Yves Dupont, L’Université en miettes, servitude volontaire, lutte des places et sorcellerie, Paris, Editions l’Echappée, 2014


Recension par Louis Moreau de Bellaing

Yves Dupont, L’Université en miettes, servitude volontaire, lutte des places et sorcellerie, Paris, Editions l’Echappée, 2014

Il est difficile de commenter le livre d’un collègue en université avec qui l’on a travaillé pendant de longues années, en bonne amitié tant avec lui-même qu’avec ses proches, épouse et ami(e)s. Mais l’ouvrage de Yves Dupont est suffisamment important pour qu’il nous paraisse nécessaire d’en parler, en souhaitant qu’il soit lu par le plus grand nombre possible de lecteurs et de lectrices.

L’auteur prend, si l’on peut dire, à bras le corps la question de l’Université aujourd’hui. Grosso modo et en schématisant, il pense que l’Université actuelle, celle née de la réforme de 2009 (LRU), qui a transformé le cycle même des études et favorisé l’instrumentalisation, la rationalisation à outrance, l’évaluation quantophrénique, voire le productivisme en son sein, devient ou tend à devenir, pour le dire en deux mots, celle du capitalisme.

Sur ce point, nous ne pouvons qu’être d’accord avec l’auteur. Avec néanmoins – ce qu’il ne dit pas – l’espoir que les générations qui vont venir se battront, mieux que, dans notre génération qui n’est pas celle de l’auteur, nous/je n’avons, n’ai su le faire, contre cet envahissement du Tout-Marché dans des lieux où il n’avait pas de raison d’être.

C’est sur le ou les processus qui ont conduit à ce qu’il appelle l’effondrement de l’Université qu’Yves Dupont s’interroge. Il propose une hypothèse reposant sur la comparaison avec ce qui s’est produit dans la ou les sociétés paysannes, notamment en ce qui concerne la magie et surtout la sorcellerie. S’inspirant des travaux de Jeanne Favret-Saada, il montre que, pour conjurer la domination capitaliste tendant à se globaliser dans la paysannerie, les paysans ont maintenu un rituel qui, tout en les éloignant au maximum de cette domination, conjurait entre eux, depuis des millénaires, le malheur et contribuait à apaiser leurs conflits. L’exemple cité par l’auteur est d’autant plus intéressant que c’est celui d’un paysan productiviste qui voit s’abattre sur son exploitation et ses troupeaux une série de malheurs qui l’obligent à quitter sa terre. Si l’on comprend bien, ce paysan-agriculteur, qui ne croit ni à la magie ni à la sorcellerie, reconnaît la signification et le sens que peut avoir, dans une communauté paysanne, l’ensorcelé, l’ensorceleur et surtout le désorceleur. L’ensorcelé cherche qui l’a ensorcelé. S’il le trouve, il a la preuve qu’il est ensorcelé et demande à un désorceleur de conjurer le sort que lui a jeté l’ensorceleur, autrement dit le sorcier. Notons que cette «pensée magique» continue de se manifester aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, en parallèle ou en s’impliquant parfois avec la «pensée sauvage» (le bricolage) et avec la pensée dite rationnelle que l’on pourrait appeler dans les meilleurs des cas, raisonnable.

Première critique : Yves Dupont ne pose pas de questions – ce n’était pas son travail d’en faire l’analyse – sur la diversité des communautés paysannes. Qu’elles aient toutes eu, jusqu’en 1950 à peu près en France, des traits communs aussi bien entre paysans africains qu’océaniens ou européens, Mauss l’a déjà dit. Mais on aurait aimé que l’auteur insiste un peu plus sur la diversité, la diversification de ces communautés paysannes. Un paysan féodal, un paysan d’Ancien Régime, un paysan d’une petite société à mythes et à ancêtres, celui d’un despotisme ou d’une république ne sont pas les mêmes ou pas tout à fait. Qu’ils recourent, aujourd’hui, pour se défendre contre la domination capitaliste, contre le malheur et pour apaiser des conflits, à la magie et à la sorcellerie, cela n’est guère douteux. Mais laquelle ? Et comment ? Alain Caillé, quand les livres de Favret-Saada sont sortis, faisait remarquer qu’elle était d’origine tunisienne, mais ne faisait, ne risquait aucune comparaison entre la magie et la sorcellerie en pays arabo-berbère et celles en France dans l’Orne ou la Mayenne.

Yves Dupont pense, pour aider à comprendre et à expliquer les processus qui ont amené l’Université à son état actuel, qu’elle vit, mais sans le savoir, un phénomène d’ensorcellement par la domination capitaliste, mais qu’à la différence des paysans de l’Orne et de la Mayenne, elle ne sait pas trouver son ensorceleur – bien visible pourtant, le capitalisme et les capitalistes, y compris celles et ceux qui, sans l’être, y adhèrent, groupes et individus économiques, sociaux, culturels, politiques (au deux sens du terme politique : le politique et la politique) -. Du coup elle ne peut pas trouver ses désorceleurs, puisqu’elle ne reconnaît pas actuellement ceux et celles, sorciers, ensorceleurs, en l’occurrence plutôt pervertisseurs à l’extrême, qui l’ont lentement ensorcelée. Qui ont fait, selon l’auteur, d’une communauté symbolique où se dispensaient tous les types de savoirs et de connaissances (et non d’économie de la connaissance), où des pairs se reconnaissaient entre eux comme pairs, communiquant et apportant aux étudiants, en les notant à leur juste note, de la pensée et des pratiques langagières et savantes, ce qu’elle devient aujourd’hui. Cette université là, communauté symbolique, réelle parce que symbolique, se dissout, disparaît peu à peu, recouverte par le gestionnaire, le savoir à coups de Google, les cours à distance, les notations surévaluées, etc.

Deuxième critique :Yves Dupont oublie de dire qu’avant 1968, la parité entre les enseignants du supérieur reposait très largement sur leur origine sociale bourgeoise commune, à quelques exceptions près : Bachelard par exemple, qui était fils de paysans, avait été facteur et, poussé par sa femme institutrice, avait fait des études. Cette communauté universitaire de bourgeois d’origine n’était pas, avant 1968, aussi rassurante qu’on peut le penser. Elle protégeait à coup sûr les étudiants bourgeois, puisqu’il n’y avait, jusqu’aux années soixante, pratiquement qu’eux sur les campus. Elle éliminait les femmes. La lutte des places y était tout aussi ardente qu’aujourd’hui et les préférences pour les locaux ou non locaux tout aussi marquées. Le bouc émissaire local n’existait pas à proprement parler, mais il s’agissait plutôt d’exclure de toute compétition pour les postes l’étudiant réputé inapte (sans «aptitudes innées» développées par l’effort) à atteindre les hauts sommets des sciences exactes ou de ceux humaines et sociales. Là encore, il aurait fallu, à notre avis, que l’auteur pose quelques questions sur cette communauté universitaire et ses habitants, enseignants, étudiants, personnels de service (souvent sous-prolétarisés). Qu’il y ait eu une certaine consistance symbolique entre les enseignants dits de haut rang, une sorte d’accord sur le fond duquel se déroulaient les bagarres (celles entre Aron et Gurvitch ou Levi Strauss et Balandier à Paris ou celle, à Caen,, tardive, entre Jerphanion, Philonenko ou Abirached), nous en sommes d’accord avec l’auteur. Elle n’effaçait pas le problème des origines sociales et celui des exclusions.

C’est dans l’Université elle-même, celle grosso modo des années 1970 à 1990, et jusqu’à 2009, qu’ Yves Dupont voit se produire ces processus qui vont contribuer à la détruire ou qui, plutôt, vont l’empêcher de se battre contre le sort qui lui est fait (ou jeté). D’abord l’auteur ne croit pas à la démocratisation de l’enseignement et nous le suivons sur ce point. Il y a trop d’exclus et d’exclues, c’est-à-dire d’individu(e)s qui auraient voulu apprendre, entrer à l’université, acquérir des connaissances, puisque c’est souvent là qu’on les reçoit, pour qu’on puisse parler en Europe et dans le monde de démocratisation. L’exemple des Etats-Unis est proprement illégitime, puisque les études en université, ces dernières étant privées, privatisées, sont d’un accès financier qui les rend inabordables aux moins et peu nanti(e)s. D’autant que la discrimination positive, mise en question dans certains Etats, n’a pas fait disparaître une illégitimation idéologique et pratique sous forme d’élimination pure et simple. Comme ce fut le cas pour les femmes jusqu’aux années soixante. Pas de démocratisation à proprement parler, dit Yves Dupont, mais des étudiants et étudiantes de provenance sociale «modeste» qui vont étudier en petit nombre à l’université, à partir des années soixante du XX° siècle.

Troisième critique : pourquoi Yves Dupont ne pose-t-il pas de questions sur ces cohortes d’étudiants et d’étudiantes des années soixante, mais surtout des années 70-90 et jusqu’à aujourd’hui, cohortes qu’il connaît bien – lui-même dit qu’il est d’origine «modeste» et a du payer ses études -. Pourquoi, tels Bourdieu et Bisseret1, ne s’interroge-t-il pas brièvement sur l’origine sociale, les processus d’apprentissage difficiles de ces étudiants et étudiantes qui, lorsqu’ils/elles deviennent maîtres de conférence et professeurs, sont, selon lui, si compétitif(ves), narcissiques, prêt(e)s à tout y compris à l’insulte grave et à l’exclusion d’autres qu’eux-mêmes/elles-mêmes et leurs «proches» ? Pourquoi ne les compare-t-il pas aux «héritiers» bourdieusiens, toujours là, en moindre nombre semble-t-il, puisque beaucoup d’entre eux et elles, maintenant, font des classes préparatoires (les prépas) ou se destinent aux écoles de commerce cher payées par leurs parents ? Néanmoins les «héritiers», aussi bien parmi les étudiants(es) que parmi les maîtres de conférence et les professeurs, continuent d’occuper des places et des postes, sinon à les accaparer quand ils/elles le peuvent, par exemple les normaliens((ennes)-agrégé(e)s rarement d’origine ouvrière.

Le fonctionnement du CNU (Comité National des Universités) ne suffit pas à expliquer le processus d’exclusion qui travaille encore les universités, même si bien des critiques, notamment celles que lui fait l’auteur, peuvent lui être adressées. Encore moins le fonctionnement des commissions de spécialités qui, en bien des universités, recrutaient et recrutent toujours des locaux comme maîtres de conférence, lorsqu’ils ont un dossier répondant à quelques critères exigés pour tous les candidats, notamment un rapport de thèse pas trop négatif et quelques publications. La lutte des places, la compétition pour les postes de responsabilité sont, selon l’auteur, d’autant plus âpres que le narcissisme primaire et la création de boucs émissaires (tels les locaux) y interviennent. Il y ajoute une critique d’un comportement compassionnel, trop affectif, vis à vis des étudiants et étudiantes, trop de bisous-nounours en quelque sorte. Nous ne doutons pas, tout comme l’auteur, que la lutte des places et la compétitivité pour les postes sont d’autant plus ardentes que le désir narcissique de reconnaissance est lui-même ardent. Mais il nous semble augmenté, chez les «héritiers», au moins chez certains d’entre eux, par un désir de toute-puissance, de prestige, d’honneurs à outrance et, aujourd’hui, de richesse acquise par des activités parallèles parfois illégales et illégitimes qui vont bien au delà d’heures complémentaires grappillées ici ou là par des enseignant(e)s et moins par d’autres, au pro rata souvent de besoins imprévus familiaux ou individuels ou de leur état de santé. Tel cet enseignant sur petite voiture, gourmand d’heures complémentaires, en particulier pour aménager son logement à la norme de son handicap et renouveler des équipements chers et pas toujours remboursés par la Sécurité sociale, nécessaires à sa locomotion et à ses activités.

Plus grave, et l’auteur y insiste, est le mépris témoigné aux sciences humaines et sociales, et, plus largement, à toutes les disciplines où l’instrumentalisation et la rationalisation à outrance sont difficiles à effectuer : littérature, etc. Il a fallu qu’un groupe d’enseignants combatif quémande au ministère la mention de l’anthropologie sur des programmes et pour des examens qui en comportaient, pour que cette mention soit rajoutée dans la circulaire. Le rejet des sciences sociales et humaines et de ce qu’on appelle les matières littéraires – en un temps où certains savants des neurosciences s’efforcent de nous expliquer les rapports entre les cerveaux humains et la vie en société – est plus que dommageable non seulement à la communauté universitaire enseignante et étudiante, mais aux sociétés où il se manifeste le plus crûment.

Avant de conclure, un point demeure à relever sur lequel nous n’avons aucune critique à formuler : c’est le courage avec lequel Yves Dupont mène, depuis le début de ses études, de son mandat universitaire et de ses travaux, la lutte contre le productivisme, le risque nucléaire et les OGM. Un vrai combat, une guerre, menée avec d’autres, contre ces formes du capitalisme. Yves Dupont défend les lanceurs d’alertes et se joint à eux pour rappeler que des catastrophes écologiques peuvent et vont probablement se produire, prévisibles, évitables, et néanmoins niées, déniées par les hauts esprits qui les auront provoquées. Le combat de l’auteur contre le productivisme, illégitime par son illimitation même, est accouplé à son combat pour la communauté universitaire incontestablement en grand danger. Les critiques que nous adressons à L’Université en miettes ne visent qu’à pousser l’auteur à ajouter quelques prolongements sociologiques et anthropologiques à sa démonstration qui nous semble vérifier en grande partie son hypothèse. L’Université s’est laissée ensorceler par le capitalisme et des désorceleurs – par exemple des lanceurs d’alertes – sont nécessaires pour la désorceler de son engouement trop vif vis à vis de ce qui ruine en fait son autonomie durement acquise, son indépendance d’esprit et sa vocation à l’ouverture sur la connaissance. Celle-ci se légitime en particulier de n’être pas une économie de la connaissance. Parfois ce dur combat qu’Yves Dupont a mené toute sa vie le rend quelque peu injuste à l’égard de ce que peuvent entreprendre parallèlement et dans le même sens d’autres que lui. Mais son combat est le nôtre, celui de tous ceux et de toutes celles pour qui l’Université notamment doit être autre chose qu’une machine à fabriquer des gestionnaires de la plus-value et des producteurs du profit illimité.

1 auteur d’un ouvrage paru en 1974, Noëlle Bisseret, L’inégalité ou la sélection universitaire, aux PUF.