Mariana Saad, Cabanis, Comprendre l’homme, pour changer le monde, Paris, Classiques Garnier, 2016.


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Mariana Saad, Cabanis, Comprendre l’homme, pour changer le monde, Paris, Classiques Garnier, 2016.

Cabanis, médecin et philosophe, fondateur de la psychophysiologie en France, témoigne, durant sa courte vie – il meurt à cinquante et un an – , mieux encore que les grands philosophes qui l’ont précédés, Locke, Hume, Helvetius, Condillac, Condorcet, Rousseau, qu’il évoque, de la rupture qui s’accomplit, avec la Révolution française – précédée de celle américaine (1776-1788) –  et de l’apparition explicite d’un type de société radicalement autre que tous les types de société  depuis la préhistoire. Toutes se donnaient comme référence un extérieur radicalement distinct de l’humain , un Tout Autre comme disait Ricoeur.

Cabanis, contemporain de Condorcet et de l’épouse de ce dernier, Sophie de Condorcet dont il est le beau-frère, ne fait même plus référence à l’Etre Suprême. C’est, comme le dit sa biographe qui commente surtout l’oeuvre Mariana Saad, l’homme qu’il veut comprendre, supposant qu’en comprenant l’homme on peut changer le monde. Pour autant, Cabanis ne renonce pas à puiser dans les oeuvres du fondateur de la médecine, Hippocrate qui la sépara de la philosophie, ni  dans celle des philosophes antiques qui mettent les dieux dans la nature, voire dans celles  de philosophes de son temps pour qui l’Etre Suprême demeure le Grand Horloger. Cela dit, il n’en retient que ce qui concerne le corps et les rapports de l’homme à son corps, rapport qu’il définit par causalité et  en se servant de l’analogie,  comme il est d’usage à l’époque au Muséum d’Histoire Naturelle; Mais est néanmoins refusée l’idée d’une nature providentialiste à la Buffon ; Cabanis ne la réduit pas au fameux melon qui naît en tranches pour être mangé en famille.

Dès l’introduction, l’auteur note que, si Cabanis se voulait un savant, il accompagna ses recherches et ses réflexions d’une articulation à la science de l’Idéologie qui est en fait une philosophie. C’est au nom de ses convictions à la fois philosophiques et scientifiques qu’il joue un rôle politique comme député dans l’une des assemblées créées sous le Consulat et propose des projets de réforme, par exemple « réunir en un système commun la législation des prisons et celle des secours publics ». L’auteur note que l’Idéologie, à laquelle se réfère sans cesse Cabanis, est une philosophie radicalement nouvelle dans l’histoire de l’humanité, ce qui accuse la rupture entre le type de société moderne et ceux qui l’ont précédé.

Se maintenant dans le cadre d’un matérialisme strict, Cabanis affirme l’existence d’une sensibilité sans sensation. Il développe une nouvelle théorie du « signe       pathologique » qui  se distingue de celle du symptôme, comme par exemple la douleur.

Dans le premier chapitre, L’excès et le manque, l’auteur montre que, pour Cabanis, le signe pathologique apparait dans un système de signes que le corps et la parole du patient donnent à déchiffrer. Médicalement, l’excès ou le manque mène le corps de l’homme vers la pathologie. Ce qui n’est pas nécessairement vrai du point de vue des liens et rapports sociaux entre  les êtres humains et entre leurs groupes  où un excès ou un manque légitimes peuvent apparaître et où l’illégitimité n’est pas le pathologique.

La sensibilité et non la sensation se confond, pour  Cabanis, avec le principe vital. Le sensible, la sensibilité permet aussi de mettre en évidence l’unité de l’homme. La base de l’homme est le corps humain sain. Le corps, les corps, pour Cabanis, sont cause du social, du politique et de la politique. L’unité de l’homme est, pour lui, contrôlée par le corps.

Dans le deuxième chapitre de l’ouvrage,  intitulé La maladie est un langage, Cabanis apparait comme novateur. Croire déchiffrer une lésion, ce n’est pas connaître la maladie, c’est rester du côté du mécanisme et rater la sensibilité, dit l’auteur en le commentant. La maladie est, pour Cabanis, non seulement un langage, mais une langue et, de plus, une langue étrangère. L’interprétation est une description naïve et les dénégations ne font que résumer sans jamais forcer ni déguiser. Rien n’est trahi du sens de la maladie. Analyser c’est décomposer, séparer c’est-è-dire abstraire. Mais l’analyse de déduction relève de la rhétorique, c’est-à-dire du langage. « La parole, dit Aristote cité par  Cabanis, est envahie d‘éléments symbolisant les états de l’âme ». Encore faut-il que le médecin soit « au lit du malade », autrement dit qu’au déchiffrage des signes donnés par la parole  du malade, il joigne l’observation même du malade et de son corps.

La médecine est un art, c’est-à-dire, selon Cabanis, une techné. Elle a la charge, dit l’auteur dans son commentaire,, de produire la santé. en prenant la maladie comme modèle. Car la maladie n’est pas seulement le mal, elle est l’effort vers la santé. Cabanis insiste également sur l’ordre des éléments. Il s’agit de décomposer le mal comme une langue et c’est finalement  l’ordre, la combinaison qui donne le sens. C’est parce qu‘il s’inspire de la sémiotique lingiusique que Cabanis attribue un rôle déterminant aux éléments dans l’étiologie des maladies.

Cabanis donne un rôle à l’intuition et à la répétition. Mémoire et sympathie contribuent à une identification à l’être souffrant. C’est en s’accordant à ses douleurs par une imagination sensible que le médecin voit la maladie d’un seul coup d’oeil, dit-il. Ce qu’il appelle l’instinct, en quelque sorte partagé dans la relation médecin/malade, fait du médecin le spectateur et du malade l’interprète de son mal (au sens d’une interprétation d’acteur ou d’actrice).

Le troisième chapitre, Une logique médicale, traite des relations de causalité, de parallélisme et d’analogie. L’inférence causale naît de la seule expérience d’une conjonction constante. Post hoc, ergo propter hoc. Mais, dans le cas d’une connaissance insuffisante, ce sont des conjectures, des probabilités qui tiennent lieu de savoir. C’est à cette thèse qu’il se rallie  quand il dit : « Du moment qu’on entre dans les applications pratiques, on ne se dirige plus que d’après certaines conjonctures fondées sur des motifs plus ou moins solides;  on ne fait que des calculs de probabilité ».

Cabanis, met à part, en lui donnant un statut particulier, le climat. Celui-ci est au XVIII° siècle et au début du XIX°, dit Canguilhem, « l’influence qui s’exerce du ciel sur la terre ». La science de l’homme a besoin d’une bonne géographie médicale, dit Cabanis. « La sensibilité, ajoute-t-il, subit des dégradations continues dans son extrême en excès dans les régions équatoriales, jusqu’à son extrême en défaut dans les zones polaires ». Il va jusqu’à faire un parallèle, toujours dans le contexte du climat, » entre la bile noire et la liqueur séminale ».

Ces analogies sont empruntées par Cabanis à ses précurseurs et à ses contemporains médecins. Sur le cerveau, il annonce que « les faits apparents de la vie ne font que manifester au dehors les dispositions secrètes et répartir les représentations. L’homme intérieur c’est l’organe cérébral ». Il pense qu’il y a une constance du système cérébral. Pinel disait qu’ « un  très grand nombre de cas d’aliénation mentale étaient contraires aux observations d’anatomie « . Autre:ment dit, il n’y avait pas nécessairement lésion organique. Cabanis laisse une place au doute ; mais il maintient néanmoins une homologie, dit Mariana Saad, entre pathologie physique et maladie mentale. Le raisonnement par analogie de Cabanis, ajoute-t-elle,  le contraint à attribuer à des maladies mentales comprises comme des excès de sensibilité des déséquilibres du mêmeordre dans les organes correspondants.

Le quatrième chapitre, La place du fou, affirme dès l’abord que tous les désordres de l’âme sans exception doivent se comprendre comme des désordres physiques. Il ne s’agit pas, comme dans la médecine traditionnelle, de distinguer entre délire, né d’une cause physique comme la fièvre, et affections de l’esprit ayant leur source dans l’intensité des passions purement morales.

Cabanis n’ignore pas les discussions  de ses prédécesseurs sur la partie du cerveau où les nerfs transmettent les impressions par vibration  au travers d’une »liqueur », et l’autre partie du cerveau (la cervelle) entièrement passive. Mais pour Cabanis c’est l’impression qui est transformée systématiquement en idée par le cerveau.

Entrée dans le cerveau et la moëlle épinière, la folie trouverait son origine , selon Cabanis, dans le diaphragme et l’estomac, dans les viscères et le bas-ventre et dans les organes de la génération. La folie est le produit d’un développement renforcé (excès) ou atrophié (manque) des organes impliqués dans cette pathologie. Cabanis introduit un rapport causal entre le crétinisme ou idiotie (aujourd’hui débilité mentale), le climat (en l’occurrence celui des pays de montagne), l’onanisme et le « grand volume des organes sexuels chez les hommes » (à ce sujet, il ne parle pas des femmes). Cabanis souligne le contraste entre capacité intellectuelle et sexualité, tout en insistant sur la part du climat. En ce qui concerne la mélancolie, Cabanis l’attribue à l’excès physiologique et à la grande production d’idées. Il semble proche d’Aristote qui lie mélancolie, génie, bile noire et grande capacité créative. L’humeur séminale vient alors renforcer la bile noire.

Le cinquième mémoire de Cabanis est entièrement consacré à la différence des sexes. Les femmes possèdent, par rapport aux hommes, une affection singulière : la plus grande grande fécondité d’idées, les plus brillantes manifestations font place, chez elles, au bout de quelques temps, à la médiocrité d’esprit la plus absolue. Les hommes subissent les mêmes bouleversements, mais on observe plus ordinairement chez les femmes cette exaltation et cette chute de la sensibilité.

Il identifie les menstruations à un excès pathologique. Les goûts des femmes, détournés, par leur sensibilité, sont « des bizarreries et des caprices ». La femme enceinte, elle, est, selon Cabanis, réglée par un instinct animal. Elle est dépassée par une folie primitive, hors des règles de la civilisation. Sa sensibilité est  exacerbée.

L’homme est présenté sommez la norme par laquelle tout ce qui est physiquement féminin est évalué. Cabanis présente les caractéristiques qu’il  découvre chez les femmes comme des vérités établies et non douteuses.

L’objet principal de la vie des femmes est de plaire aux hommes. Ce sont les particularités physiques qui déterminent les morales. Tout ce que l‘homme et la femme ont  de commun est de l’espèce, tout ce qu’ils ont de différent est du sexe. La délicatesse des fibres du cerveau se montre ordinairement chez les femmes et c’est ce qui leur donne cette grande intelligence pour tout ce qui frappe les sens (Malebranche). Autrement dit, leur humanité se limite à la sensibilité.

Cabanis reprend de Galien le caractère plus fort de la semence mâle par rapport à la semence femelle. Il note également la proximité des femmes avec la folie, avec le délire imaginatif venue de leur sensibilité. Mais ces caractères peuvent appartenir à certains hommes : les génies. Cabanis, qui entend caractériser les femmes par une capacité intellectuelle limitée par le développement particulier de leur sensibilité,  les rapproche à la fois de la folie et du génie (celui des hommes). Il maintient néanmoins l’interdiction de tout rôle public des femmes.

Ce qui est en jeu dans la relation entre médecin et philosophe anatomiste, c’est  la relation entre les affections du coeur et le dérangement des viscères, entre génie et mélancolie. Relation dont on retrouve l’origine philosophique chez Démocrite.

Pour Cabanis, il est important de maintenir la division entre « folie intellectuelle » et folie s’organisant dans une affection du corps. Mais celle intellectuelle est liée néanmoins à l’organe cérébral.

Les Anciens, en rapprochant songe (rêve) et délire, cherchaient à éclairer leur connaissance. Cabanis considère que le sommeil est une forme à part entière de la folie.

A propos des rapports entre société et folie, il note que le crime est une forme de folie. Une méthode curative, dit-il, doit permettre de le traiter comme  les autres espèces de folie. Il s’enthousiasme pour les expériences britanniques qui aboutissent à de véritables « infirmeries du crime », mais il n’a pas de mots assez durs, dit  Marina Saad, pour la taxe des pauvres créée pour faire face au nombre croissant de miséreux.

Cabanis considère le travail comme la meilleure thérapeutique contre le crime. Mais ce qu’il réclame c’est la prise en compte de toutes les formes de sensibilité. Il s’agit de permettre à des « êtres infortunés » (criminels, agités, êtres immoraux) de se développer normalement. L’exemple des maladies de l’âme fait prendre la mesure des circonstances dans l’épuisement de la sensibilité et fait apparaître le rôle joué par la société.

Le mode de gouvernement d’un pays influe sur le moral de ses habitants, de même qu’un élément  peut  provoquer un profond déséquilibre de la sensibilité. La morbidité peut trouver son origine dans les lois. Le haut degré de morbidité des pauvres est plus élevé que celui des riches. La morbidité des pauvres apparait comme le résultat d’une politique. Il fustige l’Ancien Régime en y voyant le dernier degré de la corruption. Les uns (les riches) par l’excès de jouissance sans désirs, les autres (les pauvres) par excès de besoins. Le corps social est en déséquilibre par la distance incommensurable que le hasard  a mis entre eux et les êtres de la première espèce (les riches). . « Le médecin est investi d’une mission politique, mais l’homme politique a aussi un rôle de soignant à jouer ». Le malade n’est pas à considérer comme personne privée, mais comme membre de la Nation. La thérapeutique de l’âme peut se mettre en place grâce à une pratique de sensibilité à sensibilité. Les modes de guérison sont associés à une autorité politique. « Le médecin important par son autorité, peut faire tourner au profit des lois, de la morale, l’empire que lui donne la confiance de ses malades et l’intimité de ses rapports avec eux ». Le sens de cette pratique est aussi celui de la production de la bonne santé individuelle.

Cabanis distingue la charité particulière de la charité publique. Il se distingue de la conception habituelle de la bienfaisance  et affirme la nécessité de constituer la bienfaisance publique en science ; elle relève du politique.

Pour l’homme politique, accomplir son   devoir, c’est agir en médecin, comme magistrat. Cabanis fait de la Nation un corps où le mal peut être à l’origine de sa guérison. Par exemple dans le cas d’adoption d’enfants de familles pauvres par des familles riches.

Ce sont des centres nerveux que la sensibilité découle. En politique c’est la Constitution qui doit faire ressentir l’impulsion vitale à la Nation.

La société, dans la Déclaration des droits de Sieyès (qui se distingue de l’autre), celle de 1789), doit des secours à tout individu hors d’état de pourvoir à ses besoins, rappelle Cabanis. Sans liberté, il est impossible de rendre heureux des êtres qui font usage de leur raison.

Cabanis dépasse l’idée de Condorcet du perfectionnement et de la perfectibiilté de l’esprit humain. Pour lui, la nature est à corriger. Il reconnait les possibilités offertes par ce qu’il appelle l’attraction chimique ou attraction élective. L’homme peut jouer le rôle d’agent dans une continuité dont le prolongement prend la forme d’une nécessité.

A l’égalité des droits – qui, pour lui, est naturelle -, Cabanis ajoute l’idée d’égalité de moyens (venue de Sieyès) qui est à construire historiquement et n’est donc pas naturelle. Elle ne peut-être décrétée par la loi, elle est un but à conquérir. Une longue culture physique et morale doit apporter l’égalité de moyens « contre les inégalités factices de l’état social, qui seules sont cruelles, tyranniques, désastreuses ».

Le naturalisme de Cabanis est de son temps et on aurait quelque mal, en sciences humaines ou exactes, à le suivre. Il vaut mieux, comme le laisse penser Mariana Saad, retenir la « voie nouvelle » qu’il esquisse.

D’abord on peut le créditer de son idée de compléter une pathologie du symptôme par celle de signes pathologiques où l’observation du corps et l’écoute de la parole du malade trouvent leur place. Mais, à mon avis, son grand apport est cette idée d’une sensibilité sans sensation qui a fait son chemin en psychologie, en dépassant son auteur. Par ailleurs, il semble que son attribution aux femmes du génie liée à la folie, caractéristique qu’il accorde aux hommes, crée une sorte d’ambivalence dans son attitude et ses propos vis à vis des femmes . Cette attitude n’est guère féministe, mais elle n’est  plus du sexisme ordinaire, elle est une ambivalence, rare à l’époque. Retenons aussi, parmi d’autres points à retenir, l’idée d’égalité de moyens. Cabanes cesse d’être naturaliste et voit  cette égalité de moyens – il ne la définit guère – complétant l’égalité des droits comme une conquête possible des êtres humains.