Monique Selim, Hommes et femmes dans la production de la société civile à Canton (Chine), Paris, L’Harmattan, 2013 Coll. Anthropologie critique


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Monique Selim, Hommes et femmes dans la production de la société civile à Canton (Chine), Paris, L’Harmattan, 2013 Coll. Anthropologie critique

La «société civile» (avec des guillemets) désigne, à Canton, ce que celle- ci peut être en réalité dans la Chine actuelle : une population mêlée, un kaléidoscope anthropologique, soumis, que ceux et celles qui le constituent le veuillent ou non, à l’Etat-parti et dans laquelle des travailleurs de tous ordres et des bénévoles vont le plus souvent jouer le rôle d’acteurs bienveillants, ou plutôt manifester la bénévolence requise par le pouvoir politique, en accomplissant, pour cette population, des tâches diverses qui vont de la gestion de maisons de retraite au journalisme, à la scolarisation des enfants, etc.

Ainsi ce livre de Monique Selim offre-t-il l’extraordinaire spectacle de la vie sociale, à Canton, de cette «société civile» où l’histoire contemporaine laisse sur les personnages évoqués – hommes ou femmes – des traces souvent négatives, quelquefois positives pour eux, pas toujours grâce à ceux qui les entourent. Refusant tout culturalisme, mais rapportant néanmoins «moeurs et manières» spécifiques à ces individu(e)s et groupes qu’elle côtoie, accompagne et écoute, Monique Selim ne se contente pas d’analyser au mieux ce qui lui est dit, de reconstituer des vies, mais elle dessine, de l’un à l’autre personnage, de l’un à l’autre groupe, des traces dont on,pourrait dire qu’elles sont les signes des non-dits, dans ce monde de la propagande, de l’apparence et de la soumission plus ou moins volontaire. Ce qui frappe le lecteur que nous sommes, c’est de s’y retrouver, non comme comparse, comme émule ou participant, mais parce que, en soi, cette société malmenée par un Etat central autoritariste, une nomenklatura toute puissante et un socialisme de marché devenu simplement le capitalisme, si elle ne pèse pas sur ce lecteur que nous sommes membre d’une société démocratique d’ancienne industrialisation ou anciennement industrialisée, de la même manière que, dit Monique Selim, l’Etat-parti et ses sbires pèsent sur les individus et les groupes de la Chine nouvelle, le renvoie (ce lecteur) néanmoins à ce phénomène commun à tous aujourd’hui qui est précisément la domination sociale, culturelle, économique, politique (au deux sens du mot) capitaliste. Dans ce conglomérat de souffrances individuelles et collectives, d’humiliations, d’acceptations, de soumissions, mais aussi de révoltes larvées, de résistances, de refus tels que les expriment les personnes interrogées, tels que les interprète l’auteure, comment ne pas lire des délégitimations, iillégitimations, illégitimités perpétuées – cette interdiction, par exemple, de faire plus d’un enfant – , renouvelées, censurantes dans tous les domaines ? Mais aussi comment ne pas penser aux légitimations et légitimités en train de naître, encore enfouies dans leurs délégitimations que l’auteure révèle, en montrant que l’idéologie est encore là, mais que peut-être un jour elle sera «percée» ?

L’auteure fait défiler devant nous, chapitre par chapitre, des vieillards, des «fous», des autistes, des «volontaires modèles», des écolos, des jeunes hommes et femmes en ville, des femmes et des mères qui travaillent, des journalistes, etc. Elle nous montre comment les droits sont pliés à la norme, au marché et à la politique.

En s’en tenant strictement, dans les biographies, aux commentaires de l’auteure, on peut montrer comment les vies des personnes interrogées illustrent souvent tragiquement la condition sociale, culturelle, politique de la population notamment à Canton.

Hen-Tin est un vieil homme. Il est né dans un quartier de Canton, a été élevé par une mère veuve avec cinq frères et soeurs. Il a été obligé de travailler tôt. Membre dévoué du Parti, il devient, à vingt-cinq ans, chef d’une section de deux-cents personnes. A la révolution culturelle, il est envoyé six ans à la campagne pour rééducation. Marié, avec deux enfants, sa retraite et celle de sa femme leur auraient suffi pour vivre. Mais la tumeur au cerveau de sa femme et le cancer de sa fille ont bouleversé la famille. Accablé par les frais d’hospitalisation, le vieil homme a aujourd’hui 95 000 yuens de dette.

Le fils de Chen, une femme âgée de soixante-dix ans, est né d’un père et d’une mère cantonnais. Il était logé avec ses parents dans l’enceinte de l’entreprise du père. Ce dernier meurt. Trois jours après le mariage du fils, la famille doit quitter le logement en entreprise pour un plus petit, inondé, dans un vieux quartier de Canton. Le fils menace de mettre une bombe dans l’entreprise, de tuer le directeur, se retourne contre sa mère, l’accuse de s’être mal défendue. Il reste quinze mois en hôpital psychiatrique, y travaillant à la cuisine, fait trois tentatives de suicide. Aujourd’hui divorcé, il a quarante ans, travaille comme livreur avec un certificat de handicapé. Il s’est progressivement rétabli et vient régulièrement à un centre d’accueil (Telos) dont sa mère assure la gestion.

Fille d’un père qui boursicote et d’une mère chômeuse intermittente, à vingt-cinq ans Cheng a changé trois fois de travail : serveuse, comptable, vendeuse, pour des salaires qui vont en diminuant. Elle se bat sur Internet pour la préservation de la langue et de la «culture» cantonaises. Son ambition se réduit à la création d’un magasin spécialisé dans l’achat et la vente de chats.

Bao, fille d’un enseignant et d’une vendeuse, a épousé, contre la volonté de ses parents qui le trouvent trop pauvre, son camarade de classe de l’école secondaire. La mère de Bao renonce, avec l’accord de son mari, à son métier, pour être près de son fils scolarisé dans une école Steiner à Canton. Le mari, séparé de sa femme et de son fils, subvient à l’entretien du ménage et de l’enfant. L’école Steiner représente une éducation et une instruction à l’écart de la dogmatique étatique.

On peut le voir, seul le dernier couple peut s’en sortir matériellement, culturellement, socialement et quelque peu innover, tout en gardant l’obsession de l’enfant-garçon trésor ou roi.

Nous schématisons à outrance ce beau livre qu’il faut lire. Mieux qu’aucun autre, il fait comprendre la diversité des individualités liée sans doute aux heurs et malheurs possibles et réels, mais surtout les manières dont celles-ci réagissent au poids d’une domination politique, économique, sociale et culturelle qui, en tout état de cause, aggrave ou rend difficiles les aléas de leur vie privée.