Sous la direction de Nicole Khouri et de Joanna Pereira Leite, Khojas Ismaïlis, Du Mozambique colonial à la globalisation, Paris, L’Harmattan, 2014, Coll. Anthropologie critique dirigée par Monique Selim.


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Sous la direction de Nicole Khouri et de Joanna Pereira Leite, Khojas Ismaïlis, Du Mozambique colonial à la globalisation, Paris, L’Harmattan, 2014, Coll. Anthropologie critique dirigée par Monique Selim.

Il y a deux Khojas, ceux qui migrent dans l’Est africain et ceux qui nous occupent principalement  ici, les Khojas Ismaïlis, issus du Gudjurat en Inde et qui migrent d’abord, à la fin du XIX° siècle, au Mozambique, une colonie portugaise, et, à la fin du XX° siècle, au Portugal.
Pour des raison économiques, Les Khojas  venus du Gujarat (Inde) migrent dés le milieu du 19ème siècle vers Zanzibar et vers les territoires des colonisations britanniques et portugaises d’Afrique orientale ainsi que vers Madagascar. Ceux dont traite une grande partie de cet ouvrage concerne particulièrement ceux qui se sont fixés dans la colonie de  Mozambique .
Dans la suite d’articles que publie cet ouvrage, il est difficile de donner sa part à chacun. Remarquablement agencé, donne une vue à la fois panoramique et détaillée du destin des Ismaïlis. Notons d’abord que c’est au Gujarat qu’une petite population déjà convertie à l’islam et à l’ismaélisme se donne un iman venu de Perse. Pour des raisons économiques,  une partie de cette  population migre au Mozambique où elle s’installe dans les villages  et, peu à peu, à Lourenço-Marquès (Maputo aujourd’hui), la capitale. Quand ils arrivent au Mozambique, les Portugais l’ont colonisée depuis longtemps. Ce sur quoi il faut insister, c’est sur le fait que les Ismaïlis, les premières familles venues au Mozambique, se sont voulues commerçantes ; les premières familles ismaili venues au Mozambique , à l’exception de quelques unes, ont du acquérir une culture commerçante, dans la mesure où seul le commerce s’était offert comme créneau professionnel . C’est le fondateur du magasin, en général le père de famille, qui mène l’affaire, avec l’aide de ses fils lorsqu’ils deviennent adultes. Mais la communauté se fait autour de la jamatkhana, communauté religieuse qui, en somme, est à la fois familiale et inter-familiale. Elle soude en quelque sorte les Ismailis entre eux, sous la tutelle à la fois religieuse, politique et économique de l’Aga Khan qui règne sur cette  communauté de fidèles. Ce personnage  sera amener à jouer un rôle de premier plan auprès de toute sa communauté; à chaque génération, l’élément d’une dynastie va constamment jouer un rôle de premier plan auprès de la communauté ismaïlie. Il ne vit pas près d’elle, mais en Europe. Lors des différents jubilés, les Ismailis lui paient tribut (son poids en numéraire, dit-on) et cet argent est placé non pas seulement dans le  commerce, mais dans des entreprises  économiques, des prêts destinés à améliorer le niveau de vie, de logement et d’éducation de sa communauté et depuis les années 60, concernent des programmes de développement pour d’autres populations.  telles aujourd’hui la construction de marinas et de complexes touristiques.
En revanche, les Ismailis demeurent, avant tout des commerçants. Ils nouent des liens commerciaux avec des Khojas non ismaëliens (leurs homologues ismailis)venant de l’Est africain, émigrés au Canada et revenant dans les années 1990 en Afrique. plus tardivement à la fin de la colonisation portugaise.
Peu à peu, au Mozambique, la communauté va scolariser ses enfants, famille par famille, les pousser vers les universités. Curieusement, on a l’impression,  en lisant ce livre, que, si les Ismailis participent à la vente de biens d’usage produits par le capitalisme (aujourd’hui globalisé), ils ne sont pas capitalistes.. En tout état de cause, dans un autre système que le capitalisme à la fois social, culturel, politique et économique devenu globalisé, ils auraient été commerçants. Mais le regroupement en communauté leur donne un statut social, économique et politique, à notre avis, légitime auquel ne peuvent prétendre les entreprises capitalistes des pays européens, asiatiques ou américains, qu’ils soient «émergents» ou «émergés».

Venons-en au moment où la décolonisation va permettre au Mozambique de conquérir son indépendance. Les Ismailis du Mozambique avaient toujours eu de bons rapports avec les coloniaux portugais. La question que posent les auteurs du livre, notamment, dans le chapitre concernant leur départ massif de la colonie, Nicole Khouri, est la suivante : est-ce que, avant même la chute de Salazar et la fin du colonialisme portugais, l’Aga Khan leur avait conseillé, sinon ordonné de partir ?
Ils sont partis. Beaucoup sont allés directement à Lisbonne où ils continuent le commerce. Parallèlement, la diaspora ismail issue des anciens territoires britanniques s’installe au Canada, voire dans d’autres pays du monde. Pendant la guerre de 39-45, une communauté vivait à Madagascar sous la tutelle d’un dirigeant contesté à qui l’Aga Khan, réfugié en Suisse, réclamait le tribut exigé. Ces communautés diasporiques ont jusqu’à aujourd’hui poursuivi leurs activité sociales, commerciales, politiques, religieuses – politico-religieuses, pourrait-on dire – dans les pays qui les accueillent. Un chapitre du livre raconte les mythes et légendes revient sur l’analyse de l’héritage hindou dans les thèmes des conversions des communautés ismaili au Gujarat et gujarati dont est issue la communauté religieuse ismaïlie.

Que conclure de cette odyssée d’un morceau de la société indienne ? Pour nous, ce livre est l’un des rares  qui montre la possibilité de vivre à l’écart du capitalisme, tout en participant par nécessité à son mode de production d’objets. Que le commerce suppose aujourd’hui le marché, nous n’en doutons pas. Mais le propre des Ismaïlis nous semble être de refuser un marché concurrentiel global et surtout sans limites, en choisissant de préférence (sauf l’Aga Khan lui-même et les Khojas migrants de l’Est africain, voire d’autres ailleurs), le commerce avec échange utilitaire-marchand. On peut nuancer le propos en disant qu’après leur retour en Afrique et en particulier en Angola, ils servent d’intermédiaires dans une économie de services globalisée. Qu’ils  fassent du profit, du bénéfice, dans l’achat et la vente des marchandises, c’est non seulement légitime, mais nécessaire, pour qu’ils continuent à commercer. Mais ils ne semblent en général  habités ni par l’ «esprit du capitalisme» ni par l’envie de devenir capitaliste en exploitant sans limites autrui. Tout au plus sont-ils obligés, dans l’état actuel des sociétés humaines, de dépendre du capitalisme en ce qui concerne la production d’objets.