Marion Fresia et Philippe Lavigne Delville, Au cœur des mondes de l’aide internationale. Regards et postures ethnographiques (dir), Karthala –IRD-APAD, 359p.


Recension par Elieth Eyebiyi

Marion Fresia et Philippe Lavigne Delville, Au cœur des mondes de l’aide internationale. Regards et postures ethnographiques (dir), Karthala –IRD-APAD, 359p.

Ouvrage collectif de 359 pages dirigé par Marion Fresia et Philippe Lavigne Delville, Au cœur des mondes de l’aide internationale. Regards et postures ethnographiques questionne au fil de 12 chapitres et sous la plume de dix contributeurs, les modalités par lesquelles l’aide internationale est rendue opérationnelle sur le continent africain et au Cambodge, ainsi que les enjeux méthodologiques et épistémologiques qu’il éclaire en particulier en termes d’ethnographie de terrain. Les études de cas traitent de pays (Sénégal, Niger, Éthiopie, Bénin, Cambodge, etc.) mais aussi d’institutions : une ONG au Sénégal (chapitre 5 avec Julie Riegel), le HCR (chapitre 3 avec Giulia Scalettaris) ou encore un Comité technique (chapitre 10 avec Aurore Mansion).

Ainsi, la plupart des contributions mettent-elles en lumière, expressément ou non, la négociation de relations informelles autour des modalités de délivrance de l’aide mais aussi de l’exécution et du fonctionnement au quotidien des projets. Ils participent ainsi à éclairer des aspects généralement peu interrogés mais qui affectent profondément autant la relation d’enquête que les résultats eux-mêmes, les techniques et outils déployés que les contenus élaborés, les incompréhensions et les dispositifs de contrôle que les tactiques de contournement déployés par les acteurs. Les défis des chercheurs sont également abordés : les blocages de l’enquête et les suspicions, les normes pratiques qui régulent autant le fonctionnement des projets et institutions de développement qui se retrouvent aux prises, ou encore les relations entre le chercheur et les acteurs de ces mondes dits « du développement ».

En examinant dans son texte éponyme ‘’La fabrique institutionnelle des chiffres de l’aide alimentaire en Ethiopie’’, François Enten montre comment se déploient les enjeux méthodologiques et éthiques d’une enquête ethnographique menée par un ancien « humanitaire » retournant sur son terrain d’intervention comme apprenti doctorant (p.159). La relation de son expérience, mais aussi de celle de plusieurs autres contributeurs, met l’accent sur les compromis avec lesquels le chercheur peut être amené à s’accommoder afin d’effectuer son travail, les difficultés de la mise à distance lorsque les rôles changent mais aussi les ambiguïtés inévitables. Celles-ci surviennent par exemple entre changement de statut, présence sur le terrain ou encore restitutions, mais peuvent aussi être parfois sciemment entretenues pour accéder ou rester sur le terrain. Et ceci lorsque ce n’est pas déjà avec sa discipline de base que le chercheur doit négocier la mobilisation des méthodes ethnographiques (notamment l’observation et l’entretien biographique).

L’ouvrage produit également une large réflexion sur l’enquête et ses postures, mais aussi les challenges du chercheur, travaillant sur l’aide en tant qu’objet de recherche. A ce titre, Philippe Lavigne Delville et Marion Fresia proposent notamment dans le dernier chapitre la question de la présence du chercheur et les enjeux liés à sa participation comme mode de production des données. « La question de la tension entre observation et participation, engagement et distanciation et celle des relations complexes et ambivalentes entre chercheurs et groupes sociaux étudiés, se posent donc de manière particulièrement aigue dans ce champ de recherche » (p.323) écrivent-ils. Si l’ethnographie est présentée et analysée comme une épistémologie, en elle-même, il n’en demeure pas moins qu’elle intègre une variété de pratiques, de dispositifs et finalement d’idéologies qui peuvent affecter leur mobilisation par diverses disciplines, soulevant des enjeux pour chacune de ces dernières. C’est d’ailleurs pourquoi les auteurs interrogent la tendance à recourir au label « ethnographie », en particulier dans les mondes de l’aide. Toutefois, les auteurs montrent dans leur ensemble que la pratique itérative de l’ethnographie sur différents terrains (géographiques, institutionnels) reste fortement productive dans ce sens où elle accorde le bénéfice de la longue durée, l’espoir d’une meilleure connaissance du terrain et donc une profonde compréhension des problématiques examinées, mais aussi la possibilité d’ajuster et de corriger les outils déployés à chaque fois. De plus, ces éléments restent intéressants dans le sens où, les mondes de l’aide internationale restent des arènes de forte négociation, de tensions entre acteurs multiples, mais aussi d’instabilité quasi permanente des institutions qui les animent. Ils sont traversés par l’épuisement et le renouvellement continuel des champs d’action, la quête de la légitimité par chaque acteur institutionnel ou individuel, bref une instabilité générale qui complexifie le travail du chercheur, en particulier dans la construction de son objet. Celui-ci doit d’ailleurs entre autres négocier sa propre posture, la situer dans la distanciation ou dans l’implication, parfois entre les deux et à des degrés divers, trouver son chemin en questionnant une relation asymétrique qui habite celui qui donne et celui qui reçoit, deux catégories d’acteurs entre lesquels se situent généralement une panoplie d’intermédiaires, de représentants, d’officiels ou non, tous en quête de légitimité pour divers intérêts.

Au titre des principales contributions de cet ouvrage, figurent aussi le fait non seulement de poser le débat sur les impensés de la recherche ethnographique sur l’aide internationale, celui d’illustrer les différents questionnements à partir de cas concrets engageant différentes postures du chercheur (qu’il soit académique ou praticien, ou les deux dans une succession de rôles ou non) à partir de terrains contrastés, mais aussi de proposer un retour réflexif et à distance sur diverses modalités d’intervention de l’aide internationale. Un fil intéressant qui traverse l’ensemble des contributions est bien cette modalité par laquelle l’informel préside, oriente, irrigue les relations du chercheur avec ‘’son’’ terrain mais aussi ses propres convictions lorsqu’il se retrouve pris dans les mailles inextricables des logiques humanitaires, des bureaucraties multi scalaires et des enjeux (in)discrets peu amples à détricoter. Cet ouvrage collectif constitue un apport considérable à la pratique ethnographique d’autour de l’aide internationale prise comme objet dans toute sa complexité, à travers les pratiques, les institutions, les effets qui sont les siennes, mais aussi les rapports implicites qu’enquêter sur un pareil objet peut susciter ou engager autour à la fois des acteurs impliqués mais aussi et surtout du chercheur lui-même.