Multitudes 72, Les entreprises de marchandises morales, Paris, Dif’pop, automne 2018


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Multitudes 72, Les entreprises de marchandises morales, Paris, Dif’pop, automne 2018

La notion de marchandises morales met en cause radicalement l’usage en excès illégitime socialement et politiquement, du don, de la générosité, de l’altérité, de la solidarité, de la philanthropie, de l’aide, de la responsabilité sociale. Ces valeurs, ces repères, nonobstant leur nécessité propre dans le social, l’économique, le politique et la politique, en viennent à devenir des produits d’un marché du Bien où se bousculent de nombreux acteurs (associations, ONG, fondations, églises, entreprises « à missions » ).  Ces biens constituent un profit financier, un investissement rentable et un capital moral qui ne s’articule pas fréquemment à la dimension du politique.

Dans sept articles qui se succèdent, six auteurs s’efforcent de montrer la validité de cette hypothèse. Il ne s’agit pas de critiquer en soi des principes de la condition humaine, mais de faire voir comment ils ont été détournés de leur signification et de leur sens, pour servir les desseins de tous puissants détenteurs économiques. Dans la préface à ce dossier coordonné par Bernard Hours et Anne Querrien, préface intitulée « les Guichets des marchandises morales », texte au demeurant remarquable, les deux auteurs opposent bien (avec un petit b) et Bien (avec un grand B). Mais les biens peuvent être chargés de Bien moral. L’essentiel est qu’ils figurent à ce titre sur un marché d’offres et de demandes. Ce marché des marchandises morales se développe à l’aune de l’ accroissement des inégalités sociales et économiques. Sorte de palliatif, de fausse solution à l’ injustice matérielle et sociale entretenue. Baliser les étapes et les initiatives du champ des marchandises morales, s’interroger également sur les mutations idéologiques, politiques et symboliques introduitent à la longue histoire de ce marché. Deux belles questions parmi d’autres : Le Bien est-il devenu un bien ? Jusqu’à quel point la politique (et non l’Etat) a-t-elle perdu le contrôle et la formulation du bien commun et de l’intérêt général ?  

« La financiarisation du champ philanthropique et social efface en partie l’engagement personnel ou l’acte individuel choisi, voulu, assumé , responsable. « La main qui donne est devenue une organisation à distance » . Cette organisation transforme l’empathie en marchandise émotionnelle. En se financiarisant, les gestes altruistes se sont dépolitisés (au sens du politique). Irait-on vers des minimas moraux ?

Dans le second article, Bernard Hours se demande comment se fait le passage du don à ce qu’on pourrait appeler investissement économico-social. Les inégalités sociales sont mortifères, mais on fait bien peu pour y remédier concrètement. Les conditions qui président à la création de la valeur économique et à son partage sont toujours séparées. Le consumérisme centralise le sujet individuel, en fait la cible de tous les matraquages publicitaires et numériques. De là résulte la fiction de l’entrepreneur de soi-même qui permet d’entretenir l’illusion de la liberté de choix au consommateur enchaîné. Etre entrepreneur de soi-même c’est vouloir se construire un statut social et économique comme une entreprise acquiert une position par ses performances dans un univers de concurrence. L’audace devient une vertu cardinale comme l’innovation et la disruption une chance permanente. L’entrepreneur est devenu un héros civilisateur dans un contexte où la réussite individuelle éclipse les normes et les institutions ainsi fragilisées. Construire une société à partir de l’entreprise c’est supposer que le marché fasse de plus en plus société, que ses règles imprègnent les rapports sociaux et les normes. Cela suppose qu’abandonnant toute philosophie, toute éthique, tout principe du soin (care), on transforme les dégâts causés par la marchandisation économique en cibles de la marchandisation morale. L’idéal : les actionnaires ne sont plus les seuls partenaires. Toutes les parties prenantes sont invitées, y compris les salariés qui vont ainsi retrouver sens et dignité. L’entreprise devient ainsi un dispositif de création collective, un pari ou un investissemeent sur le futur, le moteur de la société. Est occultée la dimension du partage des richesses fondamentalement politique au sens du politique et de la politique qui fonde matériellement les rapports sociaux, le lien social et la construction de la société. Or c’est cette dimension du partage des richesses – dont la tentative d’effacement se fait dès l’apparition d’une possible société moderne – qui se poursuit par la marchandisation d’une société démocratique institutionnellement constituée et en voie d’extension vers la société civile. Marchandisation non seulement des biens et des services, mais des morales et pourquoi pas des droits. L’échange, là où il n’a pas lieu d’être, dans le politique qui n’est dans le social que la caution impliquée, mais distante, le garant de l’échange et dans la politique – qui s’interdit tout échange avec le social et le culturel. – L’obligation non réciproque entre social et politique au sens de la politique, étant le double don, devient avec la marchandisation le pivot du social, du politique et de la politique. Mais c’est un échange économique unifié à la planète qui passe à l’as individus et groupes sauf comme consommateurs, détruit la subjectivité individuelle et collective, refuse de faire de l’économique l’une des dimensions de la société, encastrée dans les autres. Car cela suppose que ne soit pas oublié le politique.

Sous le titre suggestif «  Le don, une force morale administrée », Anne Querrien et François Rosso analysent le troisième secteur de l’économie, celui des entreprises qui se constituent non pour produire des biens économiques, mais, en complétant l’ancienne charité, pour fournir des services et soutenir des idéologie positives, pour remédier également aux défaillances des pouvoirs publics. On assiste ainsi à la naissance d’entreprises privées sociales, d’associations à but non lucratif dont les ressources proviennent en partie de dons faits par des particuliers, mais surtout de subventions apportées soit par des entreprises privées soit par les pouvoirs publics. Dans le cadre des entreprises à missions – sur lesquelles on revient plus loin -, entreprises qui recherchent, au delà du profit, un service commun nécessaire socialement, se situent les fondations, d’abord d’obédience religieuse, puis paternaliste (grandes familles patronales). Elles ont investi principalement le domaine culturel. Leur but était néanmoins de compenser par des dons les inégalités de salaires et de ressources entre les salarié(e)s d’entreprises. Le choix d’un secteur d’intervention pour les fondations est laissé à la discrétion d’ une élite chargée d’élever la société au dessus d’elle-même. Comme le disent les auteurs, déductible des impôts, le don « charitable » est devenu une force morale à peu de frais.

Dans l’article intitulé « Le boom de la philanthropie », Antoine Vaccaro montre la montée en force de la philanthropie au fur et à mesure, que durant le siècle précédent, la puissance publique s’écarte des financements collectifs dans le social. Le patron-philanthrope pour ses ouvriers et employés disparait au profit d’associations, puis de fondations. Les associations font des appels de fonds qui ciblent les catégories de la classe moyenne qui ont vu leur sort s’améliorer notamment dans le haut de cette classe. Mais c’est par le biais de la création de fondations que de grands patrons tels Bill Gates ou Warren Buffett qui sont aussi de grands financiers vont placer des milliards de dollars défrayés d’impôts dans des réalisations sociales et culturelles. Le ruissellement philanthropique est censé compléter le ruissellement de la richesse dans le néo-libéralisme.

Dans son article intitulé «  Une offre morale plastique, l’offensive de l’ONG World Vision au Liban », Fatiha Kaoues s’appuie sur la problématique de Thévenot et Boltanski construite sur le principe de la « cité juste ». Les auteurs présupposent que l’acteur a une capacité réflexive qui lui permet de mobiliser des principes généraux, pour justifier ses positionnements à un moment précis et dans une situation donnée. Les deux principes qui apparaissent comme privilégiés par des acteurs convertis à l’évangélisme dans l’ONG internationale World Vision sont la solidarité et la réalisation de soi.

Le premier cas présenté est celui d’un jeune homme élevé dans une famille chrétienne d’origine arménienne. Il a vécu l’effondrement des solidarités traditionnelles du fait de la paupérisation et du durcissement politique et social à l’intérieur même de la société palestinienne. D’abord cadre dans une banque, il y a souffert d’une atmosphère de corruption et d’agressivité. Il a refait des études pour devenir ingénieur et il travaille désormais dans une société appartenant à l’ONG World Vision et enseigne dans une école privée pour enfants défavorisés. Son travail professionnel le met à l’aise quant à son ambition de réussir, mais il ne sépare pas cette ambition de sa volonté de solidarité avec autrui qui se manifeste dans sa seconde activité, l’enseignement.

Le second cas est celui d’une jeune femme dont la mère a été assassinée devant elle par des miliciens. Dépressive pendant de longues années, elle rencontre des membres de l’ONG World Vision qui la soutiennent et l’entourent d’affection. Elle vient y travailler, s’occupe de mettre au point des programmes d’apprentissage de la lecture et de l’écriture pour de jeunes enfants, travail qu’elle accomplit avec enthousiasme. L’auteure note l’importance de l’ONG, pour se réaliser soi-même, mais rappelle néanmoins que la personne aidée porte un regard non critique sur le libéralisme économique qui détruit les valeurs de solidarités qu’elle s’efforce de pratiquer.

Dans « l’entreprise à missions et ses partenaires », Armand Hatchuel présente d’abord l’entreprise capitaliste telle qu’elle fonctionne depuis le début du XX° siècle. La tendance est de favoriser la distribution des profits aux actionnaires, sans se préoccuper outre mesure des salariés. De plus, on peut noter que l’entreprise n’est pas l’un des terrains privilégiés des sciences sociales. La responsabilité financière tend à l’emporter sur l’activité productive.

L’entreprise telle que la conçoit Hatchuel dans ses travaux repart du paradigme apparu à la fin du XIX° siècle, mais en prenant acte les contributions de toutes les parties. Chaque associé à l’entreprise qu’il soit actionnaire, salarié, ingénieur, dirigeant, doit gérer la société comme ses propres affaires, comme la ressource qui lui permet de garder et de développer son potentiel d’action. La solidarité dépasse complètement le rapport capital travail. Le développement des sciences peut y favoriser la création collective. La devise est : « Nous faisons des entreprises pour créer des mondes qui nous plaisent ». Les entreprises ont à créer le futur que nous désirons au lieu de le détruire ou de produire des mondes invivables au nom du profit des actionnaires. La création collective est mise au poste de commandement. Dès le 18° siècle, il s’agissait d’appliquer les sciences naissantes à la production pour le bénéfice de la société.

L’actionnaire doit être re-responsabilisé sur l’objectif commun de l’entreprise au lieu de ne s’intéresser qu’au seul montant de ses dividendes. L’entreprise doit se définir une mission et l’indiquer dans ses statuts. Une mission, un projet de création collective qui engage les actionnaires. Un conseil de mission doit accompagner le conseil d’administration. Des expériences ont été tentées en ce sens aux Etats-Unis et en France. Les entreprises à mission explorent un nouvel espace de l’action collective et du commun.

Hatchuel montre, à notre avis, à propos des entreprises à missions que le politique prévaut sur l’économique et que le capitalisme est un phénomène historique moderne non constituant de l’économique. La marchandisation des valeurs morales et des services n’est pas inéluctable. Néanmoins, la notion de marchandises morales, qu’il s’agisse de don, d’entreprises à misssions, elle, ne peut complètement disparaître.

La notion de marchandises morales, qu’il s’agisse de philanthropie, d’ONG ou d’entreprise, cas d’espèce que Anne Querrien et Bernard Hours (créateur de la notion) surent rassembler, montre que le libéralisme économique se glisse, pour les délégitimer et les illégitimer, là où on l’attend le moins, dans le subjectif individuel et collectif et dans les repères limites du légitime approximatif politique au sens du politique.