Roch Yao Gnabeli, Les Mutuelles de développement en Côte d’Ivoire, Idéologie de l’origine et modernisation villa-geoise, Paris, L’Harmattan, 2014, Coll. Anthropologie critique, préface de Laurent Bazin


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Le sous-titre du livre illustre au mieux l’argumentation et la démonstration de l’auteur. C’est plutôt sur l’emploi du terme idéologie que l’on pourrait faire quelques réserves. En effet, le mot a pris, en référence à Max Weber, une telle extension dans son utilisation qu’il finit par perdre une bonne partie de son sens. Rappelons que la manière dont Max Weber l’emploie est très proche de celle de l’inventeur du terme Destutt de Tracy qui l’appliquait aussi bien à la grammaire qu’à la logique. A lire l’ouvrage de Roch Yao Gnabeli, il nous paraît discutable, sous le prétexte que l’origine du village, tout en comportant des éléments historiques, peut rassembler des éléments mythiques et légendaires, de recouvrir le tout du terme idéologie. Mais reconnaissons que le propos du livre se situe ailleurs.

En effet, ce que l’auteur veut démontrer, en prenant l’exemple de trois villages de Côte d’Ivoire, Tanguelan, Godelilié, Bonoua, c’est la manière dont le politique et la politique modernes rencontrent, sur le terrain, d’abord ce qu’on pourrait appeler – mais l’auteur n’en parle guère – les survivances négatives d’une longue colonisation et du colonialisme français, mais surtout ce que les habitants originaires des villages ont pu, voulu, désiré sinon garder, au moins préserver, dans leur mémoire, de leur histoire ante-coloniale et de leur sacré ancestral et mythique avant le christianisme et son enseignement missionnaire.

Il va de soi que l’auteur penche – et on le comprend – plus vers la modernisation des villages ; elle y est souvent urgente, compte tenu de l’état dans lequel la colonisation et le colonialisme les a laissés ; ils ne leur ont pas apporté, semble-t-il, grand chose de la modernité, même si les habitants des villages souhaitaient, au moins en partie, en bénéficier. Passons sur le passé. Notons seulement qu’à lire l’auteur, les originaires des villages tiennent à leur statut d’originaires et le font valoir dans cette entreprise des mutuelles de développement à laquelle ils participent, tout en distinguant entre eux les personnes et les groupes de ces mutuelles de celles et de ceux qui font partie des institutions des villages : chefs coutumiers, sorciers, etc.

Le mot développement, inévitable dans l’argumentation, pose problème, à notre avis, en ce sens que le rassemblement des fonds pour financer, écoles, églises, bâtiments publics, voire habitations semble s’inscrire de soi-même dans une trajectoire de développement économique, social et culturel, comme s’il n’y avait rien eu auparavant qui mérita l’attention des développeurs. Or l’auteur nous dit lui-même que Tanguelan fut en d’autre temps un village prospère, que tel autre village fut le siège d’une royauté locale respectée. Mais, reconnaissons-le là encore, une telle dimension historique ne rentrait pas réellement dans l’objet de recherche choisi. Dans « mutuelles de développement », on serait tenté de mettre des guillemets à développement, non par dévalorisation, mais parce que le terme a été galvaudé en expressions diverses : sous-développement, en voie de développement, développement durable, etc.

Ce qui intéresse dans les propos de l’auteur, ce sont principalement les procédés, les manières de faire par lesquels les villageois parviennent, en se cotisant, en alimentant la trésorerie, à faire exister ces mutuelles et à lutter pour leur donner l’efficacité sociale, économique, culturelle qu‘ils souhaitent. Dans sa préface Laurent Bazin note que le processus qui met en place les mutuelles de développement, processus extrêmement conflictuel, en fait « un lieu stratégique d’ancrage du politique dans l’origine…comme communautés symboliques définissant l’accès à la citoyenneté ; elles sont à la fois les supports et les réceptacles de tensions globales de la société ivoirienne qui, en retour, menacent leur unité et leurs capacités de mobilisation ». S’agit-il de menaces ? Oui, sans doute, à lire l’introduction de l’auteur. Les mutuelles de développement fabriquent l’interface entre le village et les originaires, gérant en partie les tensions liées aux divers enjeux et aux rapports de pouvoir, que ce soit dans l’espace villageois, dans les rapports avec les villages voisins, au sein même des associations et dans les rapports avec l’Etat. L’auteur s’interroge sur les conditions de la réussite ou de l’échec de la participation aux mutuelles. Dès le premier chapitre, il insiste sur son projet : « mettre en évidence les capacités idéologiques (nous dirions tout simplement de réflexion, même si la réflexion comporte, au moins à ses débuts, une part importante d’idéologie au sens de masque et de mystification) et symboliques (nous ajouterions réelles) à réaliser la mobilisation des originaires villageois et citadins, le financement et la modernisation villageoise ».

Dans le deuxième chapitre, Gnabéli explique comment l’Etat avec parti unique fut, un temps, et se consolida comme Etat post-colonial, moteur du développement économique dans less villages, en refoulant et en réprimant à l’occasion les initiatives et les prises de positions des originaires citadins ou villageois. Les cadres, ainsi que les travailleurs citadins, trouvaient leur légitimation dans le champ politique national. D’autant que les inégalités économiques et les disparités sociales s’étaient accrues entre cadres citadins et populations rurales. Il y eut aussi instrumentalisation des associations d’originaires villageois par les cadres citadins renvoyés par l’Etat à leur région d’origine. Ce fut, si l’on peut dire, le temps plein du libéralisme économique, autrement dit de l’idéologie du développement. Mais l’Etat ivoirien ne parvenait pas à un développement économique efficace des villages, c’est-à-dire à créer suffisamment de dispensaires, d’écoles, de maternelles, de moyens concrets tels que des pompes hydrauliques, à augmenter la production agricole, à engager les travaux qui auraient du être faits du temps de la colonisation et du colonisateur.

A partir de 1990 et de l’instauration du multipartisme, ce sont les compétitions politiques entre cadres qui ont pris le dessus,. Les enjeux politiques paralysent parfois les activités des mutuelles. Celle notamment de Benoua a du mal à survivre à ces contradictions et tensions internes.

Le troisième chapitre s’efforce de montrer comment coexistent les membres des associations d’originaires et ceux citadins et villageois. Il en ressort que se dessine une opposition entre aînés – accusés de de n’avoir rien fait sinon continuer à reproduire les formes de la vie locale participant d’un certain archaïsme – et cadets – jeunes générations de cadres originaires qui ont construit les édifices publics, équipé et aménagé les villages. Du point de vue des origines, l’opposition aînés/ cadets est symboliquement équivalente à l’opposition archaïsme/modernité ou sous-développement/développement ou ruralisation/urbanisation. Mais la crainte des jeunes cadres est d’être disqualifiés à la fois par les villageois et par les aînés. Notons, au quatrième chapitre, la tension entre villages pour parvenir au statut de chef-lieu de sous-préfecture. Notons également l’action des ONG internationales et des agences de développement comme acteurs de la modernisation villageoise et urbaine et comme instance de légitimation (idéologique) des cadres originaires.

Le cinquième chapitre aborde les questions de financement des mutuelles. Il s’agit d’homogénéiser la catégorie des dirigeants de la mutuelle et celle des autres originaires des villages. La répartition des cotisations suppose que les membres de la mutuelle trouvent légitime de payer une cotisation égale malgré l’inégalité des revenus. Or, dit l’auteur, un tel rapport à la mutuelle devrait aller de pair avec un imaginaire rendant légitime une telle répartition des cotisations. Ce qui n’a pas été le cas. A été rétablie, au moins dans l’un des villages, la hiérarchie socioprofessionnelle interne au collectif des originaires.

Le sixième chapitre s’intitule « La production matérielle des mutuelles de développement ». Dans un village, elle se borne à des projets que l ‘association des originaires essaie de faire aboutir : installation d’une « radio rurale », création d’un site. reconstruction du circuit touristique, ouverture d’un centre d’hébergement pour les élèves, aménagement des bordures de rue, construction de la quatrième école primaire, création d’une ferme piscicole, construction d’une école maternelle. Dans un autre village, faute de ressources financières, peinent à connaître un début d’exécution l’électrification des édifices publics du village, le préfinancement de l’abonnement des villageois à la consommation domestique d’électricité. Dans un troisième village, l’association a bénéficié de redevances payées par des entreprises agro-industrielles installées dans la région. De très nombreuses réalisations ont ou être faites : aménagement de la ville, lotissement, ouverture et bitumage des rues, construction d’écoles primaires et d’établissements secondaire, etc, toutes réalisations que le colonisateur avait sans doute oublié de faire du temps de la colonisation et du colonialisme.

Le chapitre septième porte sur ce que l’auteur appelle la production idéologique des mutuelles. Cette production, dite par lui idéologique, consiste, chez les cadres originaires du village, à se convaincre qu’une fois arrivés au village, ils ne sont plus des cadres, mais de simples ressortissants du village, socialement égaux aux villageois. Dans un village, les cadres se sont effectivement impliqués aux travaux ouvriers. Dans un autre village, ces travaux ont été exécutés sans la participation des cadres, par des cadets ruraux selon l’importance des classes d’âge et d’appartenance. Dans un village, les inégalités socio-professionnelles ont, dit l’auteur, remplacées symboliquement le sous-équipement du village par une valorisation des titres scolaires et professionnels des cadres. Entre les membres de la mutuelle, il y a effectivement inégalités de statuts sociaux, de revenus, de privilèges dans le village et au sein de l’Etat.

Au huitième chapitre est abordé la production des rapports sociaux. Citons l’auteur ; «  L’image de l’altérité sociale et sa réappropriation par les acteurs (autochtones, allochtones et allogènes) fait apparaître une sorte d’inversion croisée du sens de cette altérité. Les premiers venus sont assimilés à la modernité, mais légitiment cette position par leur ancrage dans la tradition . Les nouveaux venus sont assimilés à la tradition, ce qui leur permet d’appartenir à la modernité économique par leur insertion dans l’économie locale et parfois leur domination dans certaines sphères de l’économie villageoise. Il ajoute que la réussite ou l’échec des associations villageoise sont fortement liés à la manière dont elles interprètent l’histoire du village, de la région ou du groupe ethnocuturel. La modernisation du village suppose également une restructuration des rapports avec les villages voisins.

La production symbolique (neuvième chapitre) associe la modernisation du village à la mise en évidence et à la production des différences sociales et au renforcement des inégalités sociales. Quand un village cherche à se transformer en une ville, ses originaires le projettent dans un espace caractérisé par                 davantage de luttes sociales et d’inégalités.

Le dixième chapitre traite des rapports à l’Etat, des rapports à l’origine et de l’appartenance ethnique. L’auteur insiste sur le tournant de 1990 avec le multipartisme et note que l’accès à la modernité n’est plus défini par opposition à l’appartenance à la tradition, mais est plutôt conditionné par le renforcement de l’appartenance à la tradition, à l’ethnie et à l’origine. Cela induit un réinvestissement de la tradition et de l’origine dans les rapports sociaux internes aux villages.

En conclusion, l’auteur note que les associations d’originaires, dites mutuelles de développement, sont à la fois déterminantes de et déterminées par l’ordre politique villageois. Le rapport à l’Etat se manifeste principalement comme lieu de fabrication des cadres et des appareils politiques. Mais les associations sont perméables aux logiques de structuration et de fonctionnement du système politique national.

Notre conclusion, à la lecture de ce beau livre, est un peu différente. Le renforcement des inégalités sociales et économiques lié notamment à l’urbanisation est effectivement une limite pour le moment difficilement franchissable, compte tenu du statut politique de la Côte d’ivoire parmi les autres nations « en voie de développement ». sous l’égide du néo-libéralisme économique mondial. Mais l’articulation qui, après des décennies de colonialisme puis un temps de régime de parti unique, s’est faite entre l’originaire villageois et la modernisation souhaitée par les habitants des villages , nous semble d’une portée peut-être plus grande que que le pense ou n’ose le dire l’auteur. Nous y voyons l’amorce d’une légitimation sociale et politique (au sens du politique) en train de se faire, avec et malgré toutes les tensions, contradictions, idéologies en présence, mais selon les pouvoirs, les volontés et les désirs des villageois. Seul espoir, actuellement, en Côte d’Ivoire ou, d’une autre manière, ailleurs d’une transformation sociale, économique et politique globale dans le long terme.