé, l’auteure met en évidence que « sur la base d’une immédiateté et d’une généralité combinées, le stéréotype convertit une altérité incompréhensible et par là même menaçante en familiarité, en créant de la certitude comme bas rationnelle et émotion partagée entre membres de l’équipe ». Sur les expériences subjectives en accompagnements, la signification à accorder à des changements apparemment mineurs, de petite envergure, demeure souvent invisible aux yeux de l’institution. Ces changements mineurs peuvent être au centre de la transformation. Le travail de surface crée des routines et des habituations quotidiennes, fabrique une apparence de normalité derrière laquelle la souffrance se poursuit. L’expérience d’une réduction significative de phénomènes corporels comme front en sueur, mains tremblantes, gorge nouée, apaise les pensées négatives en libérant l’élan vers autrui. En ce qui concerne les expériences subjectives du handicap psychique comme ordre existentiel, aux impératifs culturels d’autonomie et d’indépendance s’opposent des expériences de vie tendant à l’hétéronomie, à l’interdépendance. Or il faut à la personne le temps nécessaire pour s’éprouver comme acteur, pour retrouver une légitimité qui actuellement lui manque.

La deuxième partie de l’ouvrage intitulée L’émergence du handicap psychique en institution : le cadre du FOC, analyse d’abord les expériences subjectives en FOC, puis montre qu’elles sont un combat identitaire contre l’indifférenciation. Sur le premier point, on peut dire, en lisant les cas longuement cités par l’auteure, que l’impact des techniques éducatives et du dispositif institutionnel sur la dimension psychique des expériences des personnes appelées ici résidents (elles semblent avoir un logement personnel), impact d’ordre émotionnel et affectif, est évident. Logiques institutionnelles et affects, tout en s’excluant mutuellement, se renforcent. Enfin, le combat identitaire contre l’indifférenciation se manifeste par le sur-investissement affectif des objets de soi, qui parait démesuré aux yeux de ceux qui en ignorent le contexte. Cela répond à une exigence subjective qui est celle de la survie. La réponse adaptative doit être rapportée aux conditions pragmatiques de l’épreuve; construction, maintien, suspension ou abandon d’une expérience.

Dans la troisième partie L’émergence du handicap psychique dans les expériences subjectives : le cadre de la cité, l’auteur fait état, en Allemagne, d’une véritable praxis de l’intégration des animaux dans les procédés éducatifs et thérapeutiques. En France, en milieu institutionnel, la présence d’animaux souvent désirée par les personnes handicapées psychiques est quasi systématiquement refusée pour des raisons d’hygiène et et de surplus de travail pour le personnel d’accompagnement. Selon les experts pourtant, l’apport d’un animal pour l’amélioration des conditions de la vie quotidienne et des compétences relationnelles est indéniable. Cette partie est, surtout, consacrée à un cas, celui de Benoît, un enfant élevé dans une ferme avec un père autoritaire, ayant fait des études de vétérinaire et embauché effectivement par un vétérinaire pour soigner des animaux L’auteure montre d’abord qu’aucun traitement autre que chimio-thérapeutique n’est donné à Benoît. Sa souffrance vient principalement de son impossibilité de supporter le face à face avec l’autre, la relation directe. Son « refuge » c’est son « chez soi »  qu’il arrange à sa guise. Lorsque la relation avec l’autre est indirecte, cela peut marcher. C’est ainsi qu‘il est embauché par téléphone au cabinet du vétérinaire. Mais un incident survient dans l’institution. Une femme soignante en qui il a confiance le regarde, une fois, avec un sourire ironique. Cela suffit pour que sa confiance s’effondre et qu’il se retrouve en pleine crise d’identité. Il ne parvient à s’apaiser qu’en se réfugiant chez lui dans son « chez soi. »

En conclusion, l’auteure aborde de front la question de la subjectivité non seulement pour la personne handicapée psychique mais pour la personne individuelle au sein d’un environnement spécifique qui met à disposition ou au contraire refuse les ressources d’un lien social vivant. «  Il serait utile, dit-elle, d’engager une réflexion sur les conditions d’existence du monde ordinaire fortement marquée par le naturalisme et la pensée des séparations sujet/objet, soi/non soi, corps/esprit, action/pensée, émotion/raison ». Elle poursuit : « Qu’est-ce qui permet, en effet, de vivre la banalité du monde quotidien, de construire son évidence, sa naturalité, sa permanence qu’une personne habite, le monde étant corrélé à soi, si ce n’est une relation adhésive à ses objets, à travers les gestes répétés, les automatismes et habitudes corporels, les pratiques routinières, les ordonnancements incarnés, qui créent, à travers leur répétition même, une sorte de respiration perpétuelle qui nous fait vivre sans en questionner la réalité ? ».

Nous voilà loin du transhumanisme de l’homme rationnel. Les personnes atteintes de troubles psychiatriques ne feraient qu’éclairer, à travers leurs efforts intensifs et rendus ainsi visibles, les émotions existentielles qu’éprouvent les personnes ordinaires dans leur vie, postulant une forme de continuité entre leur monde et le nôtre.

«  L’idée d’incomplétude de l‘homme rationnel est fabriqué autour du modèle de la rationalité économique. Conséquence directe de ce choix culturel : la marginalisation des personnes que l’on considère comme sujets à l’émotion : femmes, enfants, sauvages, « nerveux ». Le préjugé encore actuel à l’égard des émotions relève de certaines traditions occidentales, à l’intérieur d’une histoire métaphysique et culturelle, qui ont érigé une préférence en norme dans le rejet des émotions hors des normes de la rationalité, privilégiant une autre forme de raisonnement (utilitarisme économique) ».

On pourrait concevoir le handicap psychique comme un handicap de l’émotivité. La quête d’unité, de cohérence, de sens s’avère, pour les personnes handicapées psychiques comme pour la personne ordinaire, d’une importance vitale. Cette brève recension ne rappelle que l’essentiel de ce livre admirable qu’il faut lire.