Olivier Menéndez, 2019, Happytalisme. Vers une société du bonheur ?, Paris, Editions Libre & Solidaire, 180 p.


Recension par Laurent-Sébastien Fournier IDEMEC UMR 7307 CNRS – Aix-Marseille-Université

Olivier Menéndez, 2019, Happytalisme. Vers une société du bonheur ?, Paris, Editions Libre & Solidaire, 180 p.

Dans cet essai surtout appuyé sur des théories économiques et philosophiques, l’auteur travaille une problématique qui peut intéresser l’anthropologie critique à plusieurs titres. L’ouvrage documente en effet des thèses alternatives au capitalisme qui considèrent que « le désir fondamental de l’être humain est de vivre heureux et non de s’enrichir ». Il passe en revue des domaines de recherche souvent méconnus et relativement récents tels que l’économie du bonheur, la psychologie humaniste, la psychologie positive et les neurosciences affectives (21). L’ensemble de ces domaines forme un « mouvement du bonheur » qui selon l’auteur peut avoir des influences concrètes sur les modèles d’organisation des sociétés contemporaines.

Le terme « happytalisme » qui donne son titre à l’ouvrage est défini comme « un modèle de production qui garde de nombreuses similitudes avec le mode d’organisation capitaliste mais remplace l’objectif de croissance et de maximisation du profit par la recherche du bonheur collectif » (25). Un tel modèle n’est pas exempt d’ambiguïtés, cependant, si l’on considère son utilisation par les publicitaires dans le cadre du « cause marketing » ou du « greenwashing ». Ainsi, l’auteur cite des exemples de stratégies marketing qui, sous des prétextes éthiques, augmentent considérablement les chiffres d’affaires de certaines entreprises tout en laissant croire aux consommateurs qu’ils agissent pour le bien-être de l’humanité. La publicité appliquée à la responsabilité sociale des entreprises contribue ainsi à forger et à diffuser un idéal du bonheur global.

Mais le bonheur n’est pas réductible à la consommation, si l’on en croit les critiques visant les indices traditionnels de la croissance économique et notamment la notion de produit intérieur brut. Menéndez explique comment les économistes ont su développer depuis quelques années d’autres indices qui intègrent la notion de bonheur, notamment en mobilisant des notions d’économie bouddhiste tournées vers le bien-être (59). Les concepts de décroissance et de simplicité volontaire entrent en résonnance avec les nouveaux goûts des consommateurs qui revalorisent l’éthique et rompent avec l’image traditionnelle de l’entreprise dénuée de sentiments moraux. L’ouvrage présente des exemples de « consommation collaborative » (69) telles que le covoiturage, le « couchsurfing » ou le « crowdfunding » qui donnent aux individus le sentiment de pouvoir reprendre le pouvoir sur leur existence.

L’évolution sociétale décrite par l’ouvrage s’appuie, selon son auteur, sur l’essor de disciplines scientifiques qui prennent le bonheur comme objet d’étude. Ces sciences éveillent l’intérêt du grand public et contribuent à l’essor du « happytalisme ». Diffusées dans les entreprises par l’idéologie du développement personnel, elles promeuvent le bien-être au travail et vont jusqu’à prétendre que le bonheur peut être « rentable » (94). De même, dans le cadre scolaire, les pédagogies alternatives véhiculent une idéologie comparable de recherche de bonheur et de bien-être, tandis que sur le plan politique l’usage de dispositifs « participatifs » est de plus en plus valorisé, au moins sur le plan rhétorique.

Selon Menéndez, le « happytalisme » contemporain réactive les débats philosophiques classiques sur la « nature humaine » et remet en question le pessimisme anthropologique inspiré de Hobbes. La « culture positive » du bonheur permettrait alors de sortir d’une impasse dans laquelle l’humanité, habitée par une vision négative d’elle-même, se retrouve incapable de concevoir un futur meilleur (129). L’auteur dénonce les productions médiatiques qui survalorisent « épisodes sanglants, querelles et assassinats, scènes de bagarre et de torture, explosions, trahisons et brutalités en tout genre » (133). Contre le sensationnalisme et la surenchère de l’horreur, il propose de revaloriser les produits culturels non violents pour mettre fin au pessimisme ambiant. En quête d’optimisme, il faudrait favoriser une « culture de l’entraide » (138), tout en se méfiant des visions « salvatrices » de l’ordre social. L’exercice est difficile, tant les technologies modernes ont amené de déceptions au regard de la poursuite d’un idéal de bonheur et de progrès qu’elles étaient censées satisfaire. La technique des missiles, des tanks, des bulldozers, des usines et des bombes atomiques nous a appris à nous méfier du mythe du progrès. De même, « le déploiement des technologies de l’information a permis une frappante intensification de la surveillance de masse » (150). On peut dès lors douter que les techniques puissent accompagner l’humanité vers une voie positive, et proposer plutôt avec Menéndez un réinvestissement de la morale et de l’éthique du bonheur.

En prônant un « devoir d’optimisme » en en indiquant que ce dernier doit s’appliquer aussi bien au niveau personnel, au niveau interpersonnel et au niveau sociétal, l’ouvrage cherche à transformer les mentalités et les pratiques sans céder à l’éco-lassitude ni au fatalisme. Dans la mesure où « l’avenir n’est pas écrit » (175), il est essentiel de garder espoir dans l’avènement d’une société libre, pacifique et pleinement démocratique. A la lecture de l’ouvrage, la société du bonheur devient un objectif concret à atteindre.