Sous la direction d’Alain Caillé, Philippe Chanial, Stéphane Dufoix et Frédéric Vandenberghe, Des sciences sociales à la science sociale, Paris, Le Bord de l’Eau, 2018


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Sous la direction d’Alain Caillé, Philippe Chanial, Stéphane Dufoix et Frédéric Vandenberghe, Des sciences sociales à la science sociale, Paris, Le Bord de l’Eau, 2018

Dans l’esprit de Durkheim, la sociologie se voulait la science sociale, par excellence, c’est-à-dire celle tenant compte de toutes les sciences spécifiques. Elle ne se voulait nullement « le couronnement des sciences sociales » comme l’a dit Lévi-Strauss, mais plutôt la science sociale fédérant les autres sciences de la société, comme la philosophie, l’histoire, l’anthropologie. Les sommaires de L’Année sociologique témoignaient de cette volonté non d’unification mais de rassemblement. C’est ce projet que reprend le MAUSS ou, plus précisément, le convivialisme, en ouvrant la science sociale généraliste à toutes les sociologies et sciences sociales, non seulement de l’Occident, mais du monde entier. Une seule exigence que n’avait pas Durkheim, en un temps où l’économique et l’économie ne prétendaient pas à la prépondérance absolue : que cette science sociale généraliste soit fondée sur des bases non utilitaristes. Pour ma part, je dirai que Adam Smith et Bentham y sont encore supportables, compte tenu de l’ambiguïté de leur utilitarisme, mais non J.B Say et successeurs qui ont dogmatisé l’utilitarisme (sauf Menger et, évidemment, Polanyi).

Anthropologues, économistes, historiens, géographes, philosophes et sociologues se sont réunis à Cerisy la Salle en colloque et c’est leurs contributions à un projet de science sociale généraliste que ce colloque a permis d’ébaucher.

Après une introduction qui est beaucoup plus que cela, une véritable esquisse d’une science sociale généraliste possible, sont passées en revue, dans une première partie, les différentes sciences sociales mises au prisme, si l’on peut dire, de la science sociale. Dans la deuxième partie, la sociologie comme science sociale généraliste se voit passer au crible de questionnements contrastés sur différents thèmes qui en sont, d’une certaine manière, des constituants. En un temps de globalisation du monde et des sciences sociales sous l’égide de l’économie néo-libérale, est-il possible de reprendre le travail des classiques et de développer une science sociale généraliste, une sociologie générale ? Peut-elle être unifiée négativement par l’opposition à la théorie des choix rationnels et positivement par l’attention portée au symbolisme, à l’empathie, aux valeurs et au sens ? Peut-elle s’opposer à la globalisation, en fournissant une théorie alternative et universalisante au néo-libéralisme ? Enfin, pourquoi ces fondements anti-utilitaristes n’ont-ils pas jusqu’ici réussi à se cristalliser ? Pourquoi, en revanche, le modèle économique néo-libéral a-t-il réussi son unification et sa globalisation plus que relatives ? A mon avis, répondre que c’est le simplisme du modèle économique qui lui a donné force me parait insuffisant. On peut faire l’hypothèse que c’est son dogmatisme copié sur des structures religieuses déformées par absence de tout référent qui a permis apparemment de poursuivre un vieux coutumier des sociétés à religion politique, aux dépens d’un renouvellement des épistémologies et des référents de la société moderne nouvelle. Ce qui répond à la première question : seule une certaine maîtrise des complexités théoriques et épistémologiques – bien mises en lumière dans le présent ouvrage – doit permettre de donner à une science sociale universalisable sa véritable portée.

Les trois auteurs présentent les exposés respectifs des contributeurs et contributrices ; puis en reviennent à la question d’une science sociale généraliste. Sociologie ou/et science sociale ? Mauss a déjà répondu : il n’y pas des sciences sociales mais une science des sociétés. Malgré les efforts de Gurvitch (bien oublié) et d’Aron, voire de Bourdieu, il n’y eut ni de science des sociétés, ni, à proprement parler, de science de la société. La reprise en main du projet se heurte à des « difficultés redoutables ». D’abord épistémologiques : l’hégémonie de la science et du paradigme économiques montre qu’il s’agit, pour y échapper, d’imaginer un mode de coordination souple entre disciplines et paradigmes. Autre manière complémentaire de procéder : une navigation interstellaire entre constellations où les astres seraient des auteurs et parce que leurs théories ont en commun la reconnaissance, la communication, le don et le symbolisme. Ensuite des difficultés d’ordre linguistique, culturel et national. Dans quelle langue (l’anglais ?) et dans quel(s) espace(s) culturels de dialogue entre paradigmes, sont susceptibles de s’effectuer des modes de coordination souples entre disciplines ? Certes il faut « déprovincialiser » la sociologie française et passer à l’international. Mais comment définir les contours de cette science sociale unifiée ? Science sociale comme savoir encyclopédique à la française ? Science sociale comme théorie de la société à la manière allemande ? Science sociale comme théorie sociale à la manière anglophone ? Il s’agit de confronter des acquis sociologiques à des revendications provenant de sociologues non-européens. Il y des limites indécises à une science sociale unifiée. On peut reprendre la vieille question en continuant le débat : Quel type d’humanité voulons-nous ? Pour ma part, je pense que nous répondons tous quotidiennement à cette question, que ce soit dans des sociétés à religion politique ou dans la société moderne. L’un des problèmes de la science sociale, en société moderne, est de mieux expliciter la ou les réponses que nous donnons à cette question. Enfin, venons-en aux difficultés institutionnelles, c’est-à-dire, en France, à la mono-disciplinarité. L’idée d’une bi-ou tri-disciplinarité, fort réalisable, est proposée en science sociale. Mais ce sont les jeunes générations qui auront, si elles la souhaitent, à la réaliser.

La première partie interroge, du point de vue d’une science sociale à faire, les principales sciences sociales actuelles. C’est Sahlins qui ouvre le ban avec l’anthropologie. Il fut et il reste l’un des principaux auteurs qui ont débarrassé l’anthropologie de son évolutionnisme et de son économicisme, bien que lui-même demeure, à notre avis, trop attaché à la vision objective des sociétés à ancêtres et à mythes. Par exemple, il écrit dans ce texte de Cerisy qu’il intitule fort judicieusement « Manifeste anthropologique » : « En tant que formes culturelles, les relation sociales humaines sont, elles-mêmes, constituées symboliquement et, à ce titre, de la même réalité que les êtres méta-humain, mais en étant très largement dépendantes de ces derniers ». Et il conclut qu’il y a une hiérarchie entre les êtres humains et les êtres méta-humains, commandant les hiérarchies sociales et politiques humaines. Lui, l’intelligent, le courageux, à vouloir être trop objectif, il loupe – hélas, personne d’autre que lui n’aurait pu mieux le dire – l’hypothèse d’une distinction entre un dispositif qui, pendant des millénaires, a duré, le dispositif sacré-profane, et le nouveau dispositif qu’à partir de la révolution américaine et celle française, un certain nombre de sociétés ont choisi de mettre en œuvre. C‘est le moment où le méta-humain a été refusé dans le nouveau dispositif qui privilégie l’entre nous objectif et subjectif. Ce qui ne renvoie pas aux oubliettes, dans ce nouveau dispositif, les vieilles religions auxquelles beaucoup demeurent liés et qui n’annule pas les sociétés où le premier dispositif continue d’être pensé et pratiqué. Pour ma part, je rejoins, au moins en partie, Sahlins lorsqu’il dit, un peu plus loin :  « C’est l’incroyant qui croit que l’individu croit. La question ne porte pas tant sur ce que les individus  ‘croient’, elle porte sur ce qu’ils savent (souligné par moi)». Pour ma part, je pense que les invariants anthropologiques ou repères limites indéterminés sont, dans le sacré, mis, même intériorisés, hors humain, alors qu’ils sont, dans l’humain et dans l’entre nous, à distance, mais impliqués à nous-mêmes.

Lucien Scubla, tout en constatant que l’anthropologie est en crise, rappelle que Godelier fait la distinction entre le don pour l’échange (donner, recevoir et rendre) et la transmission qui consiste à conserver pour donner. Il note également que des technologies comme le tissage peuvent suggérer des modèles de système de parenté. Enfin, citant Clifford Geertz, il montre comment des rituels comme, par exemple, les combats de coqs à Bali peuvent être une manière de déplacer, dériver la violence entre humains vers des pratiques animalières.

Faute de place (celle-ci aurait dû être réduite à sept pages), je donne principalement les conclusions des auteurs.

La sous-partie économie comporte un article de Robert Boyer sur la théorie de la régulation, d’Olivier Favereau sur l’économie des conventions,et d’André Orléan sur la critique de la conception utilitariste de la valeur. Boyer conclut par une hypothèse générale sur les innovations. Selon lui, c’est de la superposition de divers réseaux que naît la possibilité de faire advenir un nouvel ordre social et économique. Les innovations ne résultent pas seulement du pouvoir d’un groupe dominant dans un espace donné, mais de la convergence (souligné) d’intérêts d’acteurs appartenant à d’autres espaces qui peuvent être minoritaires. Olivier Favereau, à propos de l’économie des conventions, remplace la valeur par la valorisation et y ajoute le pluralisme des identités. Les économistes tendent à passer de la valeur des biens à celle des personnes, les sociologues à passer de la valeur des personnes à celle des biens. Pour Orléan, la valeur, en économie, est ce qui domine les individus et formate leurs jugements Dans les bulles spéculatives, c’est le marché qui commande aux jugements privés. Dans le désir de monnaie, la raison utilitariste ne suffit pas à expliquer la polarisation collective sur un même objet.

En géographie, Christian Gratteloup, qui s’interroge sur la conscience du monde comme question épistémologique fait état du modèle « territoire-société-espace » qui est le sien. Mais il rappelle aussi l’opposition convivial/utilitaire. Le petit utilitaire (qui n’est pas un petit utilitarisme) efface le convivial. La science sociale peut, selon Gratteloup, contribuer à faire du convivial dans l’ensemble de l’humanité.

En histoire, Romain Bertrand pose le problème de l’histoire globale dans son rapport avec les sociologies anti-utilitaristes. Dans sa conclusion, il note qu’il préfère le concept d’histoire-monde(s) repris, au pluriel, du concept d’histoire-monde, au singulier, de Wallerstain, à celui d’histoire globale. Pour lui, l’analyse des mondes sociaux révolus ne doit pas outrager leurs catégories d’histoire et leur historicité. La rencontre de l‘histoire-monde(s) avec les sociologies anti-utilitaristes naît de la nécessité de faire le pari de l’étrangeté.

François Hartog, posant l’idée d’une nouvelle condition historique, voit apparaitre, en conclusion, la prise en compte de ce qu’il y a de simultané dans le non simultané, c’est-à-dire ce qu’il y a nécessairement de simultanéité avec notre présent dans l’histoire. L’historique et l’historicité. La contemporanéité de tout avec tout et de tous avec tous n’est qu’apparente. Belle idée certainement à développer.

En philosophie, Franco Fisetti, confronte philosophie et sciences sociales, pose la question d’un changement de paradigme et conclut son article en montrant l’importance du don. Je retiens de cet article ce passage impossible à commenter ici, toujours faute de place : « Arendt a découvert…dans l’avènement du totalitarisme le tournant le plus important dans l’histoire politique et dans le politique même du XX°siècle : un fait philosophique, autant qu’idéologique et politique, comme l’affaire Heidegger ne cesse de nous le rappeler. Son rapport avec l’histoire de la philosophie est d’une actualité brûlante. La figure archétypale du philosophe est Socrate; lequel va sur la place publique de la polis examiner les opinions courantes et débattre avec ses concitoyens sur la justice, sur l’ordre politique juste, sur la « vie bonne », sur l’hubris, sur la modération de ses propres pulsions, etc. Le soin des autres et du monde, mais aussi le souci de soi-même (le dialogue de soi avec soi-même) sont constitutifs de la pratique philosophique de Socrate comme forme de vie. Donc on pourrait dire qu’elles sont le roc de la pratique philosophique tout court comme le don est, pour Marcel Mauss, le roc de toutes les sociétés. Le don c’est le vrai arché de la philosophie, le secret de sa « sagesse ». C’est un postulat que Mauss énonce clairement ».

Le regretté Marcel Hénaff intitulait son article : Formater, instituer, connaître. Le concept d’intérêt et la crise de la raison instrumentale. Je cite simplement, sans commentaires, (sinon pour dire que, pour moi, en sciences sociales, penser la survie et au-delà de la survie, c’est penser l’espoir) les deux dernières phrases de sa conclusion : « Ni la pression de la survie, si grande soit-elle, ni la demande de sécurité ne seront jamais des arguments autorisant des compromis en vue d’un aménagement de la servitude…S’il faut définir aujourd’hui la tâche des sciences sociales, c’est probablement dans cette perspective qui indique aussi une urgence : penser dans la survie et au-delà de la survie; pour qu’au moins la vie, la simple vie, soit possible et désirable ».  

Elena Pulcini se demande si la philosophie sociale est une sciences sociale anti-utilitariste. Elle rappelle que la modernité avait fondé sa propre légitimité, sur une promesse de bonheur (souligné). L’auteure pense qu’il faut rester fidèle à cette idée, notamment en produisant des utopies, celles que Miguel Abensur appelait de ses vœux, à condition qu’elles soient libérées des aspects idéologiques négatifs que certaines ont porté et portent en elles. Pour cela, dit-elle, il faut revenir au rôle des passions, notamment de cette passion particulière dans laquelle Ernst Bloch avait vu la possibilité même de l’avenir, passion sans laquelle la critique la plus radicale finit par devenir stérile : à savoir l’espoir en un monde meilleur. C’est, ajouterai-je, cet espoir, pour moi inséparable du don : donner de l’espoir, qu’il faudrait aussi analyser en sciences sociales.

La deuxième partie de l’ouvrage s’interroge sur la sociologie comme science sociale généraliste. Jeffrey Alexander ouvre le débat avec la théorie anti-utilitariste de Parsons mise en parallèle avec celle de Durkheim, de Weber et des actuels travaux en sociologie  culturelle. Que conclut-il de cette mise en parallèle ? Jeffrey Alexander et Clifford Geertz sont les fondateurs, sinon les pionniers de la sociologie  culturelle. Ce que Alexander puise dans Parsons et dans le durkheimisme ce sont des éléments pour la sociologie culturelle. Il est conscient que Parsons avait embarqué Durkheim et Weber (bien après leur mort) sous la bannière du fonctionnalisme. Lorsqu’apparurent, succédant à la sociologie parsonienne, les théories du conflit, ce que Parsons avait gardé plus ou moins de l’analyse des significations sociales chez Durkheim et Weber fut abandonné. On parla, en sociologie du conflit, de « l’inutilité de Durkheim » et de « l’instrumentalisme de Weber comme théoricien du pouvoir de l’Etat ». Les significations du social et celles du normatif, prônées par Durkheim et Weber dans l’analyse sociologique, maintenues tant soit peu par Parsons, furent exclues de cette analyse sauf chez Gurvitch. Le nouvel utilitarisme, dans les années soixante-dix du XXe siècle était à son zénith, avec non tant la sociologie empirique que l’empirisme sociologique. Or, dit Alexander fort justement, c’est à ce moment-là que reparurent des courants anti-utilitaristes qui remirent à l’ordre du jour, les significations sociales, l’action interprétative, La « sociologie culturelle » désigne, selon Akexander, rien moins que la sociologie elle-même. C’est Clifford Geertz qui fut le déclencheur de la sociologie culturelle. Il montrait, par des travaux empiriques, comment il était possible de faire de la science sociale « culturelle ». Si le discours de la société civile et de ses institutions jette les bases d’une sphère civile globale, ce discours fonctionne comme une ressource pour la critique immédiate et comme déclencheur d’une demande de justice.

Alain Caillé et Frédéric Vandenberghe défendent, dès le titre de leur article, l’idée d’un retour à la sociologie classique en passant de la sociologie actuelle à la science sociale. Leur idée principale semble être que la sociologie a perdu son lien avec les idées durkheimienne, wébérienne et maussienne d’une science des sociétés. En privilégiant la périphérie, disent-ils, on a oublié le centre. Dans chacune des disciplines qui forment les sciences humaines ou/et sociales, il existe deux versants, un versant spécialisé, fermé sur lui-même et ses propres problèmes disciplinaires et un versant ouvert au dialogue et aux échanges interdisciplinaires. La sociologie contemporaine n’a pas compensé sa tendance à la spécialisation par une tendance à la généralisation. Pour avancer, il nous faut « rebrousser chemin est chercher l’inspiration chez les classiques qui ont pensé la sociologie comme une science sociale générale ». La théorie générale de la science des sociétés – telle que l’avait, au moins en partie, voulue Mauss et Gurvitvh – n’existe pas, comme dénomination, en France.

Philippe Chanial plaide pour une théorie générale du choix relationnel. Une théorie sociale générale comportant une théorie générale des choix relationnels supposerait d’explorer ce qui apparait comme une hiérarchie de choix, enchevêtrée, une transcendance croisée entre deux ordres et dimensions. Elle aurait à s’inspirer du paradigme du don. Les individus ne deviennent sujets qu’en entrant dans une relation de don, au sens maussien du terme, avec les autres humains. Ils y prennent une auto-consistance qui leur permet de conquérir une marge d’autonomie dans le flux incessant des interdépendances dans lesquelles ils sont pris.

Sergio Costa donne des réponses convergentes adressées aux « puristes de la différence », sur le convivialisme, la convivialité, la conviviance. L’approche de la convivialité, qui se fonde sur la réalité construite dans le vivre en commun, réfère à l’interaction entre les êtres humains. L’approche de la conviviance, qui émane de la vie, et le projet convivialiste, envisageant l’interdépendance entre les êtres humains et entre la nature et les hommes, peuvent et veulent comprendre la mixité, la vie avec un autre, en tenant compte des êtres vivants humains et non humains.

François Dubet se demande si on peut se passer de l’idée de société. Le projet moderne de faire société doit être de nouveau posé à travers l’étude des mille manières dont se recompose la vie sociale. Si l’on ne veut pas rester dans une guerre des identités et sous le règne d’un capitalisme que personne ne semble contrôler, il faut reconstruire l’image des sociétés, des recompositions partielles et locales d’une vie sociale suffisamment intégrée pour que les acteurs sociaux puissent maîtriser leur liberté personnelle et leur destin collectif.

Stéphane Dufoix propose quelques éléments pour une théorie sociologique de la globalisation. Sa conclusion générale rejoint la perspective donnée à l’ouvrage. La construction progressive des Global Studies tend à faire disparaître une ambition générale : entre 1980 et 1990, il y a une mise en place progressive d’un « moment global » des sciences sociales autour d’une question de théorie générale qui est celle de la modernité.

Nathalie Heinich se demande ce que l’art fait à la sociologie non utilitariste. Quand on est chercheur anti-utilitariste, on ne peut pas prendre pour soi-même les représentations non utilitaristes des acteurs. L’auteure est passée d’une sociologie explicative à une sociologie compréhensive, en considérant que, utilitaristes ou anti-utilitaristes, les valeurs ne sont plus des réalités à promouvoir mais des représentations à analyser et elle confirme en disant qu’il ne faut pas confondre l’opinion avec le savoir. Pour ma part, je pense, comme le dit l’auteure, que la savoir exige, pour être produit, au niveau de l’analyse des valeurs, une certaine neutralité axiologique. Mais les valeurs ne sont jamais produites sans référence à des invariants anthropologiques ou/et des repères limites qui, en eux-mêmes, sont sans cesse des objets d’analyse : la reconnaissance, le don, la liberté, etc. Or ces invariants, ces repères sont simultanément, comme les valeurs, des réalités vivantes (Arendt) auxquelles, depuis toujours et partout, les êtres humains se réfèrent. Cela n’empêche pas la nécessité constante de leur analyse. Mais le chercheur, la chercheuse, se voulant axiologiquement neutre, risque de louper l’analyse de son propre engagement dans les valeurs ou/et les invariants et/ou les repères. Bien entendu, je ne fais que poser une question qui ne dispense pas de celle posée par l’auteure.

Pour Philippe d’Iribarne, la science sociale est, dans la mesure où elle existe, fondée sur un mythe des sociétés modernes : celui de l’homme nouveau radicalement distinct de celui ou de ceux qui l’ont précédé. C’est ce mythe de l’homme nouveau qui, selon l’auteur, doit et peut être analysé dans une perspective sinon rationnelle, au moins raisonnable, comme dirait Latouche.

Christian Laval s’interroge sur le destin de l’institution dans les sciences sociales. Toute institutionalité sociale doit, selon lui, déborder la rationalité économique. Il n’y a pas de rationalité économique qui ne soit soutenue par un régime normatif dans les institutions. Je serai d’accord avec Laval pour dire que le social et le politique sont nécessairement institutionnalisés en deçà même de la rationalité économique qui, telle qu’elle est pratiquée avec le capitalisme, détruit ou tend à détruire ce que, socialement et politiquement, les êtres humains instituent privativement ou publiquement. Mais je pense que le régime normatif ne suffit pas, ni son analyse, pour connaître l’institution et les degrés d’institutionnalisation nécessaires et légitimes. Il y faut le recours aux invariants anthropologiques ou/et repères limites, eux-mêmes à analyser sans cesse, puisque s’ils ne changent guère de signification, ils changent de sens dans la société moderne, sans pour autant fabriquer l’homme nouveau, sinon dans le fantasme, comme le montre J.PDurand (dans La Fabrique de l’homme nouveau).

Thomas Lindemann confronte conflits armés et théorie de la reconnaissance. Il semble que les théories de la reconnaissance soient des théories de la transition. Pour expliquer les problèmes de sécurité ou de transition entre deux Etats hostiles ou non, il faut comprendre, dit l’auteur, pourquoi un adversaire d’aujourd’hui doit être un adversaire de demain. La réification de l’adversaire comme une « force », où les acteurs sont considérés comme peu capables d’innover ou de réagir, relève du scientisme et non de sciences sociales spécialisées ou de science sociale généraliste .

Contraintes, sanctions, actions et réalité : Danilo Martucelli pose la question de savoir comment la réalité sanctionne effectivement les actions, autrement dit quel est le mode de fonctionnement des contraintes et des limites dans la vie asociale contemporaine. Il répond à la question, en final, en disant que plus devient vive la conscience d’habiter dans des univers pénétrés de textures culturelles diverses, ouvertes à la circulation des signes, plus l’appel à la « réalité »  devient le tribunal ultime auquel nous voulons juger du vrai et du faux. Pourtant, la « réalité » dans la vie sociale n’a pas une sanction immédiate et durable. Ce que les sciences sociales ont à étudier, ce sont les fonctions sociales spécifiques que chaque période ou société octroie à la « réalité ». Je me demande si cette analyse est suffisante. Elle est nécessaire, sans aucun doute. Mais des réalités peuvent être analysées aussi du point de vue de leur signification qui demeure la même dans toutes les sociétés, ce qui n’exclut pas l’analyse philosophique, épistémologique en science sociale généraliste : liberté justice, etc., tout en tenant compte du sens que des périodes et sociétés peuvent leur octroyer.

Anne Rawls, considérant la structure des faits sociaux, revient sur un argument durkheimien oublié. En fait, il faut « dépasser » Durkheim pour comprendre le propos d’Anne Rawls. Les normes dit-elle, sont descriptives et non créatives. Les notions de confiance et de consensus temporaire peuvent être lues comme une reformulation de l’idée durkheimienne : les règles sont récapitulatives dans les sociétés traditionnelles, constitutives dans les sociétés modernes. Récapitulatives, elles peuvent être sanctionnées dans leur transgression, sans compromettre la création des faits sociaux. Constitutives, elles sont utilisées pour créer des choses sociales. La sanction de ces règles est interne (souligné par moi). Si le critère constitutif n’est pas respecté, l’action est vouée à l’échec. L’auteure fait référence à la préface de I893 de Durkheim à De la division du travail social. S’y profile, avec le terme « interne », la distinction-césure entre le dispositif sacré-profane et celui de l’entre nous sans référent extérieur (c’est-à-dire le dispositif de la socialité moderne, sans extériorité politique aux deux sens du terme politique, ce qui n’y exclut pas pour autant le religieux).

Ponts dialogiques et alliances anti-utilitaristes : pour Ilana F. Silber, le don est un élément dynamique et conflictuel de la vie sociale, toujours sujet à la critique et à la suspicion, qui permet la multiplication de ces ponts dialogiques et de ces alliances anti-utilitaristes. La justification est une autre affaire qui relève, selon moi, de la légitimation et de la légitimité juridique et légale, mais aussi de la légitimation et de la légitimité sociale et politique

En conclusion, Michel Wieviorka propose de retourner au sens et de repenser l’universel. La deuxième alternative suppose, selon lui, de renoncer à l’universel abstrait tel que l’a déjà critiqué Marx et d’admettre que l’universalisme des valeurs ne dispense pas des critiques à leur adresser quand elles sont transgressées. Il fait appel à Merleau-Ponty qui voulait en finir avec un universalisme en surplomb, pour lui substituer un universalisme latéral s’appuyant sur l’anthropologie. Wieviorka pense qu’on peut réenchanter l’universel, en allant chercher, à l’échelle de la planète, mais aussi, dans le temps, des modes de pensée différents. En ce qui concerne la modernité, elle serait une, mais les voies de la modernisation sont multiples. Pour autant, désormais chacun de nous, selon l’auteur qui fait référence à Ulrich Beck, est obligé de penser son expérience, son existence et ses problèmes à partir d’une vision mondiale. Enfin, se référant à Balibar, il voit dans l’universalisme l’idée d’émancipation, de demande de droits et de démocratie.

Mais c’est le sens même, philosophique, de l’idée d’universalisation, d’universalité et d’universalisme qui fait aujourd’hui problème. Les pistes suggérées donnent à espérer au moins dans la constitution d’une science sociale généraliste fédérant les sciences sociales et rendant possible une meilleure connaissance des autres et de soi-même.