Sous la direction de Catherine Zittoun, Sommes-nous bientraitants avec nos enfants ?, Paris, Doin éditions, 2015, préface de Pierre Rabhi


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Sous la direction de Catherine Zittoun, Sommes-nous  bientraitants  avec nos enfants ?, Paris, Doin éditions, 2015, préface de Pierre Rabhi

Les stéréotypes véhiculés sur l’enfant sont de deux types ; soit  l‘enfant d’autrefois si bien tenu par ses parents en éducation contraignante ou, au pire, maltraité exagérément par eux, soit l’enfant d’aujourd’hui élevé avec compréhension et bienveillance par le couple parental, ou, au pire, gâté, laissé à l’abandon dans les rues, etc. L’ouvrage que présente une équipe d’auteur(e)s s’intéressant aux enfants et aux adolescents fait valoir que la bientraitance vis à vis des enfants n’est pas l’inverse de la maltraitance. Le souci des auteur(e) est d’inscrire l’enfant et son éducation, non tant dans un cadre, mais dans des dimensions  qu’indiquent à notre avis fort bien les titres des parties de l’ouvrage . La première partie pose les questions classiques, la seconde s’interroge sur la protection de l’enfance, la troisième délimite le champ éducatif et la quatrième en vient aux questions sociétales. Un entretien avec un artiste enseignant et sculpteur clôt le livre.

L’originalité de cet ouvrage tient, nous semble-t-il, à ce que les auteur(e)s n’hésitent pas, notamment dans la partie Questions sociétales, à élargir le débat sur la bientraitance à enfants,  en abordant le problème de la culture, celui du réchauffement climatique, et, en conclusion, celui de la poésie.

Dès la préface, Pierre Rabhi, qui est médecin, s’élève, dans le sillage de Serge Latouche et de ceux et celles qui se battent pour ce qu’ils/elles appellent la décroissance, contre la croissance sans limites qui, actuellement, risque de détruire la planète et les humains. Il plaide pour « la solidarité et la puissance de la modération, pour un avenir digne d’une véritable intelligence ». Il n’oublie pas de rappeler que « l’héritage laissé à nos enfants est celui d’une planète exsangüe ». Dans son introduction, Catherine Zittoun, qui est pédopsychiatre, tout en donnant la teneur de chacun des chapitres de l’ouvrage, note, dès le début, que « l’enfant est au centre de toutes les attentions ». Il prend place dans le débat démocratique. Mais il contribue également à la réflexion pouvant mener à  des changements  sur un plan individuel, dans les champs professionnels et sur un plan sociétal.

Au premier chapitre, Catherine Zittoun s’efforce de cerner la notion de bientraitance. Elle montre l’émergence de la notion et son indissociabilité avec celle d’altérité. La bientraitance peut se concevoir comme des échanges et des réponses, dans les interactions de l’environnement proche et élargi, « à ce qui est perçu des besoins et aspirations de l’enfant ».

Delphine Saliou,  infirmière dotée d’un CAPES littéraire,  fait,  dans le deuxième chapitre, fort justement la différence entre l’enfant d’avant dans les sociétés que nous appellerons, pour faire court,, théocratiques, et l’enfant des sociétés démocratiques. Elle pose           aussi avec justesse, à  notre avis, le problème de la limite, des limites, évoquant ces enfants qui poussent à bout les adultes pour en faire des despotes et trouver ainsi leurs propres limites. Nous ne sommes pas d’accord avec elle lorsqu’elle ne voit dans les droits de l’homme qu’une simple production des sociétés libérales (grosso modo la thèse de Marx). Sans tomber dans le droit de l’homisme, nous y voyons, pour notre part, un « minimum éthique », certes à reprendre et à améliorer par tous et toutes, surtout au niveau des droits sociaux de la déclaration des droits de l’homme de l’ONU en 1948. Bien sûr, cela mériterait un débat.

Michaël Rigenbach, psychanalyste, distingue, dans le troisième chapitre, le désir d’enfant qui, à proprement parler, n’existerait pas, du désir d’être parent. Là encore, se pose le problème de la limite, des limites :  maintenir « une place transférentielle suffisamment forte pour qu’enfin quelque chose fasse autorité, quelque chose sur quoi s’appuyer et où la confiance permettra d’accepter la frustration que les parents auraient à s’imposer eux-mêmes », « préserver l’écart nécessaire qui a été gommé avec leurs propres parents ». Pour autant, faut-il en appeler aux générations précédentes ? Peut-être, mais pas trop.

Olivier Douville, psychanalyste et  anthropologue, consacre le quatrième chapitre à un sujet qui lui est familier  : l’adolescence errante et la cité moderne. Nous retenons ici, dans sa conclusion, ces deux indications : « la génération qui vient va tenter de subvertir pour toucher le site des métamorphoses et des passages…, cette fragile lumière qui insiste et défie les abêtissements de l’esprit et les paresses de nos pensées » ; pour les errants, il s’agit de créer des points d’accueil, d’écoute et de repos « où on peut recevoir le minimum,  rythme du sommeil, rythme de l’alimentation, sans avoir nécessairement pour cela à décliner son identité ».

Le cinquième chapitre confronte, avec Benoît Virole, linguiste et psychothérapeute, la bientraitance à la responsabilité. L’exemple clinique est celui d’enfants sourds venus de l’étranger. Une éthique des la responsabilité exige, en ce cas, l’évaluation des chances d’amélioration de l’audition, la construction, lorsque l’amélioration est possible, avec les parents, d’une prise en charge légale en France avec l’accord des autorités sociales du pays d’origine. Dans le cas d’une contre-indication à l’opération, il s’agit d’accompagner psychiquement les parents face à un  refus motivé et de développer une coopération avec le pays d’origine.

Autisme, bientraitance et maltraitance :  MoÏse Assouline, médecin, fait le bilan de ce qu’on pourrait appeler une politique de l’autisme. Nous en retenons ce qu’il dit sur les pièges spécifiques à l’autisme : les exclusions dans les accompagnements, les services qui se désistent et qui sont de plus en plus tentés de le faire, la seule »éducation » substituée à tout ce qui est nécessaire à une personne. L’auteur évite, à notre avis à juste titre, le débat comportementalisme/psychanalyse, en parlant d’expérience psychodynamique, celle pratiquée dans les hôpitaux de jour et qui se révèle bien souvent et positivement comme « une bientraitance multimodale active ».

Nous laissons de côté faute de place  la partie sur la protection de l’enfance, avec le chapitre synthétique de Hervé Hamon, enseignant et magistrat,  contre le néo-libéralisme actuel, celui de Stuart Harrison sur l’intervention bientraitante  et son éthique, celui de l’avocate Catherine Brault  sur le fonction de l’avocat pour enfants face au JE (Juge des enfants) et au JAF (Juge aux Affaires Familiales). A ce niveau, l’idée de confier des divorces aux notaires exigera une protection renforcée des enfants par les avocats et les magistrats. Comme le montre, à notre avis, ce chapitre.

Venons-en au dixième chapitre dans la partie sur le champ éducatif, où Didider Maurel, professeur de Lettres aborde la violence et le penchant à la maltraitance. Les sous-titres de son chapitre parlent d’eux-mêmes : une très lente et difficile évolution, d’où viennent les résistances ?, elles sont conditionnées par  notre passé, individuellement collectivement et culturellement, par  une image négative de l’enfance où pèse le poids des mots,  où l’amour des parents peut aller jusqu’au désamour des enfants ;  comment défaire ces conditionnements ? restaurer l’image de l’enfant que nous avons été, identifier clairement le mal que nous avons subi, connaître les compétences innées des bébés, attachement, empathie, entraide et altruisme, ainsi que le sens de la justice et de la vérité, vivre et « vivre avec », donc s’adapter, maîtriser émotions et langage devant l’agressivité des bébés, renforcer la « civilisation des moeurs ». La preuve par les Justes, qui sert de conclusion au chapitre, est significative. Un fasciste italien avait été nommé, pendant la guerre, attaché d’ambassade en Hongrie.  Il en profita pour sauver un grand nombre de Juifs menacés d’être déportés. Sans doute avait-il eu des parents affectueux, lui inculquant l’altruisme, lui faisant confiance, dont l’éducation était non autoritaire et non répressive. Son fascisme était une croûte superficielle. Il ne se vanta pas de ce qu’il avait fait en Hongrie et fut retrouvé par  hasard en Italie après la guerre. Il figure parmi les Justes.

Pierre Merle, sociologue, analyse, dans le chapitre onze, les dimensions de la maltraitance scolaire. La maltraitance scolaire, dit-il, reste l’expérience singulière d’un sujet. Evaluations, classements, compétitions sont susceptibles de contribuer aux situations de maltraitance scolaire.La notation bienveillante rencontre de grandes résistances. Merle achève son chapitre par cette citation de Montaigne, bien plus belle que « la tête bien faite plutôt que la tête bien pleine » de Rabelais : « L’élève n’est pas un vase qu’on remplit, mais un feu qu’on allume ».

Au chapitre douze, Sophie Bouquet-Rabhi, fille d’agriculteurs, mais aussi fondatrice d’une école s’inspirant des principes de Maria Montessori et d’Alice Miller, veut en faire un espace pédagogique, écologique et intergénérationnel. A la question, Sommes-nous bientraitants avec nos enfants ? , elle répond non. En compensation, nous ne sommes pas assez bienveillants avec nous-mêmes. « Il nous appartient, dit encore l’auteure, de préserver (l’enfant), de laisser émerger enfin la nature humaine (?, LMB), celle de l’enfant comblé par un accompagnement conforme à ses besoins, nourri par des actes véritablement aimants et porté parc la cohérence bienveillante de son entourage ». Cela dit, nous ne doutons pas que, dans le lien de confiance d’elle-même vis-à-vis des enfants, les siens et ceux des autres, et des enfants vis-à-vis d’elle, elle n’impose des limites, ne fut-ce que de sécurité, et que son autorité légitime juridiquement, mais légitimée aussi par la confiance des enfants, lui permette d’exercer un pouvoir sur ces enfants limitatif  du « sans limites » néo-libéral, c’est-à-dire du capitalisme.

Jean Gadrey, économiste, juriste, sociologue, altermondialiste, sut nous faire comprendre, au moment des élections européennes, ce que pourrait être l’Europe politique, tout en ne négligeant pas de rappeler qu’elle était actuellement économique et quasi seulement économique.  Il s’interroge ici, aidée de sa femme, sur le contexte socio-économique de la maltraitance et de la bientraitance aux enfants. Ce qui compte, dit Gadrey, c’est la structure des pouvoirs qui régissent les pratiques économiques (souligné par lui). Il note que les Etats-nations ne saisissent  pas toujours, dans le capitalisme financiarisé, les rapports entre la fiscalité et la loi. Le pouvoir actuel et le pouvoir politique sont atteints par la réduction des coûts qui se fait sentir dans les unités sociales de base. Quand les temporalité font mal aux adultes, quand  ces derniers en rajoutent dans le remplissage frénétique de leur vie, les enfants risquent de « trinquer ». L’incidence des inégalités, de la pauvreté ou du chômage sur la maltraitance des enfants se manifeste  par le fait que, statistiquement, la pauvreté et l’inégalité des revenus augmentent la maltraitance et la négligence envers les enfants. Ce constat vaut aussi pour les pays riches. Selon l’UNICEF, trois cents millions d’enfants sur plus de deux milliards, seraient victimes  d’exploitation et de maltraitance. « Le combat contre la maltraitance passe aussi par une lutte contre les précarisations des conditions d’existence des familles ». Gadrey dit qu’il ne s’agit pas seulement de l’effet du capitalisme, mais parle néanmoins du néo-libéralisme qui fait partie de la « culture capitaliste ». Enfin, Gadrey ne parle pas, à propos de la maltraitance, de la nocivité du naturalisme, notamment de cette croyance – démontrée fausse par N. Bisseret et P. Bourdieu -,en une causalité physique, physiologique d’une intelligence soi-disant innée chez des individus qui aboutirait à des degrés d’intelligence physiquement diversifiés chez les uns et chez les autres. Gadrey achève son chapitre par les cinq axes d’une politique du « prendre soin » : prendre soin des personnes, de leur santé, de leur éducation, culture, bien-être, en favorisant leur activité propre et en réduisant leur vulnérabilité, prendre soin du lien social à préserver et renforcer, des objets et des choses pour les faire durer, les utiliser, les concevoir et les produire, prendre soin de la nature et des biens communs naturels dans toutes les activités humaines,  de la démocratie au delà de la démocratie électorale.

Pierre Marie, médecin et psychanalyste, se pose la question, Sommes-nous bienveillants avec nos enfants ? C’est surtout du nouveau-né qu’il s’agit dans son chapitre. Pierre Marie rappelle que « le bruit de la mise en  route de la fonction respiratoire devient, par l’action (souligné) de l’autre, le signe de l’appel du bébé dont la cause serait sa détresse, alors qu’il n’en est rien : le nouveau-né n’appelle pas, il n’en a pas la capacité. Le nouveau-né ne dispose ni d’un « esprit » ni d’un langage  et n‘accède à un langage, à un esprit que si un autre l’apostrophe en supposant qu’il réponde à l’appel de ce nouveau-né. La mère (ou son substitut) a intérêt (souligné) à s’occuper de l’enfant sous un rapport qui lui est propre et c’est parce qu’elle est concernée par l’enfant que l’enfant apprend son langage » (nous avons supprimé des « son » conformément d’ailleurs à ce qui est dit dans le paragraphe suivant) du texte de l’auteur). Le père, le tiers, n’a que le pouvoir que la mère (ou son substitut) lui octroie , guère plus. Enfin, déclaration finale de Pierre Marie – à laquelle nous souscrivons également -: C’est sur la place publique qu’il faut cesser de dire que le destin inéluctable et prioritaire des femmes serait la maternité. « Il est donné aux femmes d’être mère lorsqu’elles souhaitent faire d’un homme un père ou d’une autre femme un parent en position de tiers, voire se réaliser seule ainsi ». Hors de ce cadre, nous continuons à n’être pas si bientraitants que cela avec les enfants. Devenir bientraitants est  de plus en plus est un travail politique au sens du politique.

Sophie Jehel, sociologue, aborde la difficile question des médias par rapport   aux enfants. Il faut, dit-elle en conclusion, remettre à l’honneur la notion de régulation, de service public, d’intérêt général et ne pas confondre politique d’accompagnement sur le numérique et équipement. Nous ajoutons qu’Internet pourrait devenir l’un des instruments de transmission les plus précieux du politique c’est à dire de ce qui légitime nos vies individuelles et collectives.

Les trois derniers chapitres sur la bientraitance, la culture et la poésie échappent au commentaire. Le premier, de Catherine Zittounn porte  sur la culture,  le second, de Valérie Masson-Delmotte,  sur le réchauffement climatique (comment, en ce domaine, respecter les droits des enfants et leur vulnérabilité ?), le troisième, d’Emmenéel Filliot,  sur la poésie et l’enfance. Ils dépassent infiniment la question de la bientraitance et de la maltraitance à enfants. Ils ouvrent largement l’horizon sur les problèmes qui se posent  à nous tous, à nos enfants et petits-enfants. Il faut les lire et les relire. Chacun et chacune les ressentiront à leur façon.

Un beau livre qui laisse augurer de nouvelles perpectives vers un commun socialemrnt et politiquement   plus  légitime  et  meilleur à vivre.