Pascale Jamoulle, 2021. Je n’existe plus. Les mondes de l’emprise et de la déprise, Editions La Découverte.


Recension par Michael Singleton

Pascale Jamoulle, 2021. Je n’existe plus. Les mondes de l’emprise et de la déprise.                                                            En lisant Pascale – des perspectives sur l’anthropologie prospective

Commencé comme un compte rendu, « ceci », comme l’aurait dit Magritte, « ne l’est plus ». Car le dernier livre de notre collègue, Pascale Jamoulle (2021), Je n’existe plus. Les mondes de l’emprise et de la déprise m’a donné énormément à penser : non seulement à la contribution de l’anthropologie (« prospective » comme il se doit !) au concert des sciences humaines, mais son apport au naître et être humain tout court. A supposer (S:1701) que suite à des épaississements ethnographiques, l’anthropologue prospectif procède via des ampliations analogiques à des interprétations interpellantes alors si j’avais eu affaire à la thèse d’une débutante plutôt qu’à la huitième monographie d’une chercheuse chevronnée, je lui aurais donné un max pour le travail de terrain ainsi que pour la théorisation engagée, avec un peu moins pour la contextualisation comparée.

1 : Epaisseurs existentielles

Epais et émouvants, les entretiens enregistrés parfois des années durant par l’auteure auprès de ses interlocutrices, en plus de l’empathie devraient provoquer de l’indignation ressentie. Au vu d’un paradigme de neutralité académique, aussi excessivement ethnocentrique qu’épistémologiquement équivoque (S : 254), certains insinueront qu’un anthropologue n’a pas à s’engager à ce point pour les uns et contre les autres. Mais un anthropologue ne travaille pas sur son terrain comme un géologue. Là où l’entomologiste observe du dehors le grouillement d’une colonie d’insectes, l’ethnologue participe du dedans à l’existence souvent mouvementée et parfois tourmentée des membres d’une communauté humaine. Quoi qu’il en soit de la gratuité artistique, une information anthropologique qui laisserait indifférent n’aurait guère de sens anthropo-logique. Ce n’est que si l’être substantiellement quelque chose de la métaphysique décidait en général ce qu’il y avait à faire et en particulier le devoir faire moral que l’implication, à l’instar de l’application, s’ajouterait par accident et à l’occasion à un savoir intrinsèquement indépendant de toute compromission concrète. Cette illusion d’optique onto-épistémologique induit l’impression de phénomènes fondamentalement neutres qu’un bon ou mauvais usage colorerait moralement après coup. Par conséquent, il y aurait une magie en soi incolore et inodore ne devenant blanche ou noire que de fait ainsi que des anthropologues qui tiennent à garder leurs mains propres. Or si les « indigènes » ne connaissent que des bons et des mauvais « sorciers » aux noms propres et si les anthropologues prospectifs se reconnaissent comme engagés d’emblée épistémologique et d’office ontologique, c’est parce qu’aucun agir proprement humain n’est innocent (Hermesse et alii : 2011). Il reste que c’est confrontée à des cas limites d’oppression et de violence dont une certaine emprise que l’identité impliquée (S : 239) et l’intentionnalité libératrice (S : 252) du projet anthropologique éclatent au grand jour.

L’anthropologue ne peut qu’épaissir une chose à la fois et plus il le fait plus il a la conviction qu’il s’agit d’un phénomène sui generis et moins il a l’impression de n’avoir eu affaire qu’à un avatar imparfait d’un Archétype quintessentiel. Avant de la contextualiser davantage, il y a tout lieu donc de penser à ce que l’emprise inventoriée par Pascale a de particulier. Les femmes (des hommes il est peu question) qui ont récité leurs vies à l’auteure en long et en large se sont trouvées piégées petit à petit dans des carcans conjugaux, familiaux, professionnels et « thérapeutiques ». A l’instar de la violence faite aux femmes, l’emprise semble ne pas avoir de lieu « propre ». Car les interlocutrices de l’auteur se sont trouvées piégées aussi bien dans des demeures bourgeoises que des quartiers populaires, au sein de cénacles militants comme sur des lieux de travail ordinaires. Au début, les victimes pouvaient avoir l’impression qu’il s’agissait de cages dorées entretenues par des compagnons attentionnés, des patrons bien intentionnés, des thérapeutes désintéressés. Néanmoins à la longue et à l’insu de leur plein gré, elles se sont réveillées privées par des prédateurs despotiques non pas tant de liberté de mouvement que de for intérieur propre. Les interlocutrices de l’auteure font état d’un enlisement graduel et presqu’imperceptible dans une situation d’aliénation totale, d’une intériorisation de rapports avec autrui ou aux choses qui auraient dû les terroriser, d’une complicité inconsciente, inavouée, incompréhensible avec des bourreaux impitoyables bien que parfois pitoyablement de bonne foi.

Le fait que certaines des victimes se culpabilisent et défendent leurs tortionnaires est particulièrement interpellant. On pense au fameux syndrome de Stockholm. En août 1969 Douglas Hyde, le chef du (minuscule) parti communiste anglais qui avait assisté aux procès staliniens m’a dit que pas mal des intellectuels incriminés, croyant à l’infaillibilité du Kremlin, se demandaient où ils s’étaient objectivement trompés. Au cours de mes années de formation scolastique, j’ai connu l’un ou l’autre illustre théologien qui, exilé sinon excommunié par le Vatican, s’était demandé aussi où sa bonne foi subjective avait fait effectivement défaut.

C’est venant après un « paradigm shift » que montés sur leurs épaules, des nains peuvent voir où des géants se sont laissé surprendre. Face aux peuples qui ont cru pendant des siècles que le soleil tournait autour de la terre ou qui continuent à aduler des dictateurs sanguinaires même après leur mort, avec le pharisien des évangiles vous pouvez remercier Dieu ou le Destin de vous avoir fait connaître rien que la Vérité en même temps que la Vie définitivement bonne. Mais avec le pécheur vous pouvez aussi douter que votre vision et valorisation du monde étant les seules en prise avec la Réalité, elles vous donnent le droit d’enlever les poutres qui font que d’autres voient tout de travers. Pour les Hindous, les Occidentaux sont sous l’emprise d’un ignoble régime carné, mais les Vegans trouvent que les végétariens auraient de quoi se dépendre. Qui s’imagine sans emprise qu’il jette la première pierre ! En attendant, nous aurions peut-être tous intérêt à admettre avec le juge Clamence de Camus être coupables d’emprise, quitte à ajouter avec Orwell que certains peuvent l’être plus que d’autres.

Si les cas campés par Pascale interpellent, c’est en partie à cause de la complicité entre bourreaux et victimes. Pourtant il y a plus consciemment kamikaze encore. Pas mal des rois sacrés de l’Afrique savaient que leur règne était provisoire, le régicide était inclus dans le prix de leur sinécure et des hindoues n’ignoraient pas que le sati rendrait leur veuvage de très courte durée. Contre toute attente, le peu de levain de liberté qui leur restait a permis à la plupart des interviewées de l’auteure de convertir des résistances plus ou moins larvées en de véritables renversements de situations liberticides. Ayant réussi à remonter la pente glissante on comprend qu’elles aient éprouvé le sentiment d’exister enfin de nouveau pour elles-mêmes et qu’elles auraient du mal à comprendre que la perte d’existence propre qui fut un Enfer pour elles puisse être un Ciel pour des mystiques panthéistes ou le Nirvana souhaité par des moines bouddhistes ou que sur Terre le souci d’autrui remplace chez certains philanthropes le souci de soi (S: 87).

Qui sort de prison (surtout s’il est persuadé d’avoir été injustement emprisonné), peut être pardonné quand il se sent avoir retrouvé la Liberté tout court et non pas une liberté conditionnelle. En s’émancipant d’une tutelle légitime (et a fortiori d’une mainmise tyrannique) n’a-t-on pas le droit de tirer son plan comme bon il semble ? A l’emprise succède la déprise, point. Comme les contes de fées, les récits rapportés par Pascale, se terminent bien. Ce n’est pas une reproche, il ne manquerait que ça, néanmoins sous l’emprise de l’élégance scripturaire et de l’opulence expressive dont l’auteure fait preuve, en arrivant à la fin de son recueil, le lecteur doit se souvenir qu’il n’a pas eu affaire à une suite de romans feuilletons mais à une série dramatique de récits traumatiques vécus carne y hueso par des actrices bien réelles.

C’est justement le fait d’avoir laissé cette pluralité de mondes singuliers dans l’état au lieu de les rapporter comme autant d’exemplaires élémentaires à une Emprise essentielle qui risque de laisser certains anthropologues académiques sur leur faim théorique, que seule l’extraction des cas concrets de significations substantielles ou structurelles saurait satisfaire. De retour à leurs doctes fauteuils (ou ne les ayant jamais quittés), une fois les travaux de terrain ayant porté leur fruit transculturel, ils perdent leur raison d’être à l’instar des réservoirs d’une fusée une fois le satellite en orbite. L’évènementiel et l’existentiel du matériel monographique auront beau paraître aussi irréversibles qu’irréductibles, en réalité ils sont redevables de constantes transcendantes. Pour Mauss, « l’ethnographie comparée n’aura de valeur qui si elle se fonde sur des comparaisons de faits et non de cultures ». Le Don et pas les dons. L’obligation universelle et univoque de donner, recevoir et rendre explique ce qui a été, est et sera fondamentalement au cœur de toute donation. Une fois dégagé des faits de facto, ce Tout déjà tout fait rend foncièrement redondante toute étude ultérieure du phénomène et fondamentalement inutile la poursuite des enquêtes de terrain en la matière. Comme l’aurait dit Braudel, l’Emprise fait figure et fonctionné comme une lame de fond responsable depuis toujours et en profondeur pour les emprises qui écument en surface. Pour Girard, loin d’être à chaque fois inédits, les différents phénomènes sacrificiels inventoriés par des historiens et des anthropologues surgissent tous « à partir d’un mécanisme originel maintes fois répété, souvent indépendamment, mais en principe toujours le même »2. Avant de jouir au Ciel de la vision béatifique de l’Immuable, sur Terre, du haut de leurs chaires de Vérité, les théoriciens s’adonnent à la contemplation béate des tout Faits transculturels, totalement transcendants à tout contexte culturel, à tout texte édité.

En réduisant des phénomènes comme l’échange3, la violence ou l’emprise à être le fait de personne et donc ayant lieu nulle part, on se piège doublement. En aval descriptif, on tombe dans le travers des folkloristes qui analysaient les coutumes comme autant d’éléments isolés (un fétiche de fécondité, un geste prophylactique) sans les situer dans le processus psycho-dynamique tel que l’ensemble formé par des rites de naissance ou de mariage qui leur donnait tout leur sens. En amont ontologique, l’abstraction synchronique, en plus de rendre le substantiel et le structurel plus réellement réels qu’ils ne le méritent, les range dans le « casier de tous les casiers » réservé par les métaphysiciens du Moyen Age à l’esse, à l’être ut sic et en soi. Or, « en réalité », c’est le fieri, le devenir diachronique qui est primordial et dans un sens qui tend à échapper aux usagers de l’indo-européen. Quand nous disons « l’homme évolue » ou qu’« il pleut » nous avons l’impression que le nom renvoie à une chose (substantielle) qui, comme indiqué accidentellement par le verbe, ne se met en mouvement qu’après coup et accessoirement. Si on voulait épouser de près l’évidence empirique on verrait que les choses ne changent pas puisque le changement même est la seule chose qui existe. En conséquence, nous parlerions (comme certains peuples le font) d’hominisations et de pluviations ayant eu lieu à un moment donné. En dernière analyse, l’emprise n’est pas le produit de personne, sans milieu circonstancié ou moment circonscrit, mais un processus existentiel, parcouru, à sens unique, par des personnes particulières.

Du point de vue donc d’une anthropologie où « the medium is the message » l’auteure a tout à fait raison d’intituler le récit qu’elle met en exergue une expérience « emblématique » plutôt que d’y voir l’exemplification d’une réalité essentielle. Il s’agit de l’histoire d’une chilienne bourgeoise, devenue militante maoïste et qui, exfiltrée avec son nouveau-né par l’ambassade de France à la chute d’Allende, s’est retrouvée exilée en France inféodée au bon vouloir autoritaire et arbitraire d’un mari aveuglé par l’explosion d’une bombe artisanale…

Si la réalité parait parfois surréelle c’est parce que pour finir peu sépare des « faits réels » des « fictions véridiques » (Ricœur : 2000). A cet égard, l’épistémologue exploite ce dont l’étymologie parle. Car aussi bien des faits (de facere « faire ») que des fictions (de fingere « former ») sont des factualisations du potentiel représenté par les données brutes à la disposition sociohistorique de facteurs individuels.

Que fait l’anthropologue sinon faire sens du matériel donné par des interlocuteurs indigènes. Les data auxquelles il a affaire et surtout à faire sont les facta ou faits que son terrain lui a fait connaître et comprendre. Nous reviendrons sur ces deux phases du savoir. Pour le moment il s’agit de bien saisir ce que l’anthropologue doit faire savoir. Le philosophe et le poète figurent par excellence parmi ceux qui ont le droit de dire ce qu’ils pensent à titre personnel. Par contre, si l’anthropologue refait à sa façon ce que d’autres ont déjà fait à leur manière, il n’a pas à faire dire à ses informateurs ce qu’ils n’ont pas du tout dit et encore moins à leur faire dire ce qu’il aurait bien voulu qu’ils disent. S’il tient à invoquer un patron psychologue c’est à Rogers plutôt qu’à Freud que l’anthropologue adresse sa supplique. A l’encontre du psychanalyste qui croit savoir mieux que ses patients où ils veulent et devraient en venir, un anthropologue agit avec ses indigènes en « indirect counsellor ».  A leur usage mais aussi dans l’intérêt de tout le monde, l’anthropologue reprend en plus clair et convaincant ce que ses interlocuteurs lui ont dit de manière relativement inchoative et parfois incohérente. Je n’insinue pas que la plupart du temps la plupart des gens doivent être pardonnés puisqu’ils ne savent pas ce qu’ils disent. Il s’agit tout simplement de justifier le redit anthropologique. Il est rare que les choses vécues disent clairement ce qu’il y a lieu d’en penser et ne pouvant pas être juge et partie on est souvent mieux servi par le regard considéré d’autrui que par son sentiment viscéral. Loin de n’être que des fidèles mais faibles échos des extraits des témoignages enregistrés, les commentaires de l’auteure ciblent et clarifient ce qui était concrètement en jeu et qui reste récurrent dans le genre de situation en cause.

En rentabilisant ainsi de manière raisonnée des récits de vie, loin de les réduire à autant d’illustrations imparfaites d’un idéaltype qui incarnerait une emprise quintessentielle, Pascale traite chacun comme un cas à part entière. Le résidu empirique qui subsiste au saisi du sens singulier ne permet pas de conclure à l’existence d’une Emprise substantiellement structurante. Tout au plus l’emprise fait-elle figure d’un leitmotiv, fonctionnant comme un fil conducteur. En aucune manière ne s’agit-il d’un thème essentiel aux variations accidentelles. Un thème peut naître et être comme un phénomène primordial : soit parce qu’il fut tout simplement premier soit, plus profondément, parce qu’il continue à constituer un réel de référence. Dans ce dernier cas, il peut être dit « par excellence » mais pas « par essence ». Restant aussi foncièrement singulier qu’intrinsèquement intra-culturel, un thème ne saurait pas devenir une constante transculturelle mais tout au plus une généralisation analytique. De toute façon, et c’est ce qui justifie philosophiquement les limites anthropologiques que Pascale s’est fixées, en définitive tout ce qui possède un sens l’a par le fait d’une personne au nom propre. En dehors de la factualisation en cours d’un individu, incarné d’instant en instant dans son corps propre et incorporé en continu dans sa situation sociohistorique, il ne peut rien y avoir de significatif. Des « faits » qui ne seraient le fait de personne et qui auraient lieu nulle part ne sont que des illusions d’optique aussi bien philosophique que phénoménologique.

Des épaisseurs existentielles « connues » ethnographiquement et « comprises » ethnologiquement, avec Heidegger on peut tout au plus tirer un existential (i.e. une catégorie qui permet de regrouper des singularités situées). Ce qu’on ne peut pas faire est de réduire les données à des apparences accidentelles d’un Réel de référence transculturel du genre le Mariage, la Religion ou l’Emprise comme à leur cause essentielle. Pour un académique qui ne cherche pas derrière les singularités sociohistoriques leur identité substantielle ou leur fonction structurelle, notre affirmation paraitra aller de soi. Or cela n’est pas précisément le cas. Car d’un côté n’existent en définitive que des ethnographes et des ethnologues et de l’autre tout existential qu’il soit le regroupement ne peut être qu’un fait intra-culturel. A priori ou dans l’abstrait un « air de famille » peut accréditer l’attribution à des associations de phénomènes des étiquettes tels que « shamanisme » ou « emprise ». Néanmoins, Wittgenstein aurait dû continuer sur sa lancée et reconnaître qu’a posteriori, ou de facto, les critères qui rendent ces rassemblements crédibles ne sont pas dans les choses elles-mêmes mais dans les cultures qui décident ce qui est et ce qui n’est pas ressemblant. « L’air de famille » se fait justement en famille. Les données qui font penser à des esprits occidentaux qu’ils ont affaire à des êtres dotés d’une nature humaine ontologiquement distincte de celle des dieux et des animaux, ont été factualisées tout autrement par des animistes qui traitent toutes choses comme des interlocuteurs individuels. Dans la bibliothèque mentale que Pascale partage avec la plupart de ses collègues occidentaux, figure un rayon où sont rangés les ouvrages traitant de ce qu’il a été convenu de cibler comme ciblant des cas d’emprise. Heureusement l’auteure nous donne l’impression que ce sont les volumes pris individuellement et même les chapitres du sien qui comptent et non pas la planche de portée purement taxinomique ou heuristique qui les soutient.

En effet, l’anthropologue prospectif cherche à faire (re)connaitre et non seulement à aider à comprendre en quoi les autres qu’il a rencontrés ne sont pas lui-même en plus petit et moins performant. Les italiques renvoient à une distinction cruciale entre un « connaître » primordial et un « comprendre » d’un ordre tout à fait second. L’étymologie de cet autre genre – « saisir pour soi » (cum+prehendere) – en dit long du caractère agressivement réducteur de la compréhension par compression conceptuelle ou saisi spéculatif. Avec des relents de griffes et rapaces, l’anglais « to come to grips with » ou l’allemand «ergreiffen » campe plus que le français le vouloir arraisonner par raisonnement ou accaparer par analyse de qui veut comprendre. Par contre, et bien que l’étymologie cum+nasci soit plutôt factice, « qui connaît » « nait avec » des singularités situées, rencontre des réalités à chaque fois sui generis, expérimente de façon irréversible l’existentiel dans tout son irréductible épaisseur évènementielle. Il y a toute la différence au monde entre le vécu de sa première nuit d’amour et le conçu des manuels de sexologie. Ce qu’on finit par comprendre ne saurait jamais rejoindre et encore moins dépasser ce qu’on a connu.

Quand Aristote disait qu’il ne pouvait pas y avoir de savoir si ce n’est que du général, il parlait de la compréhension. Quand Gabriel Marcel dissociait le « mystère » du « problématisé » il ne pensait pas à l’irrationnel émotif et encore moins au provisoirement mystérieux que, selon Changeux (1998), la science finirait par objectiver entièrement. Il pensait au fait que l’existentiel précède l’essentiel, que le singulier prime sur le substantiel. Heidegger ne cessait de répéter qu’un Dasein particulier était tout aussi « sans pourquoi » que cette rose-ci (Schürmann 1982 : 19, 55). En avouant n’avoir rien compris de ce qu’elles avaient connu, les interlocutrices de Pascale renouent avec le haecceitas des nominalistes d’antan : le fait d’être entièrement ceci et aucunement cela et encore moins d’être essentiellement le même. Quand pour finir « ce qui est, est tout simplement ce qu’il est » (id quod est est id quod est), faire reconnaître le concrètement expérimenté passe avant l’effort de communiquer l’essentiel de ce qu’on a compris et qui ne saurait être qu’en gros de quoi généralement il s’agit.

Enervé par l’essentialisme platonicien de ses collègues, un médecin a écrit que « c’est une erreur médicale des plus vulgaires de parler, d’écrire et pour finir de penser que les maladies que nous nommons, ces références générales que nous symbolisons, représentent des réalités singulières dotées effectivement d’existence externe… et pourtant emportés par le jargon des Facultés de médecine des étudiants finissent par croire que ces « entités » existent in rebus Naturae (comme réalités naturelles) y ayant été découvertes de la même manière que Christophe Colomb serait tombé sur l’Amérique » (Crookshank 1956 : 342). Pour les psychanalystes de l’école « narrativiste » qui ont renoncé « à faire de la cure l’application d’une théorie à prétentions explicatives… la cure est une histoire singulière qui ne peut, en elle-même, avoir d’enjeu théorique, parce qu’elle n’a pas pour fin la découverte d’une vérité préexistante mais la production de sens, l’invention par le sujet des mots et des repères qui lui permettent de se dire au lieu de subir » (Stengers 1992 :69). Obéissant à un paradigme praxique qui fait fi de la dichotomie classique entre théorie et pratique, des praticiens savaient qu’ils ont eu affaire à des sidaïques ou à des schizophrènes et non pas à des victimes innocentes d’une Maladie, le Sida ou la Schizophrénie. En quoi les individus mariés ou religieux rencontrés par l’anthropologue seraient-ils moins réels que les institutions du Mariage et de la Religion ? A moins de faire de l’Emprise le pendant profane du Démon qu’on croyait autrefois rôder comme un lion à la recherche de qui dévorer (quaerens quem devorat), la description des parcours des personnes qui se sont senties envoutées par des oppresseurs doit primer sur la réification d’une prétendue Mêmeté phénoménale. Le comble pour l’anthropologue serait qu’après avoir démasqué la facticité des fétiches il tombe à genoux devant ses propres abstractions hypostasiées.

Quand des scientifiques reconnaissent que la notion « essentielle » du neutron escamote l’autobiographie que chaque neutron existant pourrait écrire (Ruyer : 1974), il est plus paradoxal encore de la part d’un anthropologue d’ignorer qu’interagir est interpeller. Seule l’invocation incantatoire d’un mantra paradigmatique peut induire chez l’anthropologue l’illusion d’une expertise sans engagement, d’une approche analytique qui s’abstiendrait de l’activation d’alternatives aux acquis. Pour qui préfère appeler un chat un chat à faire l’autruche, s’il y a une chose qui transparait du travail réalisé par Pascale c’est que l’anthropologie est un apostolat. Faire réciter des vies équivaut non seulement à administrer un sacrement mais évangéliser à fond.

Au bas mot (celui d’Austin), « faire parler quelqu’un » c’est jouer un jeu de langage autrement plus performatif que purement informatif. Il n’y a qu’un esprit occidental pour imaginer qu’on puisse parler pour parler et qu’une parole scientifique ou savante n’engage à rien. Ailleurs (mais aussi chez nous – qu’on pense à la formule qui transsubstantie les éléments eucharistiques) par le fait même (ipso facto) de parler on produit ce dont il est parlé. Mon travail de terrain chez les WaKonongo ayant consisté en grande partie à négocier avec des esprits une solution satisfaisante aux situations de stress qu’ils symbolisaient, j’ai du mal à le distinguer d’une participation thérapeutique à une dynamique de groupe (Singleton :2020).  En échangeant avec celles qu’elle avait encouragées à réciter leurs vies, Pascale les a aidées à redémarrer leurs existences respectives en s’émancipant non pas de l’Emprise mais à chaque fois de la leur.

En effet, au mieux l’interaction interlocutrice libère – et par le fait même sa parole est évangélique. En grec « évangile » (eu+angelion), signifie « bonne nouvelle ». Or, surtout dans notre Global Village, dans le meilleur mais aussi le plus habituel des cas, « exister » équivaut à « évangéliser ». Qui choisit de rester chez lui sous l’emprise des faits que sont ses visions et valorisations du monde témoigne ipso facto du fait qu’il prend son monde pour ce que l’humanité a fait de mieux du moins jusqu’ici.

Certes les « nouvelles » vécues comme bonnes par les uns peuvent paraître mauvaises à d’autres. Hier, des païens ont pu refuser de bonne grâce une offre de salut télescopée avec l’entrée dans l’Eglise de Rome (S.204) comme aujourd’hui ils peuvent rejeter un Développement synonyme de l’occidentalisation de leur monde. C’est d’ailleurs parce qu’il incarnait une mauvaise nouvelle (non pas la Virginité de sa Mère ou l’infaillibilité du Pape mais la fin du désordre établi) que les autorités de son Eglise et de son Etat ont eu raison à leur point de vue de crucifier l’homme de Nazareth. Quel est le Pape ou le Président qui pourraient accueillir de bon cœur un « évangéliste » pour qui leurs allants de soi idéologiques et leurs acquis institutionnels ayant été établis pour leur seul profit, Dieu ou le Destin étaient sur le point de les faire disparaître dans le décor de manière apocalyptique? Le message d’un mutant marginal est rarement sur la longueur d’onde employée par les gestionnaires attitrés du statu quo spirituel et structurel.

Mais peu importe que votre chapelle appartienne à une secte ou une église, qu’elle soit religieuse ou séculière, même sans le savoir ou le vouloir, en ne la quittant pas vous prêchez pour elle. Par conséquent, masochisme à part, un anthropologue qui, au lieu d’être devenu indigène (« gone native ») reprend le cours normal de sa vie « civilisée », signale que la logique et le langage du lieu où il se retrouve lui paraissent du moins pour le moment foncièrement préférables à d’éventuelles alternatives. De théo-logique, la topo-logique devenue anthropo-logique est restée foncièrement aposto-logique. On ne peut pas plus être mentalement et moralement partout à la fois que naître nulle part en particulier. Décodée, cette évidence topologique tout en rendant une localisation assumée automatiquement évangélique, en faisant d’un hors lieu projeté un non-lieu tout court, empêche une bonne nouvelle, de relativement absolue de devenir absolument absolue.

La tentation est grande, en effet, pour une religion ou civilisation qui s’imagine « grande » d’exciper son noyau identitaire de toute coloration culturelle en le prenant pour essentiellement surnaturel ou naturel. De missionnaire catholique devenu coopérant universitaire, je sais de quoi je parle. Là où j’avais été censé non seulement proposer mais imposer si nécessaire ((compelle entrare manu militari Luke 14.23) la seule et unique Révélation religieuse que Dieu avait décrété devoir faire universellement loi et univoquement foi, je devais désormais m’empresser de mondialiser la Rationalité scientifique hors de laquelle le Destin avait décidé qu’il ne pouvait plus y avoir de salut. Ce qui est vrai dans cette proposition est qu’un individu ne pouvant changer que de mission, sa « démission » rime automatiquement avec une « remission »4. Ce qui est faux est qu’ gavage-lavage de cerveaux avec des croyances et comportements subjectifs pour ne pas dire stupides sinon superstitieux puisse succéder la diffusion de philosophies et pratiques du monde absolument objectives. S’il était possible de passer d’une emprise culturelle à une déprise surnaturelle ou naturelle, alors hier les Grands Inquisiteurs, Kramer et Spengler, et aujourd’hui leurs successeurs Sokal et Bricmont, auraient le droit absolu de faire preuve d’une intolérance intransigeante à l’égard des culturellement déviants que sont les mécréants et les imposteurs.

Ne serait-ce que pour éviter cette impasse à sens unique et donc sans issue darwinienne, il faut tenir (absolument !) au pluralisme porteur du tout à la culture. Tout le monde a le droit non seulement de faire figurer et fonctionner comme relativement absolues les valeurs et les visions de sa culture, mais de faire état de ses choix intra-culturels dans l’interculturel. Que l’anthropogénèse finira dans le mur plutôt que métamorphosée, le fait que sa fin n’est annoncée que d’ici trois millions d’année (S : 2000) rend le post-scientifique tout aussi probable que le post-religieux. Qu’à la limite il faille pour un temps se laisser prendre par des substantialisations et structurations du flou du Flux permanent ne veut pas dire qu’il faut espérer pouvoir un jour se déprendre de tout. L’émergence incessante d’inédit qui finit par renverser tout acquis culturel n’est pas destinée à nous verser enfin dans le naturel mais uniquement à nous inculturer ailleurs et autrement.

Ce refus motivé de toute emprise qui se voudrait « catholique » ou définitive constituait l’intentionnalité identitaire du Laboratoire d’Anthropologie Prospective inauguré sur le campus universitaire de Louvain-la-Neuve en l’an 2000. Puisque dans mon esprit il s’agissait non seulement d’activer une anthropologie de la libération mais de libérer l’anthropologie même de son enlisement ethnocentrique, l’épithète « prospectif » n’était qu’un euphémisme pour « évangélique » qui aurait eu du mal à passer la rampe de l’approbation académique. Devenue membre du LAAP après s’y être formée, rien d’étonnant donc à ce que les travaux de Pascale (et non seulement ce livre-ci) en ciblant la déprise des emprises équivoques se lisent comme la reprise anthropologique des œuvres d’une théologie de la libération défunte pour cause de la mort de Dieu déclarée par des théologiens eux-mêmes.

2 : Contextualisations comparées

L’éthologue, le neurophysiologiste, le psychologue et le psy tout court auraient sûrement quelque chose à ajouter sur l’emprise : la proie fascinée à mort par son prédateur, l’impact de l’hypnose, l’expérience de la transe, l’humanité depuis Adam sinon Lucy inféodé sans le savoir jusqu’à l’avènement de Freud et de Jung à l’inconscient sexuel ou à des constantes archétypiques. Mais faute de compétence dans ces domaines, je dois me contenter d’un petit mot ethnographique. A la belle époque de l’encyclopédisme ethnologique, des Frazer, Schmidt et autres van Gennep donnaient l’impression que leurs gros poissons (le Roi sacré, l’Urmonotheismus, le Passage rituel) avaient avalé tout crus les petits. Aujourd’hui, pour éviter que ces derniers ne se noient, les anthropologues les font tourner seuls en rond dans leurs bocaux monographiques. Pour changer de métaphore (vivement primordiale avec Ricœur : 1997), le drapeau olympique permet de comparer des phénomènes particuliers sans les écraser sur un seul et unique étalon prétendument quintessentiel. Même si le premier drapeau existe encore il serait tout aussi un objet singulier que le mètre conservé à Saint-Cloud. Par conséquent, les drapeaux des JO ne sont pas l’actualisation accidentelle d’un Réel de référence substantiellement transcendant, mais répondent à une épure conventionnelle. De la même manière, en l’absence d’une Emprise univoque, les emprises inventoriées empiriquement font figure et fonctionnent comme les anneaux multicolores mais de taille identique d’un drapeau olympique. Bien que formellement égaux, à cause de leurs noyaux identifiés en famille culturellement distinctes, ces champs ne se chevauchent que superficiellement. Au cœur des saisons nous savons où nous sommes, mais moins au début et à la fin.

Les convergences et les divergences entre ces faits d’emprise permettent des clarifications et compréhensions réciproques. Il a déjà été question d’autres vécus et conçus d’emprise que celles étoffées par Pascale. Si j’en ajoute c’est parce la comparaison et la contextualisation permettent de mieux comprendre ce que des cas et leurs champs respectifs ont de spécifique grâce à cet alignement analogique sur le type d’expérience qui les caractérise en gros.

Dans les 700 pages consacrées aux Fonctionnaires de Dieu (1993), Drewermann fait état d’un cléricalisme catholique tout aussi sinon plus dépersonnalisant que les structures macho-patriarcales, sectaires, entrepreneuriales ou délinquantes dénoncées par les rescapées de Pascale. Ceux et celles qui, pour une raison ou une autre, ont réussi à sortir d’un système hiérarchique passé maître dans la sublimation spirituelle du renoncement à soi, étaient souvent si détruits intérieurement (craignant parfois d’avoir compromis le salut de leur âme) et si démunis matériellement (sans emploi, sans sécurité sociale, ne sachant même pas ouvrir un compte en banque) que sans des organisations qui les ont aidés à se reprendre ils auraient pu sombrer pour de bon5.

Ce n’est souvent que du dehors qu’on se rend compte, après coup, à quel point on a pu avoir été mis dedans. Comme l’amiral Sanguinetti, si on veut faire l’amour on ne reste pas à l’armée. Mais cela fait-il des militaires des criminels qui s’ignorent ? En faisant écho au soulagement éprouvé par celles qui avaient échappé à l’emprise tyrannique d’un thérapeute illuminé, Pascale n’a pas tort de questionner le bien-fondé du droit d’ingérence sans appel qu’il exerçait sur le vécu intime non pas de simples gens mais de médecins motivés et d’universitaires engagés. Néanmoins elle me semble avoir encore plus raison de ne pas incriminer l’état d’esprit des personnes du même milieu qui continuaient à se laisser faire par le dirigisme d’un personnage troublant. Car pour finir la déprise pourrait être l’exception et non pas la règle.

En effet, puisqu’en l’absence de fondement naturel ou surnaturel les paradigmes qui président aux convictions et comportements humains relèvent d’un croire intra-culturel, seul le recours (ou son refus) à des raisons de croire (rationes credendi) permet de distinguer entre des fois raisonnables ou aveugles6. C’est pourquoi en règle générale, pour un prophète ou pionnier qui réussissent leur déprise, 99 autres (scientifiques et savants inclus) restent sous l’emprise des allants de soi idéologiques et des acquis institutionnels de leur situation sociohistorique comme si de rien n’était. En matière de contraception, par exemple, la génération actuelle de Catholiques aurait du mal à comprendre comment la précédente s’est laissé faire par un Magistère qui surnaturalisait une philosophie et pratique de la sexualité qui, de l’avis de pas mal de moralistes, n’avaient rien de naturel et tout d’une culture cléricale7. Il y a des raisons de croire que l’emprise des confesseurs d’antan sur la conscience des fidèles (Guerri : 1995) n’était pas moins équivoque que celle exercée par le thérapeute autoproclamé dénoncée par les interlocutrices de Pascale. Il ne faut pas être grand clerc pour soupçonner qu’elles auraient incriminé pour le même motif d’ingérence infantilisante pas mal des directeurs de conscience canonisés par le Vatican.

Il faut lire la lettre hallucinante de St Ignace sur l’obéissance inconditionnelle pour se rendre compte du caractère équivoque de la soumission requise des religieux aux décisions de leurs supérieurs. Le devoir de résister autant qu’un cadavre (perinde ac cadaver) fait penser à l’emprise mortelle des cas limites tels que le régicide africain ou le sati hindou. Ce n’est pas par hasard que conscientisé à la complexité incompressible de la structuration de l’autorité et du pouvoir par mes lectures en anthropologie politique à Oxford, ma toute première publication dans une revue sérieuse (S : 1968) intitulé « Changing patterns of Obedience » questionna le bienfondé évangélique, psychologique et sociologique de l’obéissance aveugle requise des fonctionnaires de Dieu et par ricochet de leurs fidèles.

Certes les chefs de l’Eglise militante n’ont eu que rarement les moyens dont jouissaient les commandants militaires de faire cela. Non seulement honte aux objecteurs de conscience, mais mort aux mutins. Comment ne pas repenser à ce que disait Tennyson des cavaliers obéissant à un ordre qu’ils savaient kamikaze en Crimée: « theirs not to reason why, theirs but to do and die ». Pourtant, si les anarchistes ont raison d’incriminer les effets pervers du pouvoir absolu revendiqué par les préposés des institutions totalitaires de Goffman, ils pourraient avoir tort de récuser la soumission à n’importe quelle autorité convenable (Eraly : 2019). Une emprise éclairée relève-t-elle plus de l’oxymore que l’ethnocentrisme critique ?

C’est dire que si à l’emprise personne n’échappe, le ciblage des emprises est souvent subjectif et sélectif. La distinction entre drogues douces et dures, localisée comme elle est dans la bourgeoisie versus les marginalisés, pourrait être justement plus bourdieusienne qu’objectivement bien fondée. Toutes proportions gardées, le nombre de riches ruinés au casino de Monte Carlo est-il nettement moindre que le nombre de chômeurs qui claquent leurs allocations aux boutiques de paris de leur quartier ? Les accidents de la route dus à une bonne bouteille sont-ils moins mortels que ceux provoqués par du gros rouge ? Il n’est pas sûr que les jeux vidéo asservissent plus des ados que les chaines de TV n’abêtissent leurs parents (Servais : 2020). Les femmes enfin battantes et non plus battues, les faux prophètes démasqués, les patrons mis au pas… qui dépendra le bon peuple de son matraquage par les magnats des média, de son consumérisme pavlovien, de sa fascination infantilisante pour les fantaisies des vedettes et les frasques des « royals » ?

Mais ce n’est pas le seul commun des mortels à être inféodé à l’insu de son plein gré. Entre une emprise qui s’ignore et une emprise qui s’assume il n’y a pas de troisième voie. Or le monde universitaire tend à prendre comme allant absolument de soi des choix idéologiques et institutionnels qui ne peuvent qu’être relatifs. La socialisation praxique pratiquée par la plupart des cultures non-occidentales a été réduite chez nous à une scolarisation intellectuelle. Mais les effets de cet ethnocentrisme étriqué sont moins pervers que l’imposition impérialiste partout dans le monde d’une dichotomie entre sciences naturelles et sciences humaines qui répond à l’opposition exclusivement occidentale entre Nature et Cultures8. En fonction d’une dichotomie entre Nature et Cultures à laquelle il est le seul à souscrire, l’Occident a non seulement scolarisé une socialisation que d’autres cultures axent autour d’une praxis globale, mais opposé de l’inférieur au supérieur les Sciences exactes à des pendants mous. Sous couvert d’une antinomie paradigmatique non seulement nombriliste mais immorale9 entre théorie (fondamentale) et pratique (appliquée), au sein même des « sciences » humaines, Nous (mais pas Eux) avons dissocié les théologiens des philosophes, les sociologues des psychologues, les ethnologues des économistes, les anthropologues des historiens.

Tout serait si simple si coopérer dans l’interculturel c’était libérer l’autre d’une emprise culturelle qui l’empêchait de se retrouver pour l’essentiel dans le naturel ou le surnaturel. Or encore une fois l’étymologie cible ce qui est foncièrement en jeu. Au cœur du terme il y a le phénomène global de l’Opus du Projet sociétal avec ses opera ou projets particuliers. En l’absence d’un Choix de Société qui serait fondamentalement (sur)naturel et aucunement culturel, qui co-opère n’a en principe que trois options : soit de proposer (sinon imposer) son Projet, soit de se rallier au Projet d’autrui, soit d’élaborer ensemble avec ses interlocuteurs un Projet inédit. En pratique, il était inéluctable que dans un premier temps un occidental ne pense qu’à occidentaliser le monde (Latouche : 1989). Dans un second temps, il aurait pu passer avec des non-occidentaux vers un monde aussi postchrétien que postscientifique. Malheureusement, convaincus que leur culture était la première à l’identité intrinsèquement non-culturelle mais absolument (sur)naturelle10, la plupart des missionnaires occidentaux se sont empressés de mettre des non occidentaux sous l’emprise de l’idéologie et des institutions de leur culture d’origine. Comme Jésus, les missionnaires chrétiens auraient pu et dû se contenter de libérer les païens des convictions et comportements qui les aliénaient, mais ils les ont non seulement fait entrer dans l’une ou l’autre de leurs Eglises mais ordonner prêtre ou ministre le meilleur des convertis. Persuadé que sa médecine n’est pas une ethnomédecine parmi d’autre mais La Médecine tout court, le médecin coopérant reproduit en Afrique l’aberration d’une Faculté axée essentiellement sur le seul corps malade et l’implante parfois à des kilomètres des Facultés qui s’occupent des aspects à ses yeux accidentels de la santé tels que le psycho, le socio et l’éco-somatique que le mganga ancestral considérait crucial pour le naître et être bien humain (S : 262). Un anthropologue occidental (y en a-t-il d’autres ?) qui forme des homologues africains chez lui ou sur place s’imagine faire autre chose que les missionnaires catholiques ou médicaux qui créaient autrefois des prêtres indigènes ou des confrères indigènes.

A l’emprise doctrinaire de St Thomas sur les ecclésiastiques expatriés formateurs des clergés indigènes répond celle tout aussi exclusive d’un Durkheim ou d’un Bourdieu sur les anthropologues académiques chargés de l’encadrement de leurs homologues indigènes (S : 1999). A juste titre les anthropologues occidentaux râlent contre l’emprise exponentielle de la « citation index » sur leur chances d’avancement, mais continuent à imposer des critères de crédibilité savante qui privent leurs collègues africains de la reconnaissance à laquelle ils espéraient avoir droit. Pour un Cardinal africain récupéré par la Curie romaine, pour un footballeur sénégalais jouant pour le PSG, pour un intellectuel noir en exil doré au Nord – 99 prêtres, footballeurs et anthropologues indigènes dans l’impossibilité matérielle de jouer sur place le jeu que les Blancs leur ont enseigné. Dès lors, comment ne pas être interpellé par ceux d’entre eux qui ont incriminé l’extraversion ethnocentrique imposée à l’anthropologue africain (Hountodji : 1988) ou qui, énervés par la tutelle inavouée de leurs mentors, ont proposé avec Eboussi Boulaga un moratoire : que pour un temps les Européens laissent les Africains tirer leurs plans comme bon il leur semble et surtout comme ils peuvent.

Enfin l’auteure confirme incidemment le fin fond topologique de l’anthropologie qui veut qu’à chaque lieu soit associé un langage et une logique. Le fait de militer en marge pour la fin d’un monde immonde explique pourquoi les mœurs des extrémistes qu’ils soient religieux ou irréligieux se joignent dans le détail. Le topologue n’est donc pas étonné d’entendre que le financement de vasectomies d’une association ultragauchiste anti-famille (p.44) fait écho à la castration idéalisée par le fondamentalisme manichéen des premiers Chrétiens dégoutés par les salissures sexuelles du mariage même (Brown 2008 : 169).

3 : Interpellations interprétatives

Anecdote à part, le fait que les interlocutrices de Pascale étaient bloquées en ville me fait penser qu’il y aurait lieu (c’est le cas de le dire !) d’associer les degrés d’absence et de présence du phénomène de l’emprise avec les idéaltypes du nomadisme et de la sédentarité. Cultivant sur brûlis et en famille plutôt nucléaire, dès qu’un MuKonongo se sentait visé par des voisins (en particulier par des sorciers), il lui était relativement loisible de s’en aller ailleurs. Cette liberté de mouvement, la possibilité d’échapper à un début d’emprise ressentie, était encore plus à la portée des membres d’une bande pygmée ou d’une commune hippy. Qui se trouve libre de ses moyens matériels (modestes ou conséquents), risque moins que d’autres de finir coincé dans un carcan moral ou mental. D’où une équivalence certaine entre « empowerment » économique et émancipation féminine. Les matriarches que j’ai connues sur les marchés de l’ouest-africain matrilinéaire étaient bien placées pour pouvoir changer de mari autant que de garde-robe! Malgré le mariage virilocal, le fait qu’une épouse konongo dépitée pouvait facilement rentrer chez ses parents diminuait sérieusement l’emprise des maris. Outre la possibilité de s’éloigner physiquement d’une mainmise naissante, d’autres conditions de vie coupaient court chez les Wakonongo au genre d’enlisement initialement inconscient chez les intéressées mais méconnu aussi par leur entourage tel que décrit par Pascale. Sans qu’il s’agisse de la caricaturale « emprise du groupe primitif versus épanouissement personnel », les WaKonongo écrasaient dans l’œuf tout dérapage aussi bien du for intérieur que du foyer privé qui pourrait hypothéquer la survie sociétale. Un homme qui battait trop sa femme, des parents qui allaient imposer à leur fille le mari qu’ils avaient choisi, une vieille qui menaçait d’ensorceler à mort son voisin… non seulement étaient vite connus du grand public mais étaient aussitôt convoqués pour s’expliquer sous l’arbre à palabre ou trouvaient dans la possession le moyen d’échapper à ce qui risquait d’étouffer leur existence. Par contre quand la sédentarité se conjugue par-delà l’individualisme monadique avec le solipsisme tatillon (« ma vie privée ne vous regarde pas »), l’emprise s’installe insidieusement à demeure et passe inaperçue à des proches programmés pour ne pas se mêler des affaires d’autrui.

C’est pourquoi, tout en sympathisant à fond avec le « ouf ! » de soulagement euphorique exprimé par celles qui se sentaient enfin libres d’exister pour elles-mêmes, le philosophe et l’anthropologue se doivent de demander si la déprise peut représenter un nec plus ultra ou si exister c’est passer d’une emprise à une reprise via une déprise liminaire. En règle générale, les rites de passage ne libèrent pas de tout compromis historique mais transforment une prise (telle que celle de l’enfance, du célibat, du sort commun, de la mort) en une autre : d’enfant, de célibataire, de sujet, de senior on se retrouve adulte, marié, chef, ancêtre. Ce n’est que dans la modernité occidentale que l’individu se voit et se veut intrinsèquement indépendant de tout ce qui pourrait compromettre sa liberté personnelle : le refus conjoncturel de solidarité avec le corps médical aux prises avec le covid n’était que la partie émergée d’un iceberg fait entre autres du droit absolu de gérer son corps selon son bon vouloir ou de jouir d’une allocation universelle.

Un MuKonongo ferait remarquer 1 : qu’en absolutisant la gestion individuelle des corps on se prive non seulement de la possibilité d’intervenir contre l’automutilation ou le suicide mais de dissocier l’IVG thérapeutique de l’avortement pour motif sportif (le cas des athlètes russe aux JO de Mexique); et 2 : que si l’empowerment du collectif organique (la famille, l’associatif etc.) est à encourager, persuader une poignée de profiteurs que (divide et impera) il est dans leur intérêt d’allouer le strict minimum vital aux monades massivement restantes compromettrait non seulement le caractère contractuel du social mais hypothéquerait leur rêve d’un consumérisme mondialement croissant.

Si Aristote avait raison de faire de la substance un en soi qui n’est affectée qu’après coup par des accidents (parmi lesquels la relation accessoire avec d’autres essences) ; si Descartes ne s’est pas trompé en disant que seul Dieu pouvait convaincre le soi qu’il n’était pas tout seul ; si Rousseau avait bien vu que l’individu aurait très bien pu survivre sans se farcir un surplus purement contractuel ; si le nombrilisme individualiste d’un Heidegger, d’un Sartre ou d’un Rawls n’était pas un pont trop loin… alors oui, en tant que refus de toute prise, la déprise serait la réponse aussi décisive que définitive à l’emprise.

Par contre, si (et si ce n’est pas le cas il faudrait le prouver) le réel est relationnel, alors d’emblée épistémologique et d’office ontologique, l’Un ne peut ni naître ni être sans l’Autre – non pas seulement « autrui » mais « le monde tout court » ajouterait l’animiste suivi par le Deep Ecologist. Pour l’anthropologue cette allologie portant sur la primordialité phénoménologique du dual (Marion : 1997) se conjugue de fait culturel avec une asymétrie tout aussi fondamentale. « Exister » n’est pas se trouver en électron libre, c’est se retrouver inéluctablement pris (en principe sciemment et pour le mieux) dans un réseau de rapports et d’apports réciproques bien que foncièrement asymétriques. En partant du bas mot où « religiosité » vient de religare « être relié », l’homme est fondamentalement « religieux » – peu importe qu’il l’ait ignoré ou qu’il ait renié le champ que certaines cultures ont clôturé comme religieux en le distinguant de l’économique ou du politique.

De nouveau, si Marx ou Bourdieu ont raison, alors oui toute relation (même la plus sublime ou sublimée comme l’amour (S : 257) serait tout aussi intéressée qu’aliénante. Car en attendant l’utopie de la Déprise Finale, tout rapport humain serait sous l’emprise d’une exploitation éhontée des dominé(e)s par des dominants.

Le problème avec ces élucubrations est que de toute évidence elles s’éloignent trop des épaisseurs empiriques qui en règle générale ne parlent pas de domination subie mais de différences rentables. En effet, la plupart du temps la plupart des rapports constitutifs de l’intra-culturel11 ont été acceptés comme asymétriques non pas faute de mieux mais vécus comme acceptables puisque activant ce qu’il y avait de mieux à faire. Faisons abstraction des rapports para-humains (supra avec le « divin », extra sinon infra avec le non humain) pour ne cibler que l’interhumain – et pour commencer l’intergénérationnel. Etant donné que dans l’Afrique des Villages plus on vieillissait plus grandissait son utilité publique, pendant des millénaires la gérontocratie a représenté non pas l’oppression macho-patriarcale des femmes et des jeunes mais la meilleure solution darwinienne au survivre ensemble (S: 2015). Si j’ai choisi cet exemple c’est que tout en restant foncièrement asymétrique le rapport intergénérationnel ne joue pas indéfiniment en faveur des vieux. Quand le savoir et donc le pouvoir et l’avoir passent du côté de la génération montante (comme c’est le cas chez nous et pas seulement dans des villages du Congo que j’ai étudiés à la fin des années 1980) les seniors ont tout intérêt à se faire une raison de cette inversion intergénérationnelle. N’en déplaise aux féministes qui tendent à confondre la libération (justifiée) de la femme en Occident avec l’imposition universelle d’un Féminin essentiellement Eternel, selon les dires de femmes anthropologues, en amont des cas de domination violente de l’Homme sur la Femme, il y a lieu de parler de différences et de distinctions entre celles qui sont localement tout à fait acceptées puisque acceptables (Alès et Barraud : 2001).

Je serais le premier à dire que quand l’autorité, agréée puisqu’agréable, tourne à l’abus d’un pouvoir usurpé et prédateur, une déprise s’impose. Le tout est non seulement de savoir quand l’emprise devient inacceptable, mais si une société humaine peut exister sans emprise aucune. Déjà dans des sociétés aussi simples et petites qu’une bande pygmée ou une commune hippy aux contraintes verticales quasiment inexistantes, les membres se laissent volontairement faire par des individus compétents ou charismatiques tel qu’un bon chasseur ou conteur. A fortiori dans des sociétés autrement plus complexes aux stratifications spécialisées serait-il irréaliste de résister à l’emprise des professionnels, qu’ils soient plombiers ou policiers, professeurs ou prêtres. C’est dire qu’en sortant du livre de Pascale on se trouve face à la plus primordiale des bifurcations anthropo-logiques : Homo sapiens est-il aequalis ou hierarchicus, idéalement devrais-je pouvoir ne dépendre que des personnes et des choses choisies en fonction de mon intérêt individuel (comme semblent le croire la plupart des Occidentaux de la gauche anarchique à la droite néolibérale en passant le citoyen lambda) ou, au contraire, comme la plupart des peuples non occidentaux le savent, ego ne doit-il pas reconnaitre d’emblée et d’office qu’il ne peut ni naître ni être sans (r)apport asymétrique avec autrui et autre chose que lui-même ? Entre l’égologie du soi tout seul et l’allologie du moi e(s)t l’autre, il faut bien choisir.

L’emprise est morte, que vive la reprise !

Bibliographie

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1 Le numéro qui suit les « S » est celui des textes listés dans https://uclouvain.be/fr/instituts-recherche/iacchos/laap/monographies.html

2 Citations tirés de la page 14 de l’introduction de Caillé, Chanial et Gauthier au n° 55 du MAUSS, 2020, « La violence et le mal : Mauss, Girard et quelques autres ».

3 Pour un Derrida ou un Marion (1997) Mauss serait passé à côté du don gratuit.

4 D’où le titre de mon « dernier » livre (2021) : Tous (dé)missionnaires.

5 Telle que l’association www.hors-les-murs.be créée pour faciliter la réinsertion de prêtres « réduits » (ou « promus » c’est selon !) à l’état laïc dans le monde de tout le monde.

6 Pour une confirmation anthropologue du théorème de Gödel et la théorisation de Kuhn voir Needham : 1972.

7 Pour l’emprise de l’Eglise sur la sexualité outre le livre de Brown (2008) on lira Ranke-Heinemann (1990).

8 Avant Descola (2004) il y a eu Moscovici (1968) et même S.182.

9 Ayons au moins la mauvaise conscience de nos privilèges. La sinécure dont jouit l’aristocratie académique non seulement n’a pas de raison objective d’être mais s’enracine toujours dans cette exploitation éhontée des masses laborieuses qui permettait à l’élite oisive de l’Antiquité d’élucubrer en paix.

10 A cet égard rien de plus occidental que la notion de l’homme à la base non seulement des Droits de l’Homme mais de l’humain ciblé par l’anthropologie académique elle-même (S.169 ; S. 270).

11 Pour mémoire l’intra-culturel est le seul a avoir effectivement lieu. L’interculturel n’ayant lieu que dans un entre deux est littéralement un « no-man’s land ». Quant au transculturel il n’a tout simplement pas lieu – si ce n’est comme un casier de rangement conventionnel.