Michel Lallement, L’Age du faire, Hacking, travail, anarchie, Paris, Editions du Seuil, 2015


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Michel Lallement, L’Age du   faire,   Hacking, travail, anarchie, Paris, Editions du Seuil, 2015

A distance  des exigences imposées par le marché et les grandes organisations bureaucratiques, les membres  des hackerspace et autres laboratoires de fabrication font du travail une fin en elle-même, sans que personne s’impose d’objectifs, de délais, de contraintes. « Juste l’envie de faire pour soi ». Dans son introduction, l’auteur confirme cette définition et fait valoir que le hackerspace de la baie californienne constitue, selon lui, « un des meilleurs terrain pour apporter, à travers (l’)anarchisme (des  hackers), des éléments de réponse empirique è la question du capitalisme et de ses normes contestataires ». Le livre comprend trois parties : Aux sources du mouvement faire, Noisebridge qui est le terrain-laboratoire des hackers inventorié par l’auteur, enfin Le monde hacker aujourd’hui, avec ses terrains, ses figures et son rayonnement.

Dans la première partie, l’objectif de l’auteur est de comprendre comment, avec le mouvement faire, peut se manifester un tel désir de bidouiller, qui tranche avec les représentations habituelles du travail. Bidouiller signifiant : «  aimer triturer les choses, pouvoir imposer des trucs, explorer ».

Dans le premier chapitre, Le mouvement faire, l’auteur raconter la naissance, à Berlin, du hacking et son succès principalement aux Etats-Unis. Il montre qu’effectivement certains hackers sont entrés dans la mouvance capitaliste, notamment le fondateur de Apple. Il reste que « certains porteurs du mouvement , qui sont les premiers à en tirer des bénéfices pécuniaires, surfent aujourd’hui sur la vague du faire. Peu soucieux de gratuité, et très loin des mouvements sociaux anti-capitalistes, ils soulignent la (pseudo) propension « naturelle » de chacun et de tous à devenir hackers ou makers  Nous naissons makers, certains d’entre nous peuvent devenir hackers ». Enfin Lallement ajoute que « en rupture avec les anciennes représentations du travail, le hacking constitue un foyer de recomposition multiforme où des acteurs d’horizons divers agissent en fonction d’un nouveau modèle de société dont les contours exacts restent à définir ».

Sur ce point, bien que séduit par son argumentation, nous ne pouvons, pour notre part, suivre l’auteur. Il est impossible, à partir d’une tentative tout à fait légitime de la part d’individus et non de groupes sociaux,  de prétendre créer une ébauche d’institutionnalisation de leurs actes, de leur  vécu apparemment commun, d’y voir des « recompositions multiformes », autrement dit des formes sociales et encore moins de soutenir que ces recompositions concourent à la définition éventuelle d’une nouvelle société.

Dans le deuxième chapitre, D’Est en Ouest, une brève histoire des hackers, l’auteur note que la première génération de hackers avait pour ambition de faire de l’ordinateur un outil d’émancipation, de contestation anti-bureaucratique et non un instrument de contrôle collectif. Il rappelle qu’il ne faut pas confondre les crackers qui tendent de dérober des données grâce à l’informatique avec les hackers dont les exigences éthiques sont réelles. Mais nous ajouterons qu’on ne sait trop si elles font référence à un politique déjà là dans la société moderne, même si les visées du libéralisme économique et du néo-libéralisme autonomisent par trop l’économique et, dans sa suite, le travail.

Le troisième chapitre, Le creuset californien, insiste tout particulièrement sur le fait que, pour beaucoup d’ingénieurs, l’ordinateur porte les mêmes promesses que le LSD, celles de participer à l’extension des capacités de l’esprit humain et à la création d’une nouvelle activité économique. Pour ce faire, Google a organisé, pour ses ingénieurs, un « petit paradis » en Californie. Il y a, de plus, une homologie entre la       culture Google et la contre-culture californienne. L’idée de Google est de laisser aux ingénieurs un temps d’autonomie dans leur travail, car c’est dans ce temps que se multiplient les inventions et créations. Mais  les pratiques sociales qui résultent de cette liberté peuvent être et sont le plus souvent en contradiction avec celles des hackerspaces de la baie californienne.

Dans le quatrième chapitre, Hackers et hackerspaces de la baie, l’auteur montre que le petit groupe des producteurs de la baie fonctionne en prenant toutes ses décisions sous une forme consensuelle, comme s’il s’agissait d’un contre-modèle à la grande firme américaine.

La deuxième partie. Noisebridge, rappelle d’abord que le hacking bouscule les formes traditionnelles d’activités productives. Le faire crée du lien social, dit Lallement. Est-ce si sûr ? Ne s’agit-il pas plutôt de liens inter-individuels qui pourraient ou non devenir liens sociaux ? La plupart des individu(e)s hackers, notamment à Noisebridge, sont issus des classes moyennes supérieures.

Le cinquième chapitre, Faire communauté, à partir d’une multitude d’exemples, que nous ne pouvons citer, fait voir que le mythe fondateur qui, aux Etats-Unis, assure l’éthique de l’égalité, celle de l’égalité communautaire, et la croyance que le progrès économique sert la cohésion sociale est travaillé par une tension irréductible qui oppose, d’un côté,  l’exaltation  de la réussite, du succès, de la confiance en soi, de l’intérêt individuel, de l’autonomie , et, de l’autre côté, l’altruisme, le lien social, la solidarité, le partage des valeurs communes. Noisebridge témoigne de cette tension. Son projet est de permettre à chacun de faire ce qu’il aime, de travailler comme bon lui semble, de hacker (bidouiller) en toute quiétude. N’importe qui peut passer la porte, se servir d’un outil, ou s’installer derrière un ordinateur. La communauté et ses projets ne s’opposent pas nécessairement à l’individu et à ses envies. Il s’agit de transformer une activité normale en un travail conforme aux valeurs du monde hacker.

Sur ce point, on peut faire valoir qu’il s’agit toujours d’individu(e)s, de leurs envies, et de la manière dont ces individu(e)s avec leurs envies parviennent à faire une communauté, à ne pas s’opposer à elle, ni elle, lorsqu’elle est constituée, à ceux et celles qui y sont, à ceux et celles qui y viennent. Mais, là-dedans, où est le politique ? Où est le social par rapport au politique ? Il semble que tout parte de l’individu(e), des individu(e)s, dans les meilleurs des cas d’un lien social sans rapport social. Quel rôle peut jouer la politique ? Et en quoi la communauté peut-elle agir sur le politique et sur la politique ?

Le chapitre sixième s’intitule significativement De l’éthique à la pratique. Par exemple, dit l’auteur, la reconnaissance que les hackers peuvent tirer de leurs activités démultiplie en retour le plaisir de hacker et la capacité de faire. L’auteur  n’évoque pas le désir de faire chez le hacker.  L’activité venue de son  désir  de faire engendre, par la reconnaissance d’autrui,  le plaisir de hacker et sa capacité de faire. Il serait important, selon nous,  de le dire, pour échapper à tout naturalisme. Est favorisée la coopération des forces individuelles au profit de l’efficacité et de la créativité. D’où la valorisation des outils techniques  et un décuplement des possibilités. Les divisions sont structurantes. Dans les hackerspaces, les interactions physiques favorisent les coopérations, et, plus souvent, les décalages de classes  et d’ethnies, les oppositions de sexe, les différences statutaires. L’alimentation des tensions et des conflits appellent un minimum de régulation sociale.

Là encore, une série de questions  se pose : d’abord peut-on passer de l’éthique à la pratique ? Encore faudrait-il savoir où se situe l’éthique et plus précisément les morales collectives et personnelles en référence à l’éthique. En principe, l’éthique ne se situe et ne prend sens que   dans le politique, tout comme le droit. c’est-à-dire dans des principes a minima universalisables. Que les hackers et les hackerspaces y fassent en partie référence,    sans nommer ces principes : par exemple, don, sacrifice, transmission, permis/défendu, autorité, altérité, reconnaissance, réciprocité, rapport à autrui, identité, à lire l’Age du faire, on ne peut guère en douter. Mais, à n’être pas situés explicitement par rapport au social et à l’individu(e) dans le social, dans le commun de principes communs (avec leurs expressions culturelles diversifiées), les inventions, les créativités, les possibilités des hackers et des hackerspaces se trouvent singulièrement  restreintes.

Venons-en au septième chapitre, Faire commun. L’auteur rappelle que le problème du consensus dans les hackerspaces renvoie à celui de la manière de devenir hacker. A s’en tenir à Noisebridge, où la décision est collective, cette décision suppose, même s’il y a de grosses tensions, que les hackers soient capables de mettre de l’eau dans leur vin. La régulation par le consensus appelle nécessairement, à un moment donné, parce que les petits groupes sont dans des grands groupes, voire dans des sociétés, la délégation de pouvoir et la décision par vote. Ce qu’apporte la recherche du consensus c’est-à-dire la décision collective dans un petit groupe, c’est bien, pour le grand groupe, voire la société, l’idée à retenir  qu’à la base une démocratie directe est fondée sur un consensus, c’est-à-dire sur des décisions qui s’obtiennent en mettant de l’eau dans son vin. Mais demeure tout aussi nécessaire, à partir de cette démocratie directe (qui n’existe réellement qu’en Suisse et d’une manière quasi informelle et peu vérifiable) des délégations de pouvoir et des décisions par vote. Dans la démocratie  représentative, il peut y avoir et il y a des erreurs. Les sociétés modernes démocratiques   représentent à peu près la moitié des sociétés actuelles. La démocratie représentative  n’y est qu’oligarchique. La démocratie directe peut  faire aussi des erreurs. « La volonté générale peut errer » disait déjà Rousseau, comme nous le rappelle Stéphane Corbin dans sa belle thèse sur cet auteur. Mais, pour le moment, l’expérimentation du consensus se borne à de petits groupes comme les hackerspaces.

Dans le huitième chapitre, Devenir hacker, l’auteur fait remarquer que les hackers de la baie, héritiers des pratiques contestataires des années  soixante,  sont convaincus que l’art et la technique peuvent changer le monde. Lallement insiste à nouveau sur le fait que l’écrasante majorité des hackers du Nord de la Californie  est issue des classes moyennes supérieures. Il note que « devenir hacker serait un moyen privilégié  pour compenser un déclassement social dont les conséquences subjectives sont amplifiées par les douleurs infligées par une culture américaine que les jeunes  gens concernés jugent conformiste à l’excès ».

Dans la dernière partie, Le monde hacker aujourd’hui, Lallement prend parti.  Deux tensions, selon lui, sont particulièrement significatives aujourd’hui dans le monde hacker. La première concerne le mode      d’activité à privilégier, soit le cracking c’est-à-dire le détournement de données, soit le making (le faire) ; la deuxième concerne le matériau à hacker (des groupes à la société tout entière). Ces deux tensions, toujours selon l’auteur, en recouvrent une troisième. c’est qu’un même appétit de liberté  fonde la doctrine anarchiste et le capitalisme le plus débridé. Pour notre part, nous pensons que, dans l’anarchisme et dans le capitalisme, cette liberté n’est pas de même nature sociale et politique. C’est à partir de  ces trois tensions  que l’auteur pose la question : les innovations que porte le mouvement faire sont-elles irrémédiablement condamnées par un capitalisme en recomposition structurelle ?  Dans les derniers chapitres, l’auteur va s’efforcer de montrer pourquoi sa réponse est négative.

Dan le neuvième chapitre intitulé Le cracker, le techie, le militant, Lallement rappelle que, demeurant toujours proches d’actions pirates, certains hackers sont spéculateurs et plus souvent encore en marge de la légalité. Les crackers, ajoute Lallement, sont des forbans qui pénètrent illégalement dans des systèmes, afin d’y voler ou détruire les données à des fins multiples (idéologiques, défi gratuit, espionnage). A Noisebridge, les escroqueries dues au cracking organisé ont toutes été condamnées. Le terrain craker-maker oblige, à notre avis, à un choix. Le hacking est légitime socialement, politiquement, juridiquement. Le problème est de savoir à partir de quel degré d’excès transgressif le hacking devient cracking illégitime, jusqu’à quel degré d’excès non transgressif il demeure légitime socialement et politiquement, même s’il est juridiquement et légalement illégitime.

Ce qu’on appelle le freeganisme présuppose  la mise en dehors du système capitaliste, mais il ne défend ni l’exploitation de l’environnement, ni les injustices sociales  inhérentes à la structure du pouvoir du capitalisme. La communauté  s’oppose, à Noisebridge, à une conception élitiste du hacking. Celui-ci est avant tout une forme de spiritualité, un art de vivre. A l’élitisme du hacking s’opposent ceux et celles  qui assimilent le hacking à de la bidouille qui aide à vivre et à survivre  dans un monde dont on conteste l’ordonnancement. «  La culture du faire demeure écartelée entre un idéal de perfection technologique  et un souci  d’action politique, l’articulation entre les deux faisant plus que jamais débat ». Un auteur, Kevin Kelly, cité par Michel Lallement, écrit : » Lorsque la multitude qui détient les moyens de production  travaille pour obtenir un objectif commun, et partage ses produits, quand elle contribue à l’effort sans toucher de salaire et en récolte les fruits sans bourse délier, il n’est pas déraisonnable de qualifier ce processus de socialisme ». Le  techie est à la fois  technicien et acteur. Le politique serait le politique humain du hacking.

Le dixième chapitre parle de la liberté et du marché, des     ambiguïtés que ce rapport soulève. Pour articuler faire et formes, des temps forts peuvent être mis en évidence. Le premier est celui des controverses et des « coups d’éclat » liés à la question des intérêts individuels, que la naissance d’Internet a pu motiver ; le second marque comment les hackerspaces et les hackers eux-mêmes ont pu s’accommoder, en pratique, de la tension liberté/marché. Quatre formes de la liberté dans l’intervention des logiciels : liberté    n°0, faire tourner un  programme en vue d’atteindre n’importe quel  objectif ; liberté n° 1, pouvoir accéder au code source d’un programme et le modifier si l’on en a envie ; liberté n° 2,   pouvoir aider un proche ou dupliquer et fournir des copies d’un programme à qui le souhaite ; liberté n°3, pouvoir contribuer au collectif en s’impliquant et en fournissant des copies des versions modifiées d’un programme. Pour Barlow, le cyberespace se tient en dehors des fonctions matérielles, il n’est pas là où vivent les corps. Chacun peut y exprimer ses idées, aussi singulières qu’elles puissent être, sans crainte d’être réduit au silence ou à une norme. Est donnée une définition de l’autorité peu compatible avec celle du politique  et de son implication au social : « L’autorité émane de l’éthique, de l’intérêt individuel éclairé et du bien public ». Les règles qui structurent les échanges sur Internet à partir de 1995, dont l’ensemble est surnommé la Nétiquette, préconisent, par exemple, de ne jamais oublier que son interlocuteur est un être humain, de ne pas blâmer les administrations-systèmes pour leur politique envers les utilisateurs, de ne jamais présumer qu‘une personne parle au nom de son organisation. L’engagement du hacker se veut, selon Barlow politique au sens de la politique, mais  est oublié, selon nous,  en grande partie le politique On pourrait dire, par exemple, que Barlow n’indique pas de limites  précises qui permettent le refus, la résistance, la lutte contre le fanatisme religieux ou autre. Le credo libéral s’exprime en laissant de côté les inégalités, le racisme, la pauvreté, l’homophobie, les discriminations sexuelles, le consumérisme, la pollution, la précarité. Il n’ignore pas ces « pathologies », mais l’idéologie californienne consiste, selon ses détracteurs, à faire croire que, dans l’utopie numérique, tout le monde pourra être à la fois riche et célèbre.  Sans se rebeller ouvertement contre le système, les travailleurs du virtuel ont accepté que le héros des temps post-modernes soit un entrepreneur hacker à succès. S’y ajoute la croyance aux vertus de la croissance, notamment celle du marché et de l’informatique.

Dans cette optique, par rapport au logiciel libre (free), la préférence pour l’Open Source est fondée sur des critères de performance (donc de pratiques), tandis que les logiciels libres relèvent d’un dispositif éthique (respecter  la liberté de l’utilisateur, promouvoir le sens de la communauté). Mais, note Lallement, le mouvement Open Source se propose de travailler à la prospérité pour tous sur la base de technologies distribuées et décentralisées.

Les hackers californiens considèrent le partage de l’information comme une exigence morale, non comme un outil individuel d’investissement. Mais ce partage de l’information comme exigence morale est lié à une éthique  qui, elle-même, selon nous, entre dans le politique, marque l’implication du politique au social et suppose la mise en évidence  des degrés de légitimation et de légitimité approximatives, degrés d’excès  légitimants et légitimes approximativement, c’est-à-dire ne prétendant pas par exemple à l’égalité et à la justice absolues, parfaites,  mais aussi de degrés d’excès délégitimants, illégitimants et illégitimes, notamment  ceux qui se manifestent globalement dans le capitalisme mondial.

Dire que le faire est gouverné par une éthique du travail étrangère aux exigences de rentabilité est quasiment illégitime. En effet, la tentative totalitaire stalinienne faisait fi de la rentabilité des entreprises et a ruiné les pays où celle-ci n’a pas du tout été prise en compte. Dire que ce faire étranger aux exigences de rentabilité n’est pas l’ennemi du marché est une contradiction dans les termes qui porte en elle le risque de l’illégitimation et de l’illégitimité ; car un marché qui n’est pas rentable est nocif au plus grand nombre. Adopter plus ou moins le marché n’est certes pas adopter  seulement la rentabilité et a fortiori le surprofit capitaliste, mais c’est néanmoins reconnaître  au marché sa place légitime approximative.

Selon l’auteur, les hackerspaces, et notamment Noisebridge, mêlent intérêt individuel et intérêt collectif, pratiques désintéressées et innovations marchandes, don et contre don. On approche là tout doucement d’une déséconomisation qui ne serait pas un refus pur et simple de l’économique, lorsqu’il prend place (mais pas toute la place) dans le social, le politique, le culturel de la société moderne.

Est-ce une alternative actuelle au marché que d’allier liberté de créer, sens du partage, refus des hiérarchies oppressives matérielles  ? Est-ce qu’il suffit d’avoir du goût pour les logiciels libres pour       en venir individuellement et collectivement aux valeurs de partage et de liberté ? Nous en doutons. Dans les années 1990, dit l’auteur,  les entreprises de la Sillicon Valley ont réussi à mobiliser les valeurs de la contre culture pour donner vie à un capitalisme capable d’exploiter la subjectivité et la créativité (Cf. sur ce point et d’une autre manière, Boltanski et Chiapello dans Le Nouvel esprit du capitalisme).

Les hackers d’aujourd’hui pratiquent l’art du judo social en se servant du marché comme d’un matériau au profit d’inventions contestataires. On peut faire remarquer à Michel (Lallement) que l’invention contestataire est là depuis longtemps, qu’elle n’a pas attendu le hacking  ni le making pour se manifester et qu’enfin la nécessité de tenir compte du capitalisme actuel pour alimenter la subversion collective et individuelle  (et non l’inverse), ne fut-ce qu’en utilisant transports, voire techniques produites dans un but de surprofit et de surpuissance, n’a rien d’un art. Se servir du marché actuel tel qu’il fonctionne, ne délégitime pas les contestataires, mais pose néanmoins à ceux et à celles qui luttent des  problèmes sans cesse à résoudre, quasiment au coup par coup et avec prudence.

Trois  conclusions engagent respectivement  le lien entre faire et travail, la fabrique démocratique de la décision, le statut de l’utopie en sociologie contemporaine.

L’auteur pense d’abord, contre Weber, que la cage d’acier de la rationalisation n’est pas implacable. Et en cela nous le suivons.

De même sommes-nous d’accord avec Philippe Bernoux et son livre déjà ancien (1981). Des éléments d’argumentation dans ce livre commençaient déjà d’apparaître avant même 1968. Sans doute furent-ils avivés par la révolte de 1968, puis par l’expérience,  en tant qu’ouvrier d’entreprise, de  Bernoux. L’hétéronomie, dit Lallement reprenant l’idée de « travail à soi », n’est jamais totale. De nombreuses poches d’autonomie apparaissent. Cela n’est pas suffisant pour créer une légitimation et une légitimité sociales et politiques approximatives du travail. Comme l’a confirmé, dans ses dernières publications, Patrick Cingolani, cela peut néanmoins contribuer à une nouvelle manière, chez certains précaires,  de vivre leur précarité,pour y trouver des possibilités de création et d’inventivité.

Mais ni Lallement, ni Bernoux, ni Cingolani ne prétendent  qu’il y a un écart entre le « travail à soi », le travail ouvrier ou les « révolutions précaires » et le système. Tout  au plus cela permet de penser qu’il n’y a pas et qu’il n’y a sans doute jamais eu de société capitaliste, mais une société moderne sur laquelle s’est greffé le capitalisme comme excès global illégitime.

L’autonomie des hackers et des hackerspaces est présentée comme une tentative d’autonomie d’individu(e)s (et non, à proprement parler, de groupes, plutôt d’indivdu(e)s se mettant ou non en groupe), à l’écart et, parfois, contre le libéralisme économique et le néo-libéralisme.  Au fond, le hacking-making est en soi grosso modo positif, puisqu’il commence à affirmer  réellement une liberté individuelle dans une communauté d’individus. De plus, il s’agit en somme d’une utopie concrète et non d’une utopie en surplomb.

Pour notre part, nous pensons que Bernoux ou Cingolani, travaillant, comme Lallement, sur des groupes réels, sont prudents. Des individu(e)s se réunissant ne font pas un groupe social, ne produisent pas nécessairement,  en tant que tels, communautairement, du lien social, encore moins des rapports sociaux. Chez Bernoux et  Cingolani, la question du politique est  sous-jacente à l’idée même de création, de possibilité de création par des groupes et des individus dans leurs groupes sociaux. Rien de tel dans le monde du hacking-making. Des individu(e)s, pour la plupart de classe moyenne supérieure, se disent anarchistes, produisent des objets, des techniques matérielles ou idéelles peu importe. A notre avis, cela ne fait pas un mouvement social, tout au plus une tentative d’exister, dans le meilleur des cas (Noisebridge), en tant qu’individu(e)s, mais en n’exprimant leur légitimation et leur légitimité sociales et politiques approximatives que par rapport à l’excès global illégitimant et illégitime capitaliste. Que cette tentative soit positive, l’auteur nous en convainc. Mais l’on distingue mal sociologiquement et anthropologiquement sa signification et son sens. La question qu’elle pose n’est pas tant celle des rapports entre faire et travail, faire et liberté, faire et capitalisme. .Elle est surtout, à partir de celles que pose l’auteur, une question à débattre.