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Sous la direction de Bernard Castelli, Isabelle Hillenkamp, Bernard Hours, Economie morale, morale de l’économie, Paris, L’Harmattan, 2015
Recension par Louis Moreau de Bellaing
Dès le début du livre, le problème est posé. Il n’y a pas apparemment aujourd’hui de définition possible de la morale et de l’éthique, encore moins lorsque la confrontation est faite entre d’une part morale et éthique, d’autre part économie. Adam Smith pouvait croire que nous apprendrions sur la terre des choses qui sont dans le ciel. Mais la modernité sépare désormais ceux et celles qui font référence à un « ciel » quelconque de ceux et celles qui font référence à eux-mêmes en groupe et individuellement.
Bernard Castelli, Isabelle Hillenkamp et Bernard Hours exposent, dans l’ introduction de ce livre de structure binaire, d’abord des débats théoriques et des expériences de terrain, en recourant à l’analyse dialectique des relations entre l ‘économique et les valeurs en vigueur : ressources morales ou immorales du marché. Ils tentent ensuite de montrer les différentes réponses d’ordre moral telles que la solidarité et la philanthropie qui tentent, au moins pour la solidarité, d’atténuer, sinon de contenir les excès les plus criants de la course capitaliste.
Dans le premier chapitre intitulé « La production des marchandises morales ou les fictions morales de l’économie de marché », Bernard Hours pose notamment le problème des valeurs morales et des normes consécutives qui contribuent à forger « un jugement sur la légitimité de l’activité économique et des conditions dans lesquelles sont produites les richesses ». Le problème ne peut être posé réellement, au niveau de l’économique actuel, en terme de justice et de vérité. « La production collective d’un « régime de vérité » appuyé sur des valeurs morales opératoires est ainsi largement interdite. Sauf erreur, c’est d’ailleurs ce qu’on nomme une révolution et le caractère global du marché le rend particulièrement résistant, sauf crise systémique grave, dont l’hypothèse n’est ni probable, ni totalement utopique ».
Cem Ozatalay traite, dans le deuxième chapitre, principalement de « l’encastrement moral de l’économie dans la Turquie néo-libérale ». Il distingue en final, en ce qui concerne la Turquie, deux groupes différents : celui constitué par des dirigeants de micro-entreprises animés d’un esprit protestant et religieux et souhaitant un Etat fort qui protège les plus faibles. Ils sont à protéger contre ceux qui font partie du deuxième groupe, celui composé de cadres moyens, parfois supérieurs, croyant en la méritocratie et en l’individualisme, se ralliant à une éthique des affaires comportant les notions de bonne gouvernance, de responsabilité sociale des entreprises, de développement durable, etc. De part et d’autre, malgré les différences, l’intégration au monde capitaliste semble en bonne voie.
L’article de J.M. Servet sur les corporations sous l’Ancien Régime se situe dans la sphère économique, sans doute à juste titre. Mais il nous semble que cette économie des corporations était avant tout commerciale. Il s’agissait bien, pour les artisans, de produire et de vendre et, pour les commerçants, d’échanger des produits contre de la monnaie. Fort justement, à notre avis, Servet note que « l’observation des corporations montre que, pour qu’elles puissent assurer leur rôle économique, (au sens substantiel, c’est ce que nous appelons, tout en suivant Polanyi, commerce, LMB) de produire et d’échanger, ilfallait que des cadres non économiques les instituent » (souligné par nous). Les restrictions de la production et la lutte contre les accaparements de denrées ou de marchandises mènent à s’interroger sur « le fonctionnement et l’utilité des corporations et sur la légitimité dont elles ont pu jouir auprès du plus grand nombre ». Mais cette légitimité s’inscrivait dans un dispositif tout autre que le nôtre, dont néanmoins les repères, s’ils ont changé de sens, demeurent les mêmes. Il s’agit bien de donner, recevoir et rendre, de renoncement, de permis/défendu, d’autorité, etc. , Mais, à notre avis, cela se produit dans un « sacré » politique (au sens de la politique) extérieur à l’humain, alors que dans la société moderne, il est politique seulement au sens du politique et intérieur à l’humain. On ne peut oublier que les corporations avaient toutes leurs confréries religieuses.
C’est le sous-titre de l’article de Delphine Pouchain sur le commerce équitable : « Aristotélisme pragmatique versus pratique » qui, selon elle, fait débat. Si nous la comprenons bien, l’auteure se refuse à englober purement et simplement l’économie dans le politique. Elle y voit le risque de refuser une morale et une justice propre à l’économie. Elle oppose un Aristote interprété comme pragmatique à un Aristote pratique qui, dans ses textes, distingue une injustice au sens universel d’une forme d’injustice qui fait partie de la première et porte le même nom. De notre point de vue, l’économie n’en reste pas moins politique (au sens du politique), mais, si l’on suit Delphine Pouchain, l’économie est politique avec un statut particulier qui tient à ses rapports avec la justice, à une justice particulière qui est une partie de la justice. C’est déjà, selon nous s’avancer – et l’on peut relever toute l’importance de cette avancée – au delà de la légitimation et de la légitimité juridiques et légales, vers un nouveau développement du rapport entre social, économique et politique.
« Cause morale des partie, normes globales de genre », l’article de Monique Selim reprend, sous un autre angle, le débat sur morale et économie. Elle n’hésite pas à écrire : « La catégorie de genre véhicule intrinsèquement dans sa cohérence idéologique globalisée, une légitimation de l’économie de marché et du marché comme structure idéelle qu’elle déplace au plan symbolique sur le marché des appartenances de sexe ». « Paradoxalement, ajoute-t-elle, le marché des appartenances de sexe ouvre sur des ruptures morales mutant vers des ruptures politiques dans des sociétés… ». La morale, le débat moral qui se donnent comme norme le marché les récupèrent, mais ne parviennent pas à « canaliser complètement les désirs d’affranchissement des sujets ».
Dans la seconde partie, qui va donner des exemples de rencontres entre économie et morale, – elle s’intitule « Capitalisme, solidarité, philanthropie » -, le premier article, de Isabelle Hillenkamp, étudie l’économie solidaire « comme économie morale » en Amérique du Sud. Il y a, peut-on dire, une économie populaire solidaire latino-américaine, à base de ce qu’on pourrait appeler l’éthique solidariste qui elle-même comporte de multiplies « univers de sens » que, pour notre part, nous appellerions des morales.Par exemple un courant autogestionnaire, ou une charité lîbératrice, non assistantialiste par l’Eglise progressiste catholique, ou le modèle du Vivre bien en Bolivie et en Equateur. Bien entendu ces univers de sens, ces morales supposent des luttes travail/capital dans l’autogestion, ou contre le racisme du capitalisme dans le Vivre bien, ou au niveau des rapports sociaux de sexe dans les organisations de femmes.
Dans cette économie solidaire, dans ces « univers de sens « que nous appelons morales, surgissent des contradictions, des décalages, des divergences entre eux. Des modèles différents de relations hommes/femmes apparaissent entre les groupes de femmes de l’économie populaire en contact avec les normes de femmes indigènes et avec les ONG féministes. Des coopératives de paysans indigènes se voient interpellées par le mouvement autogestionnaire poursuivant la lutte de classes, et par les défenseurs du Vivre bien qui revendiquent leur identité ethnique. Des collecteurs de déchets sont confrontés à une vision radicale de l’autogestion véhiculée par certains mouvements d’usines récupérées. De ces décalages, de ces contradictions surgissent des blocages dans la mise en oeuvre des conceptions et des pratiques de l’économie solidaire tant dans le corporatisme solidaire que dans les réseaux.
Il s’agit, pour l’économie solidaire, de construire un mouvement contre-hégémonique au niveau local, national, supranational, régional. Il suppose des alliances et des compromis entre acteurs. Pour eux-mêmes, l’exploration des contenus normatifs de chaque courant constitue une base indispensable où les intellectuels ont un rôle à jouer, car il s’agit de l’émergence d’un nouveau « sens commun » partagé, avec la solidarité comme principe organisateur de pratiques économiques. C’est ce que nous appellerions une nouvelle légitimation sociale et politique (au sens du politique) pour l’économie. Cette construction s’élabore avec des gouvernements populaires arrivés au pouvoir. Les institutions héritées du néo-libéralisme, les situations décontextualisées de participations populaires et les politiques sociales ont été resignifiées notamment depuis Porto-Alegre en 2001. L’un des critères déterminants de la constitution de l’économie solidaire, ce sont les relais entre Etat et société civile. Les politiques d’économie solidaire peuvent être impulsées par l’Etat de manière volontariste (Venezuela), mais ne trouvent pas nécessairement de réponse dans la société civile. A l’inverse, des mouvements de commercialisation communautaire, d’économie solidaire, de commerce équitable, avec une base paysanne et indigène, ne trouvent pas nécessairement des interlocuteurs près de l’Etat (Bolivie, Equateur).
Le risque de ces politiques est une dénaturation par un usage de l’économie solidaire comme assistantielle et loin d’idéaux d’émancipation, Selon qu’elles se focalisent sur les organisations productrices, sur les territoires et communautés, sur certains secteurs d’activités (par exemple, agriculture, logement), sur les pratiques sociales, la dynamique de l’institutionnalisation de l’économie solidaire varie dans de grandes proportions à travers l’Amérique latine.
Les processus de construction de l’économie solidaire diffèrent selon les pays. Le Venezuela, l’Equateur, la Bolivie expérimentent une refonte radicale de leurs institutions économiques, politiques et sociales lors d’assemblées constituantes ; économie sociale et communale comme instrument de démocratisation du marché et du capital au Venezuela ; économie populaire et solidariste en Equateur ; économie plurielle et organisations économiques communautaires en Bolivie. Le tout avec des limites dans ce domaine économique.
Au Brésil, en revanche, l’espace gagné par l’économie solidaire peut paraître marginal par rapport à des mesures de soutien à la croissance industrielle et agricole avec tutelle et appel d’investisseurs étrangers. Il y a néanmoins, transversalement, au niveau de nombreux ministères, de certains Etats du Brésil et de municipalités, une lente consolidation politique de l’économie solidaire. Au Brésil, en Argentine et au Nicaragua, l’économie solidaire est intégrée dans les politiques sociales. Différents courants d’économie solidaire sont parvenus à se rassembler au sein d’un mouvement en contact avec les pouvoirs publics. La consolidation de l’économie solidaire a soulevé de nouvelles questions : autonomie des organisations, la société civile face aux pouvoirs publics, passage d’une politique de gouvernement liée aux élections à une politique d’Etat pérenne. C’est le cas principalement du Brésil.
On ne peut mieux caractériser actuellement le processus en cours de ce que nous appelons une légitimation sociale et politique nouvelle sur tout un continent. Avec tous les risques que, comme le montre si bien l’auteure, il suppose.
Maria Soledad Cordoba et Valeria Hermandez s’interrogent sur ce qu’elles nomment un peu ironiquement une énigme « solidariste » : les actions de l’agrobusiness sur des populations d’Argentine. Les habitants de Charita – province du Chaco dans le Nord-Est de l’Argentine – vont se trouver en contact avec le dispositif d’action (RAS) mis au point par des acteurs du modèle de l’argobusiness en association avec d’autres acteurs de la vie sociale.
La production de soja n’est pas destinée à la consommation humaine, mais, grâce çà un soja dosé et transformé en aliment, le RAS va le destiner à nourrir les habitants de la province de Charita. Cette transformation l’introduit dans la logique du marché et il figure dans les gondoles du supermarché en tant que nourriture. Le RAS va jouer, dans une nouvelle étape, le rôle de médiateur. Le soja peut être vendu tel quel après sa transformation en aliment, mais il peut aussi devenir farine, huile, etc., donc marchandises diverses. Mais il est aussi donné par le RAS à différentes institutions ; écoles publiques, cantines, etc. Le soja peut également devenir soja-crédit. Le producteur vend à un acheteur une partie de sa récolte de soja. Ce dernier lui fait une reconnaissance de dette. Au moment de l’échéance, le producteur lui demande de verser la somme au RAS. Cela permet au RAS de recueillir de l’argent et d’augmenter ses services auprès de la population.
Même si les distributions de soja devenu aliment puis marchandises diverses sont, pour certaines institutions et pour certains habitants, gratuites, on ne voit pas où est la solidarité. En réalité, comme le disent les auteures, la population est captive, captée par le RAS. Certains habitants sont dupes de ce genre de dons. Mais d’autres le dénoncent et refusent d’entrer dans le circuit. Ils rétablissent le sens du don pour recevoir (cela sans contre-partie) et celui du don pour l’échange hors échange marchand. Il va de soi que les dons du producteur et du RAS restent dans le seul économique. On est ici hors politique (au sens du politique). Les habitants sont coupés des repères communs qui donneraient à leurs droits tout leur sens. Du simple point de vue de la morale et de l’éthique (thèmes du livre), l’opération soja ne répond même pas aux critères idéologiques habituels de l’échange marchand. L’échange et le don, diraient M. Selim et B. Hours, sont transformés ici en profit matériel et symbolique pour l’agrobusiness c’est à dire pour le capitalisme.
Le chapitre sur la Roumanie est le seul consacré à la philanthropie. Il s’intitule d’ailleurs : « La philanthropie en Roumanie ». Des hommes d’affaires s’efforcent de placer « des rivalités politiques et économiques dans le domaine philanthropique ». Il y a tentative d’une légitimation de la position occupée par cette élite d’hommes d’affaires. La philanthropie n’est qu’une activité secondaire dans le domaine économique, qui suppose accumulation des richesses. Institutionnalisée, elle n’est qu’un aspect du statut des « nouveaux riches ». A première vue, dit l’auteur, elle produit une légitimation morale nécessaire au maintien de l’ordre social. Mais l’entreprise de moralité permet aux acteurs : « nouveaux riches », hommes d’affaires, de donner d’eux une image positive, dans la mesure où ils contribuent à façonner le monde social et symbolique. A ce titre,, la philanthropie en Roumanie peut être considérée comme « un dispositif à caractère moral d’extension dus pouvoir oligarchique ».
Les philanthropes roumains achètent les médias et se donnent ainsi les moyens de contrôler leur image publique et les idées que les médias propagent. Ces empires médiatiques, « en touchant un spectre social très large », évitent toute concurrence.
Nous ne revenons pas sur le portait dressé par Antoine Hémeryck de trois philanthropes roumains dont l’un est assez différent des deux autres. Outre leurs dons et leurs achats des médias, ils investissent également dans les partis politiques. Cela leur permet d’influencer directement la politique. En étant parlementaires, ils peuvent bénéficier d’une protection supplémentaire, ce qui a de l’importance pour des acteurs « dont les fortunes sont le fruit de manoeuvres souvent inavouables ». Mais, à long terme, cette protection est fragile, puisque des philanthropes cités ont été condamnés à des peines de prison ferme. En tout état de cause, les privatisations réalisées par l’Etat peuvent se révéler par exemple des affaires lucratives. L’empire économique des affairistes trouve son extension dans des fondations et dans « le domaine particulier qui est celui de la morale, des investissements culturels et de l’animation sociale ».
Ce qu’on a coutume d’appeler le don est, dit l’auteur, dans le cas de la philanthropie capitaliste, un instrument moral, « car la morale est commensurable : elle peut être achetée et vendue comme un simple produit ». Une note de l’auteur fait référence à Bernard Hours et à sa notion de « marchandises morales globales ».
« La richesse, dit l’auteur, et surtout la richesse acquise grâce à des moyens peu ou prou illégaux ne peut être montrée sans risquer d’engendrer une rupture morale et une révolte ». Face par exemple à un philanthrope dont le seul yacht vaut quarante millions d’euros, le salaire minimum en Roumanie s’élève à 190 euros, le salaire moyen à 360 euros et, en 2O11, 22% de la population (presque le quart) vit au dessous du seuil de pauvreté. Ainsi, pour les philanthropes, l’investissement philanthropique s’ « apparente à une sorte de quête de rédemption » . Il fait partie d’un « blanchiment éthique personnalisé ». Les pratiques chrétienne orthodoxes peuvent aussi contribuer à créer un environnement social favorable à la philanthropie.
Ce qui apparaît, en Roumanie, dans la philanthropie, c’est « un phénomène d’imposition de logiques spécifiques à la lutte économique, politique et sociale, qui vise la légitimation morale d’une élite sur l’ensemble d’une population. La philanthropie roumaine permet d’assurer à cette élite une position de domination, avec une idée de justice particulière – celle, selon nous et, semble-t-il, selon l’auteur, de l‘injustice – , avec extension de son imposition idéologique. « La rivalité, la distinction (au sens de Bourdieu), l’ostentation – et nous y ajoutons la toute puissance, et l’illimitation – sont les valeurs morales cardinales des affairistes roumains » ou autres.
« Le blanchiment moral, dit l’auteur, permet la reproduction du capital et des positions sociales de l’élite économique ». La moralisation de l’économie est également un instrument de prise de pouvoir du gouvernement oligarchique. Cette moralisation de l’économie et ces instruments moraux, mobilisant et mettant en mouvement le capital, ne disparaîtront pas avec la mise à l’écart des philanthropes. Ces derniers ne sont que des symptômes (des « figures » dit l’ auteur)d’un mouvement de conversion au capitalisme néo-libéral, mouvement qui dépasse largement la Roumanie.
Bernard Castelli s’interroge sur ce qu’est la « bonne vie », le « bien vivre » en Equateur. Il veut ouvrir et il commence à ouvrir le débat autour de la question de la justice redistributive en économie et dans le champ social ; dilemmes, dit-il, autour du bien-fondé d’une justice redistributive efficace : entre le faisable et le désirable, entre la création de droits et l’imposition d’obligations, entre ce qui est injuste et juste, etc. Mais, à notre avis, analyser l’écart entre le faisable et le désirable dépasse les limites de la amorale et de l’éthique, idéologiques ou non idéologiques, et ouvre déjà à la question du politique. Simple remarque. Castelli s’efforce de demeurer dans les limites mêmes que s’est donné, à juste titre, l’ouvrage.
D’abord, l’auteur note que les ressources mises au service de la morale économique solidariste se voulant fondée notamment sur la justice et la solidarité sociales proviennent de liquidités obtenues par l’extraction du pétrole et de différents minerais. Ces liquidités sont absorbées en partie par les programmes sociaux, mais elles résultent néanmoins de « la traditionnelle spéculation internationale dans le domaine exportateur », autrement dit du marché capitaliste.
Castelli fait ensuite deux remarques essentielles . I/ L’économie morale qui s’est mise en place depuis sept ans en Equateur avec la Révolution citoyenne a certes commencé à redonner dignité et pouvoir aux plus pauvres qui jusque là avaient subi le poids écrasant de gouvernement et de partis corrompus. « La redistribution des rentes comme objectif social de transfert de richesses vers le bas accomplit (une) oeuvre éminemment rédemptrice en termes de légitimité pour le régime ». Mais il s’agit d’une idéologie politique fondée sur les valeurs de solidarité que recèleraient « naturellement » les couches populaires. « Une générosité sociale bâtie sur la prospérité rentière remet aussi à l’ordre du jour l’increvable populisme économique latino-américain dans une version progressiste moralisatrice à laquelle demeure directement associé un clientélisme énergétique redoutable en fonction des cycles d’expansion et de récession du capitalisme ».
Deuxième remarque essentielle de l’auteur : une crise du capitalisme globalisé ou ou une « exigence immédiate de paiement du puissant bailleur de fonds chinois » pourrait restreindre brutalement le volume des flux de redistribution aux couches les plus défavorisées ».
L’auteur note que « sur le fond, la légitimité de la politique solidariste de redistribution favorable aux plus pauvres n’est pas contestable dans la mesure où elle se trouve justifiée par la croissance des inégalités avant même la Révolution citoyenne. en Equateur ». Mais, ajoute-t-il, et c’est là, à notre avis, tout le problème de ce que nous appelons la légitimation et la légitimité sociales et politiques et celui des luttes à mener pour qu’elles soient approximativement réalisées, « la politique redistributive étatique – que nous avons connue, dans une certaine mesure, en Europe et au Etats-Unis, entre 1945 et 1974 – sise au coeur même de l’opulence rentière (en Equateur) n’offre en elle-même aucune alternative susceptible de sortir de la cage de fer (Max Weber) du capitalisme globalisé.
D’où la conclusion de l’auteur qui va, à notre avis, vers l’élargissement de son propos, comme nous l’avons déjà suggéré auparavant sur un autre point (le faisable et le désirable, le juste et l’injuste) : « Manquent encore les demandes non juridiques, effectives, de reconnaissance impliquant le respect et la protection des différences….Introduire quotidiennement de la reconnaissance au sein même de la politique redistributive tout en préservant les libertés fondamentales de l’individu (et du groupe) représente un défi politique » . Les termes soulignés le sont par nous LMB. Défi politique au sens du politique qui est aussi une nécessité et se situe bien au delà des rapports entre morale et économie, de la question de l’économie morale et de celle de la morale de l’économie, défi qui dès maintenant peut contribuer à éviter les morts inutiles.
Dans leur conclusion, les trois coordinateurs et co-auteurs de l’ouvrage notent qu’aujourd’hui l’économie morale c’est grosso modo l’économie solidaire et que la morale de l’économie pose la question de la légitimité de,l’activité économique et de l’accumulation des richesses. Autres questions posées : l’économie de marché peut-elle être morale ? La moralisation du capitalisme est-elle possible ?
Aux deux questions, nous pouvons déjà répondre que, selon nous, 1/ l’économie de marché est possible si elle cesse d’être globalement capitaliste, ce qui actuellement est impossible, mais ne le sera peut-être pas toujours 2/ la moralisation du capitalisme ou, plus précisément, son articulation à un politique approximativement légitime est impossible. Ce serait sa perte et, depuis qu‘il est apparu en Grande Bretagne d’abord, puis en Europe, les capitalistes l’ont su et le savent. C’est bien pourquoi ils luttent contre ceux et celles (groupes et individus) qui s’opposent à leurs desseins pas seulement économiques. En effet, c’est le champ politique au sens du politique qui appelle, autant sinon plus que le champ économique, les aspirations morales. Au moins, peut-on le souhaiter. Sinon les morales et les éthiques n’ont aucun sens (qu’elles concernent ou non l’économique). Ou alors elles prennent, dans les sociétés modernes ou se modernisant, un sens dissimulé théologico-politique totalement idéologisé : bien, mal, faute, etc. Ce livre va plus loin qu’une incitation à la réflexion. Il pose ou va poser très vite la question des choix.