Sous la direction de Marie-Laure Dimon et de Michel Brouta, Sortir de la masse ? , Psychanalyse et anthropologie critique, Paris, L’Harmattan 2014, Coll. Psychanalyse et civilisations dirigée par Jean Nadal


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Le titre lui-même est quelque peu, surtout pour un sociologue un peu anthropologue. La psychanalyse tente de l’expliciter à partir de sa propre démarche, ce qui laisse de côté la masse selon les « spécialistes « de la question en sciences humaines et sociales, par exemple Ortega y Gasset, Tchakotine ou, plus récemment, Moscovici. Pour, le psychanalyste, « il y a forces d’opposition de la masse, tout en tenant compte aussi de ses caractéristiques en tant que matrice de l’individualité » dit Marie-Laure Dimon en introduction (p. 12)

Michel Brouta, toujours en introduction, semble aller dans le même sens lorsqu’il écrit : « A la naissance, les êtres humains ont en commun cette masse égoïque que, dans l’élan vital, ils forment avec la mère et c’est de cette masse que précisément ils s’extraient grâce à leur mère – être social avant eux – par notamment la rencontre bouche-sein (ou biberon ?) ». p.34

La première ^partie de l’ouvrage s’intitule fort pertinemment, compte tenu de l’introduction, « Au commencement était la masse » et Monique Selz titre son article « L’origine est à la masse ». Elle fait remarquer que le texte de Freud sur la psychologie de masse porte pour l’essentiel sur les processus d’ identifications. Ce qui est, nous semble-t-il, une manière de rejoindre ce que disaient M. L. Dimon et M. Brouta. En ce sens que, si, à la naissance, les processus identificatoires ont à voir avec le rapport mère/ enfant, ils peuvent permettre, lorsque l ’enfant sort de la masse égoïque, « l’établissement d’une véritable structure individuelle ».. Encore faut-il que, lorsqu’il devient adulte, « cette structure soit suffisamment solide pour ne pas céder à l’attraction des idéologies ou des slogans de masse ». Autrement dit, ils doivent permettre de « rester agent dans le socius en conservant ses propres objectifs »… « On retrouve là la valeur fondamentale de l’acquisition et de la conservation de la liberté ».

Georges Zimra reprend l’interrogation « sortir de la masse ? » , à notre avis, un peu trop du point de vue de l’individu et d’une solidarisation entre individus singuliers. « (Il s’agit) de nous organiser comme une toile hégémonique qui cconporte des singularités qui se répondent, puis se regroupent, qui se refont, se défont en fonction de leurs intérêts à la fois inventifs et créatifs  de nouveaux réseaux de solidarité et de travail ». Oui, mais à condition d’admettre que le     « regroupement » qu’évoque Zimra tienne compte   des « regroupements » déjà là lorsque l’individu singulier paraît sur la terre, soit pour s’y inclure (aux regroupements), soit pour lutter avec d’autres contre eux. Sortir de la masse peut vouloir dire entrer dans des groupes ou s’en exclure volontairement.

Emmanuel Diet répond en partie à ce problèm . Il souhaite une psychopathologie des liens qui permette d’aborder la clinique et, avec de nouvelles perspectives, le statut, la fonction et le devenir de la masse et de la foule. Mais, en psychanalyse, c’est d’abord « en nous-même et en nos liens, dans l’élaboration de nos résistances et de nos projections que doit opérer le travail de l’interprétation » (p. 1112).

Dans son article sur le film Festen, il nous semble qu’en final, Anne-Lise Diet fait sa place à l‘archaïque, ou plutôt à la régression vers l’archaïque, à propos de l’ inceste père/enfant.   « La transgression de l’interdit de l’inceste par le père, le retour du groupe des frères à la horde primitive réalisant le meurtre du père » ne sont-ils pas un retour à la masse de l’origine ?

On retrouve singularité et masse dans l’article de Michel Wolkowicz. « Et pourtant, écrit l’auteur, parfois le masculin persiste à un faire du Un (du Tout) sans la virgule. qui lui enlève un bout de sa certitude d’être Uber ou Unter ». Masse originaire de l’Un, qu’elle se place comme régression dans l’au dessus comme dans l’en dessous.

Le titre de la partie ou se situe l’article de Marie-Laure Dimon – dont le thème, le fantas’e d’auto-engendrement structure, selon nous, l’ensemble de l’ouvrage – porte l’expression « non sexuel ou sexuel ». A partir d’une citation de Piera Aulagner, l’auteure insiste sur la fonction d’un référent assurant au discours un noyau non questionnable comme point d’arrêt, garde-fou. C’est là où l’objet n’est plus incorporé, mais introjecté. Autrement dit, c’est à partir d’un ancrage (au non questionnablee ?) que se maintiennent des repères identificatoires. D’où des affirmations possibles   qui sont celles-mêmes du « sortir de la masse » ; l’humain ne s’origine pas que de lui-même (ce que disait aussi Lefort), il n’est pas transparent, le règne de la mère n’envahit pas tout, le fils n’épouse pas la mère, le père n’est pas uniquement celui de la horde (ni celui de l’Oedipe ?) « Le lien à l’autre semblable est condition d’un espace à l’existé (souligné dans le texte). Ce maillage intersubjectif est caractéristique de l’intégration du fantasme d’auto-engendrement » C.e dernier nous apparaît à la fois nécessaire et sans cesse à fuir, sous peine d’écraser les dualités et les pluralités.

Si, dans l’article d’Emmanuel Diet sur l’idéologie queer, nous récusons l’idée qu’elle porte en elle  « une haine très archaïque de la sexualité, de la procréation et de la femme » – nous n’avons rien trouvé de tel dans la lecture du livre de J. Butler Trouble dans le genre -, il nous semble que les diversités et les différences des discours et des pratiques dites queer sont marquées par les souffrances des femmes, mais n’ont pas suscité pour autant une idéologie queer, plutôt une interrogation sans fin, notamment sur le devenir de la sexualité, mais surtout sur le rapport hommes/femmes. Il n’y a pas là retour à la masse originaire, mais, bien au contraire, une recherche difficile notamment sur les identifications et les identités.

L’article de Sylvie Faure-Pragier sur le psychanalyste à l’épreuve des familles d’aujourd’hui fait sortir de la masse l’enfant du désir d’enfant ; adopté ou produit médicalement, n’est-il pas très structurant pour l’enfant d’apprendre que ses parents ont fait des efforts considérables pour l’avoir parce qu’ils le désiraient intensément ?

L’histoire du sujet n’est sans doute pas superposable à la réalité historique, comme le dit l’auteure, mais néanmoins elle ne peut en être complètement détachée. L’article est beaucoup plus riche que ce que nous en disons, mais peut-être les psychanalystes peuven-ils mieux le comprendre qu’un sociologue.

Françoise Sironi, dans son article sur la maltraitance théorique, s’intéresse à ce qu’elle appelle les transidentités, par exemple des personnes transsexuelles et transgenre. Dire qu’il n’est jamais question de vérité scientifique en sciences humaines et sociales est un peu rapide. La vérité scientifique y apparaît, dans la mesure où elle est reconnue provisoire et toujours susceptible d’être remise en question. L’auteure note elle-même que les « trans » sont un exemple paradigmatique de nouvelles constructions identitaires contemporaines et qu’ils ont une fonction politique, celle de maintenir que les identités sont mouvantes, en mouvement aujourd’hui. Ne pas psychopathologiser le vif et tout ce qui ne rentre pas dans des cadres théoriques habituels, n’est-ce pas précisément chercher des vérités scientifiques (autrement dit à démontrer ou provisoirement démontrées) en sciences humaines ? N’est- ce pas refuser de les abandonner aux idéologies de masse ?

Dans son article, « Le triomphe de l’illimité, droit et traitement du corps », la juriste Nathalie Felzenswalbe s’en prend aux abus dont sont victimes les corps des sujets comme sujets de droit et de droits. Elle note, à notre avis fort justement, que « le corps est un instrument de lecture du monde social ». Si le terme « instrument de lecture » semble l’éloigner du monde social, l’affirmation que la personne a un corps, mais qu’elle est aussi un corps, l’inscrit à notre avis en tant que personne ayant et étant un corps d’emblée dans le monde social qui l’a d’ailleurs précédé et qui lui survivra, monde social dont elle est en quelque sorte une production. Le droit édicte ce que l’auteure appelle des   valeurs nouvelles qui nous semblent être aussi des limites légitimes et légales dans l’absolu, approximativement légitimes dans le meilleur des cas (summum jus, summa injuria) : intégrité corporelle, dignité du sujet, etc. , limites transgressées trop souvent par la justice des juges, la société et l’Etat, comme le montre les exemples cités par l’auteure. Le sujet a une place, le corps un statut, le désir une signification et un sens et sur ce point la psychanalyse, ne fut-ce qu’en montrant le point d’arrêt que constitue le fantasme d’auto-engendrement, confirme le droit.

Chritine Gioja-Brunerie conclut l’ouvrage par un texte intitulé »De la masse au sexuel, vers quelles nouvelles origines allons-nous ? ». Elle relève la fragilité accrue d’une symbolisation qui, en se produisant, nous confronte à la « chose sans profondeur ». Elle revient en final à la question de l’auto-engendrement., c’est-à-dire « à une perversion archaïque, barbare, enracinée dans cet auto-engendrement  dans lequel l’objet se déploie et s’installe comme mode immédiat de nos actes ». « C’est dans un monde en auto-engendrement permanent qu’il convient désormais , en réclamant comme point d’arrêt cet auto-engendrement inévitable, de découvrir des formes d’accordages et de désaccordages ».

Le livre est nouveau. Il transforme la question de la masse telle que l’avait posé Freud ou Canetti ou les contempteurs des « larges masses , en une question d’auto-engendrement, sur la nécessité de cet auto-engendrement à l’origine et sur les risques à trop y revenir.