Nicolas Pinet, (coord.), Figures de la révolte, rébellions latino-américaines, 16°-20° siècles, Paris, Editions Syllepse, 2016


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Nicolas Pinet,  (coord.), Figures de la révolte, rébellions latino-américaines, 16°-20° siècles, Paris, Editions Syllepse, 2016

Comparer des révoltes en différentes époques, en divers lieux et en des circonstances diversifiées constituait une gageure qu’a voulu affronter le coordinateur du livre, en empruntant à divers historiens leur  texte sur chacune des révoltes évoquées. Pinet note avec justesse que ces révoltes, en Amérique du Sud, du XVI° à la fin  du XX° siècles, se situent sur ce qu’il appelle un continuum. Autrement dit, si elles n’ont aucune continuité entre elles, en revanche on peut y repérer ce que, d’après Wittgenstein, Pinet appelle  « des ressemblances de famille ». Elles ne sont pas complètement différentes les unes des autres.

Mais il nous semble que le livre veut, avant tout, présenter une série de très beaux récits sur ces révoltes. Nous ne les raconterons pas ici, ce qui serait déflorer leur image pour les futurs lecteurs et lectrices, mais nous nous efforcerons, à chaque fois, de les caractériser et de les situer, pour montrer leur importance non seulement en Amérique du Sud, mais aussi, en Europe et ailleurs, comme typologie donnant à réfléchir.

La première révolte est intitulée, dans l’ouvrage : «Rebelles noirs : Retour sur l’histoire des Cimarrons du XVI° siècle » (Ruth Pike). Les Cimarrons sont des esclaves noirs en fuite, qui n’acceptent pas leur état de servitude et se réfugient dans les montagnes  où « ils mènent une vie libre inspirée des coutumes tribales d’Afrique ». La première mention d’une rébellion d’esclaves date de 1525. Elle        a lieu dans l’actuel Panama. Dans certaines parties du pays, la population des esclaves devient supérieure à celle des colons espagnols. La première révolte de 1525 fut écrasée dans la sang par les Espagnols. Méis, en 1549, un esclave marron, dit Bayano, avait créé un palanque, c’est-à-dire un espace spécifique à une population révoltée et séparée de celle des Espagnols. Ce palanque comportait 1200 personnes. Nous n’insisterons pas sur l’histoire de Bayano et de ses compagnons, sur leur longue révolte qui aboutit à             sa mort. L’une des caractéristiques de ses succès provisoires dans sa révolte vint de son alliance avec un pirate anglais et ses hommes, le fameux Drake. ils se battirent ensemble contre les Espagnols.  En 1577, un corps expéditionnaire espagnol venu du Pérou parvint à maîtriser les Cimarrons et à faire la paix avec eux. Ils formèrent une colonie. Bayano avait été tué et, dès la fin du XVI° siècle, les royaumes des Cimarrons n’existaient plus.

Venons-en à la rébellion de Tupac Amaru. au Pérou. Elle est racontée par Charles Walker et le récit s’intitule : « la rébellion de Tupac Amaru (1780-1781), proto-nationalisme et revivalisme inca ». Laissons la parole un peu longuement à l’historien qui relate cette rébellion.  Tupac Amaru destinait son mouvement à une coalition de groupes sociaux plus facilement identifiables d’une  manière négative : les non-Espagnols. Il s’agissait des Métis, des Créoles et des Noirs,  de leur sort commun, maltraités en tant qu’individus par les Espagnols. En revanche, l’application du concept de proto-nationalisme à la rébellion n’est pas aussi évidente qu’elle ne parait. Tupac Amaru n’a jamais précisé quelle forme de pouvoir remplacerait celui des Espagnols et il mélangeait des éléments apparemment contradictoires comme le monarchisme (nous dirions plutôt le despotisme) inca, le colonialisme traditionnel et des aspects de l’esprit des Lumières. Cependant, son objectif immédiat ne laisse aucun doute : détruire le colonialisme des Bourbons.

Rappelons notamment que l’augmentation des impôts vers la fin des années 1770 au Pérou,  tout particulièrement des impôts sur la vente des terres, répandit un mécontentement général. La populatios y répondit d’abord par des pasquinades, c’est à dire des pamphlets manuscrits moqueurs vis à vis des autorités. C’est principalement  à Arequipa et autour de Cuzco que la révolte prend de l’ampleur. Le bureau des impôts de la ville est mis à sac. Les forces gouvernementales encerclent Arequipa et pendent bon nombre des rebelles ou suspects de l’être. La rébellion de Tupac Amaru   n’est qu’une suite de soulèvements . Les rebelles    affirment néanmoins leur fidélité au roi d’Espagne. L’un des premiers faits d’arme de Tupac Amaru est de s’emparer d’un gouverneur de province, Arriaga, et de le pendre. Il remportera  certes plusieurs victoires sur les Espagnols, dans la guerilla qu‘il mène contre eux, mais il ne parvient pas à s’emparer de Cuzco. Les Espagnols finissent par le capturer et le tuent. La rébellion s’éteignit lentement. Incontestablement la révolte de Tupac Amaru accompagnée de celle de Tupac Katari (dont nous ne parlons pas), affaiblit le colonialisme espagnol.

Ce qui rapproche les deux rébellions, celle de

Bayano et celle de Tupac Amaru, c’est une commune haine des non-Espagnols contre les Espagnols. Les Cimarrons de Bayano étaient d’origine africaine, mais alliés avec des Anglais et des populations locales. Amaru rassemblait autour de lui, deux siècles plus tard, Créoles, Métis et Indiens Incas. La continuité avec les rébellions du XIX° et du XX° siècles est donc réelle, mais les motifs de ces rébellions ne sont pas les mêmes que ceux des révoltes qui sont analysées ensuite dans le livre. Les révoltes modernes sont toutes des révoltes du peuple contre les dirigeants politiques, beaucoup plus d’ailleurs que contre les propriétaires fonciers ou les puissances économiques.

Nous l’avons dit, il serait trop long et un peu dommage pour les lecteurs et les lectrices de les évoquer toutes. L’une des plus célèbres, celle dont Mario Vargas Losa  a fait un très beau roman,  La Guerre de la fin du monde, fut menée par une sorte de prophète nommé par ceux et celles qui l’entourent Conselhero. Vilipendé par la bourgeoisie brésilienne de l’époque, sali par les commentaires de ses ennemis, Conselhero est réhabilité en quelque sorte  par l’historien Robert M. Levine qui étudie les évènements de Canudos, de 1893 à 1897. Canudos est la ville créée par Conselhero, « la Jérusalem aux murs de pisé ». Ce qui marque cette révolte, c’est bien sûr, à notre avis, son caractère religieux, messianique, mais c’est aussi la volonté et le désir de Conselhero et de ceux et celles qui l’accompagnent de vivre en paix dans la ville qu’ils avaient créée. A aucun moment, Conselhero ne s’opposa au catholicisme, ni même au clergé politique. Il était certes opposé  à  la politique « démocratique » de l’heure, mais non, à proprement parler, à la démocratie. Au moins, ce n’était pas son souci. C’est un peu sa réussite qui contribue à sa perte. Lui-même ne se conduit pas, comme Tupac Amaru ou Bayano, comme chef de guerre. Sa préoccupation était de reconstruire des églises détruites. Sa misogynie personnelle n’allait pas jusqu’à exclure les femmes des activités réservées d’ordinaire aux hommes. Même si la population de Canudos, isolée dans les montagnes, était pauvre, elle subsistait par ses propres moyens et aurait survécu sans le désir de vengeance du gouvernement régional soutenu par le gouvernement central. Quand Canudos fut prise par les troupes gouvernementales, Conselhero était déjà mort de maladie.

Nous laissons de côté les deux révoltes du début du XX° siècle en Argentine, celle de Buenos-Aires, du 7 au 14 Janvier 1919  et celle de Santa Cruz en Patagonie, au Sud de l’Argentine, en 1923, décrites l’une et l’autre par Felipe Pigna.  Elles auraient pu figurer dans la deuxième partie du livre qui traite des révoltes modernes, c’est-à-dire n’ayant plus un caractère religieux. Nous en venons directement au Bogotazo en Colombie en Avril 1948 (Arturo Alape), au Cordobazo en Argentine les 29 et 30 Mai 1969 (James P. Brennan, Monica B. Gordillo et Ezechiel Adamovski) ), au Caracazo au Venezuela du 29 Février au 30 Mars I989 (Fernando Coronil et Julie Skurski), enfin au Santiaguenazo en Argentine, le 16 décembre 1993.  Nous ne parlons pas de la révolte sanglante au Chili, décrite par Pedro Milos,  qui précéda de loin, en Mars-Avril 1957, la chute d’Allende au début des années 1970 et la prise de pouvoir du général Pinochet.

Les quatre révoltes évoquées ici ont toutes la même caractéristique : la misère de la population dans des pays relativement riches tels que le Venezuela, la Colombie et l’Argentine ; la population est  affamée par la corruption des élites politiques, par la puissance des grands propriétaires fonciers (les haciendas) et par le capitalisme international. très présent dans ces trois pays avec l’intervention directe du Fond Monétaire International (FMI), dispensateur de fonds en cas de dette publique. Déjà l’austérité payée par la population pauvre et misérable faisait son apparition.

Le Bogatazo commence par l’assassinat de l’avocat Gaitan favorable aux aspirations populaires. Il s’achève par la déroute des manifestants aidés, un temps, par une division de la police où se trouve le jeune Fidel Castro : incendies et mitraillages par les troupes gouvernementales. Par une manoeuvre, le président Ospina parvient à garder le pouvoir, en neutralisant ses adversaires. « Le peuple, conclut Arturo Alape, a offert sa vie pour des idéaux semés entre les ombres d’un brutal oubli ».

Le Cordobazo, en fin Mai 1969, est, lui aussi, l’un des signes de l’auto-affirmation d’un élément central de la politique latino-américaine, la capacité du peuple d’agir par lui-même, en débordant non seulement les institutions de l’Etat, mais aussi les organisations politiques et syndicales.

A Cordoba, ville d’Argentine, le déclenchement des évènements qui marquèrent les journées du 29 et 30 Mai 1969 vint d’abord d’une alliance entre les ouvriers et les étudiants à la suite de l’assassinat d’un étudiant favorable aux revendications présentées, puis d’une alliance  entre toutes les catégories sociales de la ville et les ouvriers. Mais ce fut principalement les ouvriers qui menèrent les manifestations et firent exister leurs revendications dans la perspective d’un péronisme peu radicalisé.  Les sources de leur activisme étaient non seulement individuelles (intérêt économique), mais politiques et culturelles. La dictature d’Ongania avait         remplacé celle de Peron. Les syndicats réclamaient par exemple la nationalisation de Ika-Renault et exigeaient que les ouvriers participent à l’administration de l’entreprise. De plus, les salaires des ouvriers diminuaient de 9% par mois . Les manifestants incendièrent les bureaux de Xerox, une succursale de Citroën. et beaucoup de bâtiments. Mais les ouvriers abandonnèrent les barricades en fin d’après-midi pour rentrer chez eux. On pense aux paysans de la révolte de Thomas Munzer qui, à la fin  du Moyen Age, rentraient chez eux, après les combats, pour faire les récoltes. Une coupure d’électricité  arrêta, pendant un temps de la nuit, les affrontements qui reprirent sur le tard. L’une des conséquences positive du Cordobaza fut, un an  plus tard.  la démission du dictateur Ongamia. La révolte ne fut pas, à proprement parler, révolutionnaire, mais dirigée contre l’absence de démocratie. Elle fut plus politiquement démocratique qu’idéologique. Elle constitua la dernière étape avant le déchainement de violence  que le pays allait connaître dans les années1970 avec la prise de pouvoir des généraux.

Au Venezuela, à Caracas, en fin Février 1989, le soulèvement fut provoqué par la brusque augmentation – un doublement – des tarifs des transports notamment ceux en autobus. Elle se manifesta par des pillages de magasins  du centre-ville par la population pauvre et misérable venue de la périphérie. En fait, il y a à la fois une atmosphère d’insurrection et celle d’une fête. Les pillages furent la principale forme de protestation, accompagnés du slogan : « Le peuple a faim ». Ils étaient considérés comme justes. Ce vol de nourritures n’était pas dans la même catégorie morale que celui d’autres marchandises. Selon nous, c’est là que se pose aussi le problème du politique dans sa légitimation. Où commence-t-elle ? Où finit-elle ? Une morale sans politique (au sens du politique c’est-à-dire sans un minimum de principes communs non dogmatiques, devient incompréhensible.

Chavez considérera le Caracaza comme un évènement fondamental du système politique qu’il met en place, « révolution pacifique » qui revendique d’avoir réuni les militaires et la population dans une lutte nationaliste.

Le Santiaguenazo, dans la ville de Santiago del Estero au Nord-Est de l’Argentine,  fut une brève révolte en Décembre 1993 .L’Etat provincial ne versait plus, depuis trois mois, de traitements à ses fonctionnaires.On était au bord de l’estallido, c’est-à-dire du basculement dans la déstabilisation sociale, économique et politique.  Successivement les manifestants se sont emparés du siège du gouvernement, du palais de justice et du Parlement  Puis ils mirent à sac les domiciles des principaux membres du gouvernement régional. Cent cinquante à deux cents personnes participèrent au pillage de ces domiciles. Toutes ces actions furent politiques et non commerciales ou économiques. Comme dans une autre révolte, celle du Cordobazo, l’atmosphère était à la colère et, en même temps, festive. Il n’y avait ni affrontements avec la police, ni répression. L’historienne Marina Farinetti, qui relate ces faits, se réfère à un ouvrage de Carlo Ginzburg, rapportant qu’à Rome, au moment de la mort des évêques et, encore plus, de celle du pape, leurs biens étaient rituellement pillés par la foule. Les pillages à Santiago del Estero étaient-ils une compensation plus ou moins symbolique vis à vis de celui qui avait atteint le sommet du pouvoir et de l’accumulation des richesses ? Il n’y eut aucune bagarre pour le butin. De même, les pillages, lors des Carnavals, se rapprocheraient de ceux évoque par Ginzburg. Y a-t-il une sorte de « contrat de réciprocité » entre les dominants politiques et les dominés ? Ce sont ces interrogations qui nous permettent de ne pas conclure sur le sens  des révoltes anciennes et modernes en Amérique du Sud.

 

 

Louis Moreau de Bellaing