Sous la direction de Joanny Lelong et de Samuel Rambaud, Deux figures de la psychanalyse : Enrique Pichon-Rivière et Geza Roheim, Villeurbanne, Editions Nouveau Document, 2017


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Sous la direction de Joanny Lelong et de Samuel Rambaud, Deux figures de la psychanalyse : Enrique Pichon-Rivière et Geza Roheim, Villeurbanne, Editions Nouveau Document, 2017

L’ouvrage ici présenté est le premier d’une collection qui s’annonce originale et nouvelle en anthropologie. En effet le souci de ceux -Johanny Lelong et Sarah Rambaud – qui l’ont conçu est d’allier la série des textes d’une part à une iconographie sous formes de photographies et, d’autre part, à deux glossaires donnant les définitions de termes qui renvoient aux article .Ces articles sont consacrés aux deux auteurs-phare dont il est question Le premier est Enrique Pichon-Rivière qui commence à être connu en France comme psychanalyste. Le second est Geza Roheim, l’anthropologue hongrois, disciple de Freud et devenu un classique en anthropologie. La publication est ainsi divisée en deux moitiés et chaque moitié est consacrée à l’un des auteurs. Ces moitiés sont précédées, chacune, dès la couverture, au recto et au verso par le cursus daté de la vie de chaque auteur, Pichon-Rivière d’abord, Geza Roheim ensuite. Les photos sont en couleur, fort belles et variées. La première partie commence par une photo de Pichon-Rivière et par une conversation entre Alice Savoie et Alejandro Lo Celso, intitulée « Incarner le texte « , et qui porte notamment sur Pichon-Rivière. La deuxième partie commence par un texte en français, traduit en anglais, composé d’une suite de récits de rêves nocturnes recueillis dans une société australienne. Dans le premier texte, Alice Savoie pose à Alejandro Do Celso la question de la typographie. Le second rappelle à la première que la typographie n’est pas une question de lettres, mais de texte, parce que la typographie fait partie intégrante du texte. Alice Savoie  évoque Pichon-Rivière et son amitié avec Robert Arlt qui était typographe. Une série de belles photos en couleur ouvre le volume, suivie d’une page de garde où est inscrit « Marche improvisée à quatre jambes » . De nouveau apparait une série de photos, cette fois-là en noir (brun noir), puis en bleu, enfin de nouveau la photo en bleu de Enrique Pichon-Rivière et ls premier texte du recueil : un dialogue entre Luc Vigne et notre amie au Collège International de Psychanalyse et d’Anthropologie, Janine Puget, texte intitulé « Faire avec ce qui excède. Pichon-Rivière vu d’aujourd’hui ». Janine Puget rappelle qu’elle était très jeune lorsqu’elle devint la secrétaire de l’association que Pichon-Rivière venait de créer à Buenos-Aires, qu’en tant que secrétaire elle l’a connu,lui et sa famille, et que c’est par lui qu’elle s’est initiée à la psychanalyse. Elle montre admirablement que la volonté de Pichon-Rivière a été, dès le début, d’articuler la psychanalyse, en tant que thérapeutique et en tant que discipline au social. Mais, à époque, les années 40 du XX° siècle, il eut été impossible de faire officialiser cette articulation. Pichon-Rivière recouvrit donc sa tentative du nom de psychologie sociale (nom qui, en France, désigne une toute autre perspective disciplinaire, celle; à peu près à la même époque, de Jean Stoetzel dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’était pas psychanalyste). Janine Puget qui, par ailleurs, s’intéressait à la politique et au social de son temps, fut témoin des incursions de Pichon-Rivière dans les hôpitaux psychiatriques argentins, pour créer des groupes SCRO, cet acronyme signifiant Schéma Conceptuel Référentiel Opératoire. Il renversait, dit Puget,, les grands piliers psychanalytiques sur lesquels nous nous appuyons. L’intention de Pichon-Rivière était d’introduire le politique, le social et le culturel dans la métapsychologie psychanalytique. Mais il n’a pas pu le faire, car il a été mis à l’écart par la communauté psychanalytique en tant que psychologue social. Comme le fait remarquer Luc Vigne, il a introduit la notion de lien en psychanalyse. Mais c’est Janine Puget, avec Isodoro Bernstein et Julio Moreno, des psychanalystes argentins, qui a développé cette notion de lien. Elle existe en sociologie sous le nom de lien social et désigne la partie affective, subjective du rapport social. Mais Puget explique que, dans le lien, l’autre est considéré comme un alter. Il est dans l’altérité. Il n’est pas l’autre identifié à soi, l’autre en soi dans le monde intérieur du moi. Il n’est pas dans ses liens du côté du semblable, de la relation d’objet qui est celle entre deux et plusieurs sujets. Puget privilégie, dans le second cas, le terme de lien à celui de relation. Il s’agit, dit Puget, d’ introduire une logique hétérologue par rapport à la logique du monde intérieur. Luc Vigne pose alors une question sur la dictature. Puget répond que les militaires argentins de la dictature ont été suffisamment intelligents pour se rendre compte que les groupes analytiques « étaient beaucoup plus dangereux que le patient seul avec son analyste ». Ils se sont rendus compte du potentiel dont dispose le groupe analytique, de cette force dont il dispose pour créer de la pensée, une pensée nouvelle qui se multiplie à son gré. « L’être humain, dit Puget avec une perspicacité remarquable, avec lequel nous devons parler, avec lequel nous devons créer de nouvelles situations dans lesquelles nous pourrons développer une nouvelle pensée ou la curiosité pour le nouveau, l‘inconnu, il disparaît par ce que nous savons au préalable. .La nouvelle technologie est, pour la psychanalyse, un danger ». Lorsque la dictature s’est achevée, ajoute Puget, les psychanalystes ont oublié que, déjà, dans les hôpitaux psychiatriques, des groupes SCRO avaient existé. Ils ont refoulé cette invention de Pichon, parce qu’ils craignaient une pensée nouvelle. Puget dit par ailleurs qu’il faut donner place à ce qui excède sans que ce qui excède soit immédiatement accepté. La définition de l’excès, au moins ce que je sais d’elle, comporte également celle de l’excès légitime. Outre ce qui est à faire avec le manque, c’est de faire avec l’excès, avec ce qui excède, avec ce qui est en excès en soi, et qui x’impose, qui n’a pas d’histoire préalable, qui ne renvoie pas à quelque chose que nous avons perdu, sinon quelque chose qui excède ce que nous avons déjà. Il faut donner une place à ce qui excède sans diminuer la force de ce qui constitue son altérité, son étrangéité. Une chose est la politique de ce qui manque, autre chose la politique de ce qui est excès.. Par exemple, Levinas propose quatre grandes figures paradigmatiques de l’excès : la veuve, l’étranger, l’orphelin et le pauvre. Mais c’est lorsque nous sortons de l’immensité que nous pouvons entrer dans l’altérité. Pichon-Rivière a été un excès pour la psychanalyse. Si je ne peux pas faire avec, ça m’irrite, ça me met en colère. C’est ce qui crée (l’excès de) violence, manière peu symbolique de symboliser l’excès. Je suis toujours censé savoir quoi faire avec ce que l’autre me propose, ce qui n’est pas vrai.

Dans l’article suivant, de S. Bezançonet de C. Bourdin, intitulé « Une trajectoire lumineuse », les,auteurs rappellent que Enrique Pichon-Rivière fonda l’Association argentine de Psychanalyse au début des années 40, et plus tard, l’Association argentine de Psychothérapie de groupes et, avec Marie Langer et Emile Rodrigué, les premiers groupes psychothérapeutiques d’Argentine et d’Uruguay. Devenu médecin psychiatre, les contributions de la psychanalyse, des théories de la communication, de la psychologie sociale et de l’anthropologie constituent pour lui le fondement de sa théorie des groupes opératifs. Emilio Rodrigué, Armnino Bauléa et Fernando Ullo s‘exilent en Europe au moment de la dictature et répandent le pensée du maître. Le concept de lien chez Pichon-Rivière inclut la théorie des relations d’objet de Mélanie Klein, des concepts psychanalytiques de Freud, des idées de Kurt Lewin dans le domaine de la psychologie sociale ainsi que des éléments issus des théories de la communication de l’Ecole de Paolo Alto et de l’anthropologie de Margaret Mead. Il était intéressé par l’oeuvre de Baudelaire, par celle des surréalistes, également par les Chants de Maldoror de Lautréamont (Isidore Ducasse), notamment sur la question de la tristesse, celle de la créativité, de la création chez l’être psychotique. Il tenta de trouver des moyens préventifs en santé mentale pour les populations les plus démunies. Il insiste sur le lien entre art, science et sport. ll inclut les familles des patients dans le processus des soins psychiatriques. Il partait de l’hypothèse qu’un axe commun  régissait toutes les situations groupales institutionnelles : le processus de création, de transformation de la réalité à partir de sa ré-appropriation instrumentale (souligné dans le texte). De nombreux travaux tels ceux de René Kaës s’inspirent des théories de la maladie unique (souligné dans le texte) et de sa référence au noyau de la dépression de base. Les groupes dits de supervision ont été enrichis par le principe du groupe opératif, permettant d’approfondir la question du transfert et du contre-transfert avec la participation des différents membres des groupes psychothérapeutiques. L’idée que la créativité résulte d’un processus par lequel on s’approprie la réalité pour la transformer fut l’axe central des recherches initiées par Pichon.

Des éléments biographiques concernant l’origine et l’enfance de Pichon-RIvière, apparaissent dans le second article de Bezançon et Bourdin qui complète le premier. Il s’intitule : « Ressentir en pensée et penser en action ». Pichon-Rivière est le fils de Alphonse Pichon et de Joséphine de de La Rivière, appartenant l’un et l’autre à la haute bourgeoisie de l’industrie textile du sud de la France. Ses parents émigrent en Argentine, au Chaco, son père créant une entreprise qui cherche à obtenir une matière première textile de base comme le coton. A sept ans, le jeune Enrique découvre un secret de famille : il est le fils unique de Joséphine et d’Alphonse qui, après la mort de sa femme, Elizabeth de la Rivière, dont il avait cinq enfants, épouse sa belle-soeur. Les cinq autres enfants sont les demi-frères et soeurs d’Enrique. Cette découverte fut, chez lui, à l’origine d’un sentiment persistant de tristesse. Ses parents étaient proche du socialisme et amateurs d’art, de littérature et de théâtre.

Mais l’important est aussi que le jeune Enrique, dès l’âge de quatre ans, vécut la cohabitation simultanée de deux cultures, l’une familiale avec des valeurs propres à la civilisation européenne, et l’autre avec les valeurs fondées sur les mythes et l’ancestralité propre à la civilisation guarani. Il se sentit, plus tard, toujours à l’aise sur les frontières interdisciplinaires. Il est marqué, dans sa jeunesse à Buenos-Aires, par sa fréquentation d’individus marginaux hongrois et français. Il vit ensuite dans cette ville, ne la quitte pas pendant la dictature, malgré les menaces qui pèsent sur lui. Il reproche à l’enseignement en psychiatrie qu’il reçoit de porter sur la mort – sur des cadavres – pour faire face aux problèmes de la vie . Il semble qu’il ait lu, à cette époque, des textes de Durkheim et de Karl Marx. Comme psychiatre, il crée la psychiatrie dynamique, la thérapie familiale, les groupes opérationnels ou opératifs, la communauté thérapeutique, avec ses réflexions et ses interventions propres. Son épistémologie convergente (souligné dans le texte) couvre les aspects esthétiques, sociaux politiques, scientifiques et ceux de la vie quotidienne. Son diagnostic tient compte, en psychiatrie, de l’existence ou de l’absence de liens. Le groupe opérationnel est un dispositif privilégié, structure optimale pour accéder à un savoir collectif, un savoir qui se trouve en fait au sein de l’institution, mais que l’on ignore savoir. Il apprend aux infirmiers à conceptualiser leur savoir. Et tandis qu’il remet en question, dans le discours de l’institution, des matériaux hétérogènes, il construit un groupe qui produit des sujets distincts, des acteurs distincts et des relations sociales différentes, tandis qu’il remet en question l’ordre établi, les places assignées, ce qui se dit incontesté. Le SCRO est une tentative de mise en spirale dialectique des différentes déconnections qu‘il se fait du sujet, de la science, de la socialisation, etc. Il promeut une logique, une approche qui structure le groupe opératif ou opérationnel.

Eduardo Mathieu dans son article intitulé « Footballeur profane », montre l’importance que Pichon-Rivière a donné au sport et notamment au football dans sa conception du groupe opérationnel.

Elena Bora Dumont, dans son article « Un long fleuve » insiste sur la caractère subversif de l’oeuvre de Pichon-Rivière. « (Il) est, face à Freud, dit l’auteu,r ce que Marx était face à Hegel, jusque dans sa conduite quotidienne ».

Guénola Sacher aborde le rapport de Pichon-Rivière avec la poésie. Son article s’intitule « Des clés occultes s’entremêlent chez Pichon-Rivière et Lautréamont ». Elle rappelle d’abord la culture marxiste de Pichon, qui donne comme ultime référence à la folie la détermination économique en dernière instance. Mais elle dit que ce choix, tout autant que son application de la psychanalyse au Chants de Maldoror de Lautréamont, dissimule ce que Pichon cherchait, à partir de sa propre subjectivité, du côté du rêve, des mythes, de l’étrangeté. Pichon dit lui-même que le psychiatre et le psychanalystes ne peuvent pas faire abstraction, dans leur travail, de leur propre expérience subjective. Or, chez Pichon, il semble que les Guaraanis de son enfance sont toujours là, chez qui l’art et le mythe se conjuguent. Les interprétations psychanalytiques de Pichon sur les Chants de Maldoror semblent à l’auteur peu crédibles. En revanche, elle le crédite, et j’en suis d’accord avec elle, d’avoir vu que Lautréamont enfermait dans les mots mêmes qu’il emploie, dans la configuration qu’il leur donnait ce qu’elle appelle des clés occultes. Par exemple, bien loin des interprétations hâtives faites sur le nom de Lautréamont que Isidore Ducasse se donne, Pichon, lui, remarque que Lautréamont est né à Montevideo en Uruguay et que Lautréamont veut dire « L’autre mont ». Il est impossible, dit l’auteur, de lire les Chants de Maldoror avec une grille psychanalytique, sans défigurer ce que le poète a voulu dire. C’est du côté de cette subjectivité dans les mots et leur configuration que Pichon retrouve l’une des sources de sa propre pensée.

Julie Bonnet, dans son article s Sur notre continent sud-américain », donne de précieuses indications ur la biographie de Pichon. Il est né à Genève, en Suisse, mais il ne sera jamais reconnu comme suisse, parce qu‘il ne peut prouver le nombre de générations suffisantes, dans sa famille, pour avoir cette nationalité. En revanche, il sera reconnu (ou naturalisé ?) français et s’affirmera toujours comme français. Dès le début de son article, Julie Bonnet dit qu’elle le voit comme un acteur-charnière (souligné dans le texte). Le poème de jeunesse de Pichon qu’elle cite n’induit pas grand chose, à mon avis, de son expérience guarani. La psychologie sociale de Pichon est novatrice. L’auteure cite Kaës disant que « Pichon était toujours prêt à passer à l’action, lorsque l’action allait de pair avec la production intellectuelle ». Et elle ajoute : « Il ne concevait pas la production intellectuelle sans la pratique et sans l’action transformatrice de la réalité ». Elle conclut son article en faisant référence à son titre. Elke cite d’abord une phrase de Gabriel Garcia Marquez ; « L’interprétation de notre réalité par le biais de schémas étrangers ne peut que contribuer à nous rendre plus incompris, dr moins en moins libres, de plus en plus solitaires ».

L’auteure dit d’elle-même que, née en Colombie, c’est à Paris qu’elle a pris conscience qu’elle appartenait à un monde qui n’était pas seulement colombien, mais latino-américain.

De nouveau, Bezançon et Bourdin reviennent à Pichon-Rivière dans leur article « Une lumière conductrice pour le développement de la psychanalyse ». Ils notent d’abord que, dès 1940, Pichon fut un pionnier et un fondateur de la psychanalyse et de l’analyse groupale en Argentine et en Amérique latine. Mais il s’en éloigna et préféra parler de psychologie sociale. La version généralement acceptée de la théorie psychanalytique – la théorie des pulsions – excluait, selon lui, par principe toute dimension culturelle, politique et sociale de la vie mentale. En quoi il se trompait, disent les auteurs, et j’en suis d’accord avec eux. et aussi avec leur assertion disant que ce qu’il faisait était réellement de la psychanalyse. Recourant à l’art et à la poésie, il se battit passionnément, disent les auteurs pour établir une nouvelle conception de la psychiatrie intégrant autant la dimension psychanalytique que la dimension socio-politique. Les structures pathologiques se manifestent dans les trois aires d’expression : la pensée, le corps, le monde externe. Pichon nomme ce concept le principe de pluralité phénoménique. Ainsi, il pouvait regrouper les troubles du processus de la pensée, les manifestations et les maladies somatiques, ainsi que les perturbations de la vie sociale et relationnelle. La pensée et la pratique d’une théorisation de la psychanalyse se construisent nécessairement à partir de sa propre expérience de la maladie et de la guérison, générant ainsi une maladie créative (souligné dans le texte). La première langue de Pichon fut celle de sa famille : le français, la deuxième le guarani, la troisième le castillan qu’il apprit à son entrée à l‘école. Sa première conception du monde fut rationaliste, la seconde lui inspira son amour pour la poésie, sa passion pour le surréalisme et les poèmes de Lautréamont. Ce fut à travers la psychanalyse qu’il put réconcilier ses deux mondes. La psychanalyse, disait Pichon, paraphrasant Marx, n’est pas là pour interpréter le monde, mais pour le transformer (je dirai plutôt, pour contribuer à le transformer). L’interprétation est une forme de relation qui transforme l’être humain, lui apportant les éléments nécessaires pour recréer son monde à travers l’action. Tout cela, associé à sa prise de conscience précoce des dimension culturelle, sociale et politique, le mena à dénoncer la fausse opposition entre ce qui est interne et ce qui est externe, entre l’individu et la société. Cette distinction est une abstraction, un réductionnisme que nous ne pouvons accepter, car la société fait partie de nous. C’est cette omission que Pichon exploita à travers ses deux concepts : celui de lien et celui de groupe interne. Pour Pichon, le groupe est formé de personnes réelles,, à partir de l’internalisation de liens dans une relation dialectique permanente avec le groupe externe. Le concept pichonien de lien correspond à une structuration accomplie qui inclut le sujet, l’objet, leurs perceptions mutuelles, relations et interactions, ainsi que leurs groupes d’appartenance respectifs et l‘intégralité du contexte social, historique culturel, politique et écologique. On peut y ajouter selon moi, économique. Le schéma corporel fait référence à l’organisation complète de la personne dans sa triple dimension corps, pensée et monde externe. L’internalisation incessante entre groupe interne et groupe externes, dialectique en forme de spirale, se fonde sur les processus intra, inter et trans-personnels. Il s’agit d’une conception de l »existence personnelle qui intègre pleinement l’appartenance au monde aussi bien humain que non humain. Se déplacer dans des compartiments cloisonnés revient à refuser de façon anticipée de connaître l’homme,(je dirai l’être humain), ce sujet historique, concret, quotidien avec lequel on essaie d’établir un lien thérapeutique. Pichon proposa de substituer à la notion de pulsion celle de structure de lien, dans laquelle le lien est à entendre comme un proto-apprentissage, comme le véhicule des premières expériences sociales, du projet lui-même corrélativement à une négation du narcissisme primaire. Les psychanalystes actuels, en France, Olivier Douville par exemple, qui semble proche de Lacan, gardent l’idée de pulsions et du pulsionnel comme limite à la connaissance, limite nécessaire, sinon on ne dit rien. C’est un peu le cas de Pichon, sur la dynamique propre au lien, à l’apprentissage et au social en général. A mon humble avis – je ne suis pas psychanalyste, mais sociologue et un peu anthropologue -, il ne s’agit pas tant chez Freud d’une théorie des pulsions que d’un point d’accès, à partir duquel il faut continuer à chercher. L’être humain, disent les auteurs et j’en suis d’accord avec eux, n’est donc en général accessible que dans la mesure où il est capable d’un investissement d’objet libidinaL.

Dans un article intitulé « Intérêt de la pensée associative dans les situations d’apprentissage. L’exemple du gruppo opérativo », Christophe Bittola, s’interrogeant sur l’apprentissage, note qu’apprendre, c‘est entrer dans un domaine, mettre des éléments y appartenant à l’intérieur de soi, transformer une intériorité existante. Pichon appelle  cet existant un schéma référentiel comme ensemble des expériences, des connaissances et des affects avec lesquels l’individu pense et agit. Pour Pichon l’expérience s’incarne dans la praxis. A partir des travaux de Kurt Lewin et de Mélanie Klein, il va préciser la nature des résistances qui s’opposent au désir de changement. Deux peurs en constituent la base : la peur de la perte des structures existantes et celle d’être attaqué dans les structures nouvelles A cet obstacle épistémologique s’oppose le désir de savoir, par exemple ce qu‘il y a dans la tête de l’autre. Face aux apprentissages dogmatiques et aux conduites par trop protocolisées, l’apprentissage consiste à poser les conditions favorables à des processus introjectifs, sans générer des incorporats faits d’automatismes mécaniques ou empruntés

.Dans le groupe opératif, il y a interaction constante entre des dimensions psychosociales ou sociologiques et des dimensions intra-psychiques. Il n’y a rien d’interne qui n’ait une correspondance externe et vice et versa.

Il faut ajouter que le sujet qui parle dans un groupe opératif est le porte-voix (souligné dans le texte) de lui-même et des fantaisies inconscientes du groupe. L’auteur montre comment il a, lui-même et à sa manière, en s’inspirant du dispositif de Pichon-Rivière, fait fonctionner le groupe opératif. Il insiste sur la finalité pédagogique de ce fonctionnement du groupe. L’intérêt du groupe manifeste, en premier lieu, que l’ensemble de liens qui se développent dans un petit groupe régulier va progressivement construire une matrice qui fait office de coopérative psychique (souligné dans le texte ). Ce qui n’est pas pensé par l’un mais qui peut en même temps le toucher est pensé par un ou plusieurs autres. L’autre intérêt du groupe et de son dispositif est que l’impact des connaissances produise ses effets dans l’expérience, s’incarne pour un temps et fasse l’objet, dans un moment à vivre, d’observations et d’analyses. Enfin la création d’un maillage relationnel conscient et inconscient, réseau de liens (souligné dans le texte), dit Pichon, propre à la composition et à l’histoire de chaque groupe, n’est possible que si le dispositif s’appuie en grande partie sur la règle de l’association libre.

L’article de Marie-Pascale Chevance-Bertin tente de montrer que Pichon ne s’est jamais voulu un maître, qu’il fut toujours insouciant d’en être un (c’est l’intitulé du chapitre) « Abandonner l’arrogance et la toute puissance, dit l’auteure, permet de trouver de nouvelles réponses dont les jeunes thérapeutes ont besoin pour continuer à travailler ensemble ».

Alberto Biguer se propose d’étudier les sens pluriels de l’émergence chez Pichon. Ce que les membres du lien disent, pensent, fantasment et éprouvent est désormais déterminé par l’ensemble intersubjectif que le lien établit. Je me borne ici à donner les trois conditions que l’auteur assigne à l’émergence ou l’émergent : il est une formation de l’inconscient, le résultat d’un travail psychique tel le lapsus, l’acte manqué, il est une formation de compromis. Mais, dans le travail analytique sur l’émergent, Pichon-Rivière ne parle ni de transfert, ni de contre-transfert. La rencontre analyste/patient est elle-même un émergent ou une émergence. Les formations de comprom is ne parviennent pas toujours à recouvrir. les deux pôles du conflit (amour/haine). L’un des pôles peut se manifester plus que l’autre. La formation de compromis est le tentative de calmer, de distiller des résidus inconscients encore actifs. Mais du compromis on peut passer aux compromissions perverses auxquelles peuvent se livrer les sujets du lien pour éviter. certains thèmes, pour alimenter la défense de leur narcissisme, pour entériner les tromperies.

Pichon-Rivière s’inscrit dans la ligne freudienne des formations de l’inconscient, mais il y ajoute l’universalité du lien, de son champ psychique et les mouvements dialectiques qui dévoilent les virtualités du changement.

Cette première partie de l’ouvrage, consacrée à Pichon-Rivière s’achève par un beau poème qui lui est dédié par Vicente Zito Lema.

La seconde partie commence par des photos de jambes (photos de couleur bleue) et par celle d’une jeune femme (en couleurs). Elle est consacrée à l’anthropologue-psychanalyste Geza Roheim. L’ article,de Patrick Fermi, « Une vie dans l’histoire », donne les principales étapes de la vie de Roheim: son enfance dans une riche famille hongroise, ses première lectures dont le Dernier des Mohicans qui l’orientera plus tard vers l’anthropologue, son intérêt dan sa jeunesse pour le folk-lore hongrois auquel il consacre ses premières oeuvres. Il fait des études en géographie. une analyse avec Sandor Ferenczi, une deuxième analyse avec un autre psychanalyste hongrois. Il participe aux évènements politiques en Hongrie après la guerre de 14, puis fait un long séjour près des Aborigènes australiens et des Trobriandais (lors de son voyage à l’île Normanby dans l’archipel d’Entrecasteaux en Polynésie). Son voyage est financé par Marie Bonaparte amie de Freud. Il veut vérifier, contre Malibnowski qui la conteste, l’universalité du complexe d’Oedipe. Les menaces qui pèsent sur lui en Hongrie parce qu’il est juif l’obligent à s’exiler avec sa femme, en 1938, aux Etats-Unis où il exerce son métier de psychanalyste à New-York et où il meurt en 1953, peu après la mort de sa femme. L’auteur insiste sur le fait qu’il était la fois gros mangeur et bon buveur. C’est la psychanalyse, avec l’importance qu’elle donne à la vie pulsionnelle, qui a écarté Roheim de l‘étude du folk-lore et l’a peu à peu poussé vers l’anthropologie.

Dans l’article de Roger Dadoun, grand connaisseur de la pensée de Roheim, article intitulé « L’unité de l’homme, Une perspective d’anthropologie psychanalytique », l’auteur relève une remarque de Freud datant de 1897. Il dit : « Les histoires de diable, le vocabulaire des jurons, le chansons et les coutumes des nurseries, tout cela acquiert une signification à mes yeux »». Ecrivant plus tard Totem et Tabou, il dit « qu’il n’a jamais travaillé à rien avec autant de conviction et de joie ».

Comment expliquer la position de Roheim par rapport à la psychanalyse ? Je cite, sur ce point, longuement l’auteur : « L’auto-analyse de Freud (est) du domaine de la subjectivité et de l’intersubjectivité, même chose. Il convient de la doubler d’une reconnaissance extensive, d’une investigation externe qui fasse apparaître les innombrables figures humaines dont la multiplicité convergerait ou non vers la notion d’unité. C’est à cette tâche que s’est voué avec passion Geza Roheim. Le livre Psychanalyse et Anthropologie constitue l’une des pièces capitales de l’édifice freudien ».

Lors de son séjour à l’ile Normanby, Roheim réfute l’assertion de Malinowski selon laquelle les habitants de cette île, proche de Trobriand, n’ont pas de complexe d’Oedipe et ne connaissent pas la régression anale. Commentant cette assertion, Freud dira « Ces gens-là n’ont donc pas d’anus ? ». Dans Psychanalyse et anthropologie, « c’est, dit Dadoun, la totalité de l’existence que (Roheim) fait graviter autour des structures psychiques posées comme fondamentales ». Roheim insiste sur l’absence de sevrage chez les Trobriandais tout comme sur l’absence d’Oedipe et de régression anale, sur les rituels que comporte les rapports des hommes avec la mère et l’enfant, sur le pénis fantasmé par eux, sur l’ échange pour l’échange opposé à la (ou au) kuèn qui est l’échange commercial sans monnaie. L’échange utilitaire est appelé plus précisément, chez les Trobriandais, le gimwali. A propos de la question de l’ignorance des parents, chez les Trobriandais et les Aborigènes australiens, en ce qui concerne le rapport entre le faire l’amour et l’apparition de l’enfant, la réponse est donnée par un Australien :  « Elle ne peut faire l’amour avec elle-même. Comment le ferait-elle ? Avec son talon ? C’est de moi que l’enfant sort ». Il est à noter également que, dans ses explication, Roheim se sert de la problématique de Mélanie Klein. La conclusion de Dadoun à propos de Roheim est très remarquable. je la cite in extenso : « L’enfant se perpétue dans l’adulte et dans la société et dans la nature ; réciproquement l’adulte perpétue son enfance dans l’enfant, dans l’être de l’enfant. Roheim pose implicitement le principe de base : une pédagogie, un politique pédagogique qui soit la forme la plus active d’une ample et vigoureuse pensée politique et qui en soit, dans le même temps, la condition, la possibilité, la source. On ne changera l’adulte qu’en changeant l’enfant mais on ne changera l’enfant qu’en changeant l’adulte. C’est dans ce cercle vital fragile que réside la possibilité d’une (ré)volution créatrice de la condition humaine».

« L‘attitude politique de Geza Roheim. Un étranger parmi ses proches » est le titre de l’article de Sandra Fournié. L’auteure insiste sur le goût de Roheim pour le sport. Elle pense, comme Pichon- Rivière, qu‘il joue un rôle important dans la vie et le comportement d’un individu. Elle insiste aussi sur ses relations avec sa mère qui furent très vite mauvaises. Qui plus est, Roheim fut un étranger, non seulement dans sa famille, mais chez les ethnologues, chez les psychanalystes et chez les « sauvages ». Il était étranger dans sa patrie, à partir des années 30, comme juif et il le fut aux Etats-Unis où il fut naturalisé tardivement. L’auteure définit le politique par l’attitude et le comportement politique, ce qui, pour moi, est une définition très partielle du politique. La famille de Roheim dit-elle, parle de lui avec résignation : Ce pauvre Geza…ll n’est pas tout à fait normal..Il se livre à des bêtises, ce sont des âneries, il ne veut pas s’occuper de la propriété… Ses opinions politiques lui valent d’être chassé de son poste de maître de conférence qu’il occupa très peu de temps, après l’effondrement de la République des Conseils. En fait, il ne s’intéressait guère à la politique. Enfin, Roheim pensait que la psychanalyse devrait devenir « le lien spirituel » entre les déférentes branches de la connaissance scientifique, mais cela nécessitait une collaboration énergique entre les représentants des différentes branches du mental. L’avenir de la psychanalyse profane, disait-il, sera le futur de l’analyse appliquée. Je dirai plutôt que, dans les différentes sciences humaines, et pas seulement celles du mental, la psychanalyse devrait participer à l’analyse du subjectif qui n’est pas ou peu faite. Cette absence d’analyse du subjectif constitue, pour ces sciences et pour la psychanalyse qui, elle, se borne un peu trop à l’analyse individuelle thérapeutique, un handicap sérieux et dommageable au vivre en commun.

Geza Roheim fut, à la fin de sa vie, célèbre en Hongrie. Il avait une grande facilité à parler des langues diverses, y compris des langues vernaculaires en Australie ou en Polynésie. Il entrait ainsi en relation avec de nombreuses personnes dont certaines devenaient ses ami(e)s. Il pensait que la relation avec l’environnement, y compris physique, était construite sur des facteurs émotionnels. Aujourd’hui il est, avec Georg Lukacs, le penseur hongrois le plus connu et le plus populaire.

La mère que l’enfant peut aimer est, pour Roheim, l’élément de base du patriotisme. Pour le membre d’un groupe,(une nation), l’appartenance au groupe signifie qu’il s’est lui-même identifié à son propre père et qu’il a un droit à la terre, sa mère symbolique. Les contenus inconscients sont résumés dans l’intégration du groupe dans les frontières psychologiques du in-group versus out-group. Geza Roheim note également – comme le fera plus tard Gérard Althabe – que les anthropologues font partie et sont des parcelles des tendances qui se manifestent en groupe. Ils tendent à surestimer cet élément d’intégration. Ils voient seulement la nation, le genre humain et l’individu est oublié. Sur la tombe de Roheim, son neveu dit ces paroles : Cher oncle Geza, porte-toi bien.

L’article de Solange Hibba porte ce titre « Dites-leur que nous ne sommes pas comme des kangourous sauvages : Geza Roheim et le primitif (pleinement) humain ». L’auteure s’efforce d’expliquer comment Roheim concevait le primitivisme. D’abord elle rappelle que l’anthropologie du XIX° siècle et une partie de celle du XX° refusait et refuse encore la pleine humanité à des populations non occidentales, dites « sauvages », et qu’elle la refusait, la refuse également à des populations occidentales tels les ouvriers, les paysans, les handicapés mentaux, les petits employés, hommes et, encore plus, s’il s’agit de femmes. La position de Roheim est un peu différente. D’abord il reconnaît la pleine et entière humanité à tous les êtres humains quel(le)s qu’ils/elles soient. Mais son hypothèse est que la période de latence n’apparaît pas dans certaine populations et chez certains êtres humains occidentaux ou non occidentaux. La période de latence est, chez Freud et les psychanalystes (Laplanche et Pontalis), celle qui va de six, sept ans à la puberté, pendant laquelle, devant l’échec du complexe d’Oedipe (que Roheim pense universel), l’enfant refoule son désir du père ou de la mère. C’est à ce moment là que commence à se constituer son surmoi, son idéal du moi, son moi idéal. Or des individus, des groupes – des enfants de paysans occidentaux, d’ouvriers, mis très tôt au travail, ayant à assumer seuls très tôt des responsabilités, c’est ceux-là que Roheim considère comme primitifs – ne connaîtraient pas cette période de latence.. Cette hypothèse, que je sache, n’a jamais été vérifiée. Celle qui est considérée comme vérifiée pour tous est la théories des aptitudes qui s‘accroche désormais à la génétique et prétend vérifier ce qui n’est jamais vérifiable : une causalité directe entre le biologique, l’anatomique et le social et, a fortiori, l’individuel singulier.

Un glossaire donne non seulement les principaux concepts ébauchés par Roheim, mais des informations sur le temps historique où il a vécu. L’article qui suit porte sur « les rêves australiens de Geza Roheim ». Au début de l’ouvrage, ont été données une série de rêves australiens. Dans cet article, Sandrine Fournié rappelle d’abord que Roheim n’a pas laissé de méthodologie pour analyser les rêves, notamment ceux de Australiens. On est donc contraint de repérer le degré d’objectivité de ses méthodes de terrain. Roheim ne tarde pas à orienter ses analyses vers une unité psychique du genre humain. Les anthropologues expliquaient la croyance très répandue dans l’animisme en terme de psychologie individuelle du rêve. Roheim tendait à interpréter les mythes australiens comme les contenus manifestes d’un rêve. L’auteure note que, lors du séjour de Roheim en territoire australien, les aborigènes étaient exposés à une très forte sécheresse qui entrainait pour eux des maladies graves.

La méthode de Roheim, pour autant qu’il en ait eu une, était d’obtenir toutes les explications qui peuvent être en relation avec un phénomène. Il faut éviter le Sylla des faits sans les mots et le Charybde des mots sans les faits.

Un anthropologue canadien Daniel Clément exige autant de précision dans l’analyse des mythes. Il cite Roheim, mais lui reproche de plaquer les concepts analytiques sur des réalités enchevêtrées et difficiles à connaître.

Notre informateur dit Roheim, ne fait pas d’effort pour raconter la vérité douloureuse et ne peut donc pas être comparé à un patient en analyse. Morton reconnait que Roheim fait une ethnographie dans la perpective de la psychanalyse. Mais il a tendance, dit Morton, à prendre les déclarations des informateurs pour des actions et leurs fantasmes pour des actes. Second Charybde et second Sylla, alors qu’il avait su éviter de prendre les mots pour les faits et les faits pour les mots. Piège que la démarche précise, étayée, minutieuse de Daniel Clément dans l’analyse des mythes permet d’éviter.

Barbara Glowcevski intitule son article : « Entre rêve et mythe : Roheim et les Australiens ». Elle note que ce qu’on peut appeler l‘anthropologie psychanalytique n’a guère connu de développements notables, alors qu’un nombre croissant d’anthropologues et d’ethnologues cherchent à interroger l’imaginaire et le symbolique des sociétés qu’ils étudient. Roheim rapporte et analyse des contes populaires australiens qu’il qualifie comme rêve, histoire, jeu , sans leur donner le statut de mythe. Les Aborigènes emploient le terme mythe pour désigner les longs récits-épopées des ancêtres mythiques. Roheim distingue, dans les rêves australiens, les rêves ordinaires, de chasse par exemple, des vrais rêves qui portent en eux une révélation. Le souci de Roheim d’explorer les conflits psychiques rend compte, par delà les projections universelles, de la diversité et de la singularité des individus concernés, remettant en question l’image d’un aborigène prototypique. Mais Roheim sous-estime complètement le fait que les rêves des aborigènes sont tramés d’éléments sociaux et rituels. Exprimant des désirs et des états personnels, le rêve s’intègre dans une dynamique d’enjeux à la fois sociaux, familiaux et cosmologiques. Il s’agirait, pour l’anthropologue, de spécifier la configuration de niveau d’échange propre à chacun et montrer quel est le traitement social de ce que les aborigènes appellent oublié et nous inconscient. On peut penser que certains récits de rêves rapportés contiennent des fragments de mythe. Il y a parfois confrontation entre héros humains et héros non humains. Les héros qualifiés méchants, cannibales par exemple, sont considérés par les aborigènes comme des monstres. Les aborigènes disent des êtres ancestraux qu’ils sont morts, mais vivent d’une vie éternelle qui est une transformation de la mort. Mais hommes et femmes s’identifient aux forces de la terre dont ils sont partie intégrante. Pour autant, ils ne se confondent pas avec les héros mythiques, ils ne sont pas soumis à un fait accompli, mais, notamment par l’interprétation des rêves, ils peuvent se singulariser comme sujets en s’objectivant dans le paysage. L’auteure parle d’auto-référence, et elle a raison, pour éviter le terme d’identification. Mais là je cite intégralement  et longuement : « Le rêve joue le rôle d’une remémoration de virtualités qui ne s’actualisent que par la volonté, le choix (et j‘ajoute le désir ) des hommes et des femmes. L’oublié surgi en rêve n’est pas une réalité passée, retrouvée, mais un possible s’offrant au rêveur et à la rêveuse parmi tous les autres possibles qui restent enfouis dans cet espace-temps virtuel et cosmologique auquel l’onirisme donne accès. Mais c’est dans ce mouvement que les rêves informent les mythes et réciproquement ». On peut se demander si cet admirable analyse ne concerne que les aborigènes australiens.

Yolande Govindama analyse « la notion de don dans la pensée de Mauss et de Freud ». Elle commente en sous-titre : « de Roheim vers Lacan dans une perpective de subjectivation du manque et de la frustration ». Elle part du sacrifice au divin dans le brahmanisme, Elle interroge le concept de don chez Mauss (qui connaissait le brahmanisme) et chez Levi-Strauss, l’éclaire ensuite à la lumière de la psychanalyse freudienne et de l’anthropologie psychanalytique de Roheim et expose ses propres travaux dans une perspective de conceptualisation de la fonction symbolique du don dans la pensée hindoue. Pour l’auteure, il y a un rapport entre le rituel brahmanique, le soi ou miroir, le narcissisme primaire, et le stade du miroir lacanien .Elle pense que Freud situe le don au stade anal, et que les cultures le situent au stade oral. Elle relève, à partir re Devereux, que certains délires ou fantasmes peuvent être refoulés dans une culture et accéder à la conscience, voire être actualisés socialement dans une autre. Elle note que Mélanie Klein, reprise par Roheim, a mis en évidence l’importance de la mère et du stade oral. Il y aurait indépendance entre stade anal et stade oral. K. Abraham va jusqu’à dire que les caractères du stade anal s’édifient sur les ruines du stade oral. Lacan s’appuie sur le complexe de sevrage dans le rapport subjectif du sujet au manque à être, médiatisé par le phallus. Mais Roheim montre que, chez les australiens, le sevrage est beaucoup plus tardif qu’en Occident. L’auteure de l’article insiste, elle, sur la fait que les mères hindoues n’allaitent pas leur enfant pendant trois jours après la naissance. L’enfant est confié pour l’allaitement à une nourrice. La nourriture est un symbole d’échange entre la mère et l’enfant, mais aussi entre l’humain et le divin. Mauss, s’inspirant du sacrifice en Inde, bâtit sa notion de don sur la nourriture comme symbole d’échange entre l’humain et le divin. Intervient également, à ce niveau, la distinction entre le,pur et l’impur. Pour Mauss, la nourriture comporte une force magique comparable à celle du mana. Elle incarne une fonction ambivalente, celle de conserver la vie ou encore de donner la mort ou de rendre fou. Seul le don à l’Autre absolu – le divin – peut lui conférer son sens de conserver la vie. Le sevrage prend, en Inde, un caractère dissuasif sans brutalité, pour soutenir le désir de l’enfant d’aller vers la nourriture solide. Pour soutenir le rapport du sujet à l’altérité et atténuer le narcissisme primaire, une breloque est suspendue à la ceinture de l’enfant qui détourne son attention de son pénis et de son envie de se masturber.

On peut mettre  en évidence la fonction structurante du don au niveau du lien social et au niveau intra-subjectif en un effet de langage; Le sacrifice de soi à une figure paternelle est, en une façon de soustraire le bébé à une place d’objet de la jouissance maternelle, pour soutenir la place de sujet de l’enfant. Au sevrage succède, en Inde, la tonsure des premiers cheveux de l’enfant, pour le séparer de sa mère. Dans le sevrage, la frustration introduit le sujet dans un rapport au manque qui soutient l’émergence de la pensée, du symbole, voire du désir, en ne réduisant pas la nourriture au besoin. En Inde, les rites concernant la grossesse fonctionnent comme tiers pour imposer à la mère et à l’enfant le tabou de la fusion qui précède celui de l’inceste. La culture hindoue rejoint la théorie du miroir chez Roheim et chez Lacan, en accordant une importance déterminante à la phase orale dans le développement du sujet. Roheim conseille d’allier la connaissance livresque à celle du terrain, sans oublier que les malades usent de thérapies traditionnelles pour se traiter.

En conclusion l’auteure note que la pensée de Roheim, notamment dans une de ses oeuvres le Monde magique où il parle du miroir, aide à dialectiser psychisme et culture et aussi à une dialectisation, à mon avis beaucoup plus qu’à une complémentarité, de l’anthropologie et de la psychanalyse.

Sarah Rimbaud, dans son article « Réalité psychique et réalité matérielle », »présente un catalogue exhaustif d’objets que Roheim a recueillis durant ses expéditions. Ils sont accompagnés, en fin d’ouvrage, de photographies en noir et en bleu où l’on retrouve un collier et un bracelet sans doute du cycle kula En marge du dénombrement et de la caractérisation des objets, des informations sont données sur leur provenance et leurs usages. L’auteure pense qu’il faut s’extraire du contexte intellectuel propre à la psychanalyse et à l’anthropologie, en vue de comprendre au mieux et d’expliquer la signification et le sens de ces objets.

Danièle Pierre, dans « Ouvrir les portes du rêve » rappelle que, chez Freud, le rêve procède par condensation de traces mnésiques, déplacement d’un élément significatif sur un autre et figuration visuelle des pensées abstraites. Ce processus primaire – inconscient – subit ce que Freud appelle l’élaborati secondaire, c’est-à-dire un remaniement, par le pré-onscient, de ce processus, pour faire apparaître un contenu manifeste du rêve plus conforme à la pensée diurne. C’est à propos de  l‘élaboration secondaire que Freud introduira plus tard (après la Traumdeutung) le fantasme et la vision du monde (Weltanschahung) qui sont des remaniements par le préconscient et le conscient. La vison du monde (Weltanschaung) apprivoise l’angoisse, en interprétant toute chose. L’élaboration secondaire introduit au coeur de l’expérience intime du rêve un aspect culturellement codé. Mais, à travers un codage culturel, le rêve peut devenir une véritble interpellation traansférentielle. Il est porteur de sens. Roheim s’en tient à une interprétationn symbolique, mais Devereux montre que, par le transfert et le contre-transfert, le transférentiel peut interpeller l’analyste et le faire entrer dans la logique d’une cculture qui n’est pas la sienne. C’est ce que tente de faire l’auteure accueillant des individu(e)s migrants/exilé(e)s.

Le rêve de base ou rêve-matrice serait, selon Roheim, s’appuyant sur Freud, la première résistance de la pulsion de vie à la pulsion de mort..Le rêveur retourne en lui-même et retombe à l’intérieur de la matrice. Ce premier mouvement, le rêveur se le représente en image : par exemple tomber dans un trou. Cette auto-observation équivaut à la création d’un double, défenseur du narcissisme naissant contre la mort, son corps étant le substrat matériel du rêve-matrice. La culture, dit l’auteure fait partie de nous, de notre narcissisme. Nous nous aimons à travers elle, et nous l’aimons à travers nous. Enfin, dit Roheim, il y a deux portes : l’une par laquelle la vie diurne s’introduit dans le rêve, l’autre par laquelle le rêve se glisse pour s’infiltrer dans notre expérience diurne..En tout état de cause, le rêve est un lieu privilégié de ce qui se noue entre l’individu, le sujet en devenir et … ce qui l’entoure, qui n’est pas nécessairement sa culture, mais dans lequel sa culture a quelque chose à voir. Je pense aux migrants exilés contraints de vivre ou ayant choisi de vivre dans une culture qui n’est pas la leur.

Roger Dadoun revient sur le rêve de base. On ne sait pas trop, à le lire, s’il entre dans la phallucination de Roheim, comme il dit, ou s‘il n’y voit pas un réductionnisme souvent reproché à l’anthropologue et à un temps de la psychanalyse aujourd’hui un peu dépassé. Reste le matériau apporté par Roheim qui, même parfois quelque peu déformé par la présence des ethnologues dans les populations, demeure précieux pour approfondir la difficile question du rêve d’où Freud est parti pour créer en quelque sorte la psychanlyse et à laquelle il semble que les anthropologues-psychanalystes reviennent, en maniant avec quelque prudence des apports fructueux , mais divers et contrastés ou livrés à une interprétation trop réductionniste.

L’ouvrage s’achève par un entretien que notre amie la psychanalyste Eva Brabant a recueilli près d’une ancienne analysante de Roheim. On y trouve un portrait physique de Roheim et de sa femme, l’indication que l’anthropologue avait une prodigieuse mémoire. A cette patiente, prise en séance d’une fringale subite et qui demande à manger, il fait servir un plateau où il y avait, entre autres aliments, des myrtilles. «Je vais faire quelque chose que je ne devrais pas faire, nvait-il dit juste avant à son analysante. Freud me taperait sur les doigts ». Ce très fidèle disciple de Freud ne manquait pas d’humour.