Sous la direction de Marie-Laure Dimon, Fraternités, emprises, esclavages, Psychanalyse et anthropologie critique, Paris, L’Harmattan, 2012, Coll. Psychanalyse et Civilisations dirigée par Jean Nadal.


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Sous la direction de Marie-Laure Dimon, Fraternités, emprises, esclavages, Psychanalyse et anthropologie critique, Paris, L’Harmattan, 2012, Coll. Psychanalyse et Civilisations dirigée par Jean Nadal.

Ce livre est le produit de longs débats non seulement au séminaire Un social possible ? qui a lieu depuis plusieurs années au CIPA (Collège International de psychanalyse et d’Anthropologie) chaque mois, mais aussi au cours d’une rencontre-débats organisée en 2012 autour de ce thème de la fraternité et de l’esclavage.

On pourrait dire qu’il s’agit de deux antinomes, l’un s’opposant à l’autre et réciproquement. A bien y regarder, est-ce bien de cela qu’il s’agit ? On ne peut oublier que nous sommes dans le social, le lien social et que ce social est subjectif, même si, en l’occurrence, du côté de l’esclavage, l’objectivité – l’esclave-marchandise – fait apparemment disparaître la subjectivité. Ce que le livre a voulu montrer, c’est au fond que nul être, nul groupe humain ne va de la fraternité à l’esclavage ou l’inverse. Les deux vécus sont inconciliables. Pour le dire plus précisément, c’est à la fois du point de vue des frères et soeurs entre eux, entre elles, comme le fait voir Ch.H. Pradelles de la Tour que l’on peut penser la fraternité, ou du côté des hommes et des femmes entre elles et eux que l’on peut imaginer une fraternité «discrète», comme le montre Marie-Laure Dimon. On trouve, chez les Francs-maçons, selon J.R. Ragache, dans leurs rituels, une fraternité immédiate qui, dans la loge, ne s’explique pas. Une fraternité civilisationnelle apparaît également dans le chapitre que Monique Selz consacre à Caïn, plus qu’à Abel, en montrant l’ambivalence du personnage, ambivalence due en grande partie à des interprétations erronées. Caïn et Abel ne sont pas dans le lien social, mais dans celui avec Dieu, ce qui, en ces débuts d’humanité présumés, change tout. Le meurtre d’Abel n’est pas réellement un crime, comme l’ont cru Victor Hugo et bien d’autres. On pourrait dire que Caïn fait disparaître Abel, non pour que lui-même apparaisse, mais pour qu’apparaisse avec lui la construction de villes, tâche que le Seigneur lui assigne.

La même démarche, il est impossible de la faire du côté de l’esclavage. On se heurte aussitôt à une limite, indiquée par Olivier Douville, l’a-humanité que d’autres humains fixent à l’esclave. Au delà de l’esclavage, il y a la Shoah, puis plus rien. Car on peut difficilement imaginer et réaliser pire. Perce aujourd’hui, trouant ce statut d’esclave et l’esclavagisme lui-même, comme le dit Daniel Maximin dans Les Fruits du cyclone, pour se penser libre tant dans la société d’origine que dans la modernité, un refus de s’appuyer sur cette condition d’esclave qu’ont connue tant d’Africains. Non qu’il s’agisse d’oublier l’esclavage, il s’agit plutôt d’en faire, envers et contre tout, en arrachant aux Blancs des éléments de leur culture et en maintenant ceux que les esclaves ont choisis dans leur société traditionnelle, le socle à partir duquel il est possible de construire un nouvel ensemble culturel, social, politique, comme, par exemple, la Caraïbe ; face à ces frères ennemis que demeurent, qu’on le veuille ou non, les Européens.

Michel Brouta ne dit pas autre chose que Daniel Maximin, dans son chapitre sur le vaudou haïtien, mais, psychiatre-psychanalyste et, en l’occurrence, anthropologue, il insiste à la fois sur la spécificité culturelle du Vaudou et de la transe, et sur ce qui s’investit des groupes et des individus anciens esclaves dans les pratiques modernes de soins. Il n’y a pas alliance entre frères humains, seulement, pour aujourd’hui, emprunt.

Le grand apport du livre est, à notre avis, la place qui y est donnée à l’emprise, c’est-à-dire à la pulsion d’emprise, au pulsionnel vie et mort. On peut dire que cette mise en perspective du pulsionnel éclaire les propos de Georges Zimra et de May Desbordes sur la servitude volontaire, encore plus ceux d’Anne-Lise et Emmanuel Diet. Ils travaillent ceux de Bernard et Conception Doray qui ne portent pas directement sur l’esclavage, mais sur le travail forcé, dans lequel l’être humain est reconnu comme tel, mais traité comme un esclave. Plus encore, ce que disent Olivier Douville, Christine Gioja-Brunerie, Marie-Laure Dimon et René Kaës, nous apparaît, à travers à la fois ce qu’ils appellent l’archaïque, mais aussi à travers le pulsionnel mis en oeuvre par la pulsion de vie et par le pulsion de mort, non comme une prise en compte directe de la fraternité, du fait que nous tous humains avons été portés neuf mois dans le ventre d’un être humain, mais plutôt comme une lente avancée vers ce qui pourrait devenir une fraternité humaine, une reconnaissance ab initio de notre commune condition. Non dans une universalité pré-conçue, mais dans une recherche constante de ce qui n’est pas une finalité fraternelle, mais les manières minimales de vivre ensemble sur la planète, en s’opposant certes, mais sans se massacrer concrètement et/ou symboliquement, comme le rappelle Alain Caillé à partir de Mauss.

Il nous semble que la philosopie freudienne des pulsions, hypothèse que n’ont pas retenue au moins explicitement les grands philosophes de notre temps – sauf Lefort et Castoriadis -, est devenue nécessaire dans l’explication de ce qui légitime notre vivre ensemble, de ce qui, d’une part, nous fait échapper à la condition d’esclave (y compris de nous-même, de moi-même) et, d’autre part, nous fait accéder sinon au «tous unis» s’opposant au «tous un» chez La Boêtie, au moins à ce que nous appellerions volontiers une destinée, un destin de reconnaissance.