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Anthropologie d’une pandémie, ss dir. Monique Selim, Paris, L’Harmattan, 2020

Lorsque la pandémie apparaît dès novembre 2019 en Chine, à Wuhan, d’où les visiteurs étrangers sont aussitôt refoulés, il ne s’agit pas tant de les protéger que de les exclure du peuple national. Dès sa préface, Monique Selim montre que la pandémie va se révéler comme « un catalyseur et un analyseur » des configurations politiques. À ce titre, l’anthropologie peut susciter de « nouveaux prismes interprétatifs », plutôt que de s’en tenir seulement aux appareils conceptuels de la discipline.

« La pandémie remet en question la liberté, l’implication et l’engagement. » La France et l’Italie ont à tourner un regard clinique, face à la pandémie, vers les « délires personnels, religieux, politiques, vers les étranges reprises de force et les banals effondrements psychiques nombreux », dans lesquels la soi-disant mise en cause de la nature dans l’être humain semble s’être extériorisée.

La communication initie la construction des collectifs de travail et transforme la conception de l’autre. Des oligarchies électorales vont vers la dictature, prennent des mesures sanitaires préventives et coercitives alimentant le capitalisme libéral économique.

Il n’y a pas rupture, mais continuation et accentuation des enjeux de ce capitalisme. J’irai jusqu’à dire que, pour lui, la pandémie est une chance.

Dans une première partie, intitulée « Gestion sanitaire et figures de l’État en France », les difficultés dans les modes de gestion du sanitaire se sont heurtées, outre le retour au naturalisme, à la question du soin, du care. Du care aux femmes, le pas est vite franchi et les femmes comme soignantes, hospitalières et domestiques ainsi que comme victimes ont été encensées et sont passées « de la déclaration d’invisibilité à une survisibilisation supplicielle ». Pourtant la pandémie n’a pas œuvré en faveur de l’émancipation et « s’est abattue sur les femmes pour en faire de misérables héroïnes du malheur ».

Il s’agit, dans cet ouvrage, de sortir d’un positionnement à deux pôles : d’une part, la rébellion du sujet victime contre les injonctions sanitaires de l’État, d’autre part une obéissance aveugle et la soumission aux autorités.

La première partie, « Gestion sanitaire et figures de l’État », est consacrée à montrer comment le libéralisme économique proclame l’égalité, la liberté et la justice face aux fauteurs de troubles qui, dans une période difficile, ne se plient pas à une morale des corps et de l’environnement. Les figures de l’État qui émergent de la crise sanitaire et économique en Roumanie, en Algérie, au Cameroun, en Colombie, au Soudan, en Chine, en France et en Italie, se veulent à la fois thérapeutiques et punitives, protectrices et oppressives.

La deuxième partie, intitulée « Intimités résidentielles, subjectivités territoriales », s’interroge sur le confinement et l’après-confinement, les normes de distanciation, le confinement obligatoire et la vie quotidienne, la pandémie devenue invisible et intouchable dans nos liens sociaux, le port du masque, les musulmans français et la pandémie.

Dans la troisième partie, intitulée « Logiques existentielles », des questions sont posées sur le rapport entre confinement, déconfinement et vie psychique, « surveiller et contenir » dans la gestion de l’épidémie, sur un confinement singulier (Trieste), sur le chercheur face à la pandémie et au monde, sur le confinement des gens du voyage. La quatrième partie, « Interpellations croisées », s’interroge sur les biens communs au cœur de la pandémie, sur les logiques politiques et les rapports économiques, sur les effets de la pandémie dans une entreprise.

Dans « La Covid-19 : une morale de l’environnement », Bernard Hours montre que, pour les libéraux économiques, ce sont les corps dans leur environnement matériel qui relèvent d’une justice, d’une liberté, d’une égalité qui, si j’ai bien compris, ne sont pas produites par ces corps s’ils sont humains, mais déjà dans ces corps et se matérialisant ou non en valeurs morales. Le care est là pour prendre soin des plus amoindris physiquement, donc socialement. Quant à ceux et, plus encore, celles qui le sont complètement, ils vivent et disparaissent sans laisser de traces.

J’ajouterai que, chez les libéraux économiques, la nature a remplacé non pas Dieu, mais le lieu, la place de Dieu et cela à l’intérieur de l’humain et non hors humain, comme le sont le sacré et le religieux quels qu’ils soient (ancêtres, mythes). Chez les libéraux économiques, l’être humain est humain, parce qu’il est naturel, cause et conséquence de son corps, déterminé entièrement par ses gênes. Ce naturalisme est une caricature du sacré et du religieux.

Antoine Heemeryck aborde la question de la pandémie en anthropologue. Face à la contamination, l’État roumain n’est pas un État thérapeutique qui tente de protéger la population. Telle migrante cherche à s’enfuir par les aéroports, malgré les vols interdits. La politique de l’État, en l’occurrence, ne poursuit pas le bien public mais le profit et la spéculation sur le profit des grandes entreprises. L’action sur la pandémie se fait à coups de mesures autoritaires. Le délabrement des hôpitaux, dénoncé par les médecins, leur vaut l’hostilité des pouvoirs publics. « La stratégie du gouvernement, dit l’auteur, est celle de la contamination maîtrisée. Il s’agit, en fait, d’une mise en danger du peuple pour réduire à court terme les coûts matériels de la pandémie. Ce qui, actuellement, n’est pas nouveau en Europe.

Face à la crise sanitaire, dit Patience Biligha Tolane, depuis le 6 mars 2020, les Camerounais vivent au rythme des divergences politiques, ce qui est un moyen, pour certains responsables politiques, de montrer leur capacité à écouter la population, en optant pour l’humanitaire, et, pour d’autres, de marquer leur affirmation en tant que gouvernants en optant pour une stratégie de stabilité économique. La question de la récession économique et la colère des Camerounais conduisent le Premier ministre à ouvrir tous les lieux de loisirs. L’absence du président Bya, qui vit à Paris, est jugée irresponsable. Beaucoup de Camerounais se sont retrouvés au chômage à cause de la baisse des activités, mais les prix pratiqués ont baissé du fait d’une demande plus faible. Les membres du gouvernement, les Camerounais, la communauté internationale sont à la recherche d’une solution médicamenteuse pouvant réduire la propagation du virus en créant une immunité au sein de la population.

« On nous donne des ordres, c’est tout » note Mohamed Mebtoul à propos de la gestion de la pandémie à Oran où il y a une dizaine de décès par jour. L’élite politique rend la population responsable de la maladie, à cause de son manque de sagesse, de son indiscipline, de son incapacité à respecter les consignes du pouvoir politique. Or ces consignes relèvent elles-mêmes d’un « flou socio-organisationnel » des responsables politiques locaux qui manient à la fois l’autoritarisme et la complaisance en soi-disant bons pères de famille. Il n’est pas question de clarté, de transparence, ni de concertation. Les hôpitaux, délabrés et sans moyens, sont substitués, pour les malades, à leur médecin. Les cafés, fermés, reçoivent, sans difficulté leurs clients dans l’arrière-boutique d’où ils sortent un gobelet à la main. 60 % des travailleurs dans les entreprises de BTP sont contraints d’arrêter le travail. Le mouvement populaire Hirak souhaite reprendre progressivement les manifestations dès le mois de septembre 2020.

Olga L. Gonzalez est colombienne. Comme la plupart des pays du continent américain, la Colombie a connu un très grand nombre de morts par Covid. Le confinement a commencé dès mars 2020. Il n’a pas réussi à limiter la pandémie. L’auteure indique d’abord que l’actuel régime colombien, néolibéral, est favorable au grand capital et aux propriétaires terriens. Sa politique est autoritaire et inefficace en termes de sécurité. La pandémie a contribué à révéler les défaillances du modèle et les violences qui s’y sont développées sont le prolongement de celles que le pays subit depuis longtemps. Demeure la question des résistances collectives.

La Colombie a connu de nombreuses crises (choléra, tremblements de terre, explosions dans les mines, ruptures de barrages). Ces crises sont vécues comme des accidents, des punitions divines, non comme la gestion irresponsable d’individus privés ou publics. Ceux-ci sont rarement sanctionnés en justice. Pour éviter une rupture de digue, une messe publique est célébrée. Au moment de la pandémie, l’opposition politique a proposé un revenu de base de trois mois, pour garantir un minimum de ressources, résister à la maladie et relancer la demande. Aucune suite n’a été donnée par le gouvernement à cette proposition. En contrepartie d’une réforme augmentant les impôts, ce même gouvernement a promis trois jours sans TVA. En pleine pandémie, les acheteurs se sont précipités chez les commerçants fort satisfaits. La presse a critiqué ces trois jours et le troisième a été annulé. Les mesures à prendre et à faire sanctionner par les pouvoirs publics et la police contre la contamination sont le fait de particuliers : par exemple, des propriétaires de magasins enferment leurs employés, pour qu’ils ne soient ni contaminés ni contaminants. Avec plus de 26 000 morts par Covid, la Colombie compte parmi les pays les plus contaminés. Mais, dit l’auteure, que signifient ces morts dans un pays où les homicides sont l’une des trois premières causes de mortalité de la population ?

Barbara Casciarri situe le problème du coronavirus au Soudan dans l’après-révolution qui a amené la chute de l’ancien gouvernement. C’est un gouvernement de transition qui, au moment de la pandémie, est composé de militaires qui ont aidé la population à se révolter. Une solidarité s’est établie entre les familles, entre les groupes sociaux, aussi bien à Khartoum que dans les campagnes. « Sociabilité et convivialité denses », dit l’auteure : le confinement tend à repousser « dans l’espace domestique des hommes et des femmes qui avaient commencé à construire ensemble des pratiques ordinaires d’une nouvelle société ». Les Keizan qui font encore partie des comités de résistance, voudraient retourner à la période prérévolutionnaire. Ils sont déçus par le gouvernement de transition. Ce qui ressort des propos et des entretiens de l’auteure, c’est une interrogation sur l’issue future au Soudan de cette triple rencontre (pandémie, crise économique, révolution), accompagnée de violences sur les femmes, le tout greffé « sur un processus révolutionnaire en cours » qui met actuellement en cause le gouvernement de transition des militaires. Ce sont les « possibles futurs » de la révolution soudanaise, « pendant, après et malgré le passage du Coronavirus ».

Monique Selim et Wenjing Guo font d’abord le bilan, en Chine, de la crise de la pandémie. Le confinement forcé alimente les contaminations, la reprise économique est assurée, en revanche l’autoritarisme et la répression politiques se sont accrus. Le docteur Li avait été l’un des lanceurs d’alerte de l’épidémie. Sa mort est suspecte. « Le médecin est vécu comme une victime à laquelle chacun peut s’identifier » dont la disparition sert à manifester une critique de l’État-parti. Des agents de l’État sont envoyés dans les familles ouïgours pour surveiller leur adhésion aux politiques du Parti. Dans le combat contre la pandémie, les femmes soignantes héroïques ont eu les cheveux rasés par les hommes avant de se rendre à Wuhan : les féministes chinoises ont protesté contre ce traitement sacrificiel. Pour l’État-parti, il n’y a plus, voire il n’y a pas eu de victimes de la pandémie, « mais des héros qui marquent et marqueront les esprits ».

Catherine Deschamps traque la représentation et le vécu de la pandémie dans les professions, les vies publiques et privées. Elle refuse de « se défausser de la seule responsabilité politique sur la responsabilité individuelle ».

« La peste marqua pour la ville le début de la corruption » a écrit Thucydide, cité par Annie Benveniste. Quand règne la peur de la contamination, tout est possible. Les distances ne sont plus des normes, la peur les domine. En Afrique du Sud, des ligues spéciales ont été mises en place. Un participant de groupe de quartier déclare : « C’est notre responsabilité de citoyen et notre obligation obligatoire (sic) de dénoncer à la police. » La distance physique, dénommée sociale par les mesures sanitaires du gouvernement, doit apparemment uniformiser les comportements.

Le confinement obligatoire et la vie quotidienne dans un quartier de Paris montrent, selon un auteur, comment les rapports conjugaux, familiaux, de voisinage, sociaux sont transformés par les mesures sanitaires édictées sans aucune concertation par le gouvernement. Sur un boulevard vide d’autos et de passant.e.s, les magasins, cafés, restaurants sont fermés. Des pigeons affamés entrent par les fenêtres et se posent sur les meubles. La vie hors de soi n’apparaît que par l’écran de l’ordinateur ou de la télévision.

Lucie Gui s’interroge sur ce qu’est le port d’un masque dans une banlieue de Paris, notamment sur la figure du joggeur. Cette figure apparaît centrale à travers la gestion et l’interprétation de la crise par des acteurs sociaux. La déclaration du président de la République, fin mars 2020, explicite clairement que l’armée n’est pas convoquée pour faire régner le confinement dans les rues. La mise à domicile est nécessaire, mais l’est également, dit le président, la possibilité d’exercices physiques à l’extérieur. Cette attention du pouvoir politique est en inadéquation avec l’Espagne et l’Italie, mais en adéquation avec l’Allemagne et la Belgique. Sortir du domicile pour marcher et courir à l’extérieur est une garantie essentielle d’une santé psychique, notamment lorsqu’on n’a jamais connu de confinement. Mais une fois dehors, une voiture à gyrophare avec haut-parleur diffuse un message : Le gouvernement a ordonné un confinement total. Rentrez immédiatement chez vous.

En fait le ministre de l’Intérieur va préciser qu’il est impossible de sortir de son domicile sans une attestation qui donne les motifs de la sortie et en marque la durée. Mais la peur de la maladie va se répandre sur les réseaux sociaux et se communiquer aux individus. La violence individuelle s’exerce contre ceux qui sortent pour se promener, courir, notamment les joggeurs. Ce n’est plus seulement à l’État qu’il est reproché de ne pas mettre fin à la propagation du virus, à l’épuisement des soignants, au manque de lits dans les hôpitaux, c’est à l’individu. Un lien est établi entre la responsabilité individuelle et la crise sanitaire. Ce qui est mis en cause peu à peu ce n’est pas tant d’être joggeur et de contaminer, c’est le fait de porter un masque inutile, autrement dit mal adapté. Le port de ce masque fait du joggeur une figure politique à dénoncer. Le masque est déclaré inutile s’il n’est pas porté correctement. L’objet masque est parfois, nécessaire, mais mal posé, il provoque l’action individuelle contre le joggeur.

Le masque, pendant le confinement, est un objet, et, en même temps, le prolongement d’un acte citoyen et solidaire en l’absence de toute concertation entre les pouvoirs publics et la population. Il crée un espace de contradiction entre l’État providence français et son incapacité, en l’occurrence, à fournir ce qui est nécessaire, notamment les masques contre le Covid, masques présentés comme inutiles au début du confinement. Ils deviennent obligatoires dans les espaces clos, puis dans l’ensemble des espaces publics. Marcher sans masque, c’est, dans le confinement, être en infraction avec la loi et s’exposer à une sanction financière. Mais faire son jogging sans masque demeure autorisé.

Katia Faouès s’interroge sur les musulmans français face à la pandémie. Ils seraient cinq millions, avec une grande prédominance maghrébine (4 000 000), un pôle turc (345 000) et un autre venu d’Afrique subsaharienne (250 000). À partir des enquêtes qu’elle a menées, l’auteure indique que, sur la question de l‘information sur le Covid-19, sur celle de la pandémie, sur celle, pour chaque individu, d’une limite à la documentation immédiatement disponible, donc accessible, sur celle d’une concentration de préconisations difficiles par rapport à la pandémie, tous, sauf un iman, ont dit avoir pris connaissance des informations accessibles mais en se limitant à celles-ci et en renonçant à mobiliser une large documentation.

La seconde question était de savoir ce que les interlocuteurs ont retenu des conseils à propos de l’empathie, positifs ou négatifs. Dans les réponses, les paroles des enquêtés montrent une confiance modérée. Ils opposent des principes aux « leçons » des directives et s’inscrivent dans une quête de sens partagée par l’individu confronté à une perte des repères fondamentaux. À la rationalité instrumentale, seule reconnue par les libéraux économiques, ils ajoutent, même s’ils sont impliqués dans l’univers capitaliste, une éthique de conviction en référence à l’idée de justice sociale.

S’interrogeant sur le confinement-déconfinement et la vie psychique, Olivier Douville incite d’abord à rappeler l’aggravation de la vie matérielle des laissé.e.s pour compte dans des lieux insalubres et dans la rue. Puis il compare le confinement des soignants en hôpital psychiatrique avec celui des malades mentaux. Ce confinement commun les rapproche.

David Puaud analyse, à partir d’une cohorte d’étudiant.e.s de Sciences politiques, dont la plupart sont d’origine étrangère, « les logiques imaginaires et sociales à l’œuvre » durant la période du confinement. Le choix consistait notamment pour les étrangers et les étrangères soit à rester où ils/elles étaient dans une ville de province française, soit à retourner dans leur pays et dans leur famille. Alors que ces étudiant.e.s savaient, avant le confinement, que c’était leur dernière année de scolarité, ils/elles vivent néanmoins ce moment, le « jour d’après », comme « une rupture brutale des cadres et structures habituels de la vie », dit Nina. « J’ai pris conscience que le virus était arrivé sans frontières », dit Alexandra. Pour les forces de l’ordre, le confinement permet de « surveiller et contenir ». « Deux hommes se disputent sans se battre, raconte une étudiante qui témoigne, deux policiers les aspergent au gaz lacrymogène. Les deux hommes tombent en se tordant de douleur ». L’auteur conclut : « La « guerre sanitaire » à laquelle risque de succéder une crise économique et sociale renforce le déploiement de mesures sécuritaires et la restriction des libertés individuelles et collectives. »

Federica Misturelli, dialogue avec des étudiant.e.s de Trieste qui se trouvent dans une situation difficile, les cours à distance n’étant pas pratiqués en Italie. Les restrictions pour les sorties et les déplacements dans les villes où le confinement s’avérait nécessaire ont été, successivement, imposées, levées, imposées. Des trains évitent certaines villes. Le gouvernement s’est efforcé d’assurer que la situation était sous contrôle. Les commerçants affichent le même slogan : Excusez pour la fermeture, mais tout ira bien. Avec l’extension de la quarantaine, le récit du déni est apparu soit par négation : cela n’existe pas ; soit par réduction : le virus est là, mais il n’est pas dangereux. L’auteure pense que le faux sentiment d’immunité peut susciter des comportements dangereux.

Tassadit Yacine pense que la question de soi par rapport à la vie et à la mort dans les sociétés dites traditionnelles s’efface des représentations des sociétés modernes. En Algérie, le confinement coïncide avec le Hirak, qui réclame une transition politique. Le gouvernement en place interdit, pour des raisons sanitaires, les manifestations, mais se soucie plus de sa légitimité que de se préoccuper de la gestion de la crise pandémique et de ses conséquences. Dans les institutions kabyles, on doit toujours venir en aide aux siens avant d’aider les autres : « Avant de rendre visite à un sanctuaire, commence par ta maison. » Mais en Kabylie, le réflexe de se prendre en charge, tout en tout en réactivant la solidarité, fait partie des usages locaux prévus par le droit coutumier. En banlieue parisienne, des jeunes de l’immigration ont retrouvé les gestes de leurs parents pour aider les plus âgés.

Gaëlla Loiseau et Agnès Remy ont constaté que d’emblée les gens du voyage se sont confinés eux-mêmes. Mais les pasteurs de l’Église évangélique tsigane ont propagé, sans le savoir, la maladie dans des réunions de prières, pour conjurer l’épidémie. Pour les pouvoirs publics, notamment la police, les corps des gens du voyage sont supposés contaminés et contaminants et reçoivent des injonctions contradictoires : Bougez pas ou Dégagez.

Dans un entretien avec Catherine Quiminal, Benjamin Coriat affirme que la pandémie était prévisible, comme le sont de nouvelles zoonoses. Le niveau sanitaire en ce qui concerne l’impréparation a atteint en France des proportions excessives. La destruction des bio-diversités et la déforestation mettent en contact les êtres humains avec des virus portés par des animaux.

La multiplication de pratiques extractivistes par le monde capitaliste amène à libérer des forces et à laisser ses empreintes sur les équilibres naturels de la planète. Le capitalisme, c’est la perspective que les épidémies et les pandémies se multiplient. Mais la surexploitation de la nature n’est possible que parce que des rapports de domination entre les hommes ont été établis.

Il faut se centrer sur les grands pôles de base de la reproduction de la vie humaine : s’alimenter, se soigner, se vêtir, se loger, se déplacer, s’éduquer, se cultiver. Il faut repenser les services publics, marquer les frontières entre espaces publics et espaces privés, services marchands et services non marchands. Il faut assurer leur métamorphose dans ce que l’auteur appelle à juste titre selon moi, les communs sociaux. Un commun peut demeurer une garantie de l’accès universel aux plus démunis. La pêche chez les Soninkés et les Bozos est liée à des pratiques collectives et à des formes de redistribution équitables. Ils ne sont pas encore vendus au tout-puissant capitalisme libéral économique, rappelle Catherine Quiminal. Descola a montré que la poursuite de l’anthropisation de la planète annonce l’entrée dans une ère de ruptures et de menaces majeures. Il faut rompre, dit-il, avec la propriété exclusive et aller vers la propriété partagée dans les communs.

Monique Selim s’entretient avec Jean-Paul Gonzalez sur les relations entre les logiques politiques et les rapports économiques pour engager une approche transdisciplinaire dans l’analyse et les solutions à apporter aux maux de la santé publique pour le moment et se préparer pour le futur.

Dans un entretien avec Monique Selim, Véronique Héran fait valoir les avantages et les inconvénients du télétravail pour les salariés, mais considère qu’il ne modifie en rien, dans l’entreprise, la poursuite des objectifs et des stratégies des dirigeants.

Louis Moreau de Bellaing

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Philippe-Daniel Clément, Animal inc. c. Adam & Ève, Saint-Narcisse, Éditions du wampum, 2020

Il y a longtemps, les animaux, les plantes, la pierre, le soleil et l’eau parlaient. Il n’y avait qu’un seul monde, une seule langue. L’hôtesse était la Terre généreuse pour toutes les espèces. Jusqu’au jour où l’une d’entre elles, que l’auteur appelle race humaine, race au sens d’espèce, en abusa. Le livre est le récit d’un procès et d’un jugement. Des créatures de l’eau, de la terre et de l’air se réunissent dans un abri souterrain. Le procès dure sept jours. Un certain nombre d’éléments, d’animaux, de plantes viennent témoigner des effets désastreux des activités humaines. Le Chien et le Chat, amis des êtres humains et de l’espèce-race humaine, sont obligés de reconnaître ses abus. Adam et Ève, métaphore de l’espèce humaine, du genre humain si l’on veut, défendent leur descendance. Après délibération, un jugement est rendu : les éléments, les animaux, les plantes, la pierre abandonnent les êtres humains, Adam et Ève, l’espèce-race humaine.

On peut penser en lisant cette histoire, à un conte, une fable, un apologue, genres littéraires qui viennent à l’esprit lorsqu’on lit de tels récits. À mon avis, c’est une erreur (qui est aussi, celle, en privé, de l’auteur). En réalité, Clément a inventé un nouveau genre littéraire qui peut devenir important, en anthropologie notamment, dans l’avenir, nouveau genre que j’appellerais le récit mythique.

Clément est bien placé pour découvrir ce nouveau genre littéraire. Il sait comment un mythe est construit et il connaît son usage quasi quotidien dans les sociétés amérindiennes. Ce qu’il veut faire pour les nôtres, sociétés de l’entre nous à démocratie oligarchique, c’est commencer à construire un ou des mythes d’origine, ou, pour mieux dire, des mythes originaires qui ne soit pas originels. Ils ne peuvent être les premiers, puisque les sociétés humaines en ont accumulé beaucoup depuis leur origine. Ils peuvent être originaires en ce sens qu’à partir d’un récit mythique, ils peuvent se constituer et se reproduire dans nos sociétés actuelles de l’entre nous, par exemple sur le modèle des mythes de sociétés amérindiennes ou australiennes.

Le récit mythique de Clément peut fonctionner dans nos sociétés comme un appel à fonder, sur les modèles anciens, de nouveaux mythes originaires ne requérant pas une légitimité ou une illégitimité juridiques ‒ sauf, au pénal, les mythes fascistes, nazis et totalitaires ‒, mais plutôt une légitimité et une illégitimité sociales et politiques au sens du politique, marquée par une désapprobation commune s’ils risquent de nuire à autrui, ou, à l’inverse, par une approbation commune s’ils ne risquent pas de lui nuire.

Clément construit son récit mythique ‒ qui n’est pas un mythe ‒ de telle sorte qu’animaux, plantes, pierres, éléments qui parlent pèsent le degré d’intervention et de responsabilité, non seulement de l’être humain métaphorique qu’est l’Adam et Ève de la BibIe. mais aussi de l’espèce vivante humaine, dans les désastres que ceux et celles de diverses espèces vivantes ont subis. Convoqué, Adam rappelle l’impact de ses bienfaits, oublie les méfaits, souffrances, douleurs qu’il a imposés à l’environnement. Après un dernier débat, le jugement est prononcé. Lorsque Adam vient, dans l’abri souterrain se présenter devant ses victimes, il ne trouve plus personne. Elles l’ont abandonné.

Clément se refuse à toute indignation morale ou moralisatrice, laissant au lecteur le choix de tirer ses propres conclusions. À mon avis, il appelle à de nouveaux mythes originaires qui sont à constituer, légitimes, autant que possible ‒ sauf exception ‒, non tant d’un point de vue juridique que du point de vue social et politique au sens du politique. Donner, par exemple, des droits aux animaux ou aux plantes est parfaitement illégitime du point de vue humain, tant du point de vue juridique que social et politique. C’est les faire entrer, à mon avis, de force dans un espace qui n’est pas le leur. Du récit mythique tel que l’a conçu Clément au nouveau mythe originaire à constituer, la route peut être longue. Le livre de Clément, à la fois profond, poétique et non dépourvu d’humour, est, dans notre monde vivant et humain, un signe de reconnaissance réciproque, pour nous comprendre entre nous humains et les comprendre eux vivants.

Louis Moreau de Bellaing

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Pascale Jamoulle, 2021. Je n’existe plus. Les mondes de l’emprise et de la déprise.                                                            En lisant Pascale – des perspectives sur l’anthropologie prospective

Commencé comme un compte rendu, « ceci », comme l’aurait dit Magritte, « ne l’est plus ». Car le dernier livre de notre collègue, Pascale Jamoulle (2021), Je n’existe plus. Les mondes de l’emprise et de la déprise m’a donné énormément à penser : non seulement à la contribution de l’anthropologie (« prospective » comme il se doit !) au concert des sciences humaines, mais son apport au naître et être humain tout court. A supposer (S:1701) que suite à des épaississements ethnographiques, l’anthropologue prospectif procède via des ampliations analogiques à des interprétations interpellantes alors si j’avais eu affaire à la thèse d’une débutante plutôt qu’à la huitième monographie d’une chercheuse chevronnée, je lui aurais donné un max pour le travail de terrain ainsi que pour la théorisation engagée, avec un peu moins pour la contextualisation comparée.

1 : Epaisseurs existentielles

Epais et émouvants, les entretiens enregistrés parfois des années durant par l’auteure auprès de ses interlocutrices, en plus de l’empathie devraient provoquer de l’indignation ressentie. Au vu d’un paradigme de neutralité académique, aussi excessivement ethnocentrique qu’épistémologiquement équivoque (S : 254), certains insinueront qu’un anthropologue n’a pas à s’engager à ce point pour les uns et contre les autres. Mais un anthropologue ne travaille pas sur son terrain comme un géologue. Là où l’entomologiste observe du dehors le grouillement d’une colonie d’insectes, l’ethnologue participe du dedans à l’existence souvent mouvementée et parfois tourmentée des membres d’une communauté humaine. Quoi qu’il en soit de la gratuité artistique, une information anthropologique qui laisserait indifférent n’aurait guère de sens anthropo-logique. Ce n’est que si l’être substantiellement quelque chose de la métaphysique décidait en général ce qu’il y avait à faire et en particulier le devoir faire moral que l’implication, à l’instar de l’application, s’ajouterait par accident et à l’occasion à un savoir intrinsèquement indépendant de toute compromission concrète. Cette illusion d’optique onto-épistémologique induit l’impression de phénomènes fondamentalement neutres qu’un bon ou mauvais usage colorerait moralement après coup. Par conséquent, il y aurait une magie en soi incolore et inodore ne devenant blanche ou noire que de fait ainsi que des anthropologues qui tiennent à garder leurs mains propres. Or si les « indigènes » ne connaissent que des bons et des mauvais « sorciers » aux noms propres et si les anthropologues prospectifs se reconnaissent comme engagés d’emblée épistémologique et d’office ontologique, c’est parce qu’aucun agir proprement humain n’est innocent (Hermesse et alii : 2011). Il reste que c’est confrontée à des cas limites d’oppression et de violence dont une certaine emprise que l’identité impliquée (S : 239) et l’intentionnalité libératrice (S : 252) du projet anthropologique éclatent au grand jour.

L’anthropologue ne peut qu’épaissir une chose à la fois et plus il le fait plus il a la conviction qu’il s’agit d’un phénomène sui generis et moins il a l’impression de n’avoir eu affaire qu’à un avatar imparfait d’un Archétype quintessentiel. Avant de la contextualiser davantage, il y a tout lieu donc de penser à ce que l’emprise inventoriée par Pascale a de particulier. Les femmes (des hommes il est peu question) qui ont récité leurs vies à l’auteure en long et en large se sont trouvées piégées petit à petit dans des carcans conjugaux, familiaux, professionnels et « thérapeutiques ». A l’instar de la violence faite aux femmes, l’emprise semble ne pas avoir de lieu « propre ». Car les interlocutrices de l’auteur se sont trouvées piégées aussi bien dans des demeures bourgeoises que des quartiers populaires, au sein de cénacles militants comme sur des lieux de travail ordinaires. Au début, les victimes pouvaient avoir l’impression qu’il s’agissait de cages dorées entretenues par des compagnons attentionnés, des patrons bien intentionnés, des thérapeutes désintéressés. Néanmoins à la longue et à l’insu de leur plein gré, elles se sont réveillées privées par des prédateurs despotiques non pas tant de liberté de mouvement que de for intérieur propre. Les interlocutrices de l’auteure font état d’un enlisement graduel et presqu’imperceptible dans une situation d’aliénation totale, d’une intériorisation de rapports avec autrui ou aux choses qui auraient dû les terroriser, d’une complicité inconsciente, inavouée, incompréhensible avec des bourreaux impitoyables bien que parfois pitoyablement de bonne foi.

Le fait que certaines des victimes se culpabilisent et défendent leurs tortionnaires est particulièrement interpellant. On pense au fameux syndrome de Stockholm. En août 1969 Douglas Hyde, le chef du (minuscule) parti communiste anglais qui avait assisté aux procès staliniens m’a dit que pas mal des intellectuels incriminés, croyant à l’infaillibilité du Kremlin, se demandaient où ils s’étaient objectivement trompés. Au cours de mes années de formation scolastique, j’ai connu l’un ou l’autre illustre théologien qui, exilé sinon excommunié par le Vatican, s’était demandé aussi où sa bonne foi subjective avait fait effectivement défaut.

C’est venant après un « paradigm shift » que montés sur leurs épaules, des nains peuvent voir où des géants se sont laissé surprendre. Face aux peuples qui ont cru pendant des siècles que le soleil tournait autour de la terre ou qui continuent à aduler des dictateurs sanguinaires même après leur mort, avec le pharisien des évangiles vous pouvez remercier Dieu ou le Destin de vous avoir fait connaître rien que la Vérité en même temps que la Vie définitivement bonne. Mais avec le pécheur vous pouvez aussi douter que votre vision et valorisation du monde étant les seules en prise avec la Réalité, elles vous donnent le droit d’enlever les poutres qui font que d’autres voient tout de travers. Pour les Hindous, les Occidentaux sont sous l’emprise d’un ignoble régime carné, mais les Vegans trouvent que les végétariens auraient de quoi se dépendre. Qui s’imagine sans emprise qu’il jette la première pierre ! En attendant, nous aurions peut-être tous intérêt à admettre avec le juge Clamence de Camus être coupables d’emprise, quitte à ajouter avec Orwell que certains peuvent l’être plus que d’autres.

Si les cas campés par Pascale interpellent, c’est en partie à cause de la complicité entre bourreaux et victimes. Pourtant il y a plus consciemment kamikaze encore. Pas mal des rois sacrés de l’Afrique savaient que leur règne était provisoire, le régicide était inclus dans le prix de leur sinécure et des hindoues n’ignoraient pas que le sati rendrait leur veuvage de très courte durée. Contre toute attente, le peu de levain de liberté qui leur restait a permis à la plupart des interviewées de l’auteure de convertir des résistances plus ou moins larvées en de véritables renversements de situations liberticides. Ayant réussi à remonter la pente glissante on comprend qu’elles aient éprouvé le sentiment d’exister enfin de nouveau pour elles-mêmes et qu’elles auraient du mal à comprendre que la perte d’existence propre qui fut un Enfer pour elles puisse être un Ciel pour des mystiques panthéistes ou le Nirvana souhaité par des moines bouddhistes ou que sur Terre le souci d’autrui remplace chez certains philanthropes le souci de soi (S: 87).

Qui sort de prison (surtout s’il est persuadé d’avoir été injustement emprisonné), peut être pardonné quand il se sent avoir retrouvé la Liberté tout court et non pas une liberté conditionnelle. En s’émancipant d’une tutelle légitime (et a fortiori d’une mainmise tyrannique) n’a-t-on pas le droit de tirer son plan comme bon il semble ? A l’emprise succède la déprise, point. Comme les contes de fées, les récits rapportés par Pascale, se terminent bien. Ce n’est pas une reproche, il ne manquerait que ça, néanmoins sous l’emprise de l’élégance scripturaire et de l’opulence expressive dont l’auteure fait preuve, en arrivant à la fin de son recueil, le lecteur doit se souvenir qu’il n’a pas eu affaire à une suite de romans feuilletons mais à une série dramatique de récits traumatiques vécus carne y hueso par des actrices bien réelles.

C’est justement le fait d’avoir laissé cette pluralité de mondes singuliers dans l’état au lieu de les rapporter comme autant d’exemplaires élémentaires à une Emprise essentielle qui risque de laisser certains anthropologues académiques sur leur faim théorique, que seule l’extraction des cas concrets de significations substantielles ou structurelles saurait satisfaire. De retour à leurs doctes fauteuils (ou ne les ayant jamais quittés), une fois les travaux de terrain ayant porté leur fruit transculturel, ils perdent leur raison d’être à l’instar des réservoirs d’une fusée une fois le satellite en orbite. L’évènementiel et l’existentiel du matériel monographique auront beau paraître aussi irréversibles qu’irréductibles, en réalité ils sont redevables de constantes transcendantes. Pour Mauss, « l’ethnographie comparée n’aura de valeur qui si elle se fonde sur des comparaisons de faits et non de cultures ». Le Don et pas les dons. L’obligation universelle et univoque de donner, recevoir et rendre explique ce qui a été, est et sera fondamentalement au cœur de toute donation. Une fois dégagé des faits de facto, ce Tout déjà tout fait rend foncièrement redondante toute étude ultérieure du phénomène et fondamentalement inutile la poursuite des enquêtes de terrain en la matière. Comme l’aurait dit Braudel, l’Emprise fait figure et fonctionné comme une lame de fond responsable depuis toujours et en profondeur pour les emprises qui écument en surface. Pour Girard, loin d’être à chaque fois inédits, les différents phénomènes sacrificiels inventoriés par des historiens et des anthropologues surgissent tous « à partir d’un mécanisme originel maintes fois répété, souvent indépendamment, mais en principe toujours le même »2. Avant de jouir au Ciel de la vision béatifique de l’Immuable, sur Terre, du haut de leurs chaires de Vérité, les théoriciens s’adonnent à la contemplation béate des tout Faits transculturels, totalement transcendants à tout contexte culturel, à tout texte édité.

En réduisant des phénomènes comme l’échange3, la violence ou l’emprise à être le fait de personne et donc ayant lieu nulle part, on se piège doublement. En aval descriptif, on tombe dans le travers des folkloristes qui analysaient les coutumes comme autant d’éléments isolés (un fétiche de fécondité, un geste prophylactique) sans les situer dans le processus psycho-dynamique tel que l’ensemble formé par des rites de naissance ou de mariage qui leur donnait tout leur sens. En amont ontologique, l’abstraction synchronique, en plus de rendre le substantiel et le structurel plus réellement réels qu’ils ne le méritent, les range dans le « casier de tous les casiers » réservé par les métaphysiciens du Moyen Age à l’esse, à l’être ut sic et en soi. Or, « en réalité », c’est le fieri, le devenir diachronique qui est primordial et dans un sens qui tend à échapper aux usagers de l’indo-européen. Quand nous disons « l’homme évolue » ou qu’« il pleut » nous avons l’impression que le nom renvoie à une chose (substantielle) qui, comme indiqué accidentellement par le verbe, ne se met en mouvement qu’après coup et accessoirement. Si on voulait épouser de près l’évidence empirique on verrait que les choses ne changent pas puisque le changement même est la seule chose qui existe. En conséquence, nous parlerions (comme certains peuples le font) d’hominisations et de pluviations ayant eu lieu à un moment donné. En dernière analyse, l’emprise n’est pas le produit de personne, sans milieu circonstancié ou moment circonscrit, mais un processus existentiel, parcouru, à sens unique, par des personnes particulières.

Du point de vue donc d’une anthropologie où « the medium is the message » l’auteure a tout à fait raison d’intituler le récit qu’elle met en exergue une expérience « emblématique » plutôt que d’y voir l’exemplification d’une réalité essentielle. Il s’agit de l’histoire d’une chilienne bourgeoise, devenue militante maoïste et qui, exfiltrée avec son nouveau-né par l’ambassade de France à la chute d’Allende, s’est retrouvée exilée en France inféodée au bon vouloir autoritaire et arbitraire d’un mari aveuglé par l’explosion d’une bombe artisanale…

Si la réalité parait parfois surréelle c’est parce que pour finir peu sépare des « faits réels » des « fictions véridiques » (Ricœur : 2000). A cet égard, l’épistémologue exploite ce dont l’étymologie parle. Car aussi bien des faits (de facere « faire ») que des fictions (de fingere « former ») sont des factualisations du potentiel représenté par les données brutes à la disposition sociohistorique de facteurs individuels.

Que fait l’anthropologue sinon faire sens du matériel donné par des interlocuteurs indigènes. Les data auxquelles il a affaire et surtout à faire sont les facta ou faits que son terrain lui a fait connaître et comprendre. Nous reviendrons sur ces deux phases du savoir. Pour le moment il s’agit de bien saisir ce que l’anthropologue doit faire savoir. Le philosophe et le poète figurent par excellence parmi ceux qui ont le droit de dire ce qu’ils pensent à titre personnel. Par contre, si l’anthropologue refait à sa façon ce que d’autres ont déjà fait à leur manière, il n’a pas à faire dire à ses informateurs ce qu’ils n’ont pas du tout dit et encore moins à leur faire dire ce qu’il aurait bien voulu qu’ils disent. S’il tient à invoquer un patron psychologue c’est à Rogers plutôt qu’à Freud que l’anthropologue adresse sa supplique. A l’encontre du psychanalyste qui croit savoir mieux que ses patients où ils veulent et devraient en venir, un anthropologue agit avec ses indigènes en « indirect counsellor ».  A leur usage mais aussi dans l’intérêt de tout le monde, l’anthropologue reprend en plus clair et convaincant ce que ses interlocuteurs lui ont dit de manière relativement inchoative et parfois incohérente. Je n’insinue pas que la plupart du temps la plupart des gens doivent être pardonnés puisqu’ils ne savent pas ce qu’ils disent. Il s’agit tout simplement de justifier le redit anthropologique. Il est rare que les choses vécues disent clairement ce qu’il y a lieu d’en penser et ne pouvant pas être juge et partie on est souvent mieux servi par le regard considéré d’autrui que par son sentiment viscéral. Loin de n’être que des fidèles mais faibles échos des extraits des témoignages enregistrés, les commentaires de l’auteure ciblent et clarifient ce qui était concrètement en jeu et qui reste récurrent dans le genre de situation en cause.

En rentabilisant ainsi de manière raisonnée des récits de vie, loin de les réduire à autant d’illustrations imparfaites d’un idéaltype qui incarnerait une emprise quintessentielle, Pascale traite chacun comme un cas à part entière. Le résidu empirique qui subsiste au saisi du sens singulier ne permet pas de conclure à l’existence d’une Emprise substantiellement structurante. Tout au plus l’emprise fait-elle figure d’un leitmotiv, fonctionnant comme un fil conducteur. En aucune manière ne s’agit-il d’un thème essentiel aux variations accidentelles. Un thème peut naître et être comme un phénomène primordial : soit parce qu’il fut tout simplement premier soit, plus profondément, parce qu’il continue à constituer un réel de référence. Dans ce dernier cas, il peut être dit « par excellence » mais pas « par essence ». Restant aussi foncièrement singulier qu’intrinsèquement intra-culturel, un thème ne saurait pas devenir une constante transculturelle mais tout au plus une généralisation analytique. De toute façon, et c’est ce qui justifie philosophiquement les limites anthropologiques que Pascale s’est fixées, en définitive tout ce qui possède un sens l’a par le fait d’une personne au nom propre. En dehors de la factualisation en cours d’un individu, incarné d’instant en instant dans son corps propre et incorporé en continu dans sa situation sociohistorique, il ne peut rien y avoir de significatif. Des « faits » qui ne seraient le fait de personne et qui auraient lieu nulle part ne sont que des illusions d’optique aussi bien philosophique que phénoménologique.

Des épaisseurs existentielles « connues » ethnographiquement et « comprises » ethnologiquement, avec Heidegger on peut tout au plus tirer un existential (i.e. une catégorie qui permet de regrouper des singularités situées). Ce qu’on ne peut pas faire est de réduire les données à des apparences accidentelles d’un Réel de référence transculturel du genre le Mariage, la Religion ou l’Emprise comme à leur cause essentielle. Pour un académique qui ne cherche pas derrière les singularités sociohistoriques leur identité substantielle ou leur fonction structurelle, notre affirmation paraitra aller de soi. Or cela n’est pas précisément le cas. Car d’un côté n’existent en définitive que des ethnographes et des ethnologues et de l’autre tout existential qu’il soit le regroupement ne peut être qu’un fait intra-culturel. A priori ou dans l’abstrait un « air de famille » peut accréditer l’attribution à des associations de phénomènes des étiquettes tels que « shamanisme » ou « emprise ». Néanmoins, Wittgenstein aurait dû continuer sur sa lancée et reconnaître qu’a posteriori, ou de facto, les critères qui rendent ces rassemblements crédibles ne sont pas dans les choses elles-mêmes mais dans les cultures qui décident ce qui est et ce qui n’est pas ressemblant. « L’air de famille » se fait justement en famille. Les données qui font penser à des esprits occidentaux qu’ils ont affaire à des êtres dotés d’une nature humaine ontologiquement distincte de celle des dieux et des animaux, ont été factualisées tout autrement par des animistes qui traitent toutes choses comme des interlocuteurs individuels. Dans la bibliothèque mentale que Pascale partage avec la plupart de ses collègues occidentaux, figure un rayon où sont rangés les ouvrages traitant de ce qu’il a été convenu de cibler comme ciblant des cas d’emprise. Heureusement l’auteure nous donne l’impression que ce sont les volumes pris individuellement et même les chapitres du sien qui comptent et non pas la planche de portée purement taxinomique ou heuristique qui les soutient.

En effet, l’anthropologue prospectif cherche à faire (re)connaitre et non seulement à aider à comprendre en quoi les autres qu’il a rencontrés ne sont pas lui-même en plus petit et moins performant. Les italiques renvoient à une distinction cruciale entre un « connaître » primordial et un « comprendre » d’un ordre tout à fait second. L’étymologie de cet autre genre – « saisir pour soi » (cum+prehendere) – en dit long du caractère agressivement réducteur de la compréhension par compression conceptuelle ou saisi spéculatif. Avec des relents de griffes et rapaces, l’anglais « to come to grips with » ou l’allemand «ergreiffen » campe plus que le français le vouloir arraisonner par raisonnement ou accaparer par analyse de qui veut comprendre. Par contre, et bien que l’étymologie cum+nasci soit plutôt factice, « qui connaît » « nait avec » des singularités situées, rencontre des réalités à chaque fois sui generis, expérimente de façon irréversible l’existentiel dans tout son irréductible épaisseur évènementielle. Il y a toute la différence au monde entre le vécu de sa première nuit d’amour et le conçu des manuels de sexologie. Ce qu’on finit par comprendre ne saurait jamais rejoindre et encore moins dépasser ce qu’on a connu.

Quand Aristote disait qu’il ne pouvait pas y avoir de savoir si ce n’est que du général, il parlait de la compréhension. Quand Gabriel Marcel dissociait le « mystère » du « problématisé » il ne pensait pas à l’irrationnel émotif et encore moins au provisoirement mystérieux que, selon Changeux (1998), la science finirait par objectiver entièrement. Il pensait au fait que l’existentiel précède l’essentiel, que le singulier prime sur le substantiel. Heidegger ne cessait de répéter qu’un Dasein particulier était tout aussi « sans pourquoi » que cette rose-ci (Schürmann 1982 : 19, 55). En avouant n’avoir rien compris de ce qu’elles avaient connu, les interlocutrices de Pascale renouent avec le haecceitas des nominalistes d’antan : le fait d’être entièrement ceci et aucunement cela et encore moins d’être essentiellement le même. Quand pour finir « ce qui est, est tout simplement ce qu’il est » (id quod est est id quod est), faire reconnaître le concrètement expérimenté passe avant l’effort de communiquer l’essentiel de ce qu’on a compris et qui ne saurait être qu’en gros de quoi généralement il s’agit.

Enervé par l’essentialisme platonicien de ses collègues, un médecin a écrit que « c’est une erreur médicale des plus vulgaires de parler, d’écrire et pour finir de penser que les maladies que nous nommons, ces références générales que nous symbolisons, représentent des réalités singulières dotées effectivement d’existence externe… et pourtant emportés par le jargon des Facultés de médecine des étudiants finissent par croire que ces « entités » existent in rebus Naturae (comme réalités naturelles) y ayant été découvertes de la même manière que Christophe Colomb serait tombé sur l’Amérique » (Crookshank 1956 : 342). Pour les psychanalystes de l’école « narrativiste » qui ont renoncé « à faire de la cure l’application d’une théorie à prétentions explicatives… la cure est une histoire singulière qui ne peut, en elle-même, avoir d’enjeu théorique, parce qu’elle n’a pas pour fin la découverte d’une vérité préexistante mais la production de sens, l’invention par le sujet des mots et des repères qui lui permettent de se dire au lieu de subir » (Stengers 1992 :69). Obéissant à un paradigme praxique qui fait fi de la dichotomie classique entre théorie et pratique, des praticiens savaient qu’ils ont eu affaire à des sidaïques ou à des schizophrènes et non pas à des victimes innocentes d’une Maladie, le Sida ou la Schizophrénie. En quoi les individus mariés ou religieux rencontrés par l’anthropologue seraient-ils moins réels que les institutions du Mariage et de la Religion ? A moins de faire de l’Emprise le pendant profane du Démon qu’on croyait autrefois rôder comme un lion à la recherche de qui dévorer (quaerens quem devorat), la description des parcours des personnes qui se sont senties envoutées par des oppresseurs doit primer sur la réification d’une prétendue Mêmeté phénoménale. Le comble pour l’anthropologue serait qu’après avoir démasqué la facticité des fétiches il tombe à genoux devant ses propres abstractions hypostasiées.

Quand des scientifiques reconnaissent que la notion « essentielle » du neutron escamote l’autobiographie que chaque neutron existant pourrait écrire (Ruyer : 1974), il est plus paradoxal encore de la part d’un anthropologue d’ignorer qu’interagir est interpeller. Seule l’invocation incantatoire d’un mantra paradigmatique peut induire chez l’anthropologue l’illusion d’une expertise sans engagement, d’une approche analytique qui s’abstiendrait de l’activation d’alternatives aux acquis. Pour qui préfère appeler un chat un chat à faire l’autruche, s’il y a une chose qui transparait du travail réalisé par Pascale c’est que l’anthropologie est un apostolat. Faire réciter des vies équivaut non seulement à administrer un sacrement mais évangéliser à fond.

Au bas mot (celui d’Austin), « faire parler quelqu’un » c’est jouer un jeu de langage autrement plus performatif que purement informatif. Il n’y a qu’un esprit occidental pour imaginer qu’on puisse parler pour parler et qu’une parole scientifique ou savante n’engage à rien. Ailleurs (mais aussi chez nous – qu’on pense à la formule qui transsubstantie les éléments eucharistiques) par le fait même (ipso facto) de parler on produit ce dont il est parlé. Mon travail de terrain chez les WaKonongo ayant consisté en grande partie à négocier avec des esprits une solution satisfaisante aux situations de stress qu’ils symbolisaient, j’ai du mal à le distinguer d’une participation thérapeutique à une dynamique de groupe (Singleton :2020).  En échangeant avec celles qu’elle avait encouragées à réciter leurs vies, Pascale les a aidées à redémarrer leurs existences respectives en s’émancipant non pas de l’Emprise mais à chaque fois de la leur.

En effet, au mieux l’interaction interlocutrice libère – et par le fait même sa parole est évangélique. En grec « évangile » (eu+angelion), signifie « bonne nouvelle ». Or, surtout dans notre Global Village, dans le meilleur mais aussi le plus habituel des cas, « exister » équivaut à « évangéliser ». Qui choisit de rester chez lui sous l’emprise des faits que sont ses visions et valorisations du monde témoigne ipso facto du fait qu’il prend son monde pour ce que l’humanité a fait de mieux du moins jusqu’ici.

Certes les « nouvelles » vécues comme bonnes par les uns peuvent paraître mauvaises à d’autres. Hier, des païens ont pu refuser de bonne grâce une offre de salut télescopée avec l’entrée dans l’Eglise de Rome (S.204) comme aujourd’hui ils peuvent rejeter un Développement synonyme de l’occidentalisation de leur monde. C’est d’ailleurs parce qu’il incarnait une mauvaise nouvelle (non pas la Virginité de sa Mère ou l’infaillibilité du Pape mais la fin du désordre établi) que les autorités de son Eglise et de son Etat ont eu raison à leur point de vue de crucifier l’homme de Nazareth. Quel est le Pape ou le Président qui pourraient accueillir de bon cœur un « évangéliste » pour qui leurs allants de soi idéologiques et leurs acquis institutionnels ayant été établis pour leur seul profit, Dieu ou le Destin étaient sur le point de les faire disparaître dans le décor de manière apocalyptique? Le message d’un mutant marginal est rarement sur la longueur d’onde employée par les gestionnaires attitrés du statu quo spirituel et structurel.

Mais peu importe que votre chapelle appartienne à une secte ou une église, qu’elle soit religieuse ou séculière, même sans le savoir ou le vouloir, en ne la quittant pas vous prêchez pour elle. Par conséquent, masochisme à part, un anthropologue qui, au lieu d’être devenu indigène (« gone native ») reprend le cours normal de sa vie « civilisée », signale que la logique et le langage du lieu où il se retrouve lui paraissent du moins pour le moment foncièrement préférables à d’éventuelles alternatives. De théo-logique, la topo-logique devenue anthropo-logique est restée foncièrement aposto-logique. On ne peut pas plus être mentalement et moralement partout à la fois que naître nulle part en particulier. Décodée, cette évidence topologique tout en rendant une localisation assumée automatiquement évangélique, en faisant d’un hors lieu projeté un non-lieu tout court, empêche une bonne nouvelle, de relativement absolue de devenir absolument absolue.

La tentation est grande, en effet, pour une religion ou civilisation qui s’imagine « grande » d’exciper son noyau identitaire de toute coloration culturelle en le prenant pour essentiellement surnaturel ou naturel. De missionnaire catholique devenu coopérant universitaire, je sais de quoi je parle. Là où j’avais été censé non seulement proposer mais imposer si nécessaire ((compelle entrare manu militari Luke 14.23) la seule et unique Révélation religieuse que Dieu avait décrété devoir faire universellement loi et univoquement foi, je devais désormais m’empresser de mondialiser la Rationalité scientifique hors de laquelle le Destin avait décidé qu’il ne pouvait plus y avoir de salut. Ce qui est vrai dans cette proposition est qu’un individu ne pouvant changer que de mission, sa « démission » rime automatiquement avec une « remission »4. Ce qui est faux est qu’ gavage-lavage de cerveaux avec des croyances et comportements subjectifs pour ne pas dire stupides sinon superstitieux puisse succéder la diffusion de philosophies et pratiques du monde absolument objectives. S’il était possible de passer d’une emprise culturelle à une déprise surnaturelle ou naturelle, alors hier les Grands Inquisiteurs, Kramer et Spengler, et aujourd’hui leurs successeurs Sokal et Bricmont, auraient le droit absolu de faire preuve d’une intolérance intransigeante à l’égard des culturellement déviants que sont les mécréants et les imposteurs.

Ne serait-ce que pour éviter cette impasse à sens unique et donc sans issue darwinienne, il faut tenir (absolument !) au pluralisme porteur du tout à la culture. Tout le monde a le droit non seulement de faire figurer et fonctionner comme relativement absolues les valeurs et les visions de sa culture, mais de faire état de ses choix intra-culturels dans l’interculturel. Que l’anthropogénèse finira dans le mur plutôt que métamorphosée, le fait que sa fin n’est annoncée que d’ici trois millions d’année (S : 2000) rend le post-scientifique tout aussi probable que le post-religieux. Qu’à la limite il faille pour un temps se laisser prendre par des substantialisations et structurations du flou du Flux permanent ne veut pas dire qu’il faut espérer pouvoir un jour se déprendre de tout. L’émergence incessante d’inédit qui finit par renverser tout acquis culturel n’est pas destinée à nous verser enfin dans le naturel mais uniquement à nous inculturer ailleurs et autrement.

Ce refus motivé de toute emprise qui se voudrait « catholique » ou définitive constituait l’intentionnalité identitaire du Laboratoire d’Anthropologie Prospective inauguré sur le campus universitaire de Louvain-la-Neuve en l’an 2000. Puisque dans mon esprit il s’agissait non seulement d’activer une anthropologie de la libération mais de libérer l’anthropologie même de son enlisement ethnocentrique, l’épithète « prospectif » n’était qu’un euphémisme pour « évangélique » qui aurait eu du mal à passer la rampe de l’approbation académique. Devenue membre du LAAP après s’y être formée, rien d’étonnant donc à ce que les travaux de Pascale (et non seulement ce livre-ci) en ciblant la déprise des emprises équivoques se lisent comme la reprise anthropologique des œuvres d’une théologie de la libération défunte pour cause de la mort de Dieu déclarée par des théologiens eux-mêmes.

2 : Contextualisations comparées

L’éthologue, le neurophysiologiste, le psychologue et le psy tout court auraient sûrement quelque chose à ajouter sur l’emprise : la proie fascinée à mort par son prédateur, l’impact de l’hypnose, l’expérience de la transe, l’humanité depuis Adam sinon Lucy inféodé sans le savoir jusqu’à l’avènement de Freud et de Jung à l’inconscient sexuel ou à des constantes archétypiques. Mais faute de compétence dans ces domaines, je dois me contenter d’un petit mot ethnographique. A la belle époque de l’encyclopédisme ethnologique, des Frazer, Schmidt et autres van Gennep donnaient l’impression que leurs gros poissons (le Roi sacré, l’Urmonotheismus, le Passage rituel) avaient avalé tout crus les petits. Aujourd’hui, pour éviter que ces derniers ne se noient, les anthropologues les font tourner seuls en rond dans leurs bocaux monographiques. Pour changer de métaphore (vivement primordiale avec Ricœur : 1997), le drapeau olympique permet de comparer des phénomènes particuliers sans les écraser sur un seul et unique étalon prétendument quintessentiel. Même si le premier drapeau existe encore il serait tout aussi un objet singulier que le mètre conservé à Saint-Cloud. Par conséquent, les drapeaux des JO ne sont pas l’actualisation accidentelle d’un Réel de référence substantiellement transcendant, mais répondent à une épure conventionnelle. De la même manière, en l’absence d’une Emprise univoque, les emprises inventoriées empiriquement font figure et fonctionnent comme les anneaux multicolores mais de taille identique d’un drapeau olympique. Bien que formellement égaux, à cause de leurs noyaux identifiés en famille culturellement distinctes, ces champs ne se chevauchent que superficiellement. Au cœur des saisons nous savons où nous sommes, mais moins au début et à la fin.

Les convergences et les divergences entre ces faits d’emprise permettent des clarifications et compréhensions réciproques. Il a déjà été question d’autres vécus et conçus d’emprise que celles étoffées par Pascale. Si j’en ajoute c’est parce la comparaison et la contextualisation permettent de mieux comprendre ce que des cas et leurs champs respectifs ont de spécifique grâce à cet alignement analogique sur le type d’expérience qui les caractérise en gros.

Dans les 700 pages consacrées aux Fonctionnaires de Dieu (1993), Drewermann fait état d’un cléricalisme catholique tout aussi sinon plus dépersonnalisant que les structures macho-patriarcales, sectaires, entrepreneuriales ou délinquantes dénoncées par les rescapées de Pascale. Ceux et celles qui, pour une raison ou une autre, ont réussi à sortir d’un système hiérarchique passé maître dans la sublimation spirituelle du renoncement à soi, étaient souvent si détruits intérieurement (craignant parfois d’avoir compromis le salut de leur âme) et si démunis matériellement (sans emploi, sans sécurité sociale, ne sachant même pas ouvrir un compte en banque) que sans des organisations qui les ont aidés à se reprendre ils auraient pu sombrer pour de bon5.

Ce n’est souvent que du dehors qu’on se rend compte, après coup, à quel point on a pu avoir été mis dedans. Comme l’amiral Sanguinetti, si on veut faire l’amour on ne reste pas à l’armée. Mais cela fait-il des militaires des criminels qui s’ignorent ? En faisant écho au soulagement éprouvé par celles qui avaient échappé à l’emprise tyrannique d’un thérapeute illuminé, Pascale n’a pas tort de questionner le bien-fondé du droit d’ingérence sans appel qu’il exerçait sur le vécu intime non pas de simples gens mais de médecins motivés et d’universitaires engagés. Néanmoins elle me semble avoir encore plus raison de ne pas incriminer l’état d’esprit des personnes du même milieu qui continuaient à se laisser faire par le dirigisme d’un personnage troublant. Car pour finir la déprise pourrait être l’exception et non pas la règle.

En effet, puisqu’en l’absence de fondement naturel ou surnaturel les paradigmes qui président aux convictions et comportements humains relèvent d’un croire intra-culturel, seul le recours (ou son refus) à des raisons de croire (rationes credendi) permet de distinguer entre des fois raisonnables ou aveugles6. C’est pourquoi en règle générale, pour un prophète ou pionnier qui réussissent leur déprise, 99 autres (scientifiques et savants inclus) restent sous l’emprise des allants de soi idéologiques et des acquis institutionnels de leur situation sociohistorique comme si de rien n’était. En matière de contraception, par exemple, la génération actuelle de Catholiques aurait du mal à comprendre comment la précédente s’est laissé faire par un Magistère qui surnaturalisait une philosophie et pratique de la sexualité qui, de l’avis de pas mal de moralistes, n’avaient rien de naturel et tout d’une culture cléricale7. Il y a des raisons de croire que l’emprise des confesseurs d’antan sur la conscience des fidèles (Guerri : 1995) n’était pas moins équivoque que celle exercée par le thérapeute autoproclamé dénoncée par les interlocutrices de Pascale. Il ne faut pas être grand clerc pour soupçonner qu’elles auraient incriminé pour le même motif d’ingérence infantilisante pas mal des directeurs de conscience canonisés par le Vatican.

Il faut lire la lettre hallucinante de St Ignace sur l’obéissance inconditionnelle pour se rendre compte du caractère équivoque de la soumission requise des religieux aux décisions de leurs supérieurs. Le devoir de résister autant qu’un cadavre (perinde ac cadaver) fait penser à l’emprise mortelle des cas limites tels que le régicide africain ou le sati hindou. Ce n’est pas par hasard que conscientisé à la complexité incompressible de la structuration de l’autorité et du pouvoir par mes lectures en anthropologie politique à Oxford, ma toute première publication dans une revue sérieuse (S : 1968) intitulé « Changing patterns of Obedience » questionna le bienfondé évangélique, psychologique et sociologique de l’obéissance aveugle requise des fonctionnaires de Dieu et par ricochet de leurs fidèles.

Certes les chefs de l’Eglise militante n’ont eu que rarement les moyens dont jouissaient les commandants militaires de faire cela. Non seulement honte aux objecteurs de conscience, mais mort aux mutins. Comment ne pas repenser à ce que disait Tennyson des cavaliers obéissant à un ordre qu’ils savaient kamikaze en Crimée: « theirs not to reason why, theirs but to do and die ». Pourtant, si les anarchistes ont raison d’incriminer les effets pervers du pouvoir absolu revendiqué par les préposés des institutions totalitaires de Goffman, ils pourraient avoir tort de récuser la soumission à n’importe quelle autorité convenable (Eraly : 2019). Une emprise éclairée relève-t-elle plus de l’oxymore que l’ethnocentrisme critique ?

C’est dire que si à l’emprise personne n’échappe, le ciblage des emprises est souvent subjectif et sélectif. La distinction entre drogues douces et dures, localisée comme elle est dans la bourgeoisie versus les marginalisés, pourrait être justement plus bourdieusienne qu’objectivement bien fondée. Toutes proportions gardées, le nombre de riches ruinés au casino de Monte Carlo est-il nettement moindre que le nombre de chômeurs qui claquent leurs allocations aux boutiques de paris de leur quartier ? Les accidents de la route dus à une bonne bouteille sont-ils moins mortels que ceux provoqués par du gros rouge ? Il n’est pas sûr que les jeux vidéo asservissent plus des ados que les chaines de TV n’abêtissent leurs parents (Servais : 2020). Les femmes enfin battantes et non plus battues, les faux prophètes démasqués, les patrons mis au pas… qui dépendra le bon peuple de son matraquage par les magnats des média, de son consumérisme pavlovien, de sa fascination infantilisante pour les fantaisies des vedettes et les frasques des « royals » ?

Mais ce n’est pas le seul commun des mortels à être inféodé à l’insu de son plein gré. Entre une emprise qui s’ignore et une emprise qui s’assume il n’y a pas de troisième voie. Or le monde universitaire tend à prendre comme allant absolument de soi des choix idéologiques et institutionnels qui ne peuvent qu’être relatifs. La socialisation praxique pratiquée par la plupart des cultures non-occidentales a été réduite chez nous à une scolarisation intellectuelle. Mais les effets de cet ethnocentrisme étriqué sont moins pervers que l’imposition impérialiste partout dans le monde d’une dichotomie entre sciences naturelles et sciences humaines qui répond à l’opposition exclusivement occidentale entre Nature et Cultures8. En fonction d’une dichotomie entre Nature et Cultures à laquelle il est le seul à souscrire, l’Occident a non seulement scolarisé une socialisation que d’autres cultures axent autour d’une praxis globale, mais opposé de l’inférieur au supérieur les Sciences exactes à des pendants mous. Sous couvert d’une antinomie paradigmatique non seulement nombriliste mais immorale9 entre théorie (fondamentale) et pratique (appliquée), au sein même des « sciences » humaines, Nous (mais pas Eux) avons dissocié les théologiens des philosophes, les sociologues des psychologues, les ethnologues des économistes, les anthropologues des historiens.

Tout serait si simple si coopérer dans l’interculturel c’était libérer l’autre d’une emprise culturelle qui l’empêchait de se retrouver pour l’essentiel dans le naturel ou le surnaturel. Or encore une fois l’étymologie cible ce qui est foncièrement en jeu. Au cœur du terme il y a le phénomène global de l’Opus du Projet sociétal avec ses opera ou projets particuliers. En l’absence d’un Choix de Société qui serait fondamentalement (sur)naturel et aucunement culturel, qui co-opère n’a en principe que trois options : soit de proposer (sinon imposer) son Projet, soit de se rallier au Projet d’autrui, soit d’élaborer ensemble avec ses interlocuteurs un Projet inédit. En pratique, il était inéluctable que dans un premier temps un occidental ne pense qu’à occidentaliser le monde (Latouche : 1989). Dans un second temps, il aurait pu passer avec des non-occidentaux vers un monde aussi postchrétien que postscientifique. Malheureusement, convaincus que leur culture était la première à l’identité intrinsèquement non-culturelle mais absolument (sur)naturelle10, la plupart des missionnaires occidentaux se sont empressés de mettre des non occidentaux sous l’emprise de l’idéologie et des institutions de leur culture d’origine. Comme Jésus, les missionnaires chrétiens auraient pu et dû se contenter de libérer les païens des convictions et comportements qui les aliénaient, mais ils les ont non seulement fait entrer dans l’une ou l’autre de leurs Eglises mais ordonner prêtre ou ministre le meilleur des convertis. Persuadé que sa médecine n’est pas une ethnomédecine parmi d’autre mais La Médecine tout court, le médecin coopérant reproduit en Afrique l’aberration d’une Faculté axée essentiellement sur le seul corps malade et l’implante parfois à des kilomètres des Facultés qui s’occupent des aspects à ses yeux accidentels de la santé tels que le psycho, le socio et l’éco-somatique que le mganga ancestral considérait crucial pour le naître et être bien humain (S : 262). Un anthropologue occidental (y en a-t-il d’autres ?) qui forme des homologues africains chez lui ou sur place s’imagine faire autre chose que les missionnaires catholiques ou médicaux qui créaient autrefois des prêtres indigènes ou des confrères indigènes.

A l’emprise doctrinaire de St Thomas sur les ecclésiastiques expatriés formateurs des clergés indigènes répond celle tout aussi exclusive d’un Durkheim ou d’un Bourdieu sur les anthropologues académiques chargés de l’encadrement de leurs homologues indigènes (S : 1999). A juste titre les anthropologues occidentaux râlent contre l’emprise exponentielle de la « citation index » sur leur chances d’avancement, mais continuent à imposer des critères de crédibilité savante qui privent leurs collègues africains de la reconnaissance à laquelle ils espéraient avoir droit. Pour un Cardinal africain récupéré par la Curie romaine, pour un footballeur sénégalais jouant pour le PSG, pour un intellectuel noir en exil doré au Nord – 99 prêtres, footballeurs et anthropologues indigènes dans l’impossibilité matérielle de jouer sur place le jeu que les Blancs leur ont enseigné. Dès lors, comment ne pas être interpellé par ceux d’entre eux qui ont incriminé l’extraversion ethnocentrique imposée à l’anthropologue africain (Hountodji : 1988) ou qui, énervés par la tutelle inavouée de leurs mentors, ont proposé avec Eboussi Boulaga un moratoire : que pour un temps les Européens laissent les Africains tirer leurs plans comme bon il leur semble et surtout comme ils peuvent.

Enfin l’auteure confirme incidemment le fin fond topologique de l’anthropologie qui veut qu’à chaque lieu soit associé un langage et une logique. Le fait de militer en marge pour la fin d’un monde immonde explique pourquoi les mœurs des extrémistes qu’ils soient religieux ou irréligieux se joignent dans le détail. Le topologue n’est donc pas étonné d’entendre que le financement de vasectomies d’une association ultragauchiste anti-famille (p.44) fait écho à la castration idéalisée par le fondamentalisme manichéen des premiers Chrétiens dégoutés par les salissures sexuelles du mariage même (Brown 2008 : 169).

3 : Interpellations interprétatives

Anecdote à part, le fait que les interlocutrices de Pascale étaient bloquées en ville me fait penser qu’il y aurait lieu (c’est le cas de le dire !) d’associer les degrés d’absence et de présence du phénomène de l’emprise avec les idéaltypes du nomadisme et de la sédentarité. Cultivant sur brûlis et en famille plutôt nucléaire, dès qu’un MuKonongo se sentait visé par des voisins (en particulier par des sorciers), il lui était relativement loisible de s’en aller ailleurs. Cette liberté de mouvement, la possibilité d’échapper à un début d’emprise ressentie, était encore plus à la portée des membres d’une bande pygmée ou d’une commune hippy. Qui se trouve libre de ses moyens matériels (modestes ou conséquents), risque moins que d’autres de finir coincé dans un carcan moral ou mental. D’où une équivalence certaine entre « empowerment » économique et émancipation féminine. Les matriarches que j’ai connues sur les marchés de l’ouest-africain matrilinéaire étaient bien placées pour pouvoir changer de mari autant que de garde-robe! Malgré le mariage virilocal, le fait qu’une épouse konongo dépitée pouvait facilement rentrer chez ses parents diminuait sérieusement l’emprise des maris. Outre la possibilité de s’éloigner physiquement d’une mainmise naissante, d’autres conditions de vie coupaient court chez les Wakonongo au genre d’enlisement initialement inconscient chez les intéressées mais méconnu aussi par leur entourage tel que décrit par Pascale. Sans qu’il s’agisse de la caricaturale « emprise du groupe primitif versus épanouissement personnel », les WaKonongo écrasaient dans l’œuf tout dérapage aussi bien du for intérieur que du foyer privé qui pourrait hypothéquer la survie sociétale. Un homme qui battait trop sa femme, des parents qui allaient imposer à leur fille le mari qu’ils avaient choisi, une vieille qui menaçait d’ensorceler à mort son voisin… non seulement étaient vite connus du grand public mais étaient aussitôt convoqués pour s’expliquer sous l’arbre à palabre ou trouvaient dans la possession le moyen d’échapper à ce qui risquait d’étouffer leur existence. Par contre quand la sédentarité se conjugue par-delà l’individualisme monadique avec le solipsisme tatillon (« ma vie privée ne vous regarde pas »), l’emprise s’installe insidieusement à demeure et passe inaperçue à des proches programmés pour ne pas se mêler des affaires d’autrui.

C’est pourquoi, tout en sympathisant à fond avec le « ouf ! » de soulagement euphorique exprimé par celles qui se sentaient enfin libres d’exister pour elles-mêmes, le philosophe et l’anthropologue se doivent de demander si la déprise peut représenter un nec plus ultra ou si exister c’est passer d’une emprise à une reprise via une déprise liminaire. En règle générale, les rites de passage ne libèrent pas de tout compromis historique mais transforment une prise (telle que celle de l’enfance, du célibat, du sort commun, de la mort) en une autre : d’enfant, de célibataire, de sujet, de senior on se retrouve adulte, marié, chef, ancêtre. Ce n’est que dans la modernité occidentale que l’individu se voit et se veut intrinsèquement indépendant de tout ce qui pourrait compromettre sa liberté personnelle : le refus conjoncturel de solidarité avec le corps médical aux prises avec le covid n’était que la partie émergée d’un iceberg fait entre autres du droit absolu de gérer son corps selon son bon vouloir ou de jouir d’une allocation universelle.

Un MuKonongo ferait remarquer 1 : qu’en absolutisant la gestion individuelle des corps on se prive non seulement de la possibilité d’intervenir contre l’automutilation ou le suicide mais de dissocier l’IVG thérapeutique de l’avortement pour motif sportif (le cas des athlètes russe aux JO de Mexique); et 2 : que si l’empowerment du collectif organique (la famille, l’associatif etc.) est à encourager, persuader une poignée de profiteurs que (divide et impera) il est dans leur intérêt d’allouer le strict minimum vital aux monades massivement restantes compromettrait non seulement le caractère contractuel du social mais hypothéquerait leur rêve d’un consumérisme mondialement croissant.

Si Aristote avait raison de faire de la substance un en soi qui n’est affectée qu’après coup par des accidents (parmi lesquels la relation accessoire avec d’autres essences) ; si Descartes ne s’est pas trompé en disant que seul Dieu pouvait convaincre le soi qu’il n’était pas tout seul ; si Rousseau avait bien vu que l’individu aurait très bien pu survivre sans se farcir un surplus purement contractuel ; si le nombrilisme individualiste d’un Heidegger, d’un Sartre ou d’un Rawls n’était pas un pont trop loin… alors oui, en tant que refus de toute prise, la déprise serait la réponse aussi décisive que définitive à l’emprise.

Par contre, si (et si ce n’est pas le cas il faudrait le prouver) le réel est relationnel, alors d’emblée épistémologique et d’office ontologique, l’Un ne peut ni naître ni être sans l’Autre – non pas seulement « autrui » mais « le monde tout court » ajouterait l’animiste suivi par le Deep Ecologist. Pour l’anthropologue cette allologie portant sur la primordialité phénoménologique du dual (Marion : 1997) se conjugue de fait culturel avec une asymétrie tout aussi fondamentale. « Exister » n’est pas se trouver en électron libre, c’est se retrouver inéluctablement pris (en principe sciemment et pour le mieux) dans un réseau de rapports et d’apports réciproques bien que foncièrement asymétriques. En partant du bas mot où « religiosité » vient de religare « être relié », l’homme est fondamentalement « religieux » – peu importe qu’il l’ait ignoré ou qu’il ait renié le champ que certaines cultures ont clôturé comme religieux en le distinguant de l’économique ou du politique.

De nouveau, si Marx ou Bourdieu ont raison, alors oui toute relation (même la plus sublime ou sublimée comme l’amour (S : 257) serait tout aussi intéressée qu’aliénante. Car en attendant l’utopie de la Déprise Finale, tout rapport humain serait sous l’emprise d’une exploitation éhontée des dominé(e)s par des dominants.

Le problème avec ces élucubrations est que de toute évidence elles s’éloignent trop des épaisseurs empiriques qui en règle générale ne parlent pas de domination subie mais de différences rentables. En effet, la plupart du temps la plupart des rapports constitutifs de l’intra-culturel11 ont été acceptés comme asymétriques non pas faute de mieux mais vécus comme acceptables puisque activant ce qu’il y avait de mieux à faire. Faisons abstraction des rapports para-humains (supra avec le « divin », extra sinon infra avec le non humain) pour ne cibler que l’interhumain – et pour commencer l’intergénérationnel. Etant donné que dans l’Afrique des Villages plus on vieillissait plus grandissait son utilité publique, pendant des millénaires la gérontocratie a représenté non pas l’oppression macho-patriarcale des femmes et des jeunes mais la meilleure solution darwinienne au survivre ensemble (S: 2015). Si j’ai choisi cet exemple c’est que tout en restant foncièrement asymétrique le rapport intergénérationnel ne joue pas indéfiniment en faveur des vieux. Quand le savoir et donc le pouvoir et l’avoir passent du côté de la génération montante (comme c’est le cas chez nous et pas seulement dans des villages du Congo que j’ai étudiés à la fin des années 1980) les seniors ont tout intérêt à se faire une raison de cette inversion intergénérationnelle. N’en déplaise aux féministes qui tendent à confondre la libération (justifiée) de la femme en Occident avec l’imposition universelle d’un Féminin essentiellement Eternel, selon les dires de femmes anthropologues, en amont des cas de domination violente de l’Homme sur la Femme, il y a lieu de parler de différences et de distinctions entre celles qui sont localement tout à fait acceptées puisque acceptables (Alès et Barraud : 2001).

Je serais le premier à dire que quand l’autorité, agréée puisqu’agréable, tourne à l’abus d’un pouvoir usurpé et prédateur, une déprise s’impose. Le tout est non seulement de savoir quand l’emprise devient inacceptable, mais si une société humaine peut exister sans emprise aucune. Déjà dans des sociétés aussi simples et petites qu’une bande pygmée ou une commune hippy aux contraintes verticales quasiment inexistantes, les membres se laissent volontairement faire par des individus compétents ou charismatiques tel qu’un bon chasseur ou conteur. A fortiori dans des sociétés autrement plus complexes aux stratifications spécialisées serait-il irréaliste de résister à l’emprise des professionnels, qu’ils soient plombiers ou policiers, professeurs ou prêtres. C’est dire qu’en sortant du livre de Pascale on se trouve face à la plus primordiale des bifurcations anthropo-logiques : Homo sapiens est-il aequalis ou hierarchicus, idéalement devrais-je pouvoir ne dépendre que des personnes et des choses choisies en fonction de mon intérêt individuel (comme semblent le croire la plupart des Occidentaux de la gauche anarchique à la droite néolibérale en passant le citoyen lambda) ou, au contraire, comme la plupart des peuples non occidentaux le savent, ego ne doit-il pas reconnaitre d’emblée et d’office qu’il ne peut ni naître ni être sans (r)apport asymétrique avec autrui et autre chose que lui-même ? Entre l’égologie du soi tout seul et l’allologie du moi e(s)t l’autre, il faut bien choisir.

L’emprise est morte, que vive la reprise !

Bibliographie

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2021. Tous (dé)missionnaires, Academia, Louvain la Neuve.

Stengers, I. 1992. La volonté de faire science : à propos de la psychanalyse, Paris, Synthelabo.

1 Le numéro qui suit les « S » est celui des textes listés dans https://uclouvain.be/fr/instituts-recherche/iacchos/laap/monographies.html

2 Citations tirés de la page 14 de l’introduction de Caillé, Chanial et Gauthier au n° 55 du MAUSS, 2020, « La violence et le mal : Mauss, Girard et quelques autres ».

3 Pour un Derrida ou un Marion (1997) Mauss serait passé à côté du don gratuit.

4 D’où le titre de mon « dernier » livre (2021) : Tous (dé)missionnaires.

5 Telle que l’association www.hors-les-murs.be créée pour faciliter la réinsertion de prêtres « réduits » (ou « promus » c’est selon !) à l’état laïc dans le monde de tout le monde.

6 Pour une confirmation anthropologue du théorème de Gödel et la théorisation de Kuhn voir Needham : 1972.

7 Pour l’emprise de l’Eglise sur la sexualité outre le livre de Brown (2008) on lira Ranke-Heinemann (1990).

8 Avant Descola (2004) il y a eu Moscovici (1968) et même S.182.

9 Ayons au moins la mauvaise conscience de nos privilèges. La sinécure dont jouit l’aristocratie académique non seulement n’a pas de raison objective d’être mais s’enracine toujours dans cette exploitation éhontée des masses laborieuses qui permettait à l’élite oisive de l’Antiquité d’élucubrer en paix.

10 A cet égard rien de plus occidental que la notion de l’homme à la base non seulement des Droits de l’Homme mais de l’humain ciblé par l’anthropologie académique elle-même (S.169 ; S. 270).

11 Pour mémoire l’intra-culturel est le seul a avoir effectivement lieu. L’interculturel n’ayant lieu que dans un entre deux est littéralement un « no-man’s land ». Quant au transculturel il n’a tout simplement pas lieu – si ce n’est comme un casier de rangement conventionnel.

Michael Singleton

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Bernard Hours et Monique Selim : L’Empire de la morale, Paris, L’Harmattan, 2020, Coll. Anthropologie critique

Les morales et les moralisations apparaissent aussi bien dans les imaginaires que dans la quotidienneté concrète des populations. Distinguons les morales de ce qui est plus sérié par rapport à elles, les idéologies, les éthiques et les droits, qu’ils soient, positifs ou négatifs, mais des morales peuvent trouver dans les idéologies, les éthiques, les droits, une terre d’asile proche.

Les éthiques se distinguent plus étroitement des idéologies par leur spécificité (notamment professionnelle), mais une éthique abrite toujours une ou des morales. Enfin les droits s’accompagnent nécessairement d’une ou de morales, celle de la propriété, de la transmission, etc. Elles comportent presque toujours des vecteurs de moralisation .La morale s’accompagne du droit, qui est juste ou inique, et comporte lui aussi des vecteurs de moralisation.

Lorsque la morale est apparue en même temps que les religions, autrement dit avec le sacré, elle s est introduite le plus souvent dans les invariants ou repères limite que nous vivons quotidiennement. A l’inverse, les invariants-repères limite peuvent s’être introduits dans la morale. Ces invariants-repères-limite ne sont pas directement moraux. Comment la transmission, l’égalité, le pouvoir, le social pourraient-ils être directement moraux ? Des moules religieux, fondés sur le sacré hors humain, ne sont pas toujours destructeurs et peuvent recueillir de l’humain à construire. La morale et la moralisation ne sont pas nuisibles, en soi, à autrui et à soi-même; quand elles s’en tiennent strictement aux fondamentaux, sans se laisser, engluer par un sytème – le capitalisme – qui, depuis presque cinq siècles en Grande-Bretagne, deux siècles et demi en Europe et plus d’un siècle dans le monde, fait régner sa toute-puissance à la fois matérialisée et dogmatisée.

Si je donne ce préambule à mes propos sur et ouvrage, l’Empire de la morale, c’est pour situer, de mon point de vue et telles que je les ai comprises, l’étendue et l’extrême importance du problème que les auteurs posent. Ces auteurs ne sont pas des débutants, ont déjà une partie de leur vie en recherche derrière eux. De la même manière que je souhaitais autrefois que le livre de l’historien Robert Mandrou Introduction à la France moderne, soit lu et répandu et, aujourd’hui, les ouvrages de l’historienne Sophie Wahnich sur la Révolution française, ou également, en anthropologie, le livre de David Puaux sur une affaire judiciaire, je souhaite que ce livre, l’Empire de la morale soit largement répandu et commenté. Mon propre commentaire va suivre au plus près les propos des auteurs, quitte à ajouter ici et là, les remarques, ou éventuellement des objections que leur texte m’inspire.

Le livre comporte quatre parties : Des droits politiques aux droits moraux, Une communauté morale globale, Les nouvelles voies sexuelles de l’héroïsation morale, Protéger et sécuriser : la bonne gouvernance morale au XXI°siècle.

Dans l’introduction du livre, faite par les deux auteurs, dès l’abord, nous est présenté un monde fracturé, dont les fractures se donnent à penser comme des affrontements en terme de normes contradictoire. Conflit primaire entre un Bien et un Mal vécu comme l’adhésion à des valeurs exclusives, sans référence, malgré une avalanche de régulations éthiques. Bienveillance à l’égard des semblables, attitude modeste et attentive aux clics enthousiastes ou haineux des réseaux sociaux, ces phénomènes ouvrent un gouffre, tant Ia violence et le sectarisme envahissent la scène sociale et politique à une échelle globale dont les déclinaisons sont explicites et convergentes. II s’agit de saisir les ressorts récents et actuels du présent, afin de l’interpréter et de l’observer dans sa brutalité et d’observer également les séquences qui l‘ont précédé.

Dans un premier temps, la réflexion porte sur un changement de paradigme majeur qui s’opère entre le XXème et le XXIème siècle (années 90). Largement hérités des Lumières et du XVIII° siècle, les droits politiques s’effacent progressivement pour laisser la place à des droits que l’on peut qualifier de moraux, dits aussi droits humains. Cette formulation me parait un peu trop réductrice. Je pense que les droits politiques reposent sur une sorte de soubassement humain psychique non déterminé ni déterministe, une sorte de grille de significations : temps, distance, liberté , altérité. Les droits humains dont parle Bernard Hours sont historiquement ceux agités en permanence au coeur de catastrophes et de violences chroniques, grâce à l’attention des médias. Qui est le sujet de ces droits ? Que signifie l’inflation de ces droits accordés à de multiples catégories, sans qu’ils soient réellement mis en oeuvre ? Le changement de paradigme modifie profondément la nature du sujet humain qui parcourt l’histoire de l’humanité et révèle les mutations de groupes d’hommes et de femmes qui la constituent. Sur la modification profonde de la nature du sujet humain, on ne peut dire ni qu’il y a effacement (c’est moi qui souligne) des droits politiques, ni modification (c’est moi qui souligne) profonde du sujet de l’histoire. C’est toujours l’être humain, seul ou en groupe, qui est le sujet de l’histoire. Iln’a pas attendu la philosophie des Lumières et le droit naturel, (grosso modo la liberté, la sécurité, la propriété, la résistance à l’oppression, l’égalité, la fraternité, la responsabilité et la justice ) pour les éprouver, les ressentir et les vivre. Et la liste n’est pas close, mais elle n’est pas infinie. Pour ma part, je m’en tiendrai à un déplacement apparent et à un trouble difficile à vivre dans la nature du sujet de l’histoire qui reste fondamentalement la même parce que cette nature est éprouvée, vécue, ressentie par les sujets de l‘histoire en groupes et individuellement, à toute époque et en tout lieu, même là où – c’est encore le cas des femmes- ils sont le plus écrasés. Les auteurs me diront peut-être : ce que tu dis, le ressenti, l’éprouvé, le vécu, sont trans-historiques.Je répondrai : non. Ils contribuent à faire l’histoire, ils sont toujours de l’histoire. Il n’y aurait plus un être humain sur la terre depuis longtemps s’ils n’étaient pas constitutifs, au moins du point de vue psychique, de chaque être humain, même s’il veut les ignorer. Quand je dis nature humaine, je ne veux pas parler de nature naturante, même s’il y a le corps. Les droits politiques humains – et non humanitaires seulement – et sur ce point je ne suis d’accord, ni avec Alain Caillé, ni probablement avec Gauchet qui ont eu le courage de poser le problème.
Les déclarations des droits ont explicité, pour un type de société nouvelle, la société moderne (que j’appelle aussi société de l’entre nous), ce qui, depuis des millénaires, pouvait être repris en partie par les sacrés, mais pouvait aussi demeurer masqué par les prescriptions et les proscriptions du sacré lié toujours, jusqu’à il y un peu plus d’un siècle, au politique et à la politique, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui pour la nouvelle société qui veut la liberté de conscience. Je n’ai rien contre le sacré, je n’y crois pas et j’ai choisi volontairement la société moderne. Mais, contrairement à Marc Augé qui pense que les sociétés du sacré ne survivront guère face à le société moderne, je pense que certaines pourront concilier leur sacré toujours hors humain avec les droits politiques (au deux sens du terme politique) des êtres humains. La tentative d’effacer les droits politiques au profit de soi-disant droits moraux et celle de modifier la nature du sujet de l’histoire – ne fut-ce qu’avec le trans-humanisme qui prétend refaire la nature humaine – sont réelles et il faut lutter contre ces tentatives de perversion.

Encore faut-il au moins une hypothèse pout tenter de montrer que les individus seuls et en groupes rencontrent les mêmes invariants anthropologiques et ont toujours à choisir par rapport à eux : la responsabilité ou l’irresponsabilité, la liberté ou la servitude, cela, de part et d’autre, à des degrés divers.

La deuxième partie fait apparaître une communauté morale solidaire qui se manifeste par la production de marchandises morales. Ces marchandises sont des valeurs non au sens de marchandises réelles à qui leur valeur marchande donne un prix, mais les valeurs non marchandes et sans prix – le don, l’empathie, la reconnaissance sociale réciproque. Elles sont mises sur le marché et débitées sous formes de cotisations, dons, contributions volontaires, le tout faisant appel à une vertu morale qui consiste à participer financièrement à une oeuvre quelconque dite de bienfaisance et de protection. Ce marché s’élargit d’autant plus que les inégalités et les silences sur elles augmentent. Le Bien comme don devient un investissement financier économique. Le vivre en commun et la part d’engagement que cela suppose sont profondément modifiés.

Dans la troisième partie sur les sexualités, l’idéologie morale trouve un terrain tout préparé. Elles sont un tremplin efficace de la généralisation de la morale à tous les champs sociaux. Les femmes sont les victimes et les héroïnes de ce processus de moralisation. Les féminismes eux-mêmes s’affrontent dans une concurrence morale.

Dans la quatrième partie, la bonne gouvernance suppose une morale gestionnaire, sécuritaire, devenue morale de l’économie de marché, dans une société globale ou pseudo-société qui dissimule l’autre, celle dans laquelle une bonne partie des populations essaie de vivre en poursuivant sa construction.

La conclusion, c’est que l’autre comme adversaire tend à devenir la figure du Mal. Mais aussi toute position décalée devient égalité. La morale exerce une influence morale sur l’humanité. Il semble qu’à défaut de projet mobilisateur, l’énoncé de convictions immédiates plus ou moins provoquées soit ce qui reste de la souveraineté du peuple. C’est la convocation morale du Bien et du Mal qui fait sens dans la démocratie oligarchique actuelle. La condamnation actuelle de la violence revient à délégitimer tout mouvement social et politique contre les inégalités et les ordonnancements dominants. Au sein des sciences sociales, abonde le flou sur l’acception du mot morale et ce dans l’ignorance volontaire du symbolique et de l’imaginaire. La morale a toujours servi à légitimer des rapports de domination et d’aliénation dans les rapports sociaux. La fonction architectonique de la morale étaye les structure sociales, économiques et politiques. La citation de Sartre montre que la liberté sert à destituer l’hypostase de la morale. Il ne s’agit ni de scepticisme, ni de cynisme, mais plutôt de tenter une actualisation épistémologique qui se nourrit d’une position d’anthropologue.

Dans le premier chapitre de la première partie Des droits politiques aux droits moraux, dès le préambule de la partie, Bernard Hours note que l’homme, hier sujet politique, devient sujet dans l’environnement, créature re-naturalisée dotée d’une conscience morale. La nature elle-même serait dotée de cette conscience, comme une bio-diversité devenue morale à force de totalisation environnementale. Désormais, droits politiques et devoirs moraux se télescopent.

Le premier chapitre de la première partie s’intitule Naturalisation du sujet politique. La société civile intègre de plus en plus de diversité multiple. La perte de repères centraux (souligné par moi) semble affaiblir la citoyenneté. La perception d’instances collectives centrales est effacée par internet et les réseaux sociaux.

Les droits sont des capacités attribuées à des sujets qui en bénéficient du fait de leur statut d’humain homme, femme ou enfant par exemple. La distribution gratuite des droits ne garantit aucunement leur mise en oeuvre et la jouissance possible de ces droits par des personnes réelles. On abordera d’abord le modèle emblématique des droits de l’homme. Puis on en viendra à la question du citoyen politique naturalisé et dépolitisé. Les droits sont désormais acquis comme marchandises morales par le sujet sur un marché des droits. En conclusion, on montrera comment des personnalités juridiques sont attribuées à des objets de l’environnement tels les fleuves.

Le corpus juridiques droits de l’homme inscrit un projet d’émancipation par les droits, un programme de construction de la démocratie politique autour de la figure du citoyen. L’individu échappe à l’enfermement du Moyen-Age, progressivement allégé, sans être totalement levé. Au XVIème siècle, en Angleterre, les enclosures, éviction des parcelles et clôtures privées, ouvrent la voie, à une évolution économique et sociale d’appropriation privée des terres, et à l’émergence d’une bourgeoisie dynamique en quête de statut.

La citoyenneté sert de fondation à la légitimité politique. Les droits naturels ne sont pas distincts du citoyen politique qui en hérite. L’attrait abstrait de ces droits naturels est plus facile à exposer que les droits politiques. L’homme est une créature de la nature et dans la nature. Mais il n’est pas que cela, il est sujet social et politique .

En même temps que le sujet citoyen politique s’efface, l’ONU devient l’entité politique de surplomb. mais l’affaiblissement du statut de citoyen fait disparaître les obligations (dites devoirs) et l’autorité de la loi. A la place de l’entité politique républicaine de 1789, une autre entité politique se met en place. Elle est multilatérale, internationale, sans frontières, peuplée d’acteurs étatiques qui vont s’engager dans quarante ans de guerre froide et d’impuissance onusienne. La notion d’émancipation collective s’estompe depuis 1789. Le sujet politique, l’homme des Lumières, laisse progressivement la place à un homme, une femme génériques, exemplaires de l’espèce. Selon Hannah Arendt, le droit, qui conditionne tous les autres, c’est celui d’appartenir à une communauté politique qui garantit la jouissance concrète des droits par son autorité légitime.

Par l’autorité légitime de la communauté politique, le droit est le droit d’avoir des droits. Le citoyen est un sujet de droit comme il est un sujet des droits. Mais l’homme des droits de l’homme se présente désormais comme exemplaire de l’espèce humaine, pure créature naturelle dans la bio-diversité qui disposerait des droits, de droits humains justement, mais non en tant qu’exemplaires de l’espèce humaine, statut aussi large que possible.

Les années qui ont suivi la chute de l’URSS ont vu se développer les grandes ONG humanitaires d’aujourd’hui. Les victimes sont secourues au nom des droits (de l’homme) à être protégées contre la violence étatique et, en l’occurrence, totalitaire et anti totalitaire. Cette période signale un moment idéologique droit de l’hommiste qui a engendré l’importance de l’action géopolitique humanitaire et la création de ministères ad hoc dans plusieurs pays.

L’action humanitaire repose sur trois piliers qui la rendent nécessaire. L’affirmation de l’universalité des droits de l’homme renvoie à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il s’agit d’un énoncé politique et moral, d’une aspiration légitime qu’il est facile de partager, mais dont la mise en oeuvre constitue une gageure, une utopie nécessaire. Après l’échec de la Société des nations (SDN), l’impuissance de l’ONU à constituer un vecteur de progrès durable plutôt qu’une enceinte de voeux pieux mâtinée de cynisme étatique, est bien réelle.

Il faut s’interroger sur la nature de la communauté qu’on peut évoquer. Sans citoyens (du monde) dans un champ politique qui demeure national, l’idée d’une société civile globale, rêve de gouvernance globale des institutions multilatérales, demeure à l’état de projet. Reste encore la communauté naturalisée, l’espèce humaine dans la nudité de sa vie «nue» (Ariistote), celle que l’on trouve dans les camps d’extermination, de réfugiés, de transit, où s’affairent les humanitaires avec une logistique nécessaire qui produit des soins mais pas beaucoup de dignité.

La dignité de l’espèce se mesure à son corps vivant et sauvé. La mort se présente comme l’ultime indignité dans cette représentation des autres. Le sujet de droits est finalement devenu un objet de soins, d’attention bienveillante, mais sans aucune place pour la réciprocité condition d’une vraie relation. La victime est présumée souffrante, passive, sans ressources, demandant de l’aide, accablée et sans ressorts. Mais demandeuse de quoi et qui en décide ?

Ces clichés donnent des représentations presque colonialistes du malheur d’autrui. Car la frustration est toujours éludée. L’autre me vaut, il ne m’est pas inférieur, même victime, il n’est pas que victime et possède sa dignité qui va au delà des besoins physiologiques de son corps en danger. Le malheur présenté dans les mailings des ONG n’est pas que chez les autres.S’y donne à voir la représentation diabolique de la revendication et de la réciprocité frustrée et humiliée par des décennies d’actions humanitaires peu attentives à autrui, à son altérité et à sa dignité négligée involontairement ou mal évaluée. Le médecin, l’infirmière sont là pour sauver. Ils n’ont pas le temps et ce n’est pas leur métier de se pencher sur les états d’âme des victimes. La place de l’autre fréquemment éludée suppose un premier pas qui limitera la dimension de violence dé toute intervention hors de chez soi. Il y a bien ingérence dès la mise en orbite de l’action humanitaire. Il y eut absence de débat public qui eut permis, de maintenir l’obligation (devoir) de soigner, obligation (devoir) d’ingérence, puis, obligation d’ingérence transformée en droit d’ingérence comme si l’ingérence pouvait être un droit. L’ingérence est une violence et la violence ne constitue pas une solution durable. L’action humanitaire a contribué à l’émergence de la vie comme corps biologique en danger. Le sujet qui est un objet de soins, est un corps biologique d’homme, de femme ou d’enfant de l’espèce humaine. Jusqu’en 80, seules les victimes des sociétés occidentales étaient prises en charge psychologiquement. Les autres n’étaient que des corps. L’attention aux personnes s’est désormais améliorée grâce à des anthropologues, psychanalystes comme Olivier Douville.

Lors de catastrophes, la communauté politique requise pour asseoir le droit peut être fragilisée, voire détruite. Ce sont donc des intervenants extérieurs et étrangers qui portent secours à des corps hors société. Comme on l’a vu pour les réfugiés venus d’autres continents que l’Europe, l’altérité humanitaire laisse peu de place à la dignité sociale, culturelle, politique des populations secourues.

La renaturalisation de la place des hommes et des femmes dans les écosystèmes de l’environnement participe de l’effacement de la dimension politique des humains au profit de leur insertion dans les contraintes de l’environnement.

L’invocation anti-totalitaire des droits de l’homme est remplacée aujourd’hui par le concept de droits humains. Le passage de l’homme à l’humain indique explicitement un passage de l’homme à l’espèce. L’espèce dispose plus de droits naturels que de droits politiques. La vie est devenue une capitalisation de ressources diverses, de jouissances comme de pathologies douloureuses. Ces derniers supposent une centralité de l’individu, de l’électeur démocratique dont l’espèce n’a que faire puisqu’elle est biologique naturelle radicalement apolitique. C’est le corps du sujet qui est devenu le sujet. Le corps d’hommes exemplaires de l’espèce est devenu sujet de discrimination. Le sujet des droits a connu une re-naturalisation progressive dans le cadre d’une désacralisation naturalisée autour de la figure de l’espèce et non pas du sujet. Des droits d’un homme devenu abstrait en 1948 au droit à une vie biologiquement sûre et sans discrimination,le sujet des droits a connu une re-naturalisation progressive dans le cadre d ’une dé-socialisation naturalisée autour de l’espèce et non plus du sujet. De multiples communautés revendiquent le droit de jouir de leur identité afin de consommer paisiblement leur vie, leur droit à l’inclusion et à la non discrimination. Les aides ont une utilité objective, mais ne favorisent pas l’émergence de structures politiques et de citoyens responsables. Faire de la recherche d’une vie meilleure comme aspiration humaine est toujours légitime. Ce droit provoque beaucoup d’illusions, car aucune instance n’est en mesure d’ assurer cette réalisation sauf à être politique dans un champ politique.

L’auteur rappelle, ce que sont les droits : ils supposent une instance apte à en garantir la réalité at l’application à des personnes précises identifiées dans la cohorte de l’espèce humaine. La revendication d’un droit s’appuie sur sa formulation écrite et la jurisprudence ou les précédents en la matière. S’il y a discrimination, elle est subie par des personnes individuelles qui font valoir leurs droits devant les tribunaux.

La place prééminente de l’individu bardé de droits divers, distribués par des instances ou des autorités sans contours institutionnels clairs est largement fictive. Le droit d’être soi n’est fécond qu’en société et les droits ne valent que s’ils sont articulés à des lois réellement mises en oeuvre par des instances ayant l’autorité et la capacité nécessaires. L’aliénation des individus capturés par le marché de marchandises de toute sorte – morales et numériques notamment – constitue notre quotidien et la quête désespérée d’une centralité ou totalité perdue, c’est-à-dire une crise profonde de la démocratie politique. Les droits de l’homme sont dépolitisés et ce qu’on appelle les droits humains sont naturalisés.

L’auteur rappelle que la surexploitation de l’environnement est tardif et correspond à l’extension du capitalisme. Auparavant il s’agissait beaucoup plus d’une sorte de négociation avec la nature au sens d’environnement. Il note qu’une sorte de sacralité légitime les droits et, qu’au delà de cette sacralité, c’est la protection de l’environement qui déclenche les revendications. Celles-ci ont tendance à s’étendre à des entités naturelles qui ne relèvent d’aucune religion et donc d’aucun sacré. L’éco-système acquiert une personnalité juridique susceptible d’assurer sa protection. Il devient sujet (des droits à protection) et de droit tout court comme un personne. Le processus de renaturalisation de l’économie capitaliste englobe les écosystèmes et les sociétés, voire les individus qui sont censés devenir ressources humaines.

Si les fleuves ont une personnalité juridique, sont reconnus comme sujets de droits, où est le sujet humain ? Cette renaturalisation à l’extrême fait le jeu des libéraux économiques et de leur marché qui devient lui-même nature. Il y a, dit l’auteur, dé-politisation, dé-socialisation et, j’ajouterai, déshumanisation.

Dans le deuxième chapitre de la première partie, intitulée L’égalité fictive des droits, l’auteur montre que les nouveaux instruments d’information, Internet par exemple, s’adressent au sujet numérique qui devient naturel. L’égalité dans l’espèce est proclamée, mais que devient, l’autre social et politique ? La montée des inégalités est un effet global du capitalisme global autrement dit, aujourd’hui, aucune nation n’y échappe. Les « princes rouges» de la Chine post-maoïste sont devenus les graines innées de l’élite du monde actuel. Ils sont issus d’à peine 2 % de la population mondiale. Les «rouges» tout court sont encore dans le revenu de subsistance, mais avec une chance de pouvoir l’améliorer. La répartition globale des ressources donnerait, selon Piketty, 760 euros à chaque personne. Tout au plus un million et demi de personnes vivent de rentes de situations. La plupart en exploitant une partie de la population de leur pays ou d’ailleurs. Parce que le citoyen politique est devenu un citoyen consommateur; la dignité sociale se distribue selon les revenus et la capacité de les dépenser ou de les investir pour ceux qui en ont assez et disposent du capital. De les investir financièrement et de les mettre en paradis fiscaux pour profiter des revenus.

Le but du libéralisme et néo-libéralisme économiques est de mettre les exclus au travail pour qu’ils puissent participer au « banquet consumériste »; mais on peut observer cette fracture entre solvables et insolvables qui structure le paysage du XXIème siècle.

Destiné un moment à permettre de devenir plus indépendant, le micro-crédit est devenu un outil d’endettement banal plutôt qu’un outil d’émancipation économique.
Les inégalités créent un fossé croissant entre les plus riches et les autres membres des sociétés. Les plus grosses fortunes constituent une classe transnationale. La domiciliation du capital dans les paradis fiscaux souligne la mobilité géographique du capital dans un marché globalisé. Les stratégies globales d’une oligarchie milliardaire en état de sécession fiscale (Piketty), souligne le caractère global des inégalités. Les primes de départ délirantes de pdg d’entreprise pour des performances impossibles à évaluer, révèlent une inflation salariale en haut de la pyramide tandis que les salaires de la majorité stagnent, baissent, tandis qu’augmente le temps de travail.

Les risques de réactions et de protestations sociales sont bien identifiés et des pare-feux sont mis en place, notamment à travers la rhétorique sur les droits qui néanmoins amène des interrogations concrètes sur la portée de ces droits par des acteurs sociaux : provoquer la fascination ou le dégoût à l’étalage de la richesse, afficher la réalité des inégalités dans chaque société nationale.

L’action humanitaire a affiché à l’échelle planétaire l’universalité des droits de l’homme devenus droits humains, dont la rhétorique technocratique s’est emparée pour dire aux populations : ce n’est pas normal. On va vous aider à supporter cela. Ces mêmes instances internationales ont répandu l’idée respectable que chacun doit accéder à une dignité minimale, à l’éducation, à la santé. Les inégalités excessives provoquent une indignation morale largement exprimée aujourd’hui dans les indignations politico-morales. Une scène morale se nourrit de protestations et d’Indignations proto-politiques qui sont aussi des spectacles. Mais l’affirmation abstraite de l’égalité des droits de chacun ne mène nulle part si elle n’est pas assortie de l’énoncé de droits précis et des instances capables de les imposer. Le droit à l’égalité a peu de signification concrète. Ce qui fait sens, c’est la perte de la dignité relative (santé, éducation) qui fait obstacle à la jouissance d’une vie en bonne santé ou interdite d’un accès suffisant à l’ éducation. L’égalité des chances, la capacité d’accès aux services (santé, éducation) sont des références pertinentes partagées, mais qui sont néanmoins en contradiction avec le caractère patrimonial et cumulatif des richesses dans l’économie financière actuelle et les coûts croissants de la santé et de l’éducation. Les inégalités socio-économiques ne sont légitimes que si elles préservent l’égalité des chances et contribuent à améliorer le sort des plus désavantagés

L’Etat social est la première instance qui distribue, valide et. met en oeuvre les droits. Mais il est de plus amputé par sa dépendance financière face au marché dont il devient un peu l’Etat-Providence. Les organisations internationales (Europe, Nations-Unies) ont une capacité d’intervention plus forte, parce qu’elles dépendent moins que les Etats, du marché et de la dette. Mais leur intervention demeure largement potentielle et rare. Elles s’enlisent dans le contre-productif ou les chantages financiers. Les organisations internationales fiancent les ONG à grande échelle. Les ONG luttent contre les inégalités excessives et apportent leur soutien à des victimes. Mais elles sont distributrices de pis-aller, d’emplâtres, de calmants près de populations ciblées. Les solutions ne sont pas entre leurs mains, elles sont dans celles des pouvoirs politiques à qui elles peuvent servir d’alibi ou d’adversaire. Dans un contexte ou sévissant un néolibéralisme absurde et une concurrence sauvage, seule la société civile semble à même de s’occuper de solidarité. Les ONG en font partie, mais ne sont pas sa voix. Quant aux philanthropes, ils financent écoles, hôpitaux, tout en exploitant au maximum leurs salariés. La souveraineté des Etats s’affaiblit face à l’économique, aux dépens du politique et de la politique.

La démocratie politique occidentale est fragilisée, car le contrôle social qui fonde la citoyenneté est thatchéro-reaganien. Il creuse tellement les écarts que la légitimité sociale, politique s’affaiblit par l’accroissement rapide visible et médiatisé des inégalités. La passion de l’inégalité se développe aujourd’hui autant chez les oligarques que chez les super-cadres. Le néolibéralisme thatchéro-reaganien creuse tellement les écarts que la la légitimité morale, sociale, politique des inégalités fait problème. Ce qu’on appelle «l’ascenseur social» est réservé à quelques -uns, et du coup comme moyens d’’action et de pressions légaux ou illégaux. Ce qui est sans commune mesure avec une association dite de la société civile.La capacité d’accès au pouvoir économique et politique se fait par la pression exercée sur les décisions politiques. Cela coûte cher, mais rapporte gros.

La légitimité morale des inégalités est mise en cause par l’exploitation des salariés, collaborateurs, agents, par des stratégies et montages financiers, par la sécession fiscale des plus riches (Piketty). Les citoyens sont -face aux difficultés croissantes d’accès aux services publics, lorsqu’ils ne sont pas privatisés, notamment ceux de la santé et de l’éducation qui protègent la vie et les chances d’ascension sociale, clés d’une existence gratifiante. Aujourd’hui, la défense des droits prend la forme de luttes contre l’exclusion et les discriminations. Les citoyens formulent une exigence essentielle, celle d’un droit à l‘accès égalitaire aux biens et services qu‘ils soient publics ou privés.

Enfin, la crise du politique résulte, dans une large mesure, de l’incapacité de nombreux Etats à installer une justice fiscale pérenne, condition économique de la justice sociale dans les régimes démocratiques. C’est de la construction d’une puissance publique efficace et légitime qu’il s’agit pour maîtriser les inégalités.

L’égalité ne se décrète pas, elle se produit et ce sont les Etats qui sont en charge, politique de cette mission. Le marché produit des inégalités accrues, sauf pour une infime minorité qui se perpétue face à la concurrence effrénée qui détruit le tissu sociale et signale l’impuissance, volontaire ou non, des Etats. Les tentatives de solidarité ont acquis une visibilité aussi marquée qu’elle est récente. L’action humanitaire des ONG a des effets ambigus. Elle a eu au moins le mérite de maintenir le flambeau d’une solidarité minimale, cela vis à vis des pauvres lointains, mais aussi des pauvres proches dont le nombre a éclaté. Mais la violence se perpétue dans les entreprises et le chantage à l’emploi se développe lorsque le chômage règne. La fiction égalitaire des droits est un alibi dont abusent les institutions. Les tentatives de solidarité se présentent comme des issues, des sorties de l’étau mortifère des inégalités. Elles somment l’Etat d’assumer sa fonction de redistribution, faute de quoi c’est la société qui s’effondre et le marché avec elle. C’est à la société de signifier à l’Etat son refus en le renvoyant à ses missions économiques et sociales, notamment celle de donner un sens partagé aux inégalités légitimes qui peuvent contribuer au bien commun comme saine gestion des communs.

Monique Selim signe le troisième chapitre de la première partie intitulée Une globalisation morale. Elle pose d’emblée la question : dans les nouveaux maillages des phénomènes économiques, sociaux, politiques, ethnologiques, que devient le sujet, sa liberté, sa conscience ? La perspective anthropologique se fixe pour objectif de reconstruire l’intelligibilité des logiques subjectives dans le cadre du processus de globalisation à spectre et à effets totalisants (sinon totalitaires LMB). La globalisation est le moment où est dissous l’antagonisme structurel capitalisme/communisme. Elle marque la conversion de l’ensemble des pays du monde au capitalisme. Elle s’accompagne d’une intensification des outils numériques qui aboutit à capturer, sous un mode toujours plus étreignant les sujets. Il faut noter que l’antagonisme structurel qui, en Occident, opposait capitalisme et communisme s’est déplacé et s’imprime maintenant sur Islam et Ocident.

La globalisation capitaliste a eu également pour effet d’imposer au sujet un univers extérieur et intérieur entièrement façonné par le marché. Le marché oriente les sujets vers des supermarchés idéels dans lesquels ils vont construire leur idiosyncrasie : religions, sexualités, parentalités, jouissances, tropismes, transformées en marchandises symboliques et concrètes. La banalisation et la valorisation d’un pouvoir fort avancent vite et la juste restriction des droits progresse dans les esprits dans l’idée qu’il faut se défendre contre l’ennemi intérieur et extérieur qui menace la société, le pays, la culture, la civilisation et, plus profondément soi (et non moi LMB) dans son for intérieur.

La menace de cet ennemi étranger mobilise les défenses psychiques et politiques personnelles et collectives, fait céder les droits, puisque la logique de suspicion établit la culpabilité avant la réalisation de la faute (Delmas-Marty et Wahnich). L’autorité comme figure de domination (au sens d’excès illégitime de domination) resurgit parée de maintes qualités en termes économiques, politiques, psychiques et moraux imprégnant les subjectivités comme autant de régulations indispensables au bien-être individuel et collectif.

Les cascades cognitives enferment le sujet dans l’appartenance numérique dans laquelle il s’est logé. La mêmeté et l’identité imposée l’emprisonnent, lui collent littéralement à la peau, sans qu’il puisse s’en détacher.

L’idéologie morale met son sceau sur le XXIème siècle. Cette cristallisation morale tous azimuts est le résultat de tensions de plus en plus fortes provoquées par l’extension de plus en plus grande des normes du marché capitaliste qui accentuent les inégalités et ne parviennent plus à les légitimer face à des expositions spectaculaires de richesses et de dénuement. Le marché apparait, aux yeux de tous, de plus en plus immoral, mais cette immoralité du marché n’appelle de ses voeux qu’une moralisation d’ensemble dont la traduction est l’émergence d’une véritable matrice morale avec une multiplication de marchandises morales.

L’appel à sauver le monde, les peuples, les autochtones, les SDF, les femmes, les réfugiés, etc. invoque la responsabilité individuelle et tire sa force de la culpabilité personnelle. Le monde s’humanitarise et les dons humanitaires soulagent la culpabilité.

Monique Selim aborde a question de l’idéologie morale dans les sexualités. La centralité des sexualités refoulent aux marges les rapports sociaux, économiques et politiques. Les femmes sont les grandes héroïnes de l’idéologie morale. Maintenant plus facile pour une diversité heureuse et jouissive des contraintes de la survie quotidienne. L’intersectionnalité importée des USA, fait triompher une vision de la société comme régie par les seules interactions personnelles. L’inter-activisme en sciences sociales, la banalisation des sexualités et la dénonciation de stigmates qui pèsent sur les groupes sociaux octroient une liberté inestimable dans une partie du monde. Dans le même moment, on observe avec la globalisation du genre, une re-substantialisation des identités sexuées qui fait penser l’orientation sexuelle comme quasiment innée et comme une marque d’être. La planète, le climat, la nature sont les grands projets de ce siècle, renvoient le politique aux placards de l’histoire et placent la morale au sommet des mobilisations citoyennes dans lesquelles les femmes occupent une place centrale; leur nature supposée faisant le trait d’union avec la nature idéalisée. L’humanité s’est inscrite en rupture avec le reste des vivants et aujourd’hui c’est cette rupture fondatrice, l’anti-spécisme qui est dissoute. Le spécisme réintégrant l’humanité dans le règne des espèces et des êtres animés et inanimés. L’indignation dynamise de nos jours le cosmopolitique, dès lors qu’il n’y aurait plus de choix hors du marché, éco-système des éco-systèmes. Dans un univers d’émotions morales démultiplié par l’illusion d’une communauté morale fondée sur des valeurs qui seraient partagées plus durablement que dans l’instant du temps réel numérique.

Les auteurs abordent la deuxième partie, présentée sous le titre : Une communauté globale morale. L’économie de marché globalisé a besoin d’une communauté morale globale, source de toute légitimité. Le capitalisme peut procurer une dignité fragilisée du côté de la morale, quand la financiarisation produit à grande échelle injustices et inégalités. L’action humanitaire contemporaine, le développement de la philanthropie et des fondations d’entreprises mutent le spectacle du malheur devenu le mal en théorie du bien. L’engagement bénévolant tous azimuts tend à rendre invisible la question sociale et à métamorphoser la solidarité en investissement moral, stratégique.

Le quatrième chapitre du livre, et premier chapitre de la deuxième partie s’intitule : Le blanchiment du capitalisme et est signé de Bernard Hours. On peut distinguer l’ethique et la vertu qui vont ensemble et représentent des exigences matérialisées à des valeurs culturelles, sociales ou religieuses, de la simple moralité qui n’est qu’un avatar dégradé de la morale en morale de la consommation ou consommation morale. Au centre de la moralité, on découvre plutôt qu’une exigence authentique, l’autogratification de soi ou le conformisme. L’émergence de marchandises morales globales se définit par leur double caractère moral et global. La double référence se fait, d’une part à une notion de bien, d’autre part à une validité étendue, globale, universelle, qui introduit le caractère exemplaire d’un modèle renforçant la dimension de bien moral. Ce modèle se prête à des échanges, à des flux de transactions comme les marchandises matérielles. Dans quelle mesure ce « bien » moral n’est-il pas un « bien » économique, est-il une marchandise ou un service doté d’une valeur morale ? La trilogie, droits de l‘homme, action humanitaire, démocratie est le noyau dur de l’idéologie occidentale anglo-saxonne qui inspire la globalisation. Au début du troisième millénaire, elle représente, avec le capitalisme et l’économie de marché, le projet civilisateur occidental.

Dans les années soixante, la contestation portait plus sur l’arbitraire de la domination et de l’oppression que sur des références systématiques aux droits, références communes. La lutte contre les formes soviétiques de l’action étatique a mis sur orbite les droits de l’homme comme corpus intangible moral et politique. Auparavant il s’’agissait de sujets opprimés dans des contextes de violences. Aujourd’hui, les droits de l‘homme rendent emblématique toute lutte qui devient un enjeu global, et délocalisé, puisque aucune instance localisée n’est en mesure d’en assurer l’application (ce qui l’assurerait en partie, ce serait, l’explicitation au sens de processus) et l’explication (au sens de produit) de ce que j’appelle les pivots de légitimation. C’est la signification et le sens de ces pivots de légitimation qu’il s’agit de produire quotidiennement dans le monde et de parvenir à institutionnaliser socialement et politiquement (au sens du politique). Au sens de la politique c’est déjà fait au moins en partie par les droits. Les droits humains ne sont pas seulement des droits renauralisés, ils sont positivement aussi une formulation plus accessible des droits de l’homme. Mais tout n’est pas et ne doit pas être du ressort des droits et du droit. Par exemple, dans le cas de la pandémie, la signification de la distance par rapport à la proximité, la signification du temps, de l’espace occupé, de le liberté individuelle et collective, de la fraternité matérielle entre les individus, demeure la même, partout et toujours. C’est le sens qui change selon les types de société et les sociétés elles-mêmes, voire selon les classes, les catégories sociales. J’ai fait un glossaire des pivots de légitimation qui sont nombreux, mais pas infinis. (LMB)

Tout se passe comme si les droits délocalisés et universels, étaient virtuellement mesurables à chaque instant, en temps réel, partout sur la surface de la planète. Effectivement l’application des droits n’est pas mesurable en temps réel, partout dans le monde. Ce qui l’est ce sont les pivots de légitimation qui sont les mêmes pour tous et toutes, partout dans le monde, mais jamais exprimés consciemment et verbalement par tous et toutes, pour tous et toutes. Du coup, quand il y a, par exemple, une pandémie, c’est la liste des mesures à prendre qui est donnée, à la queue leu leu, certainement, pour la plupart,nécessaires, mais personne ne les explicite et ne les explique verbalement et consciemment, quand il s’agit d’’individus et /ou de groupes. La signification de la distance par rapport à la proximité, celle du temps, de l’espace occupé, de la liberté individuelle et collective, du pouvoir, de la volonté, de l’obligation de soi-même par rapport à d’autres que soi-même et d’autres par rapport à soi-même sont pensés et pratiqués par des milliards d’individus, refusés, le plus souvent, implicitement à des degrés divers de délégitimation et d’illégitimation par rapport aux excès légitimes, par un nombre bien moindre d’individus sinon l’humanité serait morte depuis longtemps.

La nouveauté récente, datant d’à peine un siècle, c’est qu’un nombre important d’entre les hommes ne veulent plus du sacré. Celui-ci- s’arrange toujours, plus ou moins habilement, avec les pivots de légitimation. Là où il disparait, dans le meure où la nouveauté s’internationalise -on pourrait dire tend à se mondialiser- il n’y a pas trente-six choix. Le choix c’est soit le sacré en respectant l’internationalisation de la nouveauté, c’est-à dire la liberté de conscience. Si l’individu vit dans une société qui, politiquement, au deux sens du terme, ne veut plus, du sacré, il doit respecter, se plier à l’internationalisation de la nouveauté. Le deuxième choix, c’est vivre dans une société du sacré. La plupart de ces sociétés du sacré tentent de respecter l’internationalisation de la nouveauté. Le troisième choix ce sont les refus du sacré, refus internationalisés, et liberté de conscience onusialisée (l’ONU, etc.). Mais vivre la nouveauté, ce sont à la fois les refus du sacré, la liberté de conscience et la volonté d’expliciter et d’expliquer par des débats, et pas seulement dans les sciences sociales, les pivots de légitimation qui ont toujours existé, que, tous les êtres humains partout, depuis toujours, connaissent, ressentent et vivent, même s’ils en changent le sens. La Révolution américaine a refusé le sacré dans la politique. La révolution française a, en se servant de la philosophie des Lumières, du droit naturel et de Rousseau, fait apparaître et mis en évidence des pivots de légitimation, tout en les sacralisant, y compris la vengeance et la terreur, pivots négatifs de pivots positifs.

Mais un nouveau type de société est née de cette révolution. Il a fallu un siècle, le XIXème, pour que soit proclamée sous forme de loi la liberté de conscience.

La démocratie prend une dimension culturelle et morale, dans laquelle les choix sont opérés au nom de la lutte contre des systèmes et des globalisations, d’une histoire des systèmes et de valeurs culturelles à caractère non pas religieux, mais caricaturant le religieux. La principale difficulté est que cette caricature est une conviction partagée par au moins 50% de l’humanité. L’économie de marché capitaliste se présente comme la perfection unique des systèmes et du marché et considère tous les autres comme économiques, grâce à la globalisation.

Au siècle dernier, les vertus économiques pouvaient passer pour une rétribution en retour sur investissement vertueux, plus exactement comme gage que l’on appartient peut-être à la cohorte de ceux et celles sauvé(e)s de toute éternité.  Cette prise d’otages des vertus religieuses et morales correspond à une nécessité, celle de reblanchir le capitalisme, de lui donner un don moral et sublime. Elle a perdu une large  part de son contenu politique.

L’action humanitaire, aujourd’hui, constitue une solution de substitution confome à l’affailissement des messages religieux sur le salut. La démocratie a perdu une large part de son contenu politique au profit d’une moralisation capitaliste apte à favoriser la libre concurrence sans trop d’entraves, au risque de limiter la protection des citoyens les plus vulnérables. La société civile, les organisations nationales et internationales tolèrent les dictateurs tant que ceux-ci ont la courtoisie d’entonner les rhétoriques néolibérales sur l’économie de marché et la société civile intervient comme entité située entre l’Etat, la population le marché qui est un acteur politique, mais qui ne peut pas le dire, puisqu’il est désancré du social. Il fonctionne au dogme pseudo-religieux. L’enjeu de la concurrence ne peut être séparée de l’expression de la population sans laquelle l’autorité abusive remplace le contrat social.

La démocratie, avec son enjeu premier, la société civile, constitue une marchandise qui doit êt adoptée et consommée sans modération. Il s’agit d’une marchandise morale. Démocratie et société civile sont engagés pour répandre la bonne parole et donner du pouvoir à la société. ll ne s’agit pas de critiquer la liberté d’’expression, mais de désigner la réédification que la machination qui frappent les notions de démocratie et d’aide à la société civile. Dans les sociétés médiatiques, la liberté peut devenir une marchandise, un mal absolule, derrière le mot , en conservant des pratiques pseudo transparentes, mises en scènes systématiques qui trompent l’opinion. La démocratie devient parfaite, comme la concurrence.

Louis Moreau de Bellaing

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Georges Jourdam. Au croisement du travail et du politique : l’emploi salarié. Le cas français : mutations et transformations, L’Harmattan, 2020

Ce que l’auteur veut faire, c’est mettre à la disposition du lecteur et de la lectrice les différentes facettes de l’encadrement du travail salarié, de son évolution en France depuis la Révolution. Sont insérées dans l’évolution chronologique de l’emploi salarié des phases contemporaines. La phase est chaque fois le précipité d’un rapport de force constant entre des intérêts divergents. La première est caractérisée par un temps présent initial. La deuxième se caractérise par un temp présent intermédiaire, le plus long. Enfin la troisième s’achève dans le temps où se clôt l’ouvrage.

Des évolutions législatives ont limité les prérogatives des employeurs et donné un peu plus de liberté aux travailleurs.

Le contrat de travail était un contrat de louage. Un ouvrier principal recrutait, en négociant un prix avec un marchand et payait les ouvriers embauchés. C’est ce qui s’est passé avec les Canuts en 1830, ouvriers de la soie qui travaillaient à domicile.

C’est par le problème de la responsabilité des accidents du travail, responsabilité sans faute et réparation forfaitaire, que s’ouvre la perspective vers le contrat de travail salarié. Il est élaboré et reconnu par les pouvoirs publics, comme un contrat de subordination de l’employé avec l’employeur. Mais est reconnu la parité entre employeur et employé devant le Conseil des Prud’hommes, lorsqu’il y a un contentieux entre le salarié et l’employeur sur le licenciement et les indemnités à verser à l’employé. En 1910, est créé le code du Travail.

A la veille de la première guerre mondiale, la protection sociale entendue dans son sens le plus extensif de réduction et de socialisation des incertitudes de la vie ou comme protestation contre les risques socialement identifiés et individuellement perçus (invalidité, accident, chômage, maladies, vieillesse) impliquait des logiques des organismes et des dispositifs très différents.

Grâce à la stabilité monétaire d’avant-guerre et à l’inexistence de l’inflation depuis 1814, pour la bourgeoisie (rentiers, entrepreneurs, professions libérales, fonctionnaires de rang élevé), la protection sociale était indolore. A l’autre bout de l’échiquier, pour les « petites gens », l’épargne était, sauf exception, hors de portée. Cette impécuniosité était souvent reprochée aux personnes de revenus modestes par la bourgeoisie dominante. A u congrès de Tours, la SFIO va se scinder en deux groupes dont l’un va rejoindre le Komintern sous le nom d’Internationale communiste qui devient le parti communiste. Après la première guerre mondiale, les forces de Gauche montent en puissance et vont avoir un impact sur les conditions de travail. Dans les manifestations, il n’y a pas seulement les ouvriers et les syndicats, mais aussi le PC qui va devenir une nouvelle force d’action. La crise de 1929 à laquelle s’ajoute la tentative de prise pouvoir par la Droite le 6 Février 1934 va finalement pousser à un accord entre communistes et socialistes qui sera signé en 1935.

Le 3 mai 1936, est proclamée l’alliance des Gauches et en Juin 1936, la victoire du Front Populaire. Léon Blum devient président du Conseil (la semaine de quarante heures et deux semaines de congé payé pour les ouvriers. Rappelons que l’Organisation Internationale du Travail et le Bureau International du Travail (OIT et BIT) ont vue le jour au sortir du premier conflit mondial.

Une définition polymorphe du contrat de travail est donné : il comporte une prestation de travail réalisée pour autrui, une rémunération en espèces ou en nature, un lien, dans l’exécution du travail, de subordination à l’employeur. Ce dernier a le pouvoir de donner des ordres, des directives et a toute latitude pour contrôler l’exécution du travail. La situation de travail implique, pour l’employé, des protections, pour l’employeur des obligations. Dans cette définition du contrat de travail, c’est l’aspect protection du contrat de travail, et protection sociale de l’ouvrier qui apparaissent. Celui-ci, jusque là, n’avait connu que le marchandage, c’’est-à- dire l’accord avec un ouvrier principal ou avec un marchand. La protection sociale attenante au contrat de travail est le fruit de luttes. Ces luttes se jouent dans des rapports de forces en faveur des salariés. Le statut de salarié accueille ses lettres de noblesse et gagne en légitimité aux yeux de la majorité des citoyens. En 1938, Blum demande les pleins pouvoirs pour mettre en place une politique Keynésienne, celle où l’Etat arbitre entre des intérêts divergents et prend les décisions importantes en matière économique. Blum échoue.
De1940 à 1944, La Révolution nationale qui a pour devise Travail, Famille, Patrie, s’appuie sur des forces traditionalistes, paternalistes et autoritaires. Exemple : est supprimé le droit de grève. Le gouvernement de Vichy revient sur toute l’organisation du travail progressivement mise en place depuis la Révolution française. Enfin, est mis en place le Service du Travail Obligatoire qui est la réquisition, contre leur gré, d’ouvriers français transférés en Allemagne pour soutenir l’effort de guerre allemand. Certains ont été jusqu’à soutenir le slogan : Plutôt Hitler que le Front populaire.

Les tentatives de délégitimation du contrat de travail, aujourd’hui, se manifestent déjà dans la loi de 2015. Elle remet en cause le droit au repos du dimanche, elle facilite le travail de nuit, propose de plafonner les indemnités de licenciement et les dommages et intérêt devant le juridictions prud’homales.

La politique actuelle vise à subventionner les entreprises avec de l’argent public et de déréguler le marché du travail. L’objet du droit du travail devient de plus en plus un moyen de protéger l’entreprise des salariés et des syndicats et non de protéger les salariés.

Les pouvoirs politiques tentent de remettre en cause les avantages acquis des salariés obtenus au cours de conflits sociaux ou d’alternances politisés situés à gauche.

Les multinationales sont omniprésentes. Leur puissance financière, liée à leur capacité de lobbying sur les instances politiques, leur permettent d’imposer leur vision et de faire de l’argent sur le dos de la communauté du monde du travail.

Louis Moreau de Bellaing

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Margitta Zimmermann, Au bord du silence, Souffrance psychique, corps et handicap, Paris, L’Harmattan, 2018, Coll. Anthropologie critique.

Qu’est-ce que le handicap psychique ? A entendre l’auteure, il ne semble pas se réduire aux objectivations psychiatriques et médico-éducatives. De nature « invisible  », foncièrement incertain et très complexe, il continue à être un défi redoutable pour les politiques du handicap et de la protection sociale. L’auteure, pour tenter de comprendre pourquoi certains dispositifs manquent leurs cibles, voire peuvent conforter des handicaps, s’adresse aux personnes concernées et s’efforce de reconstruire les versions privées d’une expérience avant tout existentielle dans laquelle l’origine intersubjective des troubles ne fait pas de doute. Il convient de pousser en avant l’exploration du noyau majeur des difficultés liées au handicap psychique, celles de la communication et, d’une manière générale, celles des troubles de la relation à autrui et au monde social dans son ensemble. L’observation est dirigée uniquement vers des faits repérables à un premier niveau : comportements, actes et énoncés, capacités à dire et à faire ne permet pas de saisir l’affect d’autrui, de se rendre compte de ses perceptions émotionnelles, de ses impressions sensibles. C’est le vouer à la disparition que de l’installer dans le seul registre de la représentation. Les affects comme forme de préhension de tel évènement particulier et comme véritable instrument de connaissance peuvent guider l’attention vers des configurations prégnantes. Le choix de mettre au centre de l’analyse anthropologique le noyau émotionnel et affectif trouve son assise et sa légitimation dans l‘auto-désignation des personnes concernées elles-mêmes hypersensibles, sensations et émotions étant premières dans l’appréhension de leur monde.

Ce que l’auteure appelle les expériences subjectives du handicap psychique sont faites en institution. Elle désigne, comme étant ses terrains d’enquête, par des sigles : un SAS rural, un FOC implanté dan une petite ville; enfin des expériences subjectives du handicap psychique faites hors institution.

La première partie L’émergence du handicap psychique en institution : le cadre du SAS, s’attache à montrer le rôle de la commission d’admission comme fabricant une personnalité type en S.A.S., puis montre ce que sont les expériences subjectives avec leurs accompagnements en SAS, enfin les situe dans un ordre existentiel. A propos de la fabrication d’une personnalité type par la commission, à travers de multiples observations et un cas détaillé, l’auteure met en évidence que « sur la base d’une immédiateté et d’une généralité combinées, le stéréotype convertit une altérité incompréhensible et par là même menaçante en familiarité, en créant de la certitude comme bas rationnelle et émotion partagée entre membres de l’équipe ». Sur les expériences subjectives en accompagnements, la signification à accorder à des changements apparemment mineurs, de petite envergure, demeure souvent invisible aux yeux de l’institution. Ces changements mineurs peuvent être au centre de la transformation. Le travail de surface crée des routines et des habituations quotidiennes, fabrique une apparence de normalité derrière laquelle la souffrance se poursuit. L’expérience d’une réduction significative de phénomènes corporels comme front en sueur, mains tremblantes, gorge nouée, apaise les pensées négatives en libérant l’élan vers autrui. En ce qui concerne les expériences subjectives du handicap psychique comme ordre existentiel, aux impératifs culturels d’autonomie et d’indépendance s’opposent des expériences de vie tendant à l’hétéronomie, à l’interdépendance. Or il faut à la personne le temps nécessaire pour s’éprouver comme acteur, pour retrouver une légitimité qui actuellement lui manque.

La deuxième partie de l’ouvrage intitulée L’émergence du handicap psychique en institution : le cadre du FOC, analyse d’abord les expériences subjectives en FOC, puis montre qu’elles sont un combat identitaire contre l’indifférenciation. Sur le premier point, on peut dire, en lisant les cas longuement cités par l’auteure, que l’impact des techniques éducatives et du dispositif institutionnel sur la dimension psychique des expériences des personnes appelées ici résidents (elles semblent avoir un logement personnel), impact d’ordre émotionnel et affectif, est évident. Logiques institutionnelles et affects, tout en s’excluant mutuellement, se renforcent. Enfin, le combat identitaire contre l’indifférenciation se manifeste par le sur-investissement affectif des objets de soi, qui parait démesuré aux yeux de ceux qui en ignorent le contexte. Cela répond à une exigence subjective qui est celle de la survie. La réponse adaptative doit être rapportée aux conditions pragmatiques de l’épreuve; construction, maintien, suspension ou abandon d’une expérience.

Dans la troisième partie L’émergence du handicap psychique dans les expériences subjectives : le cadre de la cité, l’auteur fait état, en Allemagne, d’une véritable praxis de l’intégration des animaux dans les procédés éducatifs et thérapeutiques. En France, en milieu institutionnel, la présence d’animaux souvent désirée par les personnes handicapées psychiques est quasi systématiquement refusée pour des raisons d’hygiène et et de surplus de travail pour le personnel d’accompagnement. Selon les experts pourtant, l’apport d’un animal pour l’amélioration des conditions de la vie quotidienne et des compétences relationnelles est indéniable. Cette partie est, surtout, consacrée à un cas, celui de Benoît, un enfant élevé dans une ferme avec un père autoritaire, ayant fait des études de vétérinaire et embauché effectivement par un vétérinaire pour soigner des animaux L’auteure montre d’abord qu’aucun traitement autre que chimio-thérapeutique n’est donné à Benoît. Sa souffrance vient principalement de son impossibilité de supporter le face à face avec l’autre, la relation directe. Son « refuge » c’est son « chez soi »  qu’il arrange à sa guise. Lorsque la relation avec l’autre est indirecte, cela peut marcher. C’est ainsi qu‘il est embauché par téléphone au cabinet du vétérinaire. Mais un incident survient dans l’institution. Une femme soignante en qui il a confiance le regarde, une fois, avec un sourire ironique. Cela suffit pour que sa confiance s’effondre et qu’il se retrouve en pleine crise d’identité. Il ne parvient à s’apaiser qu’en se réfugiant chez lui dans son « chez soi. »

En conclusion, l’auteure aborde de front la question de la subjectivité non seulement pour la personne handicapée psychique mais pour la personne individuelle au sein d’un environnement spécifique qui met à disposition ou au contraire refuse les ressources d’un lien social vivant. «  Il serait utile, dit-elle, d’engager une réflexion sur les conditions d’existence du monde ordinaire fortement marquée par le naturalisme et la pensée des séparations sujet/objet, soi/non soi, corps/esprit, action/pensée, émotion/raison ». Elle poursuit : « Qu’est-ce qui permet, en effet, de vivre la banalité du monde quotidien, de construire son évidence, sa naturalité, sa permanence qu’une personne habite, le monde étant corrélé à soi, si ce n’est une relation adhésive à ses objets, à travers les gestes répétés, les automatismes et habitudes corporels, les pratiques routinières, les ordonnancements incarnés, qui créent, à travers leur répétition même, une sorte de respiration perpétuelle qui nous fait vivre sans en questionner la réalité ? ».

Nous voilà loin du transhumanisme de l’homme rationnel. Les personnes atteintes de troubles psychiatriques ne feraient qu’éclairer, à travers leurs efforts intensifs et rendus ainsi visibles, les émotions existentielles qu’éprouvent les personnes ordinaires dans leur vie, postulant une forme de continuité entre leur monde et le nôtre.

«  L’idée d’incomplétude de l‘homme rationnel est fabriqué autour du modèle de la rationalité économique. Conséquence directe de ce choix culturel : la marginalisation des personnes que l’on considère comme sujets à l’émotion : femmes, enfants, sauvages, « nerveux ». Le préjugé encore actuel à l’égard des émotions relève de certaines traditions occidentales, à l’intérieur d’une histoire métaphysique et culturelle, qui ont érigé une préférence en norme dans le rejet des émotions hors des normes de la rationalité, privilégiant une autre forme de raisonnement (utilitarisme économique) ».

On pourrait concevoir le handicap psychique comme un handicap de l’émotivité. La quête d’unité, de cohérence, de sens s’avère, pour les personnes handicapées psychiques comme pour la personne ordinaire, d’une importance vitale. Cette brève recension ne rappelle que l’essentiel de ce livre admirable qu’il faut lire.

Louis Moreau de Bellaing

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Olivier Menéndez, 2019, Happytalisme. Vers une société du bonheur ?, Paris, Editions Libre & Solidaire, 180 p.

Dans cet essai surtout appuyé sur des théories économiques et philosophiques, l’auteur travaille une problématique qui peut intéresser l’anthropologie critique à plusieurs titres. L’ouvrage documente en effet des thèses alternatives au capitalisme qui considèrent que « le désir fondamental de l’être humain est de vivre heureux et non de s’enrichir ». Il passe en revue des domaines de recherche souvent méconnus et relativement récents tels que l’économie du bonheur, la psychologie humaniste, la psychologie positive et les neurosciences affectives (21). L’ensemble de ces domaines forme un « mouvement du bonheur » qui selon l’auteur peut avoir des influences concrètes sur les modèles d’organisation des sociétés contemporaines.

Le terme « happytalisme » qui donne son titre à l’ouvrage est défini comme « un modèle de production qui garde de nombreuses similitudes avec le mode d’organisation capitaliste mais remplace l’objectif de croissance et de maximisation du profit par la recherche du bonheur collectif » (25). Un tel modèle n’est pas exempt d’ambiguïtés, cependant, si l’on considère son utilisation par les publicitaires dans le cadre du « cause marketing » ou du « greenwashing ». Ainsi, l’auteur cite des exemples de stratégies marketing qui, sous des prétextes éthiques, augmentent considérablement les chiffres d’affaires de certaines entreprises tout en laissant croire aux consommateurs qu’ils agissent pour le bien-être de l’humanité. La publicité appliquée à la responsabilité sociale des entreprises contribue ainsi à forger et à diffuser un idéal du bonheur global.

Mais le bonheur n’est pas réductible à la consommation, si l’on en croit les critiques visant les indices traditionnels de la croissance économique et notamment la notion de produit intérieur brut. Menéndez explique comment les économistes ont su développer depuis quelques années d’autres indices qui intègrent la notion de bonheur, notamment en mobilisant des notions d’économie bouddhiste tournées vers le bien-être (59). Les concepts de décroissance et de simplicité volontaire entrent en résonnance avec les nouveaux goûts des consommateurs qui revalorisent l’éthique et rompent avec l’image traditionnelle de l’entreprise dénuée de sentiments moraux. L’ouvrage présente des exemples de « consommation collaborative » (69) telles que le covoiturage, le « couchsurfing » ou le « crowdfunding » qui donnent aux individus le sentiment de pouvoir reprendre le pouvoir sur leur existence.

L’évolution sociétale décrite par l’ouvrage s’appuie, selon son auteur, sur l’essor de disciplines scientifiques qui prennent le bonheur comme objet d’étude. Ces sciences éveillent l’intérêt du grand public et contribuent à l’essor du « happytalisme ». Diffusées dans les entreprises par l’idéologie du développement personnel, elles promeuvent le bien-être au travail et vont jusqu’à prétendre que le bonheur peut être « rentable » (94). De même, dans le cadre scolaire, les pédagogies alternatives véhiculent une idéologie comparable de recherche de bonheur et de bien-être, tandis que sur le plan politique l’usage de dispositifs « participatifs » est de plus en plus valorisé, au moins sur le plan rhétorique.

Selon Menéndez, le « happytalisme » contemporain réactive les débats philosophiques classiques sur la « nature humaine » et remet en question le pessimisme anthropologique inspiré de Hobbes. La « culture positive » du bonheur permettrait alors de sortir d’une impasse dans laquelle l’humanité, habitée par une vision négative d’elle-même, se retrouve incapable de concevoir un futur meilleur (129). L’auteur dénonce les productions médiatiques qui survalorisent « épisodes sanglants, querelles et assassinats, scènes de bagarre et de torture, explosions, trahisons et brutalités en tout genre » (133). Contre le sensationnalisme et la surenchère de l’horreur, il propose de revaloriser les produits culturels non violents pour mettre fin au pessimisme ambiant. En quête d’optimisme, il faudrait favoriser une « culture de l’entraide » (138), tout en se méfiant des visions « salvatrices » de l’ordre social. L’exercice est difficile, tant les technologies modernes ont amené de déceptions au regard de la poursuite d’un idéal de bonheur et de progrès qu’elles étaient censées satisfaire. La technique des missiles, des tanks, des bulldozers, des usines et des bombes atomiques nous a appris à nous méfier du mythe du progrès. De même, « le déploiement des technologies de l’information a permis une frappante intensification de la surveillance de masse » (150). On peut dès lors douter que les techniques puissent accompagner l’humanité vers une voie positive, et proposer plutôt avec Menéndez un réinvestissement de la morale et de l’éthique du bonheur.

En prônant un « devoir d’optimisme » en en indiquant que ce dernier doit s’appliquer aussi bien au niveau personnel, au niveau interpersonnel et au niveau sociétal, l’ouvrage cherche à transformer les mentalités et les pratiques sans céder à l’éco-lassitude ni au fatalisme. Dans la mesure où « l’avenir n’est pas écrit » (175), il est essentiel de garder espoir dans l’avènement d’une société libre, pacifique et pleinement démocratique. A la lecture de l’ouvrage, la société du bonheur devient un objectif concret à atteindre.

Laurent-Sébastien Fournier IDEMEC UMR 7307 CNRS – Aix-Marseille-Université

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Patrick Landman et Olivier Douville (coordination), La psychanalyse et les nouvelles directions de la psychiatrie, in Figures de la psychanalyse, Logos-Ananké, Toulouse, Erès, 2016

Selon Patrick Landman, les rapports entre la psychanalyse et la psychiatrie se jouent sur quatre plans :  « la re-configuration des classifications en psychiatrie, la re-définition des positions de la névrose et de la psychose, l’avancée dans les débats épistémiques et politiques concernant les continuités et la solution de continuité entre le « normal » et le « pathologique, l’invention de dispositifs thérapeutiques en extension avec la psychose et l’autisme, l’étude du travail de l’inconscient dans le collectif et les institutions ». La notion de « la folie » en extension est au coeur des débats entre psychanalyse et psychiatrie. Elle est considérée « comme l’une des conditions les plus drastiques de l’humain dans ses rapports à la parole, au corps, à autrui ». Le numéro veut montrer aussi que les résistances à la psychiatrie gestionnaire existent, avec leur rationalité et leur inventivité.

Dans son article Les Enfants de Freud et de Pinel, Patrick Landman note que Pinel ne considère pas, en 1789, les êtres humains dit aliénés comme des citoyens à part entière. Il les considère comme des malades et ce sont les médecins qui ont la charge de les soigner. Or Freud nous amène à considérer que les mécanismes psychiques chez les malades mentaux sont les mêmes que ceux de l’homme normal. Ce n’est pas à l’homme normal, homme idéal des humanistes, que Freud nous renvoie, mais à l’homme qui vit, « marche sous la pluie » dit Clavreuil. En fait, le développement des sciences notamment biologique et anatomique n’a nullement contribué à dé-stigmatiser les malades mentaux. La « petite  différence »  est devenue une production du narcissisme. C’est en revenant au noyau dur de l’éthique – et, selon moi, plus largement, du politique – que psychanalyse et psychiatrie peuvent contribuer, non seulement à une dé-stigmatisation de la maladie mentale, mais à des progrès pour l’avenir.

Philip Thomas tente de montrer comment, d’un point de vue personnel, la psychiatrie critique s’est construite au Royaume-Uni et s’y développe. L’article est intéressant en ce sens qu’il distingue soigneusement la psychiatrie critique de l’anti-psychiatre et considère comme une erreur de les rapprocher voire de les confondre. Or l’antipsychiatrie rappelle à juste titre qu’il n’y a pas de cause organique à ce qu’on nomme la maladie mentale. Elle relève donc de la psychothérapie sur une base contractuelle entre médecin et malade. Le réseau de psychiatrie critique, fondé en 1999, reprend l’idée d’une absence de cause organique à la maladie mentale, mais il estime que le soin apporté à celles et ceux qui sont réputés « malades mentaux » ne relève pas seulement d’un contrat malade/médecin, mais d’une médicalisation de la relation médecin/malade. Le réseau s’intéresse à trois grands pôles : le problème de la coercition et du rôle de la psychiatrie dans le contrôle social, le rôle et l’usage du savoir scientifique en psychiatrie, les problèmes de sens et de contexte en psychiatrie. Il s’agit, d’abord, pour la psychiatrie, de protéger les droits individuels, mais de protéger aussi autrui, lorsqu’il y’a abus, transgression par l’individu de ses droits. Le réseau de psychiatrie critique cherche à minimiser la coercition sur le malade. Les psychiatres du réseau s’inquiètent de la détention révisable et de l’emploi de certaines techniques. En ce qui concerne le rôle du savoir scientifique en psychiatrie, l’élargissement de la recherche biologique crée l’illusion de crédibilité des preuves pour utiliser des traitements médicamenteux propres à soigner les maladies psychiatriques. Il est reconnu que l’usage d’anti-dépresseurs n’est pas cliniquement significatif, mais ces médicaments sont néanmoins recommandés. Enfin le sens et le contexte en psychiatrie semblent s’éloigner d’une herméneutique et de cet outil herméneutique qu’est la psychanalyse, peut-être au profit d’une phénoménologie inspirée de Husserl et de Karl Jaspers. Mais la post-psychiatrie, s’inspirant de Heidegger (l’être au monde), de l’expérience (Merleau-Ponty) et des jeux de langage (Wittgenstein), se donne pour devise : Ethique avant efficacité. Je dirai plutôt : politique au sens du politique et efficacité. Mais l’intention est la même. Les défis de la psychiatrie critique visent l’inefficacité et les risques des drogues psychiatriques. Le pouvoir et l’autorité mêlés d’une psychiatrie biologique et de psychiatres biologisants sont mis en cause par l’autorité et le pouvoir émanant de la collectivité et prenant en compte ses problèmes. Les débats sur ce point – notamment autour des radicalisations djihadistes – se poursuivent.

Parler d’hospitalité et de transfert semble une gageure, tant la psychanalyse est conçue à l’extérieur d’elle-même comme une thérapeutique enfermée dans son propre rite. Patrick Chemin, par le détour de la philosophie morale et politique, parvient néanmoins à nous faire entendre, à travers Agamben (les dispositifs du capitalisme agissent par des processus de dé-subjectivation), mais aussi à travers le montage biblique de Caïn et d’Abel (Monique Selz rappelle que le crime de Caïn n’est pas un crime ; il se place avant la possibilité du crime), que l’hospitalité, chez Freud, est repoussée, quant à son origine, vers l’étranger. Est évitée ainsi une origine idéalisée, fixe, qui fait le lit de tous les dogmatismes et fondamentalismes. L’hospitalité inconditionnelle de Levinas est aux antipodes de l’in-hospitalité actuelle. Lacan parle, lui, de « cette fraternité discrète à la mesure de laquelle nous sommes toujours trop inégaux ». Mais Lacan évoque aussi l’apathie de l’analyste qui, à trop désirer pour son patient, ne ferait que renforcer son agressivité. Il s’agit, dit Chemin, que l’analyste manifeste son activité psychique et son désir d’analyse qui, pour lui (Chemin), ne peut pas être imaginé autrement que tournés vers la vie. Il y a passage entre l’autre du transfert et l’hôte de l’hospitalité, un passage aussi entre la métaphore dans le transfert et le jeu de substitution dans l’hospitalité. « N’est-ce pas l’autre/l’hôte qui va me (psychanalyste) permettre de passer de l’atopia au topos, car son altérité va me permettre de me positionner? » (Pascale Hassoun). Chemin fait le pari de l’hospitalité à mettre en rapport avec une affirmation primordiale à soutenir avec force et détermination, éventuellement malgré un contre-transfert négatif ou une inquiétude à se risquer. Un paradoxe est à maintenir comme tel de l’hospitalité dans le transfert : pas de règles, ni de normes qui viendraient nous rassurer, mais, à chaque fois et sans cesse une prise de risques absolument nécessaire.

Dans Espace et psychose, Guy Dana montre que les interdits de penser dans la psychose peuvent être levés par ce qu’il appelle la structure d’horizon. Fondamentalement, dit-il, l’occulté, ce qui n’est pas immédiatement présent, agit dans le même mouvement que ce qui est visible, représenté. La structure d’horizon est un schème à la fois sub-spatial et sub-linguistique qui permet, par la souplesse de ses articulations, de lever les interdits de penser propres aux psychoses. La traduction permet, elle, de se déprendre de l’origine (non de l’originaire), de l’empreinte première et de la répétition. La traduction institutionnelle réveille la propre histoire du sujet, la sort du magma, de la bouillie originelle – le chaos -, conforte le temporel. L’opposition distinctive entre les lieux renvoie à l’opposition distinctive des signifiants dans le langage. L’espace matérialise le séparable entre les lieux et marque également l’ensemble langagier. Il doit, pense l’auteur, susciter, chez les psychotiques notamment, un éveil.

Laurent Delhommeau aborde le traitement des psychoses. L’accueil doit être inconditionnel, il s’agit d’un accueil du corps, d’une acceptation de la personne physique du malade. Comment parler avec quelqu’un de ce qui n’a pas pu pour lui s’inscrire ? Il y a toujours des friches, des espaces entr’ouverts. Il faut être sur la brèche, au vif de cette plaie qui cause le renvoi au non être et qui en est la manifestation. Il faut situer l’impossible,. L’historial est ce qui fait vraiment évènement pour le sujet, ce qu’on recueille près de son entourage et qui permet de maintenir la brèche ouverte. L’idée de prévention est constamment présente, dans le travail avec le psychotique, pour éviter le pire, c’est-à-dire ne pas renouveler ce qui déclenche les manifestations aïgues. A quelle place situer le délire ? Il faut recevoir le délire comme la position d’un sujet à un moment donné : par exemple être la femme de Dieu. Cette métaphore de la subjectivité – être l’objet d’un maternel illimité – est à accepter telle quelle. Il faut y croire en tant que profonde vérité subjective et non pas croire le sujet. Il s’agit d’être attentif à ces points d’appel parfois ténus. En ce qui concerne le vécu des hallucinations, moins le sujet matérialise du côté du sensoriel, plus il décompose du côté du linguistique, plus il s’approche des zones vives et non pas mortes de ce qui l’enferme. Dans les psychoses, le transfert dépend de la capacité de l’analyste à maintenir la brèche ouverte, à accueillir les mots qui ouvrent, ce qui ne demanderait sans cela qu’à rester en souffrance. Il s’agit d‘être attentif à ces points d’appel parfois ténus.

Geneviève Torgemen-Wolmark, dans son article Psy et re-psy : psychiatre et psychanalyste, reprend les critiques faites à la psychanalyse. C’est long, c’est cher, ça brise les couples, on ne sait pas où l’on va, ça ne marche pas, et puis il faut que ça aille vite, on n’a pas de temps à perdre. Et pourtant, dit l’auteure, le recours au psy semble être devenu banal. L’analyste se situe « hors champ », ce qui permet à l’intime de se dire. La parole reste essentielle. Mais la faire entendre implique de sortir du « tout économique » et du « tout efficace », en réinstallant la dimension du temps psychique.

Douville a intitulé son article Lalangue et phénomène élémentaire, ou de quelques significations de la psychiatrie classique pour la psychanalyse. A vrai dire, il nous parle peu de la psychiatrie classique, mais insiste sur le fait que des textes de cette psychiatrie classique demeurent à reprendre. Le phénomène élémentaire est aussi ancien que la psychiatrie et a été repris par Lacan. Dans des cas de psychose, Douville montre comment se manifeste ce phénomène élémentaire. Monsieur L attend ce que va lui dire l’oiseau Pipoulou, et tout le pavillon attend qu’il parle pour Monsieur L. Douville voit dans ce parler ce que Lacan appelle lalangue : une succession de phonèmes extrêmement localisés, extrêmement forts. Le parler de Pipoulou est un « point hors ligne » qui agglutine des éclats de voix propres aux querelles de famille, des phonèmes dont certains ont pu accompagner l’excitation des pulsions partielles lors des premiers soins.

Le travail du psychanalyste en milieu psychiatrique déplace le champ de la clinique et opère le passage entre une clinique marquée par l’interrogation du patient à une clinique du dialogue et du transfert. Une femme dit que brusquement le monde se met à parler. Elle se défend par de petits rites contre ce déferlement des mots. Mais, un jour, elle entend : Tu es comme morte, tu dois rester comme morte. Le médecin parle longuement avec elle, ne la quitte pas. Finalement elle s’est mise à chantonner et à se bercer elle-même. dans une langue « grosse d’un patois régional » dit Douville. « Je lui propose un modelage, dit Douville. Et ce modelage peu à peu prend forme : un visage ». Comment commenter ?

Gérard Pommier : Ce que la psychiatrie continue à nous enseigner (pour renouveler la théorie des psychoses). La psychiatrie classique, dit Pommier reprenant Douville, nous oblige à faire un travail de réactualisation qui ouvre de grandes perspectives. Par exemple : qu’est-ce qu’une mère ? « Pour la moyenne des femmes, dit Pommier, les mères ne sont pas des crocodiles, car elles s’identifient par transitivisme à leur enfant et ce dernier devient leur crocodile ». Qu’est-ce que le père ? « Un au moins un, dit Lacan, qui dit non à la castration ». Est-ce, comme tel, un signifiant ? Mais qu’est-ce que l’Autre ? Le désir de l’autre est toujours interprété, chez l’enfant, comme désir de la mère. « L’autre (peut être) l’ensemble des déterminations parentales et sociologiques auquel l’enfant s’affronte et qu’il contredit ». Enfin, faut-il rappeler l’importance de la forclusion dans les psychoses ?

La contribution de Dominique Tourres est d’autant plus importante qu’elle montre ce qui a changé dans la manière d’aborder les psychoses infantiles. Arnold Munnich montre que le séquençage du génôme permet d’identifier certaines maladies géniques responsables d’autisme (27% des cas). Mais il ajoute que, si le diagnostic génétique est possible, il ne permet que rarement une thérapie. Certains enfants ont été guéris en corrigeant certaines anomalies métaboliques. Il convient de travailler avec les parents sur les interactions entre eux et leur enfant, indépendamment de l’étiologie, ce qui change le paradigme de l’écoute parentale. Comment travailler avec la psychose ? Comment instaurer le transfert ? Le travail psychanalytique va consister à décrypter les métonymies du patient (prendre une partie pour le tout), mais non les métaphores qui sont absentes. Tout au plus le psychanalyste pourra travailler sur les pseudo-métaphores du patient. La communication entre les deux ne se fait pas dans un langage qui soit sur le même plan pour l’un et pour l’autre. Les patients psychotiques enfants projettent la crudité de leurs pulsions partielles sur le psychanalyste. Ces pensées projetées le concernent. Gisèle Pankow parle de deux fonctions de l’image du corps : la première se construit par la spatialité; dans la psychose l’image du corps est morcelée. La deuxième fonction de l’image du corps se définit par le contenu, le sens et la temporalité. L’image du corps symbolise métaphoriquement les relations historiques, en premier lieu celles qui se sont instaurés avec la famille. Le travail sur la psychose, lorsque le transfert s’est instauré, demande une participation active de l’analyste, en particulier pour être sensible à ses propres mouvements psychiques et à leur dimension inconsciente.

L’autisme, dit Bernard Golse, est est un objet épistémique à part entière. Il requiert, en la distinguant de l’interdisciplinarité et de la pluri-disciplinarité, la trans-disciplinarité. Le concept de mantèlement, mécanisme inter-sensoriel, suppose une mise en rythmes compatibles des flux sensoriels en provenance de l’objet, mise en rythmes rendue possible par le processus de segmentation des mêmes flux, mécanisme intra-sensoriel qui peuvent se jouer au niveau central, au niveau périphérique et au niveau interactif.

Autisme, psychanalyse et psychothérapie institutionnelle : Pierre Delon rappelle que l’autisme ne relève pas directement de la psychanalyse, mais que cette thérapeutique est bien souvent nécessaire, dans le processus de soins. Il insiste sur la nécessité d’une psychothérapie institutionnelle qui aide, soutienne ceux et celles qui s’occupent des autistes, dans des réunions où l’expression de leurs doutes, de leurs échecs, mais aussi de leurs avancées puissent se faire. Pour l’autisme, l’article propose un modèle triadique : éducatif toujours, pédagogique si possible et thérapeutique si nécessaire. Il s’élève avec courage contre l’inertie de l’opinion et des pouvoirs publics. 100 000 autistes en France ne suffisent pas à provoquer un débat, une innovation, une cellule ministérielle au ministère de la Santé. Mais il en est de même pour les « sans abri », sinon pour les chômeurs et les précaires. Le saupoudrage financier, à l’aide de dons aux associations et de subventions publiques, est censé remplacer un recours au politique, aux droits et aux repères-limites de toute humanité, pour créer une politique de l’autisme, des sans abris, des chômeurs des précaires et des mal payés. Rien ne s’annonce de ce côté là, pourtant primordial, qui relancerait le politique et la politique et, peut-être, la chère économie, ou plutôt le cher économique.

« L’enfant, dit Ursula Renard, est un sujet désirant et en construction avec son environnement auquel il réagit psychiquement ». Or certains enfants sont porteurs d’un trouble dit TDH, trouble de l’attention, avec ou sans hyperactivité. Ces enfants ont chacun une histoire de vie. L’enfant hubot, nommé ainsi parce qu’il a ce type de trouble, a été amené à se protéger d’une attention soutenue au monde qui l’entoure. La prise en charge de ces enfants, diagnostiqués et traités souvent trop vite, suppose une approche pluri-disciplinaire. La psychanalyse comme thérapie offre à ces enfants ainsi qu’à leur famille, la possibilité d’élaborer le conflit qui conduit l’enfant hubot à ne plus vouloir maintenir un lien aux autres par la concentration et l’attention. Le simple comportementalisme, sans l’analyse, peut transformer ces enfants en enfants-robots, nourrissant le fantasme d’un trans-humanisme par l’amélioration chimique et l’éradication de la condition de l’être humain comme simple mortel. Alors qu’un être humain – l’enfant hubot par exemple – est d’abord, nonobstant Foucault, un sujet.

Un psychiatre, Marius Romme, déclare, dans les années 1980, que les entendeurs (euses) de voix ont besoin de libération, pas de soin. Avec la journaliste Sandra Escher, il lance un mouvement international sur l’entente de voix. Yann Derobert, psychologue clinicien, pense, à notre avis à juste titre, même si nous pensons qu’entendre des voix relève d’un type de psychose, que ce mouvement international nous appelle à dépasser nos peurs et nos préjugés et à interroger les pratiques traditionnelles de la psychiatrie. Le mouvement sur l’entente des voix teinte d’un nuance émancipatrice l’autre mouvement, dans lequel il s’inscrit, celui de rétablissement de la santé mentale.

En psychiatrie c’est la DSM qui sert de référence en ce qui concerne la classification des maladies mentales, mais Patrick Landman rappelle qu’existe également la classification française des troubles mentaux (CFTM). Cette classification privilégie l’utilité, la validité et la fiabilité. Elle repose sur une séméiologie de l’observation et de l’écoute. La DSM prend en compte l’observation des comportements décontextualisés. La CFTM prend plus particulièrement en compte, outre les comportements, l’organisation psycho-pathologique, l’évolution et le contexte. Elle tente de modérer l’exclusivité de la DSM dans le champ de la psychiatrie.

Dans un texte de conclusion, Ginette Chaboudez pense qu’après une certaine éclipse de la psychanalyse dans une psychiatrie qui se renouvelait, la parole peut être reprise par les psychanalystes. Les ressorts et les effets d’un biologisme exclusif sont désormais repérés. La lecture du fait clinique y oppose une fécondité qui parle d’elle-même, à condition d’être juste et de se faire entendre. Ce qui fait l’actualité de l’abord psychanalytique en psychiatrie est à remettre à plat, à discuter, à évaluer et à reprendre.

Je ne peux faire ici l’analyse des articles donnés en annexe, ce serait trop long. Sur le thème de la psychanalyse et des nouvelles directions de la psychiatrie, les auteurs et auteures ont su apporter une première synthèse qui permet de mieux envisager l’avenir à la fois de la psychanalyse et de la psychiatrie, dans leur commune visée : contribuer à améliorer sinon à transformer le vécu des malades mentaux.

Louis Moreau de Bellaing

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Alain Caillé, Extensions du domaine du don. Demander-donner-recevoir-rendre, Arles, Actes Sud, 2019

Voici donc une première synthèse des travaux menés depuis quarante ans par Alain Caillé et ses amis, dans le cadre de l’Association du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences-Sociales) qu’il a fondée et, aujourd‘hui simultanément, dans le mouvement du convivialisme qu’il anime. A partir d’une lecture de jeunesse de l’Essai sur le don du sociologue Marcel Mauss, d’une intuition non encore ensablée par notre trop de connaissances, Caillé oppose à l’utilitarisme ambiant qui donne l’un de ses instruments de prédilection au libéralisme économique, un paradigme au sens de Thomas Kuhn, c’est-à-dire un ensemble conceptuel ouvert, mais qui ne peut pas se confondre avec un autre paradigme et que Caillé désigne comme le paradigme du don. Le paradigme du don, c’est la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre, que Mauss attribue aux sociétés dites par lui archaïques, mais, que, dans, les conclusions de son essai, il fait apparaître, à la fois comme réalité et comme utopie dans nos propres sociétés. La Table ronde où s’assied les chevaliers en est, pour lui, le symbole. Caillé élargit cette approche, en expliquant que le don est « un acte chargé d’ambivalence, désintéressé en un sens, mais tout autant intéressé, à la fois libre et obligé ». Et il ajoute : « Cette triple obligation régit en réalité l’essentiel de nos rapports aux autres ». Elle est donc déjà là, mais, selon Caillé à universaliser. Elle peut permettre de dépasser la vision économiciste des sujets humains. Encore faut-il étendre son approche à tous les secteurs de la vie sociale : le jeu, les relations internationales, le sport, l’art, la consommation, les psychothérapies, la psychanalyse, la religion, la question du pouvoir et bien d’autres secteurs.

Dans son avant-propos, l’auteur s’étonne du contraste entre l‘économie et la sociologie classique. L’économie a la quasi certitude que les individus humains doivent être considérés comme des calculateurs plus ou moins rationnels, ne songeant qu’à maximiser leur intérêt individuel. La sociologie classique, elle, est multidisciplinaire. Dans cette sociologie, l’Essai sur le don de Mauss, venu de l’anthropologie, est fondamental. Ce texte a intéressé aussi des philosophes comme Sartre. Mais si dans le rapport à l’autre, la triple obligation trouve sa place, pour Sartre elle est irréductiblement enserrée dans l’aliénation à cet autre. Or le postulat de Caillé est que « la relation de don, telle qu’analysée par Mauss est la forme générale du rapport entre les sujets humains pour autant qu’ils entendent se considérer comme des personnes reconnues comme telles, valorisées dans leur singularité ». On est loin de l’Autre sartrien aliéné et aliénant, bien qu’on puisse dire que, sous sa forme de don poison, le don peut être une double forme d’aliénation celle de l’autre et de soi-même. Pour Caillé, le combat scientifique, est aussi éthique et politique. Caillé ajoute que le don est opérateur de reconnaissance et de singularisation entre les sujets humains. L’important, en l’occurence, c’est bien la question du don. Quant à l’utilitarisme, il est de notre temps. Etre anti-utilitariste, non tant contre Smith et Bentham que contre l’utilitarisme du libéralisme et du néo-libéralisme économiques actuels, hégémonique et dogmatique, c’est vouloir vivre, autant que faire se peut, en liberté avec autrui, ce qui n’est pas le cas des tout-puissants utilitaristes qui ne conçoivent leur liberté qu’au dépens d’autrui.

La sociologie classique ne se veut pas, comme le prétendait Levi-Strauss, le couronnement des sciences sociales, mais beaucoup plus simplement, comme le dit Caillé, la science sociale généraliste fédérant en quelques sortes toutes les autres disciplines, y compris l’économie. Ce serait le commencement de la fin de l’hégémonie de la science économique et de ses bases utilitaristes. Aucune des sciences sociales ne peut être réduite au paradigme du don. Mais, dit Caillé, « chacune d’elles peut être retraduite en son langage », – celui du don -, pour affiner les analyses. Paradigme et analyses ne peuvent se limiter aux relations entre les personnes. Il et elles s’étendent, avec les concepts de donation, d’adonement, de donativité aux rapports des sujets avec la vie, la nature et la créativité. En ce qui concerne le convivialisme, Caillé le présente comme une alternative.

L’ouvrage comporte deux grandes parties : la première s’intitule Du paradigme du don simple au paradigme du don étendu, la seconde Applications du paradigme du don étendu. Après une belle présentation de Marcel Mauss et de l’Essai sur le don (à Gift gift, on peut ajouter deux articles de Mauss Commentaires sur un texte de Posidonius et De quelques formes de contrat chez les Thraces, qui sont dans la ligne de son Essai sur le don), Caillé montre que Bourdieu, en parlant du don, ne s’est guère écarté de l’utilitarisme. Puis, en trois chapitres, il montre l’impossible déliaison du don d’avec la reconnaissance sociale et politique et, me semble-il, avant même cette reconnaissance avec l’altérité c’est-à-dire être reconnu individuellement et collectivement et se reconnaître soi-même comme être humain. Caillé insiste sur la distinction entre lutte pour la reconnaissance et lutte de reconnaissance  « On vise à être reconnu par un reconnaisseur reconnu, ou, au contraire, contestant ses titres au reconnaisseur institué, on entend changer les règles du jeu, pour devenir à son tour, juge et reconnaissseur stigmatisant celui qui nous a méconnu ». Deux thèses marquent la conclusion des chapitres sur la reconnaissance : 1/ Reconnaître des sujets sociaux, individuels ou collectifs, c’est leur attribuer une valeur. 2/ La valeur des sujets se mesure à la capacité de donner posée comme opérateur, enclencheur de la reconnaissance et de la valeur. On ne  peut guère en douter. Le don, dit Caillé n’est pas un acte économique, mais opérateur

« Dire respect à une personne, c’est marquer qu’elle échappe à la sphère du mépris, de l’opprobre, de la relégation et qu’elle a su accéder à la sphère de la visibilité commune. Mais c’est aussi signifier que ce qu’elle a fait ou ce qu’elle est, est suffisamment exceptionnel, particulier, pour valoir plus que ce que l’on fait ou ce que sont les autres ». Et il ajoute un peu plus loin: « Donner de la reconnaissance, ce n’est pas seulement identifier ou valoriser, c’est aussi, et peut-être d’abord, éprouver et témoigner de la gratitude, être reconnaissant ». On touche là à un point qui donne au don toute son amplitude subjective. Déjà auparavant, il avait été abordé implicitement à propos du potlatch, au niveau de ce qu’on pourrait appeler le négatif du potlatch, autrement dit ce qui n’est pas ou plus le potlatch : « Le don qui ne peut pas être rendu, et au delà, annihile celui qui l’a reçu. Il fait les maîtres d’un côté et les esclaves de l’autre ».Le plaisir éprouvé à ressentir de la gratitude, à témoigner de la reconnaissance ne peut apparaître. Ce qui apparait c’est l’humiliation de celui qui a reçu et le mépris de celui à qui il n’a pas été rendu. En revanche, dans un contre-exemple, un plaisir pris est le rendu d’une sorte de premier don qui en annonce d’autres. « Dans le plaisir que nous prenons à regarder des enfants ou des jeunes gens, il entre le plaisir pris à ce qu’ils donnent déjà. Que donnent-ils donc? Suggérons une réponse : de la potentialité à l’état pur, de la vie, de la gratuité, de la beauté, de la grâce ». A propos du care (du soin), Caillé note que les métiers du care médical « sont ceux dans lesquels les salariés sont potentiellement plus heureux, parce que ce sont ceux dans lesquels ce que l’on fait par plaisir de faire ce métier et pas un autre l’emporte sur les motivations de salaire ou de carrière. Ce que l’on fait par obligation, par intérêt pour les autres, on le fait aussi par plaisir de la liberté-créativité ». Cette question du plaisir, de la joie à donner, recevoir et rendre – auquel l’auteur ajoute demander – s‘illustre au mieux dans le chapitre sur l’esprit du jeu et, dans la seconde partie, dans ceux sur l’esprit du sport, l’art et la religion. J’y reviendrai dans un deuxième temps et en conclusion, après avoir abordé « en clé de don » les chapitres sur la nature, les relations internationales, la consommation, les psychothérapies et la psychanalyse, le pouvoir.

Sur la nature, Caillé adopte partiellement le point de vue de Descartes. Il ne reprend pas » le « maître et possesseur de de la nature » qui est inexact et peu signifiant sinon dans l’excès illégitime. Il reprend de Descartes le « comme »: « l’homme comme maître et possesseur de la nature » et fait de ce comme un « comme si ». Denis Duclos disait, lui, que l’humain était « adossé » à la nature. A mon avis, cela revient au même. Ainsi peut être réintroduite la subjectivité animale, surtout celle des mammifères, dont on peut difficilement contester qu’elle existe et qu’elle « communique » avec celle de l’être humain. Par la subjectivité humaine distincte de la ou des subjectivité(s) animales, appartenant chacune à des espèce vivantes distinctes, mais communiquant entre elles, Caillé peut introduire le don. Tout se passe comme si à la fois l’homme donnait aux animaux, aux plantes, comme si ceux-ci recevaient et leur rendaient. Et de la même manière, les animaux donnent à l’homme qui reçoit et leur rend. Caillé parle d’animisme méthodologique. Il fait avancer l’analyse et la connaissance possible de ce qu’on appelle la nature, en l’occurrence les animaux et les plantes en posant un « comme si » qui, présupposant méthodologiquement une subjectivité (ce qu’il appelle l’animisme méthodoogique), rend possible, pour des espèces vivantes, la mise en sens du paradigme du don.

Caillé aborde la question des relations internationales d’une manière rigoureuse et il est l’un des seuls auteurs sociologues et anthropologues à poser des pistes pour une recherche sur la place du paradigme du don dans ces relations. Il faut reprendre les points de son argumentation. Avec quelques variations et modifications de termes (commun à la place d’universel par exemple), je reproduis ce que dit Caillé avec qui je suis très largement d’accord. Dans la socialité primaire (famille, voisins, etc.), les individus singuliers veulent voir reconnue leur valeur. lIs veulent voir reconnus également les principes communs à toute l’humanité auxquels cette valeur se rattache, cela dans une société et une culture englobante. Sociétés et cultures sont représentées par des Etats (on peut dire des politiques au sens de la politique) qui aspirent à la reconnaissance de la part d’autre Etats ou politiques et de la société-monde. Actuellement, la société-monde n’existe qu’à l’état virtuel et potentiel, mais son image fait fonction de référence ultime et fonctionne comme un auditoire commun en pointillé. Les différentes sociétés et cultures englobantes ne s’ajustent pas les unes aux autres et ne s’emboîtent que fragment par fragment. Ce qui est la source de multiples mé-connaissances. Dans le système international actuel, les valeurs de reconnaissance et les rattachement à des principes communs à tous les êtres humains sont particulièrement hétérogènes. De nouveaux acteurs entrent constamment en jeu, qui n’obtiennent pas la reconnaissance qu’ils désirent de leur puissance d’agir, de leur générosité-générativité réelle ou fantasmatique. Autant de raisons pour que les luttes pour la reconnaissance se transforment en luttes de la reconnaissance. Jusqu’à ce qu’une nouvelle hégémonie triomphe et fasse peu à peu et à peu près partager un même système de valeurs (et de principes communs). Ou y échoue.

Caillé explique ensuite comment le paradigme du don intervient dans les relations internationales. La chose est importante, d’autant qu’à ma connaissance elle n’a pas été abordée par d’autres auteurs : « Dans le sillage du paradigme du don, on pose que sont légitimes à l’échelle internationale les demandes qui visent à l’obtention de l’amour, de l’estime, du respect, en jouant le jeu symbolique du demander, donner, recevoir et rendre. Sont illégitimes les cultures qui, voulant forcer la reconnaissance, préfèrent donner la mort ou le néant, plutôt que la vie et la créativité : (ce sont celles qui font le choix, auto-détermination consciente individuelle et collective, d’entrer dans le mal radical l’illégitimation et l’illégitimité perverses LMB). Dans l’un de ses séminaires, Aron répondit à Joffre Dumazedier, sociologue des loisirs, qui prétendait que le peuple allemand n’était pas complice des nazis : A une élection au début des années trente, le peuple allemand a voté à 7O% pour les nazis.

La question de la consommation aurait pu entrer, par l’un de ses aspects qui n’est pas encore son aspect principal, dans ce qui peut être dit, « en clé de don », sur l’esprit du jeu, celui du sport, ou sur l’art et la religion. Si l’on reprend les théories de la reconnaissance à l’aide du paradigme du don, il apparait que nous voulons être reconnus comme des donateurs et comme participant d’une dynamique de la donation. L’une de nos principales motivations pour acheter est de tenir notre rôle de donateurs. Vu sous l’angle de la place que nous pensons devoir occuper dans l’ordre social, mais aussi sous l’angle du type d’ordre social qui nous parait désirable, la consommation apparait comme une composante du politique. Par la consommation, nous entendons participer à la dynamique générale de la donation. C‘est par là que la question de la consommation, vue du don, rejoint celle du jeu, du sport, de l’art ou de la religion. La dynamique de la donation c’est le charisme, la grâce, le précieux, le gratuit, l’énergie, la vie à l’état pur. Le désir de plaire, en s’adonnant par exemple à une marque commerciale ou autre, entre dans cette dynamique de la donation. Mais, actuellement, l’excès de l’excès, l’hubris de la consommation, conduit le monde à sa perte prévisible. Il s’agit d’en sortir, « sans basculer pour autant dans l’ascétisme, ni renoncer aux plaisirs des biens et d’une consommation tempérée ». Mais le premier remède à l’hubris de la consommation passe par une réduction considérable des inégalités.

Le chapitre 13 porte sur l’apparition des psychothérapies, dans lesquelles Caillé place la psychanalyse. Il part, pour ce faire, d’un texte de Levi-Strauss, L’efficacité symbolique, texte plus que discuté, dans lequel Levi-Strauss raconte qu’un chaman, dans une société à mythes et à ancêtres, prononce une longue incantation de cinq cent trente versets, pour aider des femmes qui accouchent. Médication purement physique, dit Levi-Strauss, puisque le chaman ne donne aucune autre médication et ne touche pas le corps de la personne. Il s’agit, selon Levi-Strauss, d’une manipulation psychique de l’organe malade, dans la direction de la structure où il faudrait rechercher l’espace commun aux deux protagonistes. Caillé note fort justement que l’efficacité de la cognition ne semble pas impliquer d’autre niveau d’expérience que la cognition elle-même. L’ inconscient, identifié à la fonction symbolique, est, selon Levi-Strauss, toujours vide. Les structures sont les mêmes pour tout le monde, elles sont peu nombreuses. La forme mythique prime le contenu du récit.

Dans ces formes qui n’ont jamais été vides, Caillé fait « sentir », si l’on peut dire, ce que peut être l’humain: les représentations partagées par le chaman et la patiente, la capacité à les exprimer. Cure chamanisme et séance de psychanalyse n’ont pas grand chose à voir entre elles. Dans la cure chamanique, les affects en jeu sont mobilisés dans un ordre rituel approprié. Caillé propose de regarder vers l’histoire du puritanisme américain et sa transformation en champ psychothérapeutique moderne. Le langage du puritanisme est théologique, celui de la psychothérapie est repris de la théologie.

C’est là que Caillé introduit fort heureusement le paradigme du don, avec son inconditionnalité et sa conditionnalité. L’efficacité symbolique mobilise une série d’ingrédients nécessaires, que le paradigme du don met en lumière : un rééquilibrage entre les dimensions d’inconditionnalité et de conditionnalité dans le don, le don lui-même et l’accès qu’il permet à la donativité. Caillé rappelle que, par sa posture d’accueil de la demande, le psychanalyste ou le thérapeute joue le rôle, par le transfert et le contre transfert, d’intercesseur entre virtuellement le désir d’un être humain de se connaître en sachant que cela le changera, mais aussi, bien sûr, comme le dit l’auteur entre la souffrance humaine, « trop humaine », son atténuation ou sa disparition, et, dans le sacré comme source de salut. Caillé évoque l’importance du transfert. En tout état de cause, deux chemins peuvent être suivis, qui relèvent du don : l’alliance asymétrique d’une part, le jeu, le symbolisme et la métaphorisation d’autre part.

L’alliance du patient avec le thérapeute ou le psychanalyste est asymétrique. Elle est aussi inconditionnelle, en ce sens qu’elle met le patient en rapport avec l’instance de légitimité que le thérapeute ou le psychanalyste représente. L’alliance asymétrique est à la fois inconditionnelle – le patient accepte les protocoles – et conditionnelle : le patient peut la rompre. Caillé note qu’il en est aussi souvent ainsi dans la vie courante. Le sacrifice, si les séances se poursuivent, est, en principe, (une somme d’argent liquide proportionnée aux ressources du patient. LMB). Le don ne se suffit pas nécessairement à lui-même. Il faut recourir aussi à la négociation, au rappel des règles, voire à des modalités de l’obligation.

Accéder à sa propre donativité, c’est entrer dans une relation de générosité vraie, mais aussi accéder à une forme de créativité, de générativité. Le patient apprend ce qu’il devient. Mais il entre en relation de don avec soi-même, à qui il sait demander, donner, recevoir et rendre.

Dans le chapitre sur Pouvoir domination, charisme et leadership, Caillé rappelle que Weber fait référence à la possibilité d’imposer une décision grâce à la connaissance de sa légitimité par ceux qui obéissent. Le pouvoir et l’autorité charismatiques supposent la médiation d’un public sensible au charisme d’une personne qu’il estime exceptionnelle.

L’intérêt des distinctions que propose Caillé vient, à mon avis, de leur combinaison avec celle de Weber. L‘idée d’intérêt pour soi et d’intérêt pour autrui (aimance) donne aux catégories webériennes la dimension subjective qui leur manque. L’auteur rajoute d’ailleurs aux trois types distingués par Weber, le type de légitimité affective. Il ne parle pas seulement du pouvoir sur et du pouvoir politique, comme tant de penseurs, mais aussi du pouvoir de, bien banal, que nous pratiquons et pensons chaque jour, sans, hélas, qu’on y réfléchisse en sciences sociales .Quant à l’autorité, je rappelais, un jour, à Lefort la citation d’Arendt que donne Caillé, sur la disparition de l’autorité. Il me répondit : « L’autorité est de droit et éternelle ». Il exagérait peut-être. Mais lui et Caillé ne l’ont pas confondu avec le pouvoir sur, voire avec le pouvoir de contrainte, ils n’en ont pas fait seulement le légitimant du pouvoir. L’autorité légitime des rapports sociaux avant de légitimer le pouvoir, ce qui la fait entrer dans le cycle du don.

L’insistance de l’auteur sur le leadership – trop souvent esquivé – montre que, charisme ou pas, l’individu qui, par son autorité, se retrouve légitime dans sa position de puissance, peut, quasiment sans pouvoir (sinon de parler et d’animer) accroître la puissance d’un collectif, y faire naître des autorités de groupe où le groupe sera médiateur entre l’autorité de son animateur-leader et le pouvoir que, en tant que groupe, il pourra manifester. Pouvoir de et pouvoir sur, selon la belle distinction faite dans un article d’un numéro de la Revue du MAUSS.

Je regroupe ici les quatre chapitre sur le jeu, le sport, l’art, la religion et le religieux, chapitres qui, non seulement sont « en clé de don », mais donne à mon avis, l’une des clés du don (il y en a peut-être d’autres, mais lesquelles ?).

Dans son chapitre, l’esprit du jeu, Caillé défend l’hypothèse que l’esprit du jeu n’est pas autre chose que l’esprit du don déployé dans le domaine ludique, tout comme l’esprit du don n’est autre que l’esprit du jeu déployé dans le domaine oblatif. Dans son livre Homo ludens, Huizinga fait du jeu la matrice de la culture. Pour lui, la civilisation humaine se déploie dans le jeu, comme jeu. Le jeu serait un champ premier de la culture humaine, champ sans lequel la vie sociale serait impossible. Contre le fonctionnalisme et l’utilitarisme abusifs, Caillé redonne, dans le jeu, sa place à la chance, au hasard, au fond à la part d’inconnu qui demeure toujours, dans les phénomènes sociaux, à creuser, comme disait Lefort, cette part d’imprévisible qu’oublient ou tentent d’oublier les utilitaristes. Gagner/perdre, échouer/réussir certes, et quelquefois à un cheveu près, avec derrière soi, derrière nous, les choix que nous faisons, le non choix étant lui-même un choix avec des motifs réels et légitimes de ne pas choisir, mais pouvant être aussi le recours à l’indifférence ou à la résignation. Le jeu comme don prend sens dans son écart avec la réalité matérielle, utilitariste et fonctionnelle. Le jeu, comme le don, instaurent avec l’autre une relation de réversibilité, d’alliance par la mise en évidence d’une altérité et d’une distance. Le jeu comme le don mettent en scène une marge de liberté dans le cadre de règles, de morales et d’éthiques, de repères communs. Enfin des choses ne sont données à personne en particulier ni par personne. Ce domaine de la donation est celui de la liberté pure, de la chance, celui dans lequel se déploie la puissance de l’inventivité et de la créativité. Dans le chapitre sur le sport, Caillé peut au mieux montrer que l’esprit du jeu et l’esprit du sport ne s’imaginent pas sans le demander, donner, recevoir et rendre, et, tout à la fois, le s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier, comme le disait Mauss. Mais cela suppose aussi que l’on rejette, quand ils se regroupent, le prendre, ignorer, refuser, garder. Dans le sport, chaque activité donne une jouissance spécifique incomparable à toute autre. La recherche des moments de grâce s’allie au plaisir du jeu et du don pour animer ce qu’on peut appeler une dynamique de l’adonnement. A travers le jeu, grâce au jeu, le sport s’apparente au don, en produisant un adonnement partagé. Il y aurait à rechercher les affinités électives entre sport et démocratie parlementaire. C’est le même idéal démocratique qui anime officiellement l’institution sportive à l’échelle mondiale. Caillé pose trois questions : Si le sport est entendu comme moyen privilégié d’accès à la joie, (à la jubilation , à l’esprit du don et de la démocratie, quelle part de jeu entre-t-il ou reste-t-il dans le sport ? Jusqu’où est-il permis de le penser dans le registre du don ? Est-il encore, peut-être encore, et comment, une école de citoyenneté démocratique ?

Caillé répond d’abord que, dans le sport, on joue non seulement avec ses concurrents, mais aussi avec et contre soi-même. La victoire n’est pas tant le but premier du jeu que sa conséquence naturelle, incompatible avec la logique marchande. L’intensité de l’expérience émotionnelle est l’objet d’une quête spécifique, un besoin fondamental des êtres humains, à tout âge et dans tous les milieux.

Le mouvement sportif a su inventer de nouvelles manières d’échanger entre groupes et de promouvoir du lien social. Le sport apparait comme l’un des ultimes recours, l’un des derniers vecteurs d’intégration, de reconnaissance et d’apprentissage de la solidarité (on peut dire du vivre en commun). Il est l’un des éléments primordiaux de la convivance.

De qui l’artiste reçoit-il ? se demande Caillé, dans le chapitre qu’il consacre au rapport entre l’art et le don. Prudemment, il répond : on ne sait pas trop de qui il reçoit, ni à quelles personnes concrètes il donne. Il reçoit de toutes les générations artistiques qui l’ont précédé (c’est la théorie de Malraux : « Les midinettes aiment les couchers de soleil, les peintres, eux, aiment les tableaux ».) Il donne à ses soeurs et frères humains qui acceptent de recevoir quelque chose de lui, c’est en dernière instance le receveur qui fait le donneur, en reconnaissant le don comme tel. Mais le don n’opère pleinement que s’il se manifeste comme un aviveur de passions, de sentiments, d’affects et, comme dans le sport et le jeu, d’accès au non vu, au non-su. Mais, rappelle Caillé, le don est affaire de générosité, la donation de générativité, de liberté et de créativité. Dans l’art , la part prise par l’intérêt pour, l’intérêt passionné, l’emporte sur celle de l’intérêt instrumental. C’est là que se fait, le basculement de l’activité artisanale à celle artistique, même si l’artisanat suppose une part de plaisir esthétique et si l’art suppose une part de travail artisanal.

L’art comme le jeu se caractérise par son écart structurel avec la vie ordinaire, le domaine de l’utilité et de la fonctionnalité. Il faut faire droit à l’existence ordinaire des hommes, des femmes, des artistes ordinaires, fussent-ils ou elles les plus grand(e)s, dont l’oeuvre vaut par l’acceptation d’un héritage reçu, par l’inscription dans une histoire et une lignée, par la reconnaissance d’une dette dans un équilibre à trouver toujours différemment, dans l’obligation de participer à l’univers de la donation où s’originent liberté et créativité. C’est, à chaque période, la signification de l’artiste qui change, dit Caillé,

Caillé met en garde contre un parcellarisme ou totalitarisme à l’envers où ce sont les liberté collectives, et donc le politique qui sont sacrifiés au profit des libertés individuelles. En art, cela peut donner des collections particulières, par exemple, les plus beaux impressionnistes, sacrifiées à la liberté individuelle d’un seul homme et de ses amis. L’auteur rappelle que la bulle du marché de l’art contemporain, dont bénéficient quelques centaines d’artistes est totalement parallèle à la bulle du marché spéculatif boursier.

Le convivialisme est étroitement lié à la perspective d’une démocratisation radicale de l’art offrant au plus grand nombre l’accès à la donativité. Cette donativité est consubstantielle à la dimension artistique de l’action.

Autant le concept de retour de la religion me parait suspect, autant celui de Caillé, retour sur la religion, me parait nécessaire. Comme le dit Caillé, Durkheim fait exception parmi les penseurs du vingtième siècle en s’intéressant directement à la religion et aux formes qu’elle peut prendredans son livre Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Dan un article de lui, moins connu, il divinise la Société qui devient le référent unique à la place du Dieu unique.

Ce n’est pas l‘universalisation des religions qui s’est faite, mais l’universalisation du sacré. Les religions ont toutes la même signification, mais elles n’ont pas le même sens culturel et social. Ce sont les révolutions américaine (1787) et française (1789) qui ont brisé l’apparente universalisation du sacré. Peu prévisibles, elles résulteraient d’une longue genèse qui, avec ses discontinuités et ses ruptures, a produit la société moderne qui reste à faire.

C’est sans doute le paradigme du don qui permet d’y voir plus clair, car il fait partie de ces invariants anthropologiques qui eux-mêmes prennent place, en tout ou en partie, dans tous les sacrés mythiques et ancestraux et dans toutes les religions à corpus dogmatique. Le noyau anthropologique religieux dont parlent Caillé et Gauchet a été exclu des sociétés de l’entre nous dès qu’elles se sont créées, à partir du XIX° siècle dans sa deuxième partie.

Caillé tente de systématiser en sciences humaines l’approche de la religion (mais non du sacré).Il note « qu’il faut se garder de croire que, du fait de leur abstraction, les concepts d’économique, de parentalité, de politique ou de religieux ne renverraient à aucune réalité. Les réalités qu’ils désignent sont au contraire extraordinairement présentes, et agissantes, ne serait-ce qu’en révélant l’insuffisance des systèmes concrets qui ont vocation à les réaliser. En ce qui concerne les religions, comme aucun système de croyances, aucune religion instituée ne peut véritablement et définitivement apporter le bonheur ou le réconfort qu’elle promet, chacune se voit sourdement menacée d’être contestée ou remplacée par d’autres croyances, d’autres manières d’interpréter le religieux et de faire alliance avec les entités invisibles ».

« Le religieux et le politique sont constitutifs des sociétés. Ils en sont les instituants. Ils ne fonctionnent pas à l’intérieur d’une société instituée. Tournés vers l’extérieur – les ennemis , Eux , les entités invisibles, le cosmos -, ils définissent les frontière de la société entendue comme l’ensemble de ceux qui ne sont pas Eux. Ainsi constituent-ils un Nous humains visibles, bien concrets (ou ceux qui l’étaient encore il n’y a pas si longtemps). Le religieux, c’est, pour Caillé, le rapport d’alliance noué avec l’invisible en vue d’éviter le néfaste et d’obtenir la chance, le faste. La religiosité est plus précisément le rapport à l’invisibilité et l’infinité de ce qui excède les êtres humains, où ils puisent leur énergie leur enthousiasme, ou leurs désespoirs, leur capacité à s’adonner. Einstein disait que des athées se reconnaissaient profondément religieux, parce qu’ils voient dans ce qui existe réellement « la plus haute sagesse et la beauté la plus rayonnante ». Le religieux se définit, lui, comme le rapport à l’invisible d’une collecttvité. Le religieux et le politique apparaissent intimement liés si bien qu’il est permis de désigner comme plitico-religieux le moment instituant de toute société.

Aux quatre dimensions constitutives de l’être en société : parenté, économique, religieux, politique, Caillé en ajoute une cinquième ; le langage. Pas seulement le langage verbal, mais celui des gestes, des sons, des images, celui du corps. Le langagier est la condition préalable à toutes les autres. Les différentes langues existantes ou possibles représentent des interprétations du langagier. Dans le langage verbal, on peut distinguer le signes et les symboles. Les signes ont une fonction plus ou moins utilitaire et pragmatique de dénotation. IIs sont de l’ordre de la signification. Les symboles sont des signes de signes. Ils donnent à penser, à voir ou à entendre les liens, l’association entre les réalités discontinues et entre les signes qui les dénotent. Chargés d’une fonction de connotation, ils font sens. Ils suscitent des émotions, des branchements de sentiments et de sensations qui déclenchent des passions : joie ou tristesse, désir ou répulsion, amour ou haine, etc. Les signes se lient entre eux, font en quelque sorte alliance pour former des symboles, soit par le versant du signifiant, du rythme, des assonances, des alitérations, soit par celui du signifié. Ce qui suscite des émotions, des volitions, c’est la rencontre d’évènements avec des symboles qui eux-mêmes symbolisent des relations de don-contre don, positives du côté de la triple obligation maussienne, destructrices du symbolique du côté du regroupement prendre, ignorer, refuser, garder. Les émotions dans le religieux naissent de la chance ou de la malchance, du sentiment d’avoir la grâce ou, au contraire, d’être disgracié. Dans les sociétés à mythes et à ancêtres, la culture ne se distingue à peine du sacré (et non de la religion qui n’y existe pas) ; la définition des rôles des donneurs et des receveurs humains est intimement liée à la relation de don qu’il convient d’observer avec les invisibles.

Parce que le religieux est le rapport au cosmos et à l’infini, il est aussi le moment des émotions extrêmes et du rapport à l’infinité possible du sens. Ce à quoi on aspire c’est à obtenir la reconnaissance de toutes les reconnaissances qui lèvera tous les doutes sur son identité, et laissera enfin définitivement en paix. Ce rapport peut se jouer hors religion, dans la vie courante, dans l’art ou dans les sciences humaines, dans le jeu et le sport. Mais lorsqu’ils manient les symboles les plus généraux, ils revêtent alors une dimension quasi religieuse, sacrale.

Tarot voyait dans l’apparition des grandes religions le résultat d’une triple dynamique : d’ universalisation – on peut dire reconnaissance du commun – (on doit donner au delà du cercle des personnes connues), de radicalisation (il faut donner réellement et pas seulement dans le semblant) et d’intériorisation (seul moyen de s’assurer qu’on donne vraiment et pas seulement pour l’affiche). Les religions séculières ont trop souvent fait triompher et font triompher encore le prendre-refuser-ignorer, garder, y compris lorsqu’ils’agit du libéralisme et du néolibéralisme économiques qui fonctionnent au dogmatisme (et cela même dans les sociétés du sacré mais pas aux dogmes religieux quels qu’ils soient).

Ce que je retiens de la conclusion de l’ouvrage, c’est l’idée de vibration, ou plus exactement de résonance qui effectivement n’a jamais été étudié en sciences sociales, sauf par Gustave le Bon et dans une toute autre perspective que celle de la triple obligation maussienne. Freud semble avoir ignoré cette triple obligation, non implicitement, mais explicitement, dans Totem et Tabou et dans Psychologie collective et analyse du moi. Et tout ce qui a été écrit sur les foules et les masses entre les deux guerres les négativisaient à outrance. La travail est donc à reprendre, pour tenter de connaître cette résonance, cette vibration du donner, recevoir et rendre maussiens, connue implicitement de tous les êtres humains dans toutes les sociétés, mais dont, après l’Essai sur le don, le livre de Caillé donne la première explicitation un peu étendue (l’extension du domaine), tandis que Rosa s’efforce, me semble t-il, d’en appréhender l’importance subjective au plan du collectif et du social.

Pour autant, si les explications de la Revue du MAUSS et les livres de Caillé font avancer la connaissance sur l’un des principaux opérateurs, peut-être le seul à intervenir dans tous les invariants anthropologiques ou repères limite, la recherche de Rosa en est à ses débuts, et sera d’autant plus difficile à poursuivre qu’elle exigera des travaux non seulement sur les dénotations (significations), mais sur les connotations (autrement dit le sens). Or la sociologie américaine semble ignorer totalement ce qu’est l’analyse de discours.

La série de remarques qui va suivre et qui sont de mon cru ne vient pas mettre en cause la problématique de Caillé  sur le don. Elle tente seulement de préciser mon propre point de vue par rapport à certaines de ses propositions.

D’abord sur l’éthique et le politique. Caillé se garde de les confondre, comme le font d’autres auteurs. Mais comme beaucoup d’autres concepts des sciences sociales l’éthique est un élément du politique. Porteuse de valeurs, l’éthique ne se réduit pas à elle-même. Elle fait référence, dans toute société, à des repères, des invariants anthroplogiques qui ne sont pas des repères de certitude, mais, pour nous, des pivots sans cesse à questionner, non tant sur leur signaitication, que sur leur sens. Par exemple, le permîs/défendu, la transmission, le don, le renoncement. qui peuvent changer de sens selon le type de société et les cultures.

Précisément , à propos du don, Caillé dit qu’il est opérateur. J’ai dit déclencheur, enclencheur, mais ça veut dire la même chose. Mais on pourrait se demander s’ll n’est que cela. Spécifiquement, il nous semble entrer dans tous les repères anthropologiques, comme opérateur, enclencheur, déclencheur de ces repères. Dans le permis-défendu, dans la distance entre nous et avec la nature (les animaux, les plantes), nous faisons intervenir le don. Peut-être aussi la reconnaissance – ce serait à démontrer – a-t-elle cette spécificité d’être opératrice d’abord par l’altérité (être reconnu par soi./nous comme autre/autres êtres humains). Mais, à mon avis, il faut du don pour que l’altérité et la reconnaissance deviennent opératrices (plutôt qu’opèratives) et enclencheuses de rapports sociaux et d’oeuvres.

La richesse du convivialisme est précisément dans l’explicitation de la convivance, du vivre en commun qui est déjà là. L’explicitation du paradigme du don et de la convivance est plus, selon moi, qu’un apport futur. Il exclut Zemmour et quelques autres, non comme êtres humains – ne les imitons pas -, mais comme convivilalistes. Car lorsque, comme c’est le cas pour Zemmour et quelques autres, il ne s’annule pas dans l’excès par excès (l’hubris) ou dans celui par défaut – l’un et l’autre illégitimes, même quand ils ne sont pas nécessairement illégaux -, le paradigme du don demeure l’un des pivots du politique.

La valeur n’a pas le statut du don, à mon avis, parce que, si elle est elle-même, opératrice et enclencheuse, elle ne l’est pas nécessairement, comme le don, de tous le rapports sociaux, en tout cas pas au même degré. Pour le dire carrément, elle n’a, me semble-t-il, de sens que s’’il y a du don. Ce qui confirme peut-être la spécificité du don parmi les autres opérateurs et enclencheurs. Le don, dit Caillé n’est pas un acte économique, mais opérateur (je dirais spécifique, en ce sens qu’il est toujours là) politique et du politique. Sans lui, le politique prend le risque de s’amoindrir, voire de disparaître à des degrés d’amplitude variés, ce qui est quelque peu le cas aujourd’hui. L’Europe et l’eurogroupe refusent par exemple les réfugiés. On ne peut oublier que la mise ensemble du ignorer, prendre, refuser, garder, même si chacun des termes peut garder sa valeur de légitimité, est en quelque sorte, comme le dit l’auteur, le renversement du paradigme du don et ne peut être que destructrice. Le droit peut d’autant moins suffire à garantir le paradigme du don qu’en certaines circonstances, il prend à son compte l’inversion de ce paradigme. Le droit peut devenir inique, mais néanmoins, du point de vue national, sinon international, demeurer légal et légitime juridiquement. Les baisses de secours matériels et vendues financiers aux moins nantis sont-elle justes? La guerre au Yemen, avec notamment des armes la France, es-elle légitime ?

Caillé présuppose, avec le « comme si » une subjectivité de la nature, notamment chez les animaux mammifères. Il appelle cette présupposition l’animisme méthodologie. Mais le concept d’animisme est récusé aujourd’hui en anthropologie, car son élargissement comme celui des concepts de totem et de tabou (le totémisme,est, en fait, comme l’a montré Levi-Strauss, dans certaines sociétés dites primitives ou premières, un principe de classification) l’annule dans sa réalité, le terme signifiant étymologiquement le souffle. Derrière âme et anima et derrière animal, on peut mette tout ce qu’on veut Il est plus difficile d’analyser, dans des espèces vivantes, une subjectivité spécifique, de se demander comment, entre certains animaux et entre eux et l’homme, elle se « communique ». De grands éthologues comme, par exemple, Konrad Lorenz s’en sont tenus parfois à des analogies douteuses, en parlant d’un Oedipe chez les oies, parce que des oies, lorsqu’il était sur sa barque, venaient régulièrement vers lui.

Caillé montre que des ingrédients entrent effectivement, non tant dans l’efficacité symbolique de la psychanalyse, la cure psychanalytique n’étant pas faite à proprement parler pour guérir, mais plutôt pour changer, déplacer en soi, en nous, de l’inconnu vis à vis du connu. Les ingrédients entrent dans le protocole analytique lui-même, mais, hélas la psychanalyse ne le dit pas clairement. Dans ce protocole inconditionnel, l’analysant parle librement (don de paroles reçues), mais l’analyste ne parle pas ou peu. S’il ne s’agit pas seulement de guérir, mais de changer, les distinctions entre les diverses significations du terme croire sont nécessaires : croire à (de l’ordre de l’espérance), croire en (de l’ordre de la confiance), croire que, croire parce que.

Il faut, je pense, distinguer les psychothérapies, faites pour guérir, de la psychanalyse qui est plutôt faite pour changer. Caillé parle du transfert, mais ne parle pas du contre-transfert, celui de l’analyste décryptant en analyse de discours ce que l’analysant lui a dit en association libre (ce qui suffit, à mon avis, à distinguer de la séance d’analyse le statut de la séance de psychothérapie faite directement pour soigner). L’une et l’autre sont nécessaires, mais il me semble que la psychothérapie veut guérir. Lorsque la psychanalyse ne veut que guérir, elle se coupe de ses apports méthodologiques aux sciences sociales (notamment par l’analyse de discours, qui travaille, non sur les significations, mais sur le sens, c’est-à-dire sur les connotations entre les termes)

Caillé semble enclore la domination dans un cercle entièrement négatif, voire destructeur. ll y a pourtant des dominations légitimes, par exemple sur les enfants en bas âge, sur de grands malades, sur des sportifs qui, non seulement les acceptent, mais les souhaitent. Cela dit, il est vrai que les dominations abusives, notamment celles qui se mettent en système à coup d’autoritarisme, sont beaucoup plus fréquentes que les précédentes qu’on oublie facilement.

A la formule : seul le joueur jouit, un peu triste, mais sans doute vérifiable, j’ajouterai cette autre formule elle aussi vérifiable : jouir c’est jouer, et réciproquement. Le problème reste de savoir comment, pourquoi et avec qui. Le jeu des Gilets jaunes, sur les terre-pleins des carrefours, avec leurs maîtres libéraux et néo-libéraux économiques invisibles leur donne sans doute du plaisir, à eux et à nous, mais fait aussi lever en eux, en nous une grande tristesse et une profonde amertume. Dont les maîtres se foutent pas mal.

Dans l’art, quel qu’il soit, l’artiste a dit Caillé, est un viveur de passion. Pour moi, cela veut dire que n’importe qui, à partir d’une expérience de liberté et de créativité, que nous avons tous plus ou moins, peut aimer une oeuvre d’art. Cette oeuvre d’art est le produit d‘un désir, d’un pouvoir, d’une volonté et d’une obligation que se donne un être humain qui se met, en tant que producteur de cette oeuvre (artiste), à l’écart du domaine du fonctionnel et de l’utilité. C’est le degré d’aimance pour l’oeuvre offerte à voir au public qui fera ou non son « succès ». Aimance et degré d’aimance à commencer d’analyser, un jour, par les sciences sociales, dans un travail sur le subjectif.

Chez Caillé, selon moi, le concept qui manque, c’est le sacré toujours distingué du profane et qui caractérise continument, pendant des millénaires, toutes les sociétés humaines. Cela jusqu’à l’accomplissement d’un nouveau type de société que j’appelle société de l’entre nous et qui est, de fait, la société moderne démocratique-oligarchique ou dictatoriale, ou totalitaire, ou populiste. Mais rien ne prouve jusqu’à maintenant que les sociétés du sacré soient appelées à disparaître.Ce n’est pas l‘universalisation des religions qui s’est faite, mais l’universalisation du sacré. Les religions ont toutes la même signification, mais elles n’ont pas le même sens culturel et social. Ce sont les révolutions américaine (1787) et française (1789) qui ont brisé l’apparente universalisation du sacré. Peu prévisibles, elles résulteraient d’une longue genèse qui, avec ses discontinuités et ses ruptures, a produit la société moderne qui reste à faire. Incontestablement, elle a à voir avec les concepts de solidarité, de commun et de convivance. Ils ne sont pas nouveaux, mais le noyau anthropologique religieux dont parlent Caillé et Gauchet a été exclu des sociétés de l’entre nous dès qu’elles se sont créées, à partir du XIX° siècle dans sa deuxième partie.

Pour Caillé, le religieux et le politique paraissent intimement liés. Le moment instituant de toute société est politiquement religieux. Dans une société de l’entre nous, selon moi, le religieux est exclu du politique comme élément. A ce titre il relève du confessionnel, du social et du culturel où les éléments du politique sont impliqués: la transmisssion, le permis défendu par exemple; et le don.

Pour ma part, suivant Ricoeur et Ortigues, je place le sacré hors humain, dans un Tout autre, dit Ricoeur, référent extérieur à l’humain, au-delà de la mort, dit Ortigues, dont les sciences sociales fédérées en une science sociale auront à se préoccuper.

Dans le politique, qu’il soit sacralisé ou mis dans l’entre nous, je place l’économique, la parentalité, le social, le cultuel, etc . S’il s’agit de sociétés de l’entre nous (modernes) démocratiques oligarchiques, je n’y place la religion et la religiosité que dans le social et le culturel, religion confessionnalisée dans des individus et des petits groupes, où l’implication du politique, désacralisé, se fait, mais jamais celle à un politique sacralisé qui relève des sociétés du sacré. C’est là où, à mon sens, il faut choisir, si l’on veut donner au politique, dans les sociétés que j’appelle de l’entre nous, tout leur sens, entre un politique sacralisé, une politique elle-même sacralisée, et un politique de l’entre nous qui fait directement référence aux invariants anthropologiques et repères limites et à ceux qui humainement en découlent : des morales, des idéologies, des normes, du droit, des droits, du pouvoir, de la volonté, etc. L’exclusion du sacré hors de la politique, par exemple par la loi de 1905 qui proclame, dès son premier article, la liberté de conscience, ne crée pas un vide abyssal, comme le croyait Bataille ou d’autres, mais un entre nous que nous connais-sons déjà et qu’il s’agit désormais de faire vivre par lui-même.

Dans la belle définition du religieux distingué des religions et de la religiosité, que donne Caillé, le politique perd à mon avis de son amplitude, aussi bien dans les sociétés du sacré que dans celle de l’entre nous (modernes). C’est le religieux qui a la primauté, renvoyant à l’invisible et au cosmos (en partie visible pour ce qu’on en a découvert), aux entités invisibles qui les représentent (les divinités, les héros mythiques). Le religieux va sans discontinuité, ni probation, au delà du temps et de l’espace jusqu’aux frontières de l’infini. Mais quelle sont ces frontières à franchir ? Si elles ouvrent sur l’illimité (au moins provisoire) et sur un indéfini qu’on ne cherche pas à définir, le religieux ne court-il pas le risque d’une illégitimation et d’une illégitimité très proche du prendre, refuser, ignorer, garder ? Enfin, quelle est cette surnature où le religieux vise à produire le faste plutôt que le néfaste, la chance, etc ?

Mon questionnement vient d’un individu dans une société de l’entre nous et qui, par conviction, ne cherche à justifier que cette société de l’entre nous. Déjà, j’estime suspect la présence du religieux dans le politique. Dans la surnature, je récuserais volontiers le sur et la seule nature. Un individu vivant dans une société du sacré, ou dans une société de l’entre nous, sa croyance et son savoir en référence à une religion, ne poserait probablement que la seule question de l’illimitation et de ses risques dans la mesure où, dans toute société, elle pose le problème du légal et du légitime par rapport à des invariants anthropologiques et à ceux qui en découlent, souvent intégrés au moins en partie dans les mythologies et les corpus des religions. La dimension religieuse, sacrale des symboles est devenue un choix. Pendant longtemps, j’ai parlé de sacré civil à propos des symboles les plus généraux dont le don. Aujourd’hui, à cause des déformations qu’à partir de religions ou du religieux, les religions séculières pratiquent, par exemple, un dogmatisme qui n’a rien à voir avec les dogmes d’une religion, la présence dans les sociétés de l’entre nous de termes connotant une religion ou, plus largement, le religieux, et notamment le religieux lui-même tel que le définit Caillé, brouillent à mon avis la perception et la représentation de cette société de l’entre nous qui demeure et que l’on continue de construire. C’est pourquoi je n’emploie pas, hors de leur contexte, les termes de sacré, de religion et de religieux. Mais, je le reconnais, la différence entre ce que dit Caillé et ce que j’ai dit moi-même, à partir de Lefort, sur l’inconnu à creuser, est ténue. Les êtres humains cherchent plus ou moins cet inconnu qui leur échappe, et le perçoivent parfois, dans des instants, des évènements, des imprévisibles qui déclenchent en eux désir, joie, plaisir, jouissance ou tristesse, effroi, désespoir. Les religions séculières ont trop souvent fait triompher et font triompher encore le prendre-refuser-ignorer-garder, y compris lorsqu’il s’agit du libéralisme et du néolibéralisme économiques qui fonctionnent au dogmatisme (et cela même dans les sociétés du sacré mais pas aux dogmes religieux quels qu’ils soient).

Le paradigme du don entre, avec l’admirable livre d’Alain Caillé et avec la Revue du MAUSS et les travaux sur le convivialisme, dans un espace de connaissance non réservé à des intellectuel(le)s, mais à tous ceux et toutes celles qui veulent en savoir et en connaître sur les autres et sur eux-mêmes, sur « soi-même comme un autre », un peu plus que par le savoir implicite que, comme tout être humain, ils ont acquis individuellement et collectivement.

Louis Moreau de Bellaing

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Marion Fresia et Philippe Lavigne Delville, Au cœur des mondes de l’aide internationale. Regards et postures ethnographiques (dir), Karthala –IRD-APAD, 359p.

Ouvrage collectif de 359 pages dirigé par Marion Fresia et Philippe Lavigne Delville, Au cœur des mondes de l’aide internationale. Regards et postures ethnographiques questionne au fil de 12 chapitres et sous la plume de dix contributeurs, les modalités par lesquelles l’aide internationale est rendue opérationnelle sur le continent africain et au Cambodge, ainsi que les enjeux méthodologiques et épistémologiques qu’il éclaire en particulier en termes d’ethnographie de terrain. Les études de cas traitent de pays (Sénégal, Niger, Éthiopie, Bénin, Cambodge, etc.) mais aussi d’institutions : une ONG au Sénégal (chapitre 5 avec Julie Riegel), le HCR (chapitre 3 avec Giulia Scalettaris) ou encore un Comité technique (chapitre 10 avec Aurore Mansion).

Ainsi, la plupart des contributions mettent-elles en lumière, expressément ou non, la négociation de relations informelles autour des modalités de délivrance de l’aide mais aussi de l’exécution et du fonctionnement au quotidien des projets. Ils participent ainsi à éclairer des aspects généralement peu interrogés mais qui affectent profondément autant la relation d’enquête que les résultats eux-mêmes, les techniques et outils déployés que les contenus élaborés, les incompréhensions et les dispositifs de contrôle que les tactiques de contournement déployés par les acteurs. Les défis des chercheurs sont également abordés : les blocages de l’enquête et les suspicions, les normes pratiques qui régulent autant le fonctionnement des projets et institutions de développement qui se retrouvent aux prises, ou encore les relations entre le chercheur et les acteurs de ces mondes dits « du développement ».

En examinant dans son texte éponyme ‘’La fabrique institutionnelle des chiffres de l’aide alimentaire en Ethiopie’’, François Enten montre comment se déploient les enjeux méthodologiques et éthiques d’une enquête ethnographique menée par un ancien « humanitaire » retournant sur son terrain d’intervention comme apprenti doctorant (p.159). La relation de son expérience, mais aussi de celle de plusieurs autres contributeurs, met l’accent sur les compromis avec lesquels le chercheur peut être amené à s’accommoder afin d’effectuer son travail, les difficultés de la mise à distance lorsque les rôles changent mais aussi les ambiguïtés inévitables. Celles-ci surviennent par exemple entre changement de statut, présence sur le terrain ou encore restitutions, mais peuvent aussi être parfois sciemment entretenues pour accéder ou rester sur le terrain. Et ceci lorsque ce n’est pas déjà avec sa discipline de base que le chercheur doit négocier la mobilisation des méthodes ethnographiques (notamment l’observation et l’entretien biographique).

L’ouvrage produit également une large réflexion sur l’enquête et ses postures, mais aussi les challenges du chercheur, travaillant sur l’aide en tant qu’objet de recherche. A ce titre, Philippe Lavigne Delville et Marion Fresia proposent notamment dans le dernier chapitre la question de la présence du chercheur et les enjeux liés à sa participation comme mode de production des données. « La question de la tension entre observation et participation, engagement et distanciation et celle des relations complexes et ambivalentes entre chercheurs et groupes sociaux étudiés, se posent donc de manière particulièrement aigue dans ce champ de recherche » (p.323) écrivent-ils. Si l’ethnographie est présentée et analysée comme une épistémologie, en elle-même, il n’en demeure pas moins qu’elle intègre une variété de pratiques, de dispositifs et finalement d’idéologies qui peuvent affecter leur mobilisation par diverses disciplines, soulevant des enjeux pour chacune de ces dernières. C’est d’ailleurs pourquoi les auteurs interrogent la tendance à recourir au label « ethnographie », en particulier dans les mondes de l’aide. Toutefois, les auteurs montrent dans leur ensemble que la pratique itérative de l’ethnographie sur différents terrains (géographiques, institutionnels) reste fortement productive dans ce sens où elle accorde le bénéfice de la longue durée, l’espoir d’une meilleure connaissance du terrain et donc une profonde compréhension des problématiques examinées, mais aussi la possibilité d’ajuster et de corriger les outils déployés à chaque fois. De plus, ces éléments restent intéressants dans le sens où, les mondes de l’aide internationale restent des arènes de forte négociation, de tensions entre acteurs multiples, mais aussi d’instabilité quasi permanente des institutions qui les animent. Ils sont traversés par l’épuisement et le renouvellement continuel des champs d’action, la quête de la légitimité par chaque acteur institutionnel ou individuel, bref une instabilité générale qui complexifie le travail du chercheur, en particulier dans la construction de son objet. Celui-ci doit d’ailleurs entre autres négocier sa propre posture, la situer dans la distanciation ou dans l’implication, parfois entre les deux et à des degrés divers, trouver son chemin en questionnant une relation asymétrique qui habite celui qui donne et celui qui reçoit, deux catégories d’acteurs entre lesquels se situent généralement une panoplie d’intermédiaires, de représentants, d’officiels ou non, tous en quête de légitimité pour divers intérêts.

Au titre des principales contributions de cet ouvrage, figurent aussi le fait non seulement de poser le débat sur les impensés de la recherche ethnographique sur l’aide internationale, celui d’illustrer les différents questionnements à partir de cas concrets engageant différentes postures du chercheur (qu’il soit académique ou praticien, ou les deux dans une succession de rôles ou non) à partir de terrains contrastés, mais aussi de proposer un retour réflexif et à distance sur diverses modalités d’intervention de l’aide internationale. Un fil intéressant qui traverse l’ensemble des contributions est bien cette modalité par laquelle l’informel préside, oriente, irrigue les relations du chercheur avec ‘’son’’ terrain mais aussi ses propres convictions lorsqu’il se retrouve pris dans les mailles inextricables des logiques humanitaires, des bureaucraties multi scalaires et des enjeux (in)discrets peu amples à détricoter. Cet ouvrage collectif constitue un apport considérable à la pratique ethnographique d’autour de l’aide internationale prise comme objet dans toute sa complexité, à travers les pratiques, les institutions, les effets qui sont les siennes, mais aussi les rapports implicites qu’enquêter sur un pareil objet peut susciter ou engager autour à la fois des acteurs impliqués mais aussi et surtout du chercheur lui-même.

Elieth Eyebiyi

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Heide Goettner-Abendroth, Les sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, éd. des femmes, 2019. (1ère édition 2012)

Ce gros livre de plus de 500 pages qui a fait l’objet d’un compte rendu extrêmement élogieux dans Le Monde des livres, entend fonder, selon son auteure, « une autre science socio-culturelle… un champ nouveau, spécifique, qui transcende les frontières des disciplines existantes » (P11). Il s’agit des Recherches matriarcales modernes auxquelles se voue Heide Goettner-Abendroth depuis plusieurs décennies. Heide Goettner-Abendroth a créé en effet en 1986 l’Académie internationale pour les recherches matriarcales modernes (HAIDA) et organisé deux colloques sur cette thématique. Disons-le, immédiatement, l’approche de l’auteure qui se veut scientifique et a l’ambition d’inaugurer une philosophie et une méthodologie spécifiques n’a aucune rigueur intellectuelle. Il s’agit moins d’une connaissance scientifique que d’une entreprise de réfutation de l’universalité du patriarcat menée à partir d’une opposition aux actions de patriarcalisation.

Le premier chapitre, censé être une lecture critique de l’histoire de la notion de matriarcat, revient sur les auteurs connus – Bachofen, Bebel, Morgan, Marx et Engels – de façon à la fois si superficielle et dogmatique que le lecteur cultivé pourrait se décourager d’aller plus loin et abandonner à ce stade l’ouvrage. Suit une série de chapitres décrivant l’existence des matriarcats autochtones de par le monde en Asie, Amérique du sud et Afrique, le matriarcat étant construit à partir de sa dissolution par l’idéologie patriarcale, ce qui enferme le projet lui-même dans une perspective purement idéologique. En effet, l’auteure précise qu’elle a commencé par étudier le contexte culturel des manifestations du matriarcat. Puis dépassant l’analyse de la mythologie, elle s’est tournée vers l’anthropologie, tout en récusant les recherches faites par des non autochtones, accusées d’universalisme et en proposant un changement de perspective qui consiste à connaître par le bas : recueillir l’histoire des femmes, des classes inférieures, des peuples autochtones, des subcultures.

Il en résulte un recueil de matériaux, basé sur des sources secondes, des références sollicitées très anciennes, montrant l’extériorité de Heide Goettner-Abendroth aux recherches académiques et son ignorance des débats et des perspectives d’analyse sur les rapports sociaux de sexe dans les sociétés étudiées par les anthropologues. Le chapitre sur les Mosuo, par exemple, que nous avons fait lire à Béatrice David, sinologue, est une synthèse de travaux datés et pleine d’erreurs. Sur le chapitre suivant concernant les anciennes populations Yue qui est son domaine de spécialité, B. David dit que l’auteure puise ses généralisations dans des travaux historiques également périmés, n’ayant aucune connaissance des travaux plus récents, et des avancées majeures. Heide Goettner-Abendroth répète à l’envi que les chercheurs occidentaux ont tort, mais pas elle qui se fie, sans vérification, aux sources autochtones aux visées plus politiques que scientifiques.

L’auteure développe ainsi une série d’affirmations mystificatrices sur les femmes et les sociétés qu’elles régiraient. Ce livre constitue un cadeau empoisonné pour les femmes dont il se réclame avec tant de force, pour les féministes qui se battent pour les droits des femmes et pour les chercheures qui ont pour objectif d’appréhender la diversité infinie des modèles hiérarchiques et des inégalités. Le lecteur se retrouve face à un discours qui encense les femmes comme premières créatrices de la culture, au commencement de tout, sans hiérarchie et dans une égalité absolue. Très loin des études dites de genre, cet ouvrage ne manque pas de relents mystiques, derrière le spiritualisme qu’invoque l’auteure. Le ton est délibérément moral ; les femmes sauraient en elles-mêmes, de par leur nature féconde, organiser des sociétés équilibrées, horizontales, axées sur le don, le partage et honorant la divinité féminine.

Annie Benveniste et Monique Selim

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Jean Nadal, La Pulsion de peindre, la Toile et son inconscient, Paris, Editions L’Harmattan, 2018

Il est peu habituel qu’un psychanalyste qui se veut et est simultanément peintre tente d’expliquer, avec une terminologie qui est celle de la plupart des créateurs, c’est-à-dire une terminologie de type énergétique, comment la peinture vient à celui ou à celle qui va vers elle. Ce choix est toujours individuel, mais comment le concevoir sans le collectif, le social, le culturel ? L’auteur inscrit dans la théorie analytique cet « élan » vers la peinture, vers le tableau. « La couleur, dit Nadal, prend le peintre aux tripes, l’anime jusqu’aux confins de l’illusion, de l’hallucination du désir, d’une histoire d’amour, de son irruption, de sa finitude ». « Pour Freud, chercher quoi que ce soit chez le patient obéit à la même attitude fondamentale, à la même configuration émotionnelle que chez le patient artiste ». Mais l’élan n’est-il pas humain avant d’être culturel ? Psychanalyse et peinture partageraient ce désir de faire affleurer le visible dans l’invisible .

Dans la pulsion de peindre, la caractéristique spécifique est la matière, sa consistance, les couleurs. « Un tableau n’est pas une image ». Il tient de la sensorialité, plonge dans les processus inconscients et les investissements les plus archaïques. Ce que Nadal explique fort bien, c’est qu’à partir du pulsionnel il y a recherche par le peintre de ce que j’appellerai un construire par rapport au détruire. C’est bien l’objet, sa résistance à le détruire qui guette, mais aussi la limite au construire pour ne pas tomber dans l’excès du détruire. Les Carnets de Léonard de Vinci, que l’auteur commente, montrent comment cette approximation se fait et donne peu à peu sa forme au tableau. Le spectateur rencontre, qu’il le veuille ou non, à partir de son propre inconscient, l’inconscient du peintre.

Sur l’idée de Klee disant que « la couleur le possède », on peut évoquer la notion d’objet sollicitant théorisée par Michèle Huguet, dans son livre l’Ennui et ses discours. Des objets, par leur couleur, peuvent solliciter le peintre qui investira telle couleur plutôt que telle autre. En ce sens, c’est bien la couleur de l’objet qui « possède »  le peintre. Mais rien n’est moins arbitraire que cette sollicitation d’objet, car c’est bien l’inconscient du peintre qui est sollicité et pas par n’importe quelle couleur. On pourrait dire que l’objet sollicitant contribue à fonder le peintre comme sujet. Le sfumato, lumière voilée, ouvre la voie à la distinction analytique latent/manifeste. Le propre de l’artiste est sans doute de puiser toute sa vie à une source unique qui alimente ce qu’il est et ce qu’il dit. L’hallucination négative est, au niveau du représenté, la représentation de l’absence de représentation. « Je pense couleur, dit le peintre Christin, mais je suis aussi attiré par les formes ».

La toile est un prolongement du corps, corps imaginaire, mais qui peut prendre une certaine autonomie s’il est réceptif à la survenue de formations fantasmatiques en lien avec l’inconscient. Jean Nadal prend comme exemple le tableau le Cri de Munch. Il cite le texte de Munch où celui-ci raconte comment autour de lui les êtres et les choses se décoloraient. C’est ce moment de perte du monde et de soi qui lui fait peindre une série de tableaux sur le thème du Cri. Un homme, toujours, le même, livide, crie. J’ai entendu un cri de ce genre « au delà de la mort » et ne peux en dire plus.

La peinture parle, la peinture pense, la peinture rêve. Le peintre doit faire son deuil de la puissance infinie à laquelle il aspire, mais il peut néanmoins obtenir quelques satisfactions substitutives. L’art forme un royaume intermédiaire entre la réalité qui interdit le désir et le monde imaginaire qui le réalise. Le modèle onirique est central pour rapprocher la pensée du rêve ou en rêve de la toile-écran qui est le lieu de projection d’univers fantasmatiques.

L’oeil musical : la peinture est une pensée construite, mais d’où émane, par rapport à l’objet érotisé, ce que Nadal appelle un petite musique de nuit, c’est-à-dire des sonorités et des vibrations.

De la pulsion de peindre à celle de créer et à celle de savoir : sur le mode du fonctionnement du rêve, la peinture pense, mais aussi possède une mémoire repérable dans les séries de tableaux et les différentes périodes. En ce qui concerne la couleur, Magritte en fait une tache de douleur.

Dans le quatrième chapitre intitulé Trajet de la pulsion et acte de création, Nadal aborde d’emblée le problème de ce qu’il appelle la notion pulsionnelle; c’est-à-dire celui du passage de l’image sonore à l’image visuelle.

Revenant sur le cri, Nadal note qu’il est l’expression originaire verbale et celle des échanges qui fondent la compréhension. Il est aussi une médiation entre le dedans et le dehors.

Enfin, dans un dernier temps, Nadal insiste sur l’influence du romantisme sur la création de la psychanalyse, notamment en ce qui concerne l’association libre.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Peinture et psychanalyse, Nadal revient d »abord sur le narcissisme. Il me semble que, loin de le critiquer en soi, lorsque, conscient, il dépasse les liimites du possible et du légitime, il cherche à montrer comment l’artiste ne peut produire qu’en lui donnant une place fondamentale. La manière dont Nadal reprend l’histoire vécue de Léonard de Vinci et ses Carnets explique l’oeuvre et la vie, l’oeuvre par la vie. Milan, vautour ou aigle, l’oiseau que l’on repère dans l’un de ses tableaux est une trace de lui-même dans son oeuvre. Faire un procès à Freud sur la nature erronée de la désignation de l’oiseau est absurde. Ce que Nadal montre, c’est que la vie du peintre fait plus ou moins corps avec l’oeuvre. Rothko, peintre moderne, est au fond celui de la perte de l’objet que le peintre construit, mais qui, dans sa construction même, dépasse à ce point la limite du possible qu’il s’y perd lui-même.

Deuxième temps : le rêver et les fantasmes archaïques. On pourrait ajouter : ce que n’a pas montré Freud. Il s’agit de la fantasmatique particulière que le peintre développe tout au long de la création de l’oeuvre. – Fantasmatique dont témoigne également les Carnets de Léonard de Vinci. Léonard évoque non seulement une sombre caverne dans laquelle il s’aventure, mais l’on ne saura pas s’il y a découvert des mystères. Il évoque également des paysages, des animaux, des phénomènes naturels terrifiants. Double désir : invvestir le corps maternel, pour en détruire les puissances mortifères ; culpabilité inconsciente d’avoir détruit lui-même l’objet aimé.

Rothko et Léonard ont les mêmes fantasmes, mais ne les traitent pas de la même façon. Le premier peint l’idée de la chose, le second la chose sublimée, rêvée.

Nadal en vient à s’interroger sur le rapport entre la création et la scène primitive. Il recherche la signification de ce rapport dans la manière dont les Carnets, mais aussi les oeuvres – des nus d’hommes – l’expriment. La sexualité chez Léonard est de l’ordre de la répugnance, de l’animalité, sauf dans les Madones qui idéalisent la mère. Nadal, pour mieux comprendre le travail de création à partir de la scène primitive, emploie la notion de parents combinés. Il rappelle la théorie du pictogramme et de la violence de l’interprétation de Piera Aulagner.

Chez Léonard, il trouve l’association contradictoire de l’envie à la vertu, mais ne développe guère celle de gratitude. « L’ennui, ce sentiment hargneux de la jouissance de l’autre tellement désiré qu’on lui retire ». Lisant Nadal, je me demande comment la jouissance et l’envie de la jouissance de l’autre se situent par rapport à la création. Pour Freud, face au « continent noir », l’envie du pénis chez la femme, la castration chez l’homme semblent tracer des espaces-libres. Mais alors où se situent la jouissance et l’orgasme sans jouissance ? Nadal note que l’envie dévorante dans ses dimensions archaïques, dévoile la manifestation de la pulsion de de mort.

Du chaos à la sensorialité chez le peintre : Nadal va multiplier les exemples : Matisse, Bacon et, bien sûr, Léonard. La sensorialité, dit-il, est omniprésente et se répand comme si, au delà des images, se jouait le destin de ses investissements. Il ajoute : « La couleur est adhésive à la toile -peau onirique- et joue un rôle déterminant dans l’expansion de la pulsion, de sa mise en forme et sa manière de convoquer le regard de l’autre, l’inconscient du destinataire ». Le peintre et la peinture sont descellés de leur socle élitiste (génie, chef d’oeuvre, etc.), ramené au plaisir sensoriel ou à l’absence de ce plaisir, lorsque l’autre est oublié.

Quatrième temps de cette deuxième partie : le tableau, cette médiation. Le processus médiateur : il y a le transfert sur l’oeuvre et celui du regard de l’autre qui conserve les marquages de l’amour et de la haine. Mais ce rapport au destinataire n’enferme pas des protagonistes dans une relation de face à face; c’est, selon moi, l’altérité même qui est en jeu. « Ce créateur, dit Nadal, nous permet de jouir de nos propres fantasmes sans scrupule et sans honte « . Le modèle concret du peintre est déformé selon un prototype idéal que le peintre se donne.

Lorsque Nadal parle de passage, transaction, maniement des couleurs, des nuances, comment ne pas voir le contraste d’une couleur à l’autre ? Le passage organise le pulsionnel du peintre. Les représentations, les formations intermédiaires permettent de maîtriser les affects et d ‘analyser le travail du négatif.

Pour une théorie de la pensée : le topique de la médiation.

Le tableau est lieu intermédiaire entre l’inconscient du peintre et le regard de l’autre. « Il y a un espace psychique intermédiaire de mise en latence des pensées » dit Freud. Joindre et disjoindre implique la représentation consciente comme représentation de mot, la représentation inconsciente comme représentation de chose, statut du visuel du tableau. La pensée pré-consciente s’affirme quand la représentation de chose est reliée par des innervations à la représentation de mots qui lui correspondent. Mais l’annulation de la fonction symbolique peut conduire à la « négation du noir » comme chez Soulages. C’est un peu la négation de toute sublimation, qu’elle soit positive ou négative. A mon avis, cette négation de la sublimation, si elle s’inscrit réellement dans l’imaginaire du peintre, le fait lui-même dispraître comme ce fut le cas de Rothko. Mais cela ne semble pas être celui de Soulages. Le travail du négatif peut être une résistance à la pulsion d’emprise.

De la clinique psychanalytique à l’acte de création

Il s’agit d’envisager la dynamique de l’inconscient dans l’acte créateur chez le peintre. Accueillir ce qui surgit pour en faire quelque chose et construire après Rothko qui veut peindre des idées. Mais il y a aussi la recherche de l’objet idéal perdu. Dans la perte, de l’objet est reconnu l’instauration d’un principe de réalité. L’expérience du non sens étant à l’origine de la pensée. Nadal rappelle que la pulsion est fondatrice du sujet. La libido du moi, régresse au delà de la satisfaction hallucinatoire du désir. La libido narcissique est sexualisée durant le rêve et dans la mise en oeuvre de la pulsion originaire dans le travail de la peinture. La libido du moi retrouve à son insu de nouvelles médiations, celle de la parole et du langage visuel, depuis le trait qui organise le dessin et depuis la peinture qui imprègne le corps. Nadal rappelle que l’hallucination de l’objet dans son négatif n’est pas l’absence de représentation, mais comme la représentation de l’absence de représentation.

Les médiations dans l’espace pictural : c’est chez Klee que Nadal les trouve les mieux signifiées. Sur l’entre monde – des mondes peu perceptibles – je peux les assimiler suffisamment hors de moi pour les projeter sous forme de symboles. Le très beau passage sur la ligne pourrait être rapproché de qu’en dit Ingold. Il s’agit d’ établir un pont entre l’intérieur et l’extérieur. Le travail de jonction ne se fait pas sans un travail de disjonction et sans celui du négatif, le blanc, qui est à la fois structurant et déstructurant;.Klee retrouvera dans le travail de la couleur la poursuite de son oeuvre.

De la pulsion scopique à l’emprise et à l’hallucination :

La pulsion de voir donne à l’oeil un statut de zone érogène et l’articule sur le désir de savoir en lien avec la scène primitive. Il devient un prolongement de la main et assure la mise en oeuvre de l’emprise. Désir de savoir, de vérification et d’établissement de la preuve. C’est cette violence originaire qui est inhérente au fondement de l’humain. Le sujet est le simple appendice de son plasma germinatif à la disposition duquel il met ses forces en échange d’une prime de plaisir. Il y’a consubstantialité des pulsions de voir et d’emprise. La pulsion d’emprise se lie à Eros pour s’assurer d’une maîtrise des excitations et mettre la pensée au travail. Freud inscrit la pulsion dans le biologique. Ce faisant, il infère après coup d’une névrose universelle obsessionnelle analogue à l’hallucination psychotique. Le problème, au point de vue anthropologique, est que, depuis le début de l’humanité, tous les êtres humains auraient été névrosés obsessionnels universels dans un sytème d’illusion créé par le désir et niant la réalité. Ce dont, pour ma part, je ne doute pas, mais, pour les êtres humains, le sacré commandait. Le recours au hors humain fut, jusqu’à la Renaissance européenne, le seul mode de savoir. La question que je me pose est : pourquoi ce mode de savoir s’inscrivant dans le hors humain ? Le tableau de Bekinski qu’évoque et présente Nadal dans son ouvrage, très beau, alliant amour et désespoir, concerne bien tous les êtres humains. Mais, pendant des millénaires, le recours au hors humain est la seule solution. Le second tableau ne résoud pas l’énigme. Le rêve se ferme sur son enveloppe, dans l’attente de l’autre, tout en l’excluant; mais, dirait Ricoeur répondant à Nadal, il attend encore, dans certaines sociétés, l’Autre du « Tout Autre ».

Dans ses notes conclusives, Nadal montre, pour la première fois à ma connaissance dans l‘histoire de la peinture, comment le support toile et les tubes de couleurs « font » le peintre qui va constituer à partir de sa propre pulsion la toile et son inconscient et organiser sa pulsion par les couleurs. C’est son désir et sa liberté qui sont engagés, pour produire l’oeuvre. Grands peintres, génies, élitisme dans l’esthétique apparaissent un peu comme des poncifs. En effet, qui regarde l’oeuvre a l’autorité de son regard sur le tableau. C’est lui, elle qui projette son inconscient sur la toile et son inconscient qui est celui du peintre. C’est là que se fait la rencontre des inconscients.

Je me souviens que, visitant, à 18 ans, le site des Eyzies en Périgord, le guide éclaira sur la paroi rocheuse une peinture représentant une antilope. Je vois encore cette antilope courant sur la paroi, d’un dessin admirable (comme ceux que réussit Picasso de têtes de taureaux), je me souviens de la couleur fauve de son pelage nullement défraichie par le temps. Je projette mon propre inconscient sur la paroi et son inconscient qui est celui de ce peintre de la préhistoire, sans doute du néolithique qui avait peint l’antilope .A travers le temps, nous nous rejoignons.

Louis Moreau de Bellaing

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Multitudes 72, Les entreprises de marchandises morales, Paris, Dif’pop, automne 2018

La notion de marchandises morales met en cause radicalement l’usage en excès illégitime socialement et politiquement, du don, de la générosité, de l’altérité, de la solidarité, de la philanthropie, de l’aide, de la responsabilité sociale. Ces valeurs, ces repères, nonobstant leur nécessité propre dans le social, l’économique, le politique et la politique, en viennent à devenir des produits d’un marché du Bien où se bousculent de nombreux acteurs (associations, ONG, fondations, églises, entreprises « à missions » ).  Ces biens constituent un profit financier, un investissement rentable et un capital moral qui ne s’articule pas fréquemment à la dimension du politique.

Dans sept articles qui se succèdent, six auteurs s’efforcent de montrer la validité de cette hypothèse. Il ne s’agit pas de critiquer en soi des principes de la condition humaine, mais de faire voir comment ils ont été détournés de leur signification et de leur sens, pour servir les desseins de tous puissants détenteurs économiques. Dans la préface à ce dossier coordonné par Bernard Hours et Anne Querrien, préface intitulée « les Guichets des marchandises morales », texte au demeurant remarquable, les deux auteurs opposent bien (avec un petit b) et Bien (avec un grand B). Mais les biens peuvent être chargés de Bien moral. L’essentiel est qu’ils figurent à ce titre sur un marché d’offres et de demandes. Ce marché des marchandises morales se développe à l’aune de l’ accroissement des inégalités sociales et économiques. Sorte de palliatif, de fausse solution à l’ injustice matérielle et sociale entretenue. Baliser les étapes et les initiatives du champ des marchandises morales, s’interroger également sur les mutations idéologiques, politiques et symboliques introduitent à la longue histoire de ce marché. Deux belles questions parmi d’autres : Le Bien est-il devenu un bien ? Jusqu’à quel point la politique (et non l’Etat) a-t-elle perdu le contrôle et la formulation du bien commun et de l’intérêt général ?  

« La financiarisation du champ philanthropique et social efface en partie l’engagement personnel ou l’acte individuel choisi, voulu, assumé , responsable. « La main qui donne est devenue une organisation à distance » . Cette organisation transforme l’empathie en marchandise émotionnelle. En se financiarisant, les gestes altruistes se sont dépolitisés (au sens du politique). Irait-on vers des minimas moraux ?

Dans le second article, Bernard Hours se demande comment se fait le passage du don à ce qu’on pourrait appeler investissement économico-social. Les inégalités sociales sont mortifères, mais on fait bien peu pour y remédier concrètement. Les conditions qui président à la création de la valeur économique et à son partage sont toujours séparées. Le consumérisme centralise le sujet individuel, en fait la cible de tous les matraquages publicitaires et numériques. De là résulte la fiction de l’entrepreneur de soi-même qui permet d’entretenir l’illusion de la liberté de choix au consommateur enchaîné. Etre entrepreneur de soi-même c’est vouloir se construire un statut social et économique comme une entreprise acquiert une position par ses performances dans un univers de concurrence. L’audace devient une vertu cardinale comme l’innovation et la disruption une chance permanente. L’entrepreneur est devenu un héros civilisateur dans un contexte où la réussite individuelle éclipse les normes et les institutions ainsi fragilisées. Construire une société à partir de l’entreprise c’est supposer que le marché fasse de plus en plus société, que ses règles imprègnent les rapports sociaux et les normes. Cela suppose qu’abandonnant toute philosophie, toute éthique, tout principe du soin (care), on transforme les dégâts causés par la marchandisation économique en cibles de la marchandisation morale. L’idéal : les actionnaires ne sont plus les seuls partenaires. Toutes les parties prenantes sont invitées, y compris les salariés qui vont ainsi retrouver sens et dignité. L’entreprise devient ainsi un dispositif de création collective, un pari ou un investissemeent sur le futur, le moteur de la société. Est occultée la dimension du partage des richesses fondamentalement politique au sens du politique et de la politique qui fonde matériellement les rapports sociaux, le lien social et la construction de la société. Or c’est cette dimension du partage des richesses – dont la tentative d’effacement se fait dès l’apparition d’une possible société moderne – qui se poursuit par la marchandisation d’une société démocratique institutionnellement constituée et en voie d’extension vers la société civile. Marchandisation non seulement des biens et des services, mais des morales et pourquoi pas des droits. L’échange, là où il n’a pas lieu d’être, dans le politique qui n’est dans le social que la caution impliquée, mais distante, le garant de l’échange et dans la politique – qui s’interdit tout échange avec le social et le culturel. – L’obligation non réciproque entre social et politique au sens de la politique, étant le double don, devient avec la marchandisation le pivot du social, du politique et de la politique. Mais c’est un échange économique unifié à la planète qui passe à l’as individus et groupes sauf comme consommateurs, détruit la subjectivité individuelle et collective, refuse de faire de l’économique l’une des dimensions de la société, encastrée dans les autres. Car cela suppose que ne soit pas oublié le politique.

Sous le titre suggestif «  Le don, une force morale administrée », Anne Querrien et François Rosso analysent le troisième secteur de l’économie, celui des entreprises qui se constituent non pour produire des biens économiques, mais, en complétant l’ancienne charité, pour fournir des services et soutenir des idéologie positives, pour remédier également aux défaillances des pouvoirs publics. On assiste ainsi à la naissance d’entreprises privées sociales, d’associations à but non lucratif dont les ressources proviennent en partie de dons faits par des particuliers, mais surtout de subventions apportées soit par des entreprises privées soit par les pouvoirs publics. Dans le cadre des entreprises à missions – sur lesquelles on revient plus loin -, entreprises qui recherchent, au delà du profit, un service commun nécessaire socialement, se situent les fondations, d’abord d’obédience religieuse, puis paternaliste (grandes familles patronales). Elles ont investi principalement le domaine culturel. Leur but était néanmoins de compenser par des dons les inégalités de salaires et de ressources entre les salarié(e)s d’entreprises. Le choix d’un secteur d’intervention pour les fondations est laissé à la discrétion d’ une élite chargée d’élever la société au dessus d’elle-même. Comme le disent les auteurs, déductible des impôts, le don « charitable » est devenu une force morale à peu de frais.

Dans l’article intitulé « Le boom de la philanthropie », Antoine Vaccaro montre la montée en force de la philanthropie au fur et à mesure, que durant le siècle précédent, la puissance publique s’écarte des financements collectifs dans le social. Le patron-philanthrope pour ses ouvriers et employés disparait au profit d’associations, puis de fondations. Les associations font des appels de fonds qui ciblent les catégories de la classe moyenne qui ont vu leur sort s’améliorer notamment dans le haut de cette classe. Mais c’est par le biais de la création de fondations que de grands patrons tels Bill Gates ou Warren Buffett qui sont aussi de grands financiers vont placer des milliards de dollars défrayés d’impôts dans des réalisations sociales et culturelles. Le ruissellement philanthropique est censé compléter le ruissellement de la richesse dans le néo-libéralisme.

Dans son article intitulé «  Une offre morale plastique, l’offensive de l’ONG World Vision au Liban », Fatiha Kaoues s’appuie sur la problématique de Thévenot et Boltanski construite sur le principe de la « cité juste ». Les auteurs présupposent que l’acteur a une capacité réflexive qui lui permet de mobiliser des principes généraux, pour justifier ses positionnements à un moment précis et dans une situation donnée. Les deux principes qui apparaissent comme privilégiés par des acteurs convertis à l’évangélisme dans l’ONG internationale World Vision sont la solidarité et la réalisation de soi.

Le premier cas présenté est celui d’un jeune homme élevé dans une famille chrétienne d’origine arménienne. Il a vécu l’effondrement des solidarités traditionnelles du fait de la paupérisation et du durcissement politique et social à l’intérieur même de la société palestinienne. D’abord cadre dans une banque, il y a souffert d’une atmosphère de corruption et d’agressivité. Il a refait des études pour devenir ingénieur et il travaille désormais dans une société appartenant à l’ONG World Vision et enseigne dans une école privée pour enfants défavorisés. Son travail professionnel le met à l’aise quant à son ambition de réussir, mais il ne sépare pas cette ambition de sa volonté de solidarité avec autrui qui se manifeste dans sa seconde activité, l’enseignement.

Le second cas est celui d’une jeune femme dont la mère a été assassinée devant elle par des miliciens. Dépressive pendant de longues années, elle rencontre des membres de l’ONG World Vision qui la soutiennent et l’entourent d’affection. Elle vient y travailler, s’occupe de mettre au point des programmes d’apprentissage de la lecture et de l’écriture pour de jeunes enfants, travail qu’elle accomplit avec enthousiasme. L’auteure note l’importance de l’ONG, pour se réaliser soi-même, mais rappelle néanmoins que la personne aidée porte un regard non critique sur le libéralisme économique qui détruit les valeurs de solidarités qu’elle s’efforce de pratiquer.

Dans « l’entreprise à missions et ses partenaires », Armand Hatchuel présente d’abord l’entreprise capitaliste telle qu’elle fonctionne depuis le début du XX° siècle. La tendance est de favoriser la distribution des profits aux actionnaires, sans se préoccuper outre mesure des salariés. De plus, on peut noter que l’entreprise n’est pas l’un des terrains privilégiés des sciences sociales. La responsabilité financière tend à l’emporter sur l’activité productive.

L’entreprise telle que la conçoit Hatchuel dans ses travaux repart du paradigme apparu à la fin du XIX° siècle, mais en prenant acte les contributions de toutes les parties. Chaque associé à l’entreprise qu’il soit actionnaire, salarié, ingénieur, dirigeant, doit gérer la société comme ses propres affaires, comme la ressource qui lui permet de garder et de développer son potentiel d’action. La solidarité dépasse complètement le rapport capital travail. Le développement des sciences peut y favoriser la création collective. La devise est : « Nous faisons des entreprises pour créer des mondes qui nous plaisent ». Les entreprises ont à créer le futur que nous désirons au lieu de le détruire ou de produire des mondes invivables au nom du profit des actionnaires. La création collective est mise au poste de commandement. Dès le 18° siècle, il s’agissait d’appliquer les sciences naissantes à la production pour le bénéfice de la société.

L’actionnaire doit être re-responsabilisé sur l’objectif commun de l’entreprise au lieu de ne s’intéresser qu’au seul montant de ses dividendes. L’entreprise doit se définir une mission et l’indiquer dans ses statuts. Une mission, un projet de création collective qui engage les actionnaires. Un conseil de mission doit accompagner le conseil d’administration. Des expériences ont été tentées en ce sens aux Etats-Unis et en France. Les entreprises à mission explorent un nouvel espace de l’action collective et du commun.

Hatchuel montre, à notre avis, à propos des entreprises à missions que le politique prévaut sur l’économique et que le capitalisme est un phénomène historique moderne non constituant de l’économique. La marchandisation des valeurs morales et des services n’est pas inéluctable. Néanmoins, la notion de marchandises morales, qu’il s’agisse de don, d’entreprises à misssions, elle, ne peut complètement disparaître.

La notion de marchandises morales, qu’il s’agisse de philanthropie, d’ONG ou d’entreprise, cas d’espèce que Anne Querrien et Bernard Hours (créateur de la notion) surent rassembler, montre que le libéralisme économique se glisse, pour les délégitimer et les illégitimer, là où on l’attend le moins, dans le subjectif individuel et collectif et dans les repères limites du légitime approximatif politique au sens du politique.

Louis Moreau de Bellaing

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Bayram Balci, Renouveau de l’Islam, en Asie centrale et dans le Caucase, Paris, CNRS Editions, 2017, préface d’Olivier Roy

Les sociétés centrasiatiques ont été longtemps soumises à Moscou. La fin de l’URSS en 1991 coïncide avec l’entrée de ces nouveaux Etats dans le phénomène de la mondialisation du religieux. L’auteur veut montrer ce qu’est l’islam trans-asiatique et les influences de la Turquie, de l’Iran, de l’Inde et de l’Arabie Saoudite sur le phénomène religieux de cette zone. L’auteur analyse le clivage entre sunnites et chiites, les héritages croisés de plusieurs empires moghol, safavide, ottoman et soviétique, les mausolées de certaines villes devenus de grands lieux de sainteté, le poids de certaines confréries soufies, l’influence des organisations prosélytes qui se sont répandues dans tout l’espace d’Asie centrale. L’objet de son livre, c’est la recomposition de l’espace religieux en Asie centrale. Le système soviétique n’avait pas éliminé l’Islam. Le salafisme, dit aussi wahhabisme y avait pénétré avant la chute de l’URSS. Après sa chute, des réseaux militants venus de Turquie, d’Arabie, du sous-continent indien convertirent, recrutèrent, bâtirent des écoles et des mosquées, avant de subir une répression plus ou moins ouverte. De jeunes militants d’Asie centrale et du Caucase partirent pour le djihad en Afghanistan et au Pakistan. La réaction des nouveaux Etats d’Asie centrale fut de séculariser le conservatisme, d’étatiser la religion et de casser les nouveaux réseaux religieux transnationaux. Cette politique eut un certain succès. Le débat linguistique est, maintenant, entre cyrillique et latin. L’arabo-persan est bien oublié. Des centaines de milliers, voire des millions de caucasiens ou centrasiatiques ont migré en Russie pour y trouver du travail; mais, dit Roy, la grammaire religieuse de ces nouveaux mondialisés est plutôt le salafisme qui se moque de toutes les cultures surtout quand elles se disent musulmanes. Cette vieille culture d’Asie centrale n’appartient plus qu’aux historiens et archéologues.

L’introduction s’intitule Fin de l’URSS et nouvelle perception du religieux. L’auteur s’interroge sur la manière dont les Etats de l’Asie centrale ont fait face à différentes influences extérieures et sur la manière dont des politiques publiques vis à vis du religieux se sont mises en place à l’aune de ces influences. Elles proviennent de pays qui, avant la conquête et la domination soviétique, étaient en contact avec l’Asie centrale et le Caucase. La Turquie, l’Iran, la péninsule arabique et le sous-continent indien sont les principaux espaces musulmans d’où émanent divers courants islamiques qui marquent le renouveau de l’islam dans l’espace ex-soviétique. Il y a un passé musulman colonisé par le tsarisme avec une dose restreinte de répression. En revanche, le régime soviétique a consacré beaucoup d’efforts à limiter les échanges entre les musulmans russes et ceux de l’extérieur. L’éducation religieuse dans la nouvelle politique des Etats se fait dans les écoles et les madrasas qui forment les élites. Peu à peu, elle s’écarte de l’expérience soviétique et le carcan de l’islam explose en une myriades de formes religieuses diverses propres à chaque pays, formes marquées par l’ethnocentrisme et le nationalisme. Les liens entre la politique religieuse de l’Etat et l’intensité de la contestation islamiste vont s’accroître.

Dans l’espace post-soviétique, la Turquie est l’acteur historique majeur. En revanche l’influence de l’Iran est très inégale entre l’Asie centrale et le Caucase. L’influence saoudienne se manifeste par sa diplomatie, le hadj et les deux pélerinages à la Mecque et à Medine, enfin par l’action des descendants d’immigrés centrasiatiques dans le royaume saoudien. L‘Asie centrale et l’Asie du Sud sont liées historiquement, mais séparées par la domination russe, soviétique et britannique (l’Inde). Les échanges et les relations nouvelles entre les deux espaces, Asie centrale et sous-continent indien, vont faciliter la renaissance de liens religieux. L’islam d’Asie centrale bénéficie de sources de renouveau venant du Sud. C’est l’oeuvre d’une organisation piétiste, portée au prosélytisme et transnationale, la Jama’t al Tabligh. Selon l’auteur, l’islam des pays d’ Asie centrale est un facteur d’intégration dans la communauté internationale.

Le premier chapitre, L’islam hérité, marqué par la domination russe, puis soviétique, rappelle que le califat oméyade islamise la quasi totalité de l’Asie centrale, avec plus de succès près des populations sédentaires que près de celles nomades. Les « miroirs au prince », écrit pour aider les détenteurs du pouvoir, empruntent à l’islam, mais aussi aux cultures mésopotamienne, à Byzance et à l’Iran ancien. La région du Caucase est l’un des terrains privilégiés de la compétition entre chiites et sunnites. Le pouvoir colonial russe tsariste fait preuve, en Asie centrale, d’une certaine bienveillance pour l’islam, persuadé que la modernisation russe le condamnera à s’éteindre de lui-même. Le mouvement djiadide, au XIX°s., porte la réforme communautaire et sociétale qui doit être usuelle et fonctionnelle, non fondée sur le sacré. Il y a rivalité entre les vieux oulémas et les Djiadids, mais l’islam demeurera la base commune des deux courants, pour régler la société. Pour le pouvoir bolchevique, l’objectif est d’envoyer un message fort aux populations centrasiatiques et caucasiennes encore sous le joug des vieux régimes coloniaux européens qui forment l’ennemi commun. Les Djiadids sont persuadés que les soviétiques vont les aider à réaliser leurs aspirations nationales. De fait, après une période de bienveillance, une sévère politique de contrôle, puis de répression du religieux se met en place, qui vise toutes les religions. Les valeurs musulmanes disparaissent et n’ont jamais retrouvé leur prééminence sur la scène publique. Interdit d’expression publique, l’islam est réduit à la sphère privée. Les musulmans d’Asie centrale et du Caucase ont intégré leur identité islamique à l’éthique sociale soviétique La politique de Gorbatchev initie une série de réformes qui crée des brèches où s’engouffrent les tenants d’un renouveau islamique, mais elles vont permettre aussi à toutes les dimensions identitaires, culturelles, scientifiques et historiques de s’exprimer. A la fin de l’Union soviétique, l’Asie centrale et le Caucase émergent de leur torpeur, dotées d’entités politiques indépendantes, ouvertes sur le monde, et construites sur la base de communautés nationales et majoritairement musulmanes.

Le chapitre 3, L’Iran, acteur religieux mineur en Asie centrale et dans le Caucase, montre d’abord qu’à la chute de l’URSS, un espoir d’ouverture s’ouvre pour l’Iran, du point de vue culturel, vers certaines régions de l’Ouzbékistan, également vers l’Azerbaïdjan et, du point de vue religieux, dans le Sud- Caucase et en Géorgie. Mais l’Iran, où le chiisme est majoritaire, peut difficilement espérer être influent dan une Asie centrale majoritairement sunnite. La Turquie, l’Egypte, l’Irak redoutent l’effet de la révolution iranienne. En Arabie saoudite, le salafisme ou wahhabisme est l’anti-thèse du chiisme iranien. Le conflit à propos de la Caspienne, lac ou mer, source de productions de poissons et de ressources énergétiques (gaz), met l’Iran en position minoritaire. La diplomatie iranienne a mené une politique mesurée et pragmatique. Elle n’a pas pesé aussi lourd que le redoutaient les Occidentaux. Les relation de l’Iran avec le Sud de l’ Azerbaïdjan, de culture iranienne et de religion chiite, demeurent difficiles, face aux nationalistes azéris qui refusent, comme l’Iran, l’ intrusion de la Russie, mais tout autant celle de l’Iran elle-même.

Lorsque le Haut Karabakh est entré dans une guerre sécessionniste vis à vis de l’Azerbadjan, ce dernier a estimé que l’Iran avait joué un rôle plutôt favorable en faveur de l’Arménie. Le Haut Karabakh est une région majoritairement arménienne. Le chiisme rapproche Iraniens et Azéris, mais ils se séparent sur le statut de Haut Karabakh arménien et chrétien. L’Iran entretient de bonnes relations avec la Géorgie, où vit une minorité chiite. Un des atouts de l’Iran est qu’il partage des liens de proximité notamment par le patrimoine culturel et par la langue. Mais son désavantage vient de ce que, dans la double culture turco-persane en Asie centrale, la turcité domine largement. Mais, avec les nationalismes qui s’y développent, on peut dire que chaque pays ne donne pas un réel avantage à la Turquie ou à l’Iran, mais cherche surtout à se différencier des autres et à ne plus accepter aucune tutelle d’un « grand frère », fût-il turc ou persan. L’Iran manque, de plus, d’une logique économique du marché qui est recherchée par les pays centrasiatiques comme le Saint Graal d’une reconversion libérale réussie.

Avec l’Ouzbekistan, les relations sont superficielles. C’est avec le Tadjikistan que l’Iran entretient les meilleures relations, bien qu’il n’y ait entre les deux pays aucune affinité religieuse.

Ce sur quoi, à mon avis, l’auteur insiste, c’est sur le décalage entre, d’une part, la diplomatie iranienne, pragmatique et prudente vis à vis des pays d’Asie centrale, et, d’autre part, son rigorisme théologique intransigeant. Il faut dire que le chiisme, dans les cinq communautés centrasiatiques, a une influence faible. C’est principalement avec l’Azerbadjan que se noue une communauté religieuse et de culture. Notons que tout fait religieux rattaché au chiisme est vite et indistinctement rattaché à l’oeuvre de l’lran, y compris quand il n’en est rien. Il n’en reste pas moins, dit l’auteur que le discours islamique et messianique des dirigeants iraniens actuels, même s’il s’accompagne dans les faits d’un certain pragmatisme et d’une capacité d’adaptation, ruine l’héritage culturel iranien, fait fuir les élites centrasiatiques qui ont peur de l’islam et de l’islamisme, à cause de son discours et de son image sur la scène internationale. L’Iran se prive non seulement de ses capacités d’influence religieuse, mais d’un large espace qui va bien au delà de la dimension islamique, notamment en littérature, arts et culture.

Au chapitre 4, Les influences en provenance de la péninsule arabique sur le renouveau de l’islam en Asie centrale et dans le Caucase, l’auteur aborde la double question du pèlerinage à la Mecque et celle des diasporas. Il s’agit du troisième espace et courant d’influence émané du monde arabe vers l’Asie centrale et le Caucase. Le noyau de cette influence est l’Arabie saoudite, mais aussi l’Egypte et l’Université Al Azhar. Les influences arabes sont plus difficiles à caractériser que les influences turco-iraniennes. L’auteur analyse d’abord les mouvements d’idées entre l’Asie centrale et le monde arabe. Historiquement ils sont connus. Dans les pays arabes en voie de décolonisation, on ne peut dire que ces mouvements d’idées n’ont guère été marquants de part et d’autres. L’URSS, puis la Russie ont gardé une complicité avec le Libye de Khadafi et avec la Syrie. L’influence occidentale se manifeste en 1955 par l’installation d’une base américaine à Dharan. Le royaume saoudien puise sa légitimité dans la religion, en qualité de gardien des villes saintes de l’islam. Les moujaidins afghans bénéficient d’une considérable aide saoudienne. Les liaisons islamiques entre l’Asie centrale et le monde arabe connaissent une relative renaissance vers la fin de l’ère soviétique. L’esprit des élites islamiques des pays centrasiatiques est associé à l’islam lui-même, à la langue du Coran, aux gardiens des villes saintes. Ils établissent des relations diplomatiques, après l’effondrement de l’URSS, avec un bon nombre de pays arabes : l’Egypte, l’Arabie saoudite, les émirats et le Qatar.

Mais c’est le pèlerinage à La Mecque et à Medine qui devient, dans ces pays, une source du renouveau islamique. Historiquement, c’était le hadj (pélerinage) qui servait de lien entre les sultans d’Istanbul se présentant comme gardiens des villes saintes et les autorités politiques d’Asie centrale. Les Pays-Bas ont été les premiers à créer à Djeddah un bureau des pèlerinages. La France a hésité, elle craignait les risques sanitaires, mais surtout les idées subversives supposées telles dans les villes considérées comme lieux de la conscience publique musulmane internationale. La Russie soviétique a tergiversé tout autant que la France. En Asie centrale et au Caucase, ou même en Sibérie, une logistique du pèlerinage a consisté, après la chute de la Russie soviétique, à implanter des centres pour pèlerins entre diverses villes musulmanes. Mais, localement, les autorités religieuses ont sacralisé la visite de mausolées, les Ziyorat en rang équivalent, mais l’équivalence n’est pas totale du pélerinage à la Mecque. Il s s’agit de pélerinages de substitution, déjà pratiqués officiellement dans l’ex-URSS. On les appelle la oumra. En Ouzbékistan, des quotas sont fixés, à partir de 1993, entre la direction des affaires spirituelles ouzbek et le ministère saoudien du pélerinage. Comme d’autres pays, l’Ouzbekistan surveille ses pèlerins pour qu’ils n’écoutent pas les prédicateurs du « mauvais islam ».

L’auteur aborde le problème de la circulation des idées religieuses entre la péninsule arabique et l’Asie centrale. Il concerne des réfugiés et migrants originaires d’Afghanistan et installés en Arabie saoudite depuis l’invasion soviétique. Deux autres communautés sont dans le même cas : cinquante mille Ouïgoures, qui habitent les villes saintes. Ils sont partis du Turkestan chinois en 1960 peu après la révolution maoïste. Enfin une communauté ouzbek s’est établie dans des villes d’Arabie saoudite depuis plusieurs décennies. Sur la petite communauté afghane l’auteur note qu’aucune étude sérieuse n’a été faite. Il s’intéresse davantage aux deux autres. Les migrants et réfugiés ouïgoures ont tendance à gommer leur appartenance au Turkistan oriental et sensibilisent davantage les autorités religieuses à leur sort de migrants, muhajirs, forcés à l’exil, hijira, comme le prophète, au seul motif qu‘ils sont musulmans. Quant aux Ouzbeks, ils sont entre cinquante et cent milles vivant dans plusieurs villes d’Arabie saoudite. Ils sont là depuis 1930 et 1940, lorsque leur pays est tombé sous le pouvoir de l’Union soviétique. La répression stalinienne fut politique et économique autant que religieuse. Certains d’entre eux se sont afghanisés. Aucun n’a connu la stabilisation. D’autres, peu intéressés par l’expérience afghane, ont trouvé aussi refuge en Arabie saoudite ou en Turquie. Ils se réclament du prestige de l’émirat de Boukhara et de celui d’Ismaïl Al Buhar, l’authentificateur des hadits du prophète. Les rois d’Arabie saoudite s’octroient, depuis 1986, le titre de protecteurs des musulmans dans le monde et de serviteurs des deux villes saintes La Mecque et Medine. Les Ouzbeks d’Arabie saoudite s’appuient sur une institution, les rabats, qui désigne des centres d’accueil sur le chemin de la Mecque, caravanes ou fondations pieuses, où les pélerins s‘arrrêtent pour se reposer, se ressourcer et s’instruire avant d’arriver aux villes saintes. Des centaines de milliers de pèlerins turcs ont permis aux Ouzbeks d’Arabie saoudite de garder un lien fort avec la turcité islamique. L’Etat indépendant d’Ouzbekistan s’intéresse à ces communautés ouzbeks qui sont des ponts avec l’étranger. Des Ouzbeks de la diaspora ont fait le voyage en sens inverse du pèlerinage, pour retrouver les villes et villages où ils sont nés. Ils financent la construction de mosquées dans ces lieux d’origine. Ce financement y est beaucoup plus important que la passation d’idées propres au wababisme officiel saoudien.

Enfin, la Ligue Islamique Mondiale, appelée communément la Rabita, emploie un personnel international issu de tout le monde musulman. Depuis qu’elle a vu le jour, elle accompagne la diplomatie saoudienne dans la diffusion du salafisme, un conservatisme musulman rigoriste dont l’une des variantes est le wahhabisme saoudien. La rabita a un statut d’ONG, mais elle est, de fait, une structure infra-étatique saoudienne. L’intérêt de la Ligue pour l’espace turc ou égyptien est restée de faible intensité, bien en deçà des ambitions affichées pour l’Europe.

Progressivement, les objectifs d’une politique censée renforcer les liens avec les Ozuzbeks de l’étranger ont été oubliés. L’Ouzbékistan s’est peu à peu désolidarisé du sort de ses minorités ouzbèkes en Asie centrale et ailleurs. Le jeunes générations en sont d’autant plus déconnectées qu’elles en ignorent la langue et la culture. L’idée que l’Arabie saoudite ait été une source d’islamisation considérable en Asie centrale relève davantage des fantasmes que l’Occident entretient à propos de l’Arabie saoudite. Que l’Arabie saoudite mène une politique d’exportation de son islam rigoriste par le biais de sa diplomatie, de son soft pouvoir et d’une organisation comme la Ligue Islamique Mondiale, n’empêche pas de constater un décalage criant entre les voeux pieux et la réalité des résistances en Asie centrale. Nombre de courants religieux oppositionnels sont taxés de salafisme, même s’ils ne le sont pas. Tous les comportement effectivement rigoristes et fondamentalistes observables de façon marginale dans l’espace centrasiatique ne sont pas le fait d’une influence saoudienne. L’obsession de l’authenticité originelle n’est pas l’apanage exclusif du wahhabisme saoudien. Les autorités centrasiatiques ne peuvent empêcher la propagation d’un rigorisme ou d’un autre qui sont une résultante quasi incontournable de la mondialisation du religieux. Au bout du compte, l’émergence du salafisme, en Asie centrale et dans le Caucase ne s’explique pas par les actions combinées de l’établissement de liens diplomatiques avec les pays de la péninsule arabique ajoutées aux pélerinages et au lien migratoire.

Dans le chapitre 5, l’auteur pose la question : quelles influences de l’Asie du Sud sur le renouveau de l’islam en Asie centrale ? Il répond aussitôt que ce qui demeure à analyser c’est la pénétration insolite de la Jama’at al Tabligh en Asie centrale. Ce mouvement islamique, piétiste et prosélytique est représentatif de l’islam du Sud asiatique. Il bouleverse la donne locale et a un impact sur la reconstruction religieuse des pays centrasiatiques. L’influence sud-asiatique se fait dans une triade regroupant l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh. Malgré le déclin progressif de la route de la soie, à Hiiérat, Tabriz et Boukhara, les cultures indienne, turque et persane se sont influencées mutuellement. En architecture (constructions funéraires et mausolées), les emprunts et influences centrasiatiques sont clairement visibles. La coopération intellectuelle fut bridée par l’entrée en scène des Bolcheviques. A la fin de l’ère soviétique, outre la Jama ‘at al Tabligh, deux initiatives de coopération se manifestent : la Ahmadiyya et la Naqushibendiyya. En quelques décennies, la Ahmadiyya atteint une dimension internationale, mais, en Asie centrale, son action reste limitée et fragile. Les nouveaux Etats s’opposent à son prosélytisme. La Naqshibendiyya est connue au Pakistan et en Inde. Elle vise l’Ouzbekistan, mais ne parvient pas à s’établir réellement dans la région de Boukhara. Seul la Jama’at al Tabligh devient le trait d’union entre l’Asie centrale et l’Asie du Sud. L’école dite de Deoband se développe en une université islamique où se conjuguent les méthodes classiques de la madrasa et les principes éducatifs d’une université européenne. Elle donne naissance à des courants religieux variés comme la Jama’ at al Tabligh et, par ailleurs, comme les Taliban afghans. Le tabligh préconise la prédication orale (trois jours par mois pour chaque musulman). Il invite les fidèles à ne pas négliger la foi et la pratique de leur religion. Certains termes techniques propres au soufisme sont repris dans le tabligh et le soufisme y apparait aussi dans la manière de considérer le mouvement comme un hospice mobile. Mais l’accomplissement de prières et de danses extatiques est impensable chez les tablighis. Le mouvement se veut apolitique et se focalise sur les seules questions d’éducation, de foi et de pratique, afin de s’assurer que la jeunesse enrôlée dans les structures tablighies n’aille pas s’enrôler dans les partis politiques d’opposition. Le mouvement est connu en Asie centrale, un peu partout, mais son action et sa présence sur les terrains sont inégales selon les pays et l’accueil qu’il y reçoit. Il n’a pu s’implanter durablement en territoire ouzbek. La coopération islamique entre l’Ouzbekistan et l’Asie du Sud permet au Tabligh de développer ses actions de prédication à travers tout le pays. Des milliers de prédicateur sillonnaient les routes, invitant à croire et à pratiquer. Mais le pays a durci la législation en matière d’enregistrement des organisations religieuses et la Jamat al tabligh a été inscrite sur les listes des organisations radicales bannies par la loi. Seul, le Kirghizstan est une réussite du tabligh en Asie centrale. Les tablighis préconisent, par leur comportement vestimentaire ou le port de la barbe, un retour, une restauration des traditions musulmanes. Les tablighis ont réussi à imposer leur style et à s’implanter dans le pays, pour y diffuser la pratique tablighie. L’Etat kirghize a su faire preuve d’opportunisme, en misant sur la jamat al Tabligh contre d’autres mouvements plus politiques. Elle assume ainsi un rôle tampon dans lequel elle absorbe les frustrations et les insatisfactions de la jeunesse khirghize.

Mais malgré tout son activisme, lajamat al Tabligh n’incarne pas tout l’islam du sous-continent indien qui est aussi animé par d’autres courants confrériques plus politiques. A l’heure actuelle, peu de pays d’Asie centrale marquent une plus grande ouverture vers le Sud. Mais rien n’est immuable quand il s’agit de la circulation d’idées religieuses.

Dès le début du chapitre 6, La gestion du religieux dans les nouvelles républiques indépendantes, l’auteur rappelle un fait bien oublié en Occident : les partis d’opposition qui s’étaient développés en Asie centrale à la fin de l’ère soviétique ne réclamaient pas la disparition de l’URSS, mais son maintien au nom de l’unité des musulmans. Aujourd’hui, la religion, à des degrés différents, est incorporée dans la nouvelle politique identitaire, dans laquelle l’Etat est très interventionniste, y compris en ce qui concerne la politique éducative. La nouvelle idéologie nationale fait de la reconnaissance de l’islam un facteur central de l’identité et de l’héritage culturel des pays. La répression se manifeste dès que les acteurs de la société civile tentent de sortir du « bon » islam. L’une des parades à la valorisation excessive du religieux est l’intrusion du religieux dans la sphère de la politique, tant pour réprimer que pour promouvoir. Mais la valorisation du religieux ne signifie pas lui concéder le pouvoir politique. C’est ce dernier qui se doit de maîtriser et réguler le religieux. Une autre parade pour limiter la valorisation excessive du religieux, c’est de créer de toute pièce une idéologie composite faite de nationalisme et d’islam. L’Etat tout entier est, dans un rapport au religieux, bienveillant, mais vigilant. La réconciliation avec l’histoire et ses figures politiques, intellectuelles et religieuses ne peut se faire que si ces dernières se montrent parfaitement lisses et inoffensives pour le régime et permettent de justifier ses choix politiques et idéologiques. Des mouvements historiques importants (le dijihad au XIX° s.) sont effacés. Est gardé et glorifié le combat intellectuel contre la modernisation à l’école. La muséification des établissements religieux cristallise l’islam dans des décors délimités et définis plus qu’elle ne favorise l’épanouissement des pratiques religieuses.

Mais des courants oppositionnels manifestent, un islam dénigré par les autorités. C’est le cas du wahhabisme et du salafisme, qui se veulent compatibles avec les valeurs modernes. Aujourd’hui, le djihadisme n’est qu’une forme exacerbée de l’islamisme; mais ce dernier, en Asie centrale, peut aussi s’incarner, comme on l’a vu, dans la Jama’at al Tabligh, mouvement non violent. En Asie centrale, salafisme et wahhabisme sont dénigrés par les pouvoirs en place, parce qu’ils sont censés refuser le monopole de l’Etat sur la question religieuse. Le parti de la Renaissance, fondé en 1990 a ouvert des branches en Asie centrale et notamment au Tadjikistan et en Ouzbékistan. Il a été banni de l’Ouzbekistan en 2015 au prétexte fallacieux qu’il collaborait avec l’islam radical. Le Mouvement Islamique d’Ouzbekistan, djiadiste, islamiste violent, s’opposa à Karimov l’ancien dictateur ousbek. Il s’éloigne peu à peu de l’Ouzbékistan pour rejoindre les talibans afghans et l’opposition pakistanaise. Enfin, l’organisation secrète Hizb al Tahrir essaime en Asie centrale au début de l’année 2000 et prône l’instauration d’un califat à l’échelle planétaire. En Azerbaïdjan, la fondation Tovbe qui luttait notamment contre l’alcoolisme a perdu de son aura. La communauté de Medine, non-violente, revendique de vivre librement sa religion, l’islam, sans craindre encadrement et répression dans des normes qu’elle ne reconnait pas. Elle a de l’influence dans plusieurs pays arabes. Enfin le Parti Islamique d’Azerbadjan, chiite, prône d’abord une république islamique, puis revoit sa revendication à la baisse, en défendant l’idée d’une ré-islamisation de la population; il est toléré par le pouvoir en place.

La question de l’éducation islamique s’est posée en pays centrasiatiques pendant la période soviétique. Une personne détentrice d’un niveau de connaissance suffisant, hérité de ses parents, transmettait son savoir en donnant des cours particuliers aux enfants de son environnement. C’est grâce au maillage relativement invisible de ces cellules que l’islam s’est maintenu dans ces pays. Avec les indépendances, la question religieuse rencontre la quête identitaire et la construction identitaire de l’Etat. Elle devient une question cruciale. Mais, dans tous ces pays, les autorités se trouvent confrontées à un manque cruel de formateurs. Elles bricolent et créent quelques établissements religieux qui vont des simples écoles secondaires, les madrasas, aux universités islamique. C’est dans cet esprit et pour ne pas voir se développer un islam contestataire, que la formation de cadres religieux respectueux des principes séculiers de l’Etat est fortement encadrée. En Ouzbékistan, les changements introduit par le nouveau recteur ont transformé l’université islamique en faculté de théologie. L’observation des préceptes de l’islam devient un choix personnel et non une obligation imposée par un groupe. Le contrôle de l’enseignement par le gouvernement supervise la conformité des programmes et le respect du caractère séculier de l’Etat. Par crainte de voir le pays sombrer dans l’instabilité et le chaos, tous les pays centrasiatiques ont élaboré de vraies politiques de régulation du fait religieux, en s’aidant d’organismes puissants et de mesures législatives. Mais le contrôle se fait souvent au détriment de la liberté religieuse. La prière du Vendredi est permise dans un nombre limité de mosquées. Le prêche du vendredi, dans son contenu, reste à la discrétion de l’iman, mais il peut être imposé par le pouvoir. Les personnalités réfractaires au contrôle de l’Etat sont inquiétées, voire chassées de leur mosquée. En Ouzbékistan, la loi anti-terroriste constitue une violation flagrante de la Constitution et des accords internationaux dont le pays est signataire. L’obssession du pays vis à vis du Hizb al Tabrir (mouvement islamique violent) et la peur de tout islam dissident provoquent l’arrestation arbitraire de centaines de personnes innocentes.On peut donc dire que, dans les faits, l’esprit d’ouverture vis à vis de l’islam est relatif et sélectif. Il y a suprématie de l’Etat sur les affaires religieuses. Mais, en dépit de toutes les précautions, des courants oppositionnels se manifestent. L’Islam d’Asie centrale renoue naturellement avec des courants et des idées issues du sous-continent indien, d’Iran et de Turquie.

La conclusion s’intitule : Fin d’un islam singulier. Chaque pays s’est doté d‘un mufti national qui gère les affaires religieuses en fonction des impératifs politiques et des intérêts propres à chaque pays. La diffusion, les rapports établis avec les autres pays sont validés, voire imposés par le pouvoir sur les communautés et les autorités religieuses. Chaque Etat s’est doté d’un « bon » islam, d’un prêt à penser islamique. C’est la Turquie républicaine qui a le plus contribué à façonner l’islam des autres pays. Il y a inversion des rôles entre Turquie et Iran, dans le jeu des influences. Pour l’instant, l’espace centrasiatique absorbe une certaine dose d’influence, turque arabe, iranienne et indo-pakistanaise. Mais, qu’elles le veuillent ou non, les six républiques centraasiatiques subissent des influences extérieures de par leur entrée dans la globalisation du religieux qui assure en même temps leur intégration dans la communauté internationale. Les politiques religieuses, dans la plupart de ces pays, sont liberticides et répressives, avec l’assentiment des partenaires occidentaux tétanisés par l’extension mondiale du djihadisme. Les islams centrasiatiques prônent modération et pacifisme. Des identités nationales islamiques différenciées sont en train de se construire en Asie centrale, qui, à l’exception d’une poignée de nihilistes djihadistes embrigadés, se distancient de tous les extrémismes.

Ce livre de Bayram Baci, en faisant le point sur les islams nationaux d’Asie centrale, contribue à montrer l’absurdité de certains stéréotypes occidentaux qui, globalisant l’islam en un unique djihadisme islamique, en font un soi disant monstre envahissant.

Louis Moreau de Bellaing

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Farhad Khosrokavar, Michel Wieviorka, Les juifs, les musulmans et la République, Paris, Robert Laffont 2017

ll s’agit de préciser les contours d’un modèle conjuguant les valeurs démocratiques et la reconnaissance des particularismes. Dès l’introduction, les auteurs rappellent que le débat s’inscrit dans le cadre triangulaire que forment les juifs et les musulmans avec la République. En ce sens, les auteurs veulent procéder à un examen rigoureux qui puisse permettre aux juifs et aux musulmans de construire ensemble un dialogue utile pour penser et pour préparer l’avenir en connaissant le présent et aussi le passé.

Le premier chapitre s’intitule : Les Juifs et la République. Michel W. note que les juifs de France sont des citoyens de confession juive qui se conforment à l’idée républicaine elle même née de la Révolution française. Il rappelle qu’on est passé de l’antijudaïsme à l’antisémitisme. Mais l’attachement au modèle républicain se modifie, à partir des années soixante, avec l’arrivée des juifs sépharades venus d’Algérie, représentant une population religieuse et communautaire. Et l’on commence à parler explicitement de la Shoah. Sartre a montré déjà que l’antisémitisme n’est pas une opinion, mais un crime. Les juifs deviennent visibles dans l’espace public. C’est le modèle néo-républicain. Ce modèle va se détériorer sous l’effet du conflit israélo-palestinien. II demeure néanmoins privilégié par rapport à la quasi absence du modèle républicain et néo-républicain en ce qui concerne les musulmans.

Farhad K., dit que les juifs sont, en France, perçus comme de classe moyenne, alors que les musulmans le sont comme de classe populaire, ce qui les humilie. Il existe, chez les juifs de France, d’un côté un monde communautaire pro-israélien et, de l’autre côté, des juifs qui manquent d’espace public pour s’exprimer. Michel K. conclut le chapitre en disant qu’il s’agit de mettre en cause la vision suspicieuse des juifs par les arabes et celle toute aussi méfiante des seconds par rapport aux premiers. Farhad K. pense que le dialogue est possible entre ceux qui se réclament du judaïsme sous de multiples formes et ceux qui se réclament de l’islam pluriel.

Au début du chapitre 2, Un dialogue ?, Michel W. évalue le nombre de juifs et de musulmans en France à quelques centaines de milliers de juifs et à huit à dix fois plus de musulmans. Farhad K. répond qu’il y a des juifs et des musulmans totalement sécularisés, qui se réclament d’une identité citoyenne républicaine. Si l’on veut concevoir un modèle néo-républicain qui permette de vivre en commun, cela suppose que soit accordée une légitimité conditionnelle aux identités à trait d’union : franco-juif, franco-musulman. . Cela rendrait possible une inter-subjectivité qui n’existe pas en France. Il. relève que les candidats au djihad « réinventent, reconstruisent la religion à leur guise, dans un espace imaginaire où le délire gagne en « légitimité » à mesure qu’il se fait plus radical ». Michel W. pense que les institutions religieuses sont prises dans des logiques de contestation, de refus ou d’abandon. Aujourd’hui le sacré c’est l’individu, l’image sacralisée que l’individu se donne de lui-même. Le vaste problème politique et civique, ce sont les formes d’échange à promouvoir dans cette société toute entière. Farhad K. ajoute à ce que dit Michel W., que les jeunes djihadistes sont à la recherche d’un Nous qu’ils trouvent dans l’empathie entre eux et dans la désignation d’ennemis communs. Le dialogue entre ultra-orthodoxes ou sécularisés juifs et musulmans pourraient casser la « légitimité » de ce Nous haineux.

Au début du chapitre 3, Les musulmans et la République Farhad K relève que la décolonisation en Algérie fut particulièrement douloureuse, puisque l’armée française fut à l’origine de la mort de trois cent mille personnes lors de la guerre d’indépendance. Il relève également que, l’industrie française, ayant besoin d’ouvriers non qualifiés, les accueille et va même les chercher lorsqu’ils sont algériens. Ils sont supposés faire des économies et revenir à leur pays d’origine. Mais à partir des années soixante-dix, avec la fin des Trente Glorieuses et l’accroissement du chômage, une politique de contrôle des migrations se met en place. Les ouvriers algériens, devenus souvent français, peuvent légalement faire venir leur famille. Michel W. conclut les dires de Farhad K. en ajoutant : ces migrants et leurs enfants deviennent français, après avoir été colonisés, décolonisés, exploités dans les usines de France et expulsés de leur emploi. On comprend qu’il y ait là une source de bien des tensions sociales, politiques et religieuses. Farhad K. reprend la parole en notant que le développement des mouvements fondamentalistes (le Tabligh, le salafisme) conteste la République au nom des valeurs religieuses, islamiques, et que se développe également un fondamentalisme républicain qui dénonce le port de signes ostentatoires (ce que ne faisait pas la loi de 1905). Une infime minorité de jeunes conteste la société et l’Etat et s’engage dans Al Quaida. S’ajoute à cette attitude la volonté, chez eux, de combattre les juifs tenus comme complices de l’Etat d’Israël. Selon Farhad K. deux modèles sont en crise : en France, le mono-culturalisme qui refuse la diversification de l’espace public au nom de l’ordre républicain et au Royaume Uni et aux Pays-Bas, le multiculturalisme qui prône l’égalité des diverses cultures et la tolérance au sein de l’espace public au nom de la multiplicité des références culturelles et des religions. Mais la diversité des cultures ne semble satisfaire ni le citoyen français, ni le citoyen anglais. Michel W. pense qu’avec l’islam, on a vu se constituer un débat structurel entre ceux qui considèrent que l’islam doit être reconnu au même titre que les autres religions et qu’il constitue le meilleur barrage à l’islamisme et à la violence, et ceux qui y voient, au delà du seul islamisme, une menace mortelle pour le pays. Plus largement, dit Michel W. le monde de l’économie semble s’être dissocié de la République, du sens de l’intérêt général, de la fraternité et de l’égalité. La crise de la République est aussi le fruit de l’autonomisation de l’économie.

Au chapitre 4, les auteurs se demandent comment, par delà les fondamentalismes, procéder pour qu’une laïcité, préservant la neutralité de l’espace public, puisse accorder une légitimité subsidiaire au religieux. Michel W. répond en disant : entre la République pure et dure et le communautarisme, il est impossible d’inventer un modèle cohérent qui rende compatibles les valeurs universelles et la reconnaissance des particularités. Quand on dit islam on dit religion; quand on dit juif, on dit race. L’islamophobie c’est la crainte d’une religion, même s’il y’a un racisme anti-arabe. Dans l’antisémitisme, le juif c’est le mal, c’est le bouc émissaire de tous les problèmes. Quant aux particularismes, leur négation pousse ceux qui en procèdent à se sentir interdits d’existence, alors qu’ils existent.

Farhad K dit que l’islam est devenu le symbole d’une vision du monde incompatible avec la tolérance et le vivre en commun dans la paix. Pour résoudre le problème du rapport tendu entre juifs et musulmans, il faut une dynamique par le bas. Mais, en France, on s’adresse plutôt à l’Etat; l’habitude de jeter des ponts vers les autres est peu ancrée dans les esprits. Michel W. note que des violences antisémites sont commises par des jeunes qui se réclament de l’islam. Mais quels liens, demande-t-il, ces jeunes entretiennent-ils avec des communautés ? La haine forcenée des juifs qu’on rencontre chez tous les terroristes musulmans relève-t-telle ou non et, si oui, jusqu’à quel point, d’une expérience communautaire ? Farhad K répond que, pour ces jeunes, il y a d’abord la radicalisation, l’islam vient après pour « légitimer » la haine. C’est la sacralisation de la haine. Mais la radicalisation c’est la revanche vis-à- vis d’une société qui leur dénie les mêmes facilités que celles des classes moyennes. L’islam introduit une rupture chez eux : en leur permettant de « légitimer » leur haine, il les fait passer de la situation de délinquant à celle de juge. Pour eux, le sacré transcende tout ce qui les autorise à juger et à tuer. Il n’existe pas de réelle communauté musulmane à laquelle ils s’identifieraient. Michel W. dit que les héros du djihad, ceux qui sont tués, jouissent d’une immense « légitimité ». Ils facilitent le déploiement d’un discours de haine entrainant le recrutement de nouveaux djihadistes. Farhad K ajoute que cette dimension transnationale d’un imaginaire débridé trouve dans sa désislamisation ou son manque d’enracinement dans une communauté des raisons supplémentaires pour adhérer à un islam radical. Michel W. pose alors une question : s’il s’agit de faire face au terrorisme, comment imaginer un dialogue puisqu’on a affaire à un univers de problèmes théoriques, politiques, intellectuels, qui sont disjoints ? Farad K répond : ce que peut faire le dialogue, c’est sensibiliser le public et d’abord les parents et surtout éviter que ces actes terroristes trouvent leur répondant chez d’autres jeunes musulmans ou convertis. Le dialogue mettra fin, chez certains musulmans, à la complaisance vis à vis de tels engagements.

Le chapitre 5 aborde le problème des juifs et des musulmans dans une société sans repères. Michel W. dit que la France est pour le juif un pays d’accueil, mais qu’elle les a persécutés et expulsés. Elle est le pays des droits de l‘homme et de l’émancipation, mais aussi celui des anti-dreyfusards et de la collaboration avec l’ennemi. Mais d’une part, de nombreux juifs ne soutiennent pas la politique d’Israël dans ses excès, sur les territoires occupés notamment, d’autre part beaucoup de juifs ne sont pas religieux, et ne se sentent pas visés par l’antisémitisme. Alors qu’est-ce qui fait qu’ils continuent à se sentir juifs ? Je pense, dit Michel W, que c’est par rapport à eux-mêmes. C’est une posture morale, éthique, qui comporte le sens du passé, le souvenir, une sorte de responsabilité dont ils se chargent pour le passé et pour le futur. L’expérience historique de ceux et de celles qui ont précédé.e.s fait sens et ne peut être oublié.

Michel W. pose ensuite la question du conflit. Il voit un premier cheminement possible dans un dialogue juifs/musulmans. Le premier élément du dialogue consiste à valoriser ce qui vient du culturel et du religieux, en compatibilité avec les valeurs républicaines. Le deuxième élément du dialogue, le second cheminement consiste à ré-inventer une conflictualité sociale. Il s’agit des débats citoyens et politiques et de conflictualité s’ organisant sur un mode négociateur et institutionalisable. Farhad K dit que la subjectivation peut signifier que l’on s’assume comme sujet pour réaliser des aspirations éminemment sociales, mais elle peut tout aussi bien signifier la fuite dans un univers éthéré, la dé-socialisation totale. Il ajoute que l’égoïsme et le sentiment d’aliénation rendent toute possibilité de communication dérisoire. Le système politico-médiatique forme un tout commandé par les politiques. Le politique est, selon lui, ce qui donne sens à l’être ensemble. Il insiste sur le fait qu’il ne faut pas confondre éthique et politique. Cela contribue à diluer le politique et à donner l’impression qu’on vit dans des sociétés sans politique.

Le chapitre 6 s’intitule Au delà de l’Etat-nation. Farhad K. dit que l’espace public est pris en otage dans une logique de l’individualisation, de la médiatisation, de l’indignation, de la victimisation et de la répression par la législation. Mais les particularismes, qu’ils soient positifs ou négatifs, prennent également en otage l’espace public. Michel W. pense que, si l’on crée un ensemble de politiques publiques et si on leur demande une relance dans la cohérence, on peut envisager de transformer les problèmes en débats et en conflits, de façon à structurer un espace public citoyen. A propos du sacré, Michel W. et Farhad K pensent qu’il est dans l’individu. Michel W. insiste sur le fait que la peur causée aux citoyen(ne)s engendre la répression. L’arrière-plan de cette peur c’est l’instabilité et l’insécurité des classes moyennes et des catégories populaires. Farhad K ajoute, un peu plus loin : Qui vise le paradis sur terre y réalise l’enfer.

Les juifs, les musulmans et le ré-enchantement de l’idée républicaine, tel est le titre du septième chapitre. Pour Michel W. il y a pléthore d’espaces. Les juifs qui le souhaitent peuvent s’inscrire dans un espace public limité à la France, mais qui peut s’étendre à l’Europe, englober Israël, inclure les Etats-Unis. Les espaces symboliques et imaginaires sont à distinguer des espaces de débat. Ces espaces symboliques et imaginaires sont globaux. Avec la globalisation, les espaces publics des juifs comme des musulmans sont susceptibles d’être multiples et de se fragmenter, sans coïncider. « La dynamique que tu attends d’un dialogue entre juifs et musulmans » dit Michel W à à Farhad K. « doit s’appuyer sur des subjectivités personnelles, singulières ». On peut partir de tout en bas, essayer de prendre la forme d’un mouvement. Il s’agit peut-être de mettre en place une relation où se confrontent, de façon citoyenne et démocratique, des conceptions du vivre en commun qui peuvent être distinctes, en général ou sur certains points. Fahrad K. se demande comment l’acteur social peut se construire quand le sujet est toujours tenté par la désubjectivation, la dépolitisation, le renfermement dans une subjectivité en rupture avec le monde ? Il s’agit de créer les conditions propices pour un dialogue entre juifs et arabes; où se confrontent juifs et musulmans ou d’autres groupes sociaux. Assumant cette condition, l’intellectuel propose une logique laïcisée et c’est dans ce sens qu‘il peut devenir acteur. Michel W : Les juifs et les musulmans de France sont bien placés pour repenser la République. Les deux communautés sont l’incarnation de ce qui est aujourd’hui, de plus en plus, la réalité du monde. Leur espace public, symbolique, imaginaire est global. Ils sont capables de penser l’universel et de le promouvoir. Il est possible d’être juif ou musulman, démocrate néo-républicain, constructif et moderne.

En conclusion, un dialogue entre eux (musulmans et juifs) ferait naître des propositions qui ré-enchanterait l’idéal républicain, en ferait un néo-républicanisme. Il s’agit de donner l’initiative à la société civile, dont différents éléments pourraient dialoguer entre eux sans passer nécessairement par l’Etat, en faisant fonctionner la relation Etat-société du bas vers le haut et non l’inverse. Le ré-enchantement de l’idée républicaine y trouverait une source de force et de légitimité. La diversité de l’espace public peut avoir un sens positif qui autorise à la concevoir comme une contribution à la co-universalité et au vivre en commun.

Louis Moreau de Bellaing

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Paolo Grassi, Terreur à Guatemala-ville, conflits territoriaux, violence et gangs, Paris, L’Harmattan, 2019

Paolo Grassi se donne directement comme objet de recherche la violence urbaine, en appuyant son argumentation sur un terrain précis : celui que lui offre le cas de Guatemala -Ville. La division de la cité en barrios c’est-à-dire en quartiers répond à et provoque la puissance et la localisation des gangs, souvent en conflits territoriaux. Dans sa préface, Dennis Rodgers insiste sur la violence des gangs face à une politique néo-libérale, violence intrinsèque à la topographie même de Guatémala City. « Il s’agit d’une étude ethnographique contextualisée qui vise à comprendre les logiques et dynamiques imbriquées de ce phénomène de violence urbaine ». La violence des gangs se produit et se reproduit tant dans la pratique qu’au niveau de l’imaginaire social. Les communautés de l’élite urbaine sont parfois victimes des gangs, mais plus souvent leurs persécutrices à travers leur participation et leur soutien au gouvernement oligarchique guatémaltèque. Grassi montre comment les gangs constituent une forme de connexion entre des espaces autrement disparates et deviennent ainsi une incarnation symbolique du régime néo-libéral guatémaltèque. Ainsi l’image des gangs amène à les considérer comme celle de la violence des riches contre les pauvres.

Dans son introduction, l’auteur, Paolo Grassi annonce qu’il a focalisé sa recherche sur trois cibles : un barrio (quartier) où des gangs s’affrontent ; une prison où les détenus sont des adolescents ; enfin une zone réservée et protégée pour la bourgeoisie libérale économique de la ville. Il procède par observations sur le terrain urbain et surtout par des entretiens près de jeunes appartenant aux gangs. Tout son travail se situe dans l’horizontalité par une approche dialogique des problèmes dont l’historicité est rappelée.

Le premier chapitre, panorama historique, social et politique s’efforce de définir Guatemala ville. Elle peut être comprise comme un centre de déracinement et d’anomie mais aussi comme un lieu de rencontres, un noyau de production et d’échanges, un nœud urbain inséré dans un réseau national et international. En 1954, la dictature s’établit. En 1960, la lutte contre cette dictature commence, avec une guerilla qui ne cessera qu’en 1996. La population de la ville est passée de 2OO OOO à 7OO OOO habitants.

Aujourd’hui, la violence détermine la vie économique guatémaltèque. Elle se manifeste dans la population par ce qu’on peut appeler une culture de la terreur. Cette violence touche tout particulièrement les jeunes qui font partie des gangs. Elle prend diverses formes : exécutions extra-judicaires par les forces de l’ordre, lynchages, kidnappings, etc. Elle n’est pas une violence primitive, elle est constitutive de la contemporanéité guatémaltèque et demeure largement impunie. Le second chapitre « Ecrire la violence » montre comment la violence ne peut être abordée de front à travers ses manifestations immédiates. Il faut la suivre dans les barrios et les pandillas, c’est-à-dire les groupes eux-mêmes dans les quartiers, en s’entremettant avec les membres de ces groupes. Le recoupement des informations évite à l’anthropologue la tentation de parler ou d’écrire à partir de son propre moi.

Le troisième chapitre « Actualité d’une zone dite rouge » part de la topographie du barrio. Il y a le haut et le bas, également ce que l’auteur appelle la zone rouge, c’est-à-dire un espace où il est déconseillé de passer surtout si l’on porte sur soi des objets de valeur. L’étude de la population du barrio révèle que la majorité vit avec des revenus insuffisants provenant du travail indépendant ou de travaux ménagers. La population indienne a pris place dans le barrio dans le temps même où une guerre civile qui a duré trente-six ans, de 196O aux années 90, a ravagé le pays, le transformant en dictature. C’est dans cette période que sont apparu, s’ajoutant aux pandillas, les maras, petits groupes d’amis tentant d’assurer la sécurité.

Dans le quatrième chapitre « Abajo vs arriba », une guerre entre gangs rivaux fait voir d’abord qu’il est difficile de donner une date précise à l’explosion de violence la plus récente dans le barrio. Un projet de médiation des conflits n’empêche pas plusieurs meurtres de se produire dans le barrio. L’un des jeunes leaders assassiné en 2011 devient un mythe pour ses compagnons de pandillas. On peut dire que la pandilla dans le barrio est une sorte de gang protecteur des pauvres. Mais cette fonction de protection s’amenuise au fur et à mesure que s’affirme l’Etat d’exception. L’extension de la pandilla conduit à une organisation de rupture assurant le trafic de drogue. C’est ainsi que les deux gangs locaux du barrio étudié se sont professionnalisés. L’auteur note qu’il y a néanmoins une ambiguïté dans les relations entre pandillas et barrio. Cette ambiguïté se manifeste, de la part des résidents du barrio par un mélange de crainte et de compassion. L’unité de base dans le barrio c’est le territoire où l’on est censé travailler ; mais c’est aussi l’espace où le gang peut exercer ses activités illégales. Dans leur extension, les pandillas peuvent devenir internationales. Peuvent s’y ajouter des maras, petits groupes de cinq à six personnes qui sont amies entre elles. La pandilla, comme catégorie sociale, demeure relativement imprécise.

Le cinquième chapitre « Devenir pandillero », montre d’abord comment une philosophie spécifique sert de guide dans la pandillera, philosophie dénommée la clecha. Elle se caractérise par un style, des rituels et l’opposition à d’autres gangs. Le style se marque dans les vêtements, la coiffure etc. Les rituels par des tatouages. L’opposition à l’autre ou à d’autres gangs est toujours explicite et brutale. Elle est la caractéristique principale de la clecha. Il s’agit le plus souvent de blessures graves infligées à des membres de l’autre gang, mais aussi de meurtres. Au point que certains et certaines tentent de s’extraire du cercle étroit de la pandillera pour trouver du travail, s’inscrire à l’université, vivre. Ayant été blessés, leurs proches tués, ils tentent, par le recours à des associations religieuses comme l’Eglise évangélique, de changer de vie. L’auteur insiste sur la violence du machisme qui peut se manifester par les viols collectifs. L’Etat pratique une politique répressive (Mana dura) accompagnée d’une Mana amiga :la carotte et le bâton. L’efficacité de la méthode reste douteuse. L’abandon du gang, s’il permet le travail professionnel, comporte une part de risques et d’illusions.

Le sixième chapitre « Punir les pauvres, criminaliser les jeunes » fait d’abord état de la doctrine sociale, venue des Etats-Unis, et qui s’énonce sous les termes de « Tolérance zéro ». Les Etats-Unis comporte le plus grand nombre de détenus de tous les pays du monde. Leur nombre a tendance à s’étendre à beaucoup de pays. Au Guatemala, en dépit d’un taux d’incarcération peu élevé, les structures sont enfermantes. Certaines mesures sont fortement répressives : possibilité d’incriminer des mineurs par exemple.

Dans le septième chapitre « Le réseau fortifié » l’auteur fait apparaître des espaces exclusivement réservés à l’élite urbaine, situé à côté de quartiers marginaux sans solution de continuité. Au sud, la colonia Verbena se trouve à quelques centaines de mètres de bureaux et de centres commerciaux, alors qu’à l’ouest elle se confond avec certains quartiers résidentiels de la classe moyenne. Il y a une diminution de la séparation entre le centre et la périphérie. Trois grands facteurs interviennent : la restructuration économique, le parcours de démocratisation engagé et la hausse du niveau de la violence. Mais dans les quartiers, l’ auto-ségrégation s’ajoute à ce niveau de violence criminelle. Murs extérieurs et dispositifs de sécurité sont aujourd’hui les nouveaux symboles du statut et de la distinction, une garantie de paix et de tranquillité mais, dans les quartiers en difficulté, l’auto-ségrégation les manifeste aussi et s’ajoute à la ségrégation. Ces caractéristiques apparaissent, par exemple, dans la colonia MAYA2. Parallèlement on peut noter la valorisation des espaces historiques. La difficulté à circuler sans risques dans Guatemala-ville, dans le barrio, la violence  liée au sentiment d’insécurité sont les faiblesses les plus souvent citées.

En conclusion, l’auteur note que cité des riches et cité des pauvres, cité terrestre et cité céleste sont des thèmes très anciens. Mais ce qui se démontre dans l’ouvrage c’est que les divisions spatiales et sociales à Guatemala-ville sont modelées par un système néo-libéral de développement économique lié au champ de la violence. L’archipel, dit Agamben, est libre de flux. L’enclave est l’exception (loi et chaos). Le réseau fortifié, de Deleuze et Guattari, est la connexion des îles de l’archipel, zone préservée. Le réseau fortifié c’est le paradis en quelque sorte, car si de telles divisions d’espace n’ont rien à voir avec le sacré et la religion, en revanche le pseudo religieux y trouve sa place pour garantir la toute-puissance de l’élite urbaine économique. Deleuze et Guattari avancent, pour désigner les maras dans les barrios, le terme de machines de guerre. Elles ne visent pas à détruire l’Etat ou la classe dominante. Elles s’opposent pour s’opposer et garantir en quelque sorte le provisoire. Mais c’est oublier, chez les individus et les groupes, l’excès destructeur et l’excès constructeur. Lorsque l’excès constructeur arrête l’excès destructeur, bloque la perte de sens de ce qui se détruit ou/et est détruit, la paix et la tranquillité  peuvent être un temps approximatif. Lorsque l’excès destructeur arrête l’excès constructeur, bloque la perte de sens de ce qui se construit ou est construit, là encore la paix et la tranquillité approximatives pallient la nuisance destructrice.

Deleuze et Guattari voulaient l’oublier. Le libéralisme économique, lui, sait qu’avec la toute-puissance il détruit pour SE construire, pour exister lui et lui SEUL. Il est pervers. Le membre du gang le sait aussi. La différence avec le libéral économique est que le membre de gang n’est et n’a rien. Il joue le tout pour le tout, et là Deleuze et Guattari ont, à mon avis, raison, il le joue dans le provisoire pour survivre.

Louis Moreau de Bellaing

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Georges Zimra, Les religions à l’épreuve de la modernité, Paris, Editions nouvelles Cécile Defaut, 2017

Sur fond de rupture moderne, avec le refus de la religion dans la politique, Georges Zimra fait à la fois le bilan historique et l’état présent des trois grands monothéismes, le christianisme (et son avatar le protestantisme), le judaïsme et l’Islam. Cette rupture commencée aux Etats-)Unis et en France fut confirmée en France par la loi de 1905 séparant les Eglises de l’Etat, puis peu à peu dans des pays européens, américains du Nord et du Sud, Dans ce livre, aucune déploration sur l’effacement des religions dans la politique, voire dans le politique lorsqu’il se produit, ni tellement sur la perte des repères qu’a entraîné cet effacement, mais plutôt une insistance sur la conscience nouvelle qui s’impose : « Plus nous avançons, dit l’auteur plus nous nous éloignons de nous-même, plus augmente notre mystère, notre complexité, notre incommensurable humanité. A l’inverse, plus l’homme fait du seul passé son présent, plus il est vulnérable, plus il n’est que ce qu’il a été ».

Dès l’introduction, l’auteur présente successivement la déchristianisation et ce qu’on a appellera crise de la modernité, crise qui a marqué également les deux autres monothéismes, mais sans y mettre radicalement en cause, au moins pour certains peuples, la religion dans la politique et le politique. Mais Zimra fait remarquer que les Juifs en Europe et leur diaspora étaient à la pointe de la modernité. Ce ne fut pas par l’anti-judaïsme que le christianisme lutta, après la rupture « moderniste », contre ls judaïsme. C’est la déchristianisation qui, peu à peu, remplaça l’anti-judaïsme par l’antisémitisme, c’est-à-dire par l’idée de race. Le passage, dans la modernité, de la religion au religieux (qui s’est marquée dans les trois monothéismes) concerne encore la plus grande partie des populations dans le monde. Le confessionalisme est reconnu, au moins dans les démocraties oligarchiques, les seules ayant existé et existantes actuellement. Zimra fait un bref historique du judaïsme et de l’Islam dont l’histoire est moins connue que celle du christianisme. « Une judéité sans judaïsme est-elle possible ?, se demande l’auteur. Contribuerait-elle à définir la modernité ?. Excès sur le judaïsme, mais aussi sur les autres modes d’appartenance, ne serait-elle pas le paradigme de ce qui ne finit pas ? «. Quant à l’Islam, on peut s’interroger sur son désir, non de modernisation de l’ islam, mais d‘islamisation de la modernité. L’islam refuse l’islamisme, mais reste coincé, si l’on peut dire, comme religion du Livre, les sourates du Coran étant imprescriptibles. Mais on assiste aussi à une islamisation de la radicalité qui, dit l’auteur, n’est d’aucune racine, d’aucun sens sinon d’un nihilisme qui emprunte les voies de l’hyper-modernité, pour inventer un discours à ceux qui sont sans histoire, ni mémoire, ni culture, abandonnés sur la route de l‘histoire. A cette islamisation de la radicalité, on peut ajouter, selon moi, la radicalisation de pseudo-religions ou religions séculières telles le fascisme, le nazisme, le stalinisme, le maoïsme auxquels le libéralisme économique emprunte, comme il le fait pour les monothéismes, certains de ses modèles.

Dan son premier chapitre consacré « au christianisme face à la modernité », l’auteur montre bien, ne serait-ce que par l’articulation de ses rubriques comment, dès la Renaissance, une bascule se fait entre le divin et l’humain politique (au sens du politique), politique (au sens de la politique) et social. C’est cette rupture qui, créant dans le dispositif extériorisé à l’humain, des discontinuités et des fractures, va aboutir aux Révolutions américaine et française et à l’accomplissement du type de société moderne que nous commençons à vivre actuellement depuis deux siècles et des poussières. Voici les rubriques proposées par Zimra : l’ébranlement de la modernité, les origines religieuses de la Révolution française, la religion républicaine, le Nouveau et l’ancien, la sortie de la religion : de l’incarnation à la représentation, la République et l’étoile, l’Eglise face à la modernité, la religion : illusion ou transmission, critique de la modernité.. Je reprendrai seulement certaines de ces rubriques. Celle sur l’ébranlement de la modernité me paraît l’un des plus importantes. C’est la modernité qui ébranle l’Europe de l’Ouest, ce n’est pas la modernité naissante qui est ébranlée. La modernité ébranle par des auteurs : Jean Bodin et son concept de souveraineté qui ne met plus rien d’autre au dessus du souverain défendant l’intérêt général que la puissance de Dieu, Hobbes qui reconnait, au nom de la religion, l’autonomie de l’individu, mais qui, dans le même temps, donne, par le Léviathan, à la politique son propre statut. Le Leviathan participe quelque peu du divin, mais le Contrat se fait entre humains, Avec John Locke, « les droits de l’individu sont déliés de toute appartenance religieuse ».

Mais l’ébranlement moderne vient aussi de la Réforme. L’acquisition par les bourgeois d’indulgences leur vaut le Salut sans l‘absolution, Luther déclare que  les oeuvres accomplies ne peuvent pas mener au Salut. C’est un homme bon et juste qui fait des oeuvres bonnes et justes Luther s’adresse à l’homme du commun au marché, à la femme à la maison, aux enfants dans la rue. La coupure qui traverse le christianisme affirme une autonomie du sujet, une libération de la tutelle morale, politique, spirituelle et monarchique que l’Eglise faisait peser sur le peuple. Max Weber dit que la foi ascétique constitue le plus puissant levier de l’esprit du capitalisme. Ce qui peut se discuter, si l‘on prend en compte la fraude que représente trois siècles d’enclosures. où ce n’est pas la foi ascétique qui légitime lords et marchands. Mais Weber note, à mon avis fort justement, que « l’ouvrier accepte sa condition parce qu’elle vient du décret divin ». La révolution française a commencé à chasser Dieu de la cité, mais non la Révolution américaine En Amérique du Nord il s’agit de rentrer dans un présent sans passé, un présent sans histoire, en un temps continu sans cesse renaissant. .L’Amérique est la version originale de la modernité entièrement tournée vers l’avenir. Elle est en quelque sorte la terre promise.

Zimra voit dans le jansénisme, sans doute par rapport aux travaux des historiens, l’une des origines de la Révolution française. Effectivement, le jansénisme prône l’individualité, l’autonomie personnelle, s’opposant aux Jésuites qui prêchent un humanisme beaucoup plus conforme à la royauté absolue de droit divin et adhérant pleinement aux réquisits de l’Eglise<.. Mai Zimra montre bien que, dès le XVIII° siècle , la philosophie tend à remplacer la religion, en affirmant précisément les valeurs du jansénisme et en les amplifiant. Son commentaire du Vicaire savoyard de Rousseau est, à ce titre, intéressant, puisque Rousseau réduit la religion à ses rites,, sans plus exiger la croyance. Il fait en quelque sorte du rite l’explicite, le seul explicite du lien social, sans qu’il n’y ait plus, désormais d’implicite. Selon Edgard Quinet et la préface que Claude Lefort donne à son livre, les révolutionnaires et notamment Robespierre ont peur de faire disparaître totalement le repère divin, Ils maintiennent tant bien que mal l’Etre suprême. De ce non choix résulte, dit Zimra, deux nations, le peuple du préjugé, de la superstition et du mensonge, et le peuple de la raison, de la sagesse, de la vérité. Mais les clairvoyants doivent respecter les aveugles. Zimra laisse un peu de côté la question du régime politique lorsque ce dernier se veut au moins démocratie oligarchique. La croyance et le savoir peuvent s’y opposer, sans se détruire mutuellement.

De ce chapitre sur le christianisme, je retiens la rubrique « La sortie de la religion : de l’incarnation à la représentation ». Elle reprend en grande partie la théorisation de Gauchet, initiée par Lefort, et qui montre effectivement que la Révolution Française fait table rase de l’édifice construit par le christianisme et l’Eglise, édifice qui donnait à l’Ancien Régime toute sa force. Depuis le Moyen Age, le roi l’était de droit divin, mais, comme l’avait noté Elias, le roi de France au X° siècle était celui d’un petit territoire qui couvrait à peine l’IIe de France. Sa grande préoccupation était que l’un des seigneurs locaux ne vienne pas couper les relations entre son propres territoire et la ville d’Etampes. Mais ce que Gauchet et Zimra ont bien vu, c’est qu’à partir du moment, grosso modo au XVI° s, où les Etats européens reprennent la notion d’intérêt général venue de la bourgeoisie née au XIII° siècle, la souveraineté de l’Etat prend, avec Bodin, tout son sens puisqu’elle est ce qui n’a rien au dessus d’elle hormis Dieu. Qu’est-ce qui pouvait ruiner une construction désormais aussi solide telle qu’elle s’établissait dans de grands Etats unifiés, comme la France, l’Espagne, ou la Grande Bretagne ? Il y fallut, non seulement la philosophie allant de Descartes, à John Locke et aux Lumières tendant à se substituer à la religion, philosophie qui avait partie liée avec l’essor de la bourgeoisie acharnée à entrer dans la noblesse, mais jouant aussi son propre jeu, pour qu’une partie de la population française (les paysans) acceptent 1789, mais surtout pour que 200 000 artisans combattent directement les tentatives de maintien du pouvoir royal sous son ancienne forme et parviennent à le déloger et à proclamer, en dix minutes –les archives de la Convention en font foi– la République. Mais, à mon humble avis, cela ne suffit pas à justifier l’expression « sortie de la religion « .Si les droits de l’individu-citoyen s’affirment, ainsi que son autonomie, s’il y a non seulement abolition des privilèges mais constitution de nouvelles unités territoriales, de municipalités (remplaçant le curé de village pour l’état civil), c’est que quelque chose s’accomplit qui ne s’était pas encore accompli ni en Grande Bretagne lors de la Glorieuse révolution en 1688, ni aux Etats-Unis avec la Constitution de 1787 qui sépare, pour la première fois, les Eglises (autrement dit la religion) de la politique. Mais les Etats-Unis demeurent un pays religieux. En revanche, en France, la déchristianisation qui était déjà commencée, selon l’historien Roger Chartier, depuis le début du XVIII¨siècle, notamment chez les paysans, va évacuer, dans la Déclaration des Droits de l‘Homme et du Citoyen, le Dieu créateur. Les créations politiques, aux deux sens du terme politique, le politique et la politique, se font par les êtres humains et entre eux. sous les auspices de l’Etre suprême. Autrement dit, à cet Etre suprême, il ne reste rien et Pie VI ne s’y est pas trompé en condamnant la Déclaration et la Constitution civile du Clergé.

Ce que dit un peu Zimra et que Gauchet n’a pas dit, ce que je me permet de dire, c’est que ce n’est pas seulement le théologico-politique qui s’écroule, mais le dispositif sacré/profane. Or, en 1789, c’est la première fois que cela se produit ; Gauchet a raison de dire que l’écroulement du théologico-politique est brutal, imprévu (c’est moi qui ajoute ce mot), mais Zimra a aussi raison de laisser entendre que c’est plus que le théologico-politique qui s’écroule. La révolution française est, beaucoup plus que la révolution américaine, le moment, l’accomplissement de cet écroulement, et non son commencement comme au temps de la Renaissance. C’est l’apparition d’un nouveau type de société, une société qui, dit Freud, privilégie l’objet plutôt que la pulsion. Ce n’est pas seulement le Dieu chrétien qui est vidé de sa place suprême, c’est le dispositif qui depuis des millénaires et sans qu’il y ait d’exception –il y a des religions athées, mais elles ont le même statut que la religion– avait partout et depuis toujours, commandé l’ordre des êtres humains et des choses. Ce dispositif c’est celui où le référent est toujours mis à l’extérieur de l’humain. Dès la Renaissance, ce dispositif se fendille ; néanmoins il tient bon et il faudra une série de théorisations et d’évènements, d’ailleurs en discontinuités, pour que cet écroulement s’accomplisse. Bien sûr, Gauchet, en utilisant intelligemment des intuitions de Lefort a montré, le premier, ce qu’était la sortie de la religion. Mais Zimra, trop brièvement, mais encore mieux, montre qu’il s’agit de l’écroulement du dispositif sacré/profane. Et il montre ce qui commence après cet écroulement. Une historienne, Sophie Wahnich s’efforce, de son côté, de montrer le caractère inaugural de la révolution française, que Tocqueville, répondant à Burke, longtemps après la mort de ce dernier, avait indiqué. C’est un nouveau type de société qui apparaît, ce qu’on appelle la société moderne. Si les autres types de société se maintiennent sous l’égide de l’ancien dispositif sacré/profane, la force de la société moderne, se fondant désormais sur les êtres humains et ce qu’ils sont, se manifeste un peu partout sur la planète. Mais, tout comme les sociétés régies par l’autre dispositif, sa force se manifeste aussi par des excès, les uns légitimes, les autres illégitimes socialement et politiquement quand ils ne le sont pas simultanément juridiquement et pénalement. Excès dont certains d’entre eux, illégitimes, ont tendance à s’étendre globalement, à se globaliser. Gauchet a su le monter pour les totalitarismes.

Je retiens aussi de ce chapitre sur le christianisme la remarquable démonstration sur la violence de l’antisémitisme au XIX° et au XX° siècle. La rubrique s’intitule « La République et l’étoile ». On le sait, la déclaration des droits émancipe les protestants et les juifs. Ils devinrent citoyens français. Mais les tenants de l’ancien dispositif, cramponnés à des restes du théologico-politique, vont choisir comme cible, le vieil ennemi que s’était donné le christianisme : le judaïsme et les juifs considérés abusivement comme peuple déicide, parce qu’ils auraient soi-disant crucifiés le Christ (en utilisant bizarrement un supplice romain). Les tenants de l’ancien dispositif –même s’ils sont non croyants– prennent comme emblème, non la nation, mais le nationalisme, le droit du sang opposé à celui du sol. Les juifs sont le peuple errant, sans fixation, sans nation. Les nationalistes sont sionistes, parce que la fixation des juifs sur un territoire en débarrasserait les autres. Le racisme, celui de Gobineau, de Vacher de Lapouge, de Houston Chamberlain trouve à s’épanouir dans un antisémitisme forcené, comme le montre Zimra, antisémitisme qui aboutira à la Solution finale. Ce que nous retenons de cette rubrique sur l’antisémitisme, c’est que ce dernier est un symptôme,. et non des moindres, de ce que peut être l’excès illégitime dans la société moderne : l’anéantissement de l’autre pour assurer l’Un seul tout-puissant. Pour se légitimer lui-même, l’Un seul tout puissant rejette sur l’autre (en l’occurence les Juifs) ce qu’il pratique et théorise depuis deux siècles : la rigifification, l’extensification de l’économique au point qu’il puisse recouvrir, le social, le culturel, le politique et la politique. La société moderne, nouvelle, riche de promesses, risque, dans ce type d’excès et dans ceux qui s’y agrègent, son propre avenir et, dans la mesure où elle est entrée quelque peu dans les sociétés qui se maintiennent sous l’égide de l’ancien dispositif, le destin de la planète.

Dans le second chapitre de sin livre, intitulé « Judaïsme, juifs, judéité », Zimra précipite un peu vite son lecteur dans ce qu ‘on pourrait appeler l’histoire moderne du judaïsme, sans préciser, à mon avis, suffisamment ,comme l’avait fait Max Weber dans Le judaïsme antique ce que fut, à partir du moment où il est possible de la définir, la place des Hébreux parmi les autres populations. D’abord, il faut noter que le monothéismes, dont le judaïsme, qui fut sans doute le premier à apparaître aussi nettement comme tel,, ne prend consistance qu’ au IX° siècle avant J.C. avec Josias, un roi hébreu qui demande à des lettrés de rassembler toutes les traditions écrites et orales de son peuple, ce qui constituera le premier temps de la Bible, appelée l’AncienTestament. On peut noter  également que les Hébreux et leur royaume constituaient une entité peu connue et guère évoquée dans l’Antiquité, où, avant eux les royaumes assyrien,et perse dominaient en Orient, tandis que la Grèce et Rome dominaient en Occident. Leur importance stratégique était néanmoins suffisamment importante pour que les débuts de l’Empire romains soient aussi ceux, pour les Hébreux, d’une sorte de colonisation  romaine. Comme on le sait, leur révolte aboutit à la conquête de Jérusalem en l’an 59 et à la diaspora des Hébreux qui deviennent les juifs.

II semble qu’après la mort de Jésus-Christ, prophète juif parmi d’autres, la secte qui lui survécut, dirigée par Pierre, ne prit de l’importance que par l’action quais personnelle au départ de Paul de Tarse, venu d’ailleurs par delà Antioche. Destiné à être rabbin et ne l’étant pas devenu, Paul de Tarse reprend les éléments laissés par les disciples de Jésus-Christ, par écrits et probablement en paroles et fonde réellement le christianisme.

Ce que Zimra analyse, c’est effectivement ce qui nous concerne au plus près aujourd’hui : d’abord la tentative de Zabbataï Levi de transformer le judaïsme, tentative qui aboutit à la conversion du réformateur à l’Islam. Zimra insiste sur le fait que les Juifs de la diaspora, se considérant comme peuple élu, en l’attente du Messie, refusent l‘histoire et ne retiennent, dans leurs manières de penser et de vivre, que la mémoire collective, autrement dit l’une des formes de la la transmission. Mais ce qui va changer leur statut historique, continuellement mis en cause par l’Eglise qui les ghettoïse, les réserve pour le sale travail, celui du maniement de l’argent et à l’occasion les massacres, c’est leur émancipation, au moins en France, obtenue en même temps que celle des protestants. Cette émancipation s’accompagne, non d’une réelle assimilation, mais d’une sorte de nationalisation de l’individu juif dans le pays où il est né, par exemple en Allemagne ou en France, le cas de la Pologne étant plus complexe. Mais, à la fin du XIX° siècle, avec Herzl et la fondation du sionisme, apparaît ce qu’on pourrait appeler un messianisme laïc, c’est-à-dire l’idée de fonder, en Palestine, terre arabe occupée par le Ottomans, un Etat d’Israël. Herzl demande à Pie IX le soutien de l‘Eglise, mais le peuple prétendument déïcide ne peut avoir un Etat. Zimra fait défiler alors les figures emblématique d’Hannah Arendt, de Walter Benjamin et de Freud. Hnnnah Arendt est d’abord favorable au sionisme laïc, mais elle ne ne peut que s’effrayer du retour du sionisme au religieux après la création en 1947 de l’Etat d’Israël-. Dans Eicchmaann à Jérusalem, s’élevant contre la sacralisation de la Shoah, elle rappelle la « banalité du mal ». Zimra évoque Walter Benjamin, juif errant, partagé entre le marxisme et sa judéité. Enfin il qualifie Freud de « Juif sans Dieu »-. Mais il ne fut pas Juif sans Père, au point d’en coller un à toute l’humanité. Zimra montre que le sionisme accompli par la création de l’Etat d’Israël –qui ne reçoit pas ses origines de la Shoah– devient un sionisme religieux, face aux Palestiniens dont il détruit, sur le territoire de l’Etat, les maisons et dont il occupe les territoires, Sionisme religieux qu’il n’hésite pas à qualifier d’intégriste, fustigeant ceux qui y adhèrent par conviction, mais plus encore, ceux qui, comme le Front National, s’y rallient pour expulser les Juifs du territoire français. Zimra rappelle, après Jean-François Lyotard (qu’il appelle, comme un ministre du même nom, François Lyotard) le caractère spécifique du massacre de six millions de Juifs parce qu’ils étaient Juifs –fait qui ne s’était jamais produit dans l’histoire où de grands massacres abondent, mais non justifiés par une soi-disant race, Cela dit, il s’oppose, comme Arendt, à la sacralisation de la Shoah au point qu’elle en deviendrait une religion, alors qu’elle est un évènement historique terrible, incontournable et d’une portée spécifique par rapport à l’humain, mais avant tout un évènement historique qu’il faut continuer d’étudier.

Dans le troisième et dernier chapitre sur l’islam, Zimra insiste, dès le début, sur l’impossibilité de modifier aujourd’hui les sourates du Coran, bien qu’elles aient subi, du temps du prophète et aussitôt après, des modifications. Plus même, à Bagdad c’est la philosophie grecque qui est reprise pour encourager l’interprétation personnelle. L’auteur oppose les Lumières médiévales à celles du XVIII° siècle en ce sens que, même chez Averroès qui introduisit Aristote en Europe médiévale, le savoir ne peut pas être diffusé à tout l monde, alors que les les Lumières du XViII° s. prônent l’inverse. Néanmoins Averroeès avait transfiguré le théologico-politique par deux actes essentiels : la liberté de pensée, la critique des théologies. Mais il sera oublié. Les théologiens médiévaux furent pourtant les premiers à tracer une frontière entre le savoir sacré et le savoir profane. mais « La certitude dogmatique contient une autre certitude que reconnaîtra Descartes : le doute. Au XIV° siècle, Ibn Tamya préconise de renverser le,gouvernement qui ne respecte pas la loi divine, la lapidation de la femme adultère, l’amputation de la main du voleur;Au XVIII° s; le wahabisme s’inspire de lui. La tentative en Egypte d’introduire, au XIX° s, .la modernité produit à la fois fascination et répulsion. La crainte d’un dissolution de la culture dans la modernité s’amplifie après la guerre de 14/18 avec la dislocation de l’Empire Ottoman. Elle se manifeste par l’idée que la raison mène au chaos et à l’interprétation, c’est-à-dire à la dé-construction de l’Un. Le travail des réformateurs qui plaident pour une analyse historico-critique est important, mais ils sont peu lus, peu suivis. En ce qui concerne la langue, il y a écart entre une langue qui ne se parle pas et l’obligation de lui emprunter des formulations, tout en prétendant demeurer extérieur à elle. Dans le même temps, tous les pays arabes se dotent de constitutions avec des objectifs nationaux, économiques et sociétaux. Mais l’identité nationale demeure indistincte de l’identité religieuse. La révolution iranienne, à la fin des années 70 du XX° siècle, vint installer la « spiritualité politique » qui détruit les catégories temporelles de l’histoire.

Dans la rubrique « Sous le voile, le voile », Zimra note que « sous quelque rubrique que l’on considère le voile islamique, il revendique une identité voilée saisie au premier coup d’oeil, qui annule l’infinité du regard. Au défaut d’intégration, le voile répond par l’exclusion de l’autr Le « politiquement correct » et l’autocensure nous font oublier ce qu’il en coûte aux femmes, chaque jour, de subir les tyrannies culturelles et religieuses.

Dans la rubrique « Loi divine, loi des hommes », Zimra pose la question du lien entre politique et religion. Il s’agit de penser les conditions du politique dans la diversité religieuse transcendée par un idéal commun, une communauté de destin. C’est parce que la loi n’est ni définitive, ni tyrannique qu’elle évolue et se transforme que la cohésion nationale est assurée. Or le changement permanent des lois et l’extension infinie des droits de l’homme en Europe ont produit le vertige (je dirai l’excès illégitime) d’un hyper-individualisme qui a perdu le sens du commun. En revanche, dans l’islam, le report des aspirations politiques sur la loi divine met fin à toute émancipation. .La laïcité, en France, n’a pas séparé la société de la religion. Elle est demeurée chrétienne, tournée vers l’avenir, engagée dans les droits de l’ homme que l’Eglise a fini par reconnaître comme siens. Je pense qu’il faut nuancer cette affirmation de l’auteur. La réaction violente à la légalisation du mariage pour tous montre les limites que l’Eglise met à sa reconnaissance des droits .Le modèle d’intégration républicain afaiblit les biens d’origine ,mais affirme la dignité des individus à vire hors de toute appartenance religieuse ou communautaire. Si les identités, dit Zimra, ne se vivent pas en commun, chacun est saisi du vertige (de l’excès illimité et illégitime) de ne vivre que pour soi et par soi, de ne rien devoir à personne, de ne succéder à personne. Un islam dépourvu de toute ambition collective se distingue mal de l’hyper-libéralisme moderne.

Le processus de dépolitisation se manifeste d’un côté par le droit illimité et exclusif de l‘individu de vivre selon ses lois, de l’autre par le pouvoir illimité de la loi divine qui interdit toute autonomie de l‘individu. Le marché mondial a fini de ruiner tout espace du commun, de la citoyenneté , chacun regarde son intérêt propre, privé de vision commune; Les associations se substituent au politique sans changer la construction sociale, servent de soupape de sécurité à la surchauffe sociale. Je pense qu’ elles peuvent être aussi, localement, un ferment pour l’avenir.

La dépendance financière est aussi une dépendance spirituelle (je dirai psychique), elles sont une contestation du politique et de la citoyenneté. Le communautarisme est le strict contraire du politique.

La république est le seul lien, certes fragile, face à l’hyper-libéralisme, le seul qui puisse tenter de le freiner; lA « chose publique » comporte appartenance et éducation, loyauté et dévouement. L’alternative n’est pas entre le communautarisme ou la globalisation, mais dans la manière de penser le politique, l’accueil de l’autre.

Le repli sur soi c’est le refus d l’autre., la substitution des valeurs communautaires aux valeurs individuelles, c’es débarrasser l’homme du fardeau (mais aussi de l’espace) de la liberté. Le modèle d’intégration républicaine affaiblit les liens d’origine, mais il affirme la dignité des individus de vivre libre de toute appartenance religieuse ou communautaire. J’ajouterai ici, comme le dit un peu plus loin Zimra, qu’il y faut un peu d’une certaine fraternité qui peut prendre des formes multiples, tant qu’elle demeure légitime., c’est-à-dire hors excès transgressif des repères limites. On peut dire avec Zimra que l’identité se construit, par excès légitime, sur elle-même, par l’invention, la création, la transformation; Less identités ne sont pas de marques indélébiles, marques de Caïn, mais des forces vives en mouvement, jamais arrêtées. Les religions ne sont pas descendues du ciel, elles ont été fécondées par d’autres cultures, d’autres langues.

Le grand oublié de la République, dit Zimra,, c’est la fraternité. Une société sans fraternité est livrée à la lutte de tous contre tous. Il y a, en Europe, fécondation des cultures accueillies par la culture européenne et réciproquement. « Nous ne sommes pas d’aujourd’hui. Ce que nous sommes nous précède et nous ne pouvons être seulement ce que nous fûmes. Nous sommes tous porteurs d’une altération infinie, expression même de notre devenir. Vouloir la suspendre ou la figer, nous suspend et nous fige tout autant. Il est urgent de sortir des conceptions qui ont enfermer les peuples dans des pièges théologiques ».

 

Louis Moreau de Bellaing

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Sous la direction d’Alain Caillé, Philippe Chanial, Stéphane Dufoix et Frédéric Vandenberghe, Des sciences sociales à la science sociale, Paris, Le Bord de l’Eau, 2018

Dans l’esprit de Durkheim, la sociologie se voulait la science sociale, par excellence, c’est-à-dire celle tenant compte de toutes les sciences spécifiques. Elle ne se voulait nullement « le couronnement des sciences sociales » comme l’a dit Lévi-Strauss, mais plutôt la science sociale fédérant les autres sciences de la société, comme la philosophie, l’histoire, l’anthropologie. Les sommaires de L’Année sociologique témoignaient de cette volonté non d’unification mais de rassemblement. C’est ce projet que reprend le MAUSS ou, plus précisément, le convivialisme, en ouvrant la science sociale généraliste à toutes les sociologies et sciences sociales, non seulement de l’Occident, mais du monde entier. Une seule exigence que n’avait pas Durkheim, en un temps où l’économique et l’économie ne prétendaient pas à la prépondérance absolue : que cette science sociale généraliste soit fondée sur des bases non utilitaristes. Pour ma part, je dirai que Adam Smith et Bentham y sont encore supportables, compte tenu de l’ambiguïté de leur utilitarisme, mais non J.B Say et successeurs qui ont dogmatisé l’utilitarisme (sauf Menger et, évidemment, Polanyi).

Anthropologues, économistes, historiens, géographes, philosophes et sociologues se sont réunis à Cerisy la Salle en colloque et c’est leurs contributions à un projet de science sociale généraliste que ce colloque a permis d’ébaucher.

Après une introduction qui est beaucoup plus que cela, une véritable esquisse d’une science sociale généraliste possible, sont passées en revue, dans une première partie, les différentes sciences sociales mises au prisme, si l’on peut dire, de la science sociale. Dans la deuxième partie, la sociologie comme science sociale généraliste se voit passer au crible de questionnements contrastés sur différents thèmes qui en sont, d’une certaine manière, des constituants. En un temps de globalisation du monde et des sciences sociales sous l’égide de l’économie néo-libérale, est-il possible de reprendre le travail des classiques et de développer une science sociale généraliste, une sociologie générale ? Peut-elle être unifiée négativement par l’opposition à la théorie des choix rationnels et positivement par l’attention portée au symbolisme, à l’empathie, aux valeurs et au sens ? Peut-elle s’opposer à la globalisation, en fournissant une théorie alternative et universalisante au néo-libéralisme ? Enfin, pourquoi ces fondements anti-utilitaristes n’ont-ils pas jusqu’ici réussi à se cristalliser ? Pourquoi, en revanche, le modèle économique néo-libéral a-t-il réussi son unification et sa globalisation plus que relatives ? A mon avis, répondre que c’est le simplisme du modèle économique qui lui a donné force me parait insuffisant. On peut faire l’hypothèse que c’est son dogmatisme copié sur des structures religieuses déformées par absence de tout référent qui a permis apparemment de poursuivre un vieux coutumier des sociétés à religion politique, aux dépens d’un renouvellement des épistémologies et des référents de la société moderne nouvelle. Ce qui répond à la première question : seule une certaine maîtrise des complexités théoriques et épistémologiques – bien mises en lumière dans le présent ouvrage – doit permettre de donner à une science sociale universalisable sa véritable portée.

Les trois auteurs présentent les exposés respectifs des contributeurs et contributrices ; puis en reviennent à la question d’une science sociale généraliste. Sociologie ou/et science sociale ? Mauss a déjà répondu : il n’y pas des sciences sociales mais une science des sociétés. Malgré les efforts de Gurvitch (bien oublié) et d’Aron, voire de Bourdieu, il n’y eut ni de science des sociétés, ni, à proprement parler, de science de la société. La reprise en main du projet se heurte à des « difficultés redoutables ». D’abord épistémologiques : l’hégémonie de la science et du paradigme économiques montre qu’il s’agit, pour y échapper, d’imaginer un mode de coordination souple entre disciplines et paradigmes. Autre manière complémentaire de procéder : une navigation interstellaire entre constellations où les astres seraient des auteurs et parce que leurs théories ont en commun la reconnaissance, la communication, le don et le symbolisme. Ensuite des difficultés d’ordre linguistique, culturel et national. Dans quelle langue (l’anglais ?) et dans quel(s) espace(s) culturels de dialogue entre paradigmes, sont susceptibles de s’effectuer des modes de coordination souples entre disciplines ? Certes il faut « déprovincialiser » la sociologie française et passer à l’international. Mais comment définir les contours de cette science sociale unifiée ? Science sociale comme savoir encyclopédique à la française ? Science sociale comme théorie de la société à la manière allemande ? Science sociale comme théorie sociale à la manière anglophone ? Il s’agit de confronter des acquis sociologiques à des revendications provenant de sociologues non-européens. Il y des limites indécises à une science sociale unifiée. On peut reprendre la vieille question en continuant le débat : Quel type d’humanité voulons-nous ? Pour ma part, je pense que nous répondons tous quotidiennement à cette question, que ce soit dans des sociétés à religion politique ou dans la société moderne. L’un des problèmes de la science sociale, en société moderne, est de mieux expliciter la ou les réponses que nous donnons à cette question. Enfin, venons-en aux difficultés institutionnelles, c’est-à-dire, en France, à la mono-disciplinarité. L’idée d’une bi-ou tri-disciplinarité, fort réalisable, est proposée en science sociale. Mais ce sont les jeunes générations qui auront, si elles la souhaitent, à la réaliser.

La première partie interroge, du point de vue d’une science sociale à faire, les principales sciences sociales actuelles. C’est Sahlins qui ouvre le ban avec l’anthropologie. Il fut et il reste l’un des principaux auteurs qui ont débarrassé l’anthropologie de son évolutionnisme et de son économicisme, bien que lui-même demeure, à notre avis, trop attaché à la vision objective des sociétés à ancêtres et à mythes. Par exemple, il écrit dans ce texte de Cerisy qu’il intitule fort judicieusement « Manifeste anthropologique » : « En tant que formes culturelles, les relation sociales humaines sont, elles-mêmes, constituées symboliquement et, à ce titre, de la même réalité que les êtres méta-humain, mais en étant très largement dépendantes de ces derniers ». Et il conclut qu’il y a une hiérarchie entre les êtres humains et les êtres méta-humains, commandant les hiérarchies sociales et politiques humaines. Lui, l’intelligent, le courageux, à vouloir être trop objectif, il loupe – hélas, personne d’autre que lui n’aurait pu mieux le dire – l’hypothèse d’une distinction entre un dispositif qui, pendant des millénaires, a duré, le dispositif sacré-profane, et le nouveau dispositif qu’à partir de la révolution américaine et celle française, un certain nombre de sociétés ont choisi de mettre en œuvre. C‘est le moment où le méta-humain a été refusé dans le nouveau dispositif qui privilégie l’entre nous objectif et subjectif. Ce qui ne renvoie pas aux oubliettes, dans ce nouveau dispositif, les vieilles religions auxquelles beaucoup demeurent liés et qui n’annule pas les sociétés où le premier dispositif continue d’être pensé et pratiqué. Pour ma part, je rejoins, au moins en partie, Sahlins lorsqu’il dit, un peu plus loin :  « C’est l’incroyant qui croit que l’individu croit. La question ne porte pas tant sur ce que les individus  ‘croient’, elle porte sur ce qu’ils savent (souligné par moi)». Pour ma part, je pense que les invariants anthropologiques ou repères limites indéterminés sont, dans le sacré, mis, même intériorisés, hors humain, alors qu’ils sont, dans l’humain et dans l’entre nous, à distance, mais impliqués à nous-mêmes.

Lucien Scubla, tout en constatant que l’anthropologie est en crise, rappelle que Godelier fait la distinction entre le don pour l’échange (donner, recevoir et rendre) et la transmission qui consiste à conserver pour donner. Il note également que des technologies comme le tissage peuvent suggérer des modèles de système de parenté. Enfin, citant Clifford Geertz, il montre comment des rituels comme, par exemple, les combats de coqs à Bali peuvent être une manière de déplacer, dériver la violence entre humains vers des pratiques animalières.

Faute de place (celle-ci aurait dû être réduite à sept pages), je donne principalement les conclusions des auteurs.

La sous-partie économie comporte un article de Robert Boyer sur la théorie de la régulation, d’Olivier Favereau sur l’économie des conventions,et d’André Orléan sur la critique de la conception utilitariste de la valeur. Boyer conclut par une hypothèse générale sur les innovations. Selon lui, c’est de la superposition de divers réseaux que naît la possibilité de faire advenir un nouvel ordre social et économique. Les innovations ne résultent pas seulement du pouvoir d’un groupe dominant dans un espace donné, mais de la convergence (souligné) d’intérêts d’acteurs appartenant à d’autres espaces qui peuvent être minoritaires. Olivier Favereau, à propos de l’économie des conventions, remplace la valeur par la valorisation et y ajoute le pluralisme des identités. Les économistes tendent à passer de la valeur des biens à celle des personnes, les sociologues à passer de la valeur des personnes à celle des biens. Pour Orléan, la valeur, en économie, est ce qui domine les individus et formate leurs jugements Dans les bulles spéculatives, c’est le marché qui commande aux jugements privés. Dans le désir de monnaie, la raison utilitariste ne suffit pas à expliquer la polarisation collective sur un même objet.

En géographie, Christian Gratteloup, qui s’interroge sur la conscience du monde comme question épistémologique fait état du modèle « territoire-société-espace » qui est le sien. Mais il rappelle aussi l’opposition convivial/utilitaire. Le petit utilitaire (qui n’est pas un petit utilitarisme) efface le convivial. La science sociale peut, selon Gratteloup, contribuer à faire du convivial dans l’ensemble de l’humanité.

En histoire, Romain Bertrand pose le problème de l’histoire globale dans son rapport avec les sociologies anti-utilitaristes. Dans sa conclusion, il note qu’il préfère le concept d’histoire-monde(s) repris, au pluriel, du concept d’histoire-monde, au singulier, de Wallerstain, à celui d’histoire globale. Pour lui, l’analyse des mondes sociaux révolus ne doit pas outrager leurs catégories d’histoire et leur historicité. La rencontre de l‘histoire-monde(s) avec les sociologies anti-utilitaristes naît de la nécessité de faire le pari de l’étrangeté.

François Hartog, posant l’idée d’une nouvelle condition historique, voit apparaitre, en conclusion, la prise en compte de ce qu’il y a de simultané dans le non simultané, c’est-à-dire ce qu’il y a nécessairement de simultanéité avec notre présent dans l’histoire. L’historique et l’historicité. La contemporanéité de tout avec tout et de tous avec tous n’est qu’apparente. Belle idée certainement à développer.

En philosophie, Franco Fisetti, confronte philosophie et sciences sociales, pose la question d’un changement de paradigme et conclut son article en montrant l’importance du don. Je retiens de cet article ce passage impossible à commenter ici, toujours faute de place : « Arendt a découvert…dans l’avènement du totalitarisme le tournant le plus important dans l’histoire politique et dans le politique même du XX°siècle : un fait philosophique, autant qu’idéologique et politique, comme l’affaire Heidegger ne cesse de nous le rappeler. Son rapport avec l’histoire de la philosophie est d’une actualité brûlante. La figure archétypale du philosophe est Socrate; lequel va sur la place publique de la polis examiner les opinions courantes et débattre avec ses concitoyens sur la justice, sur l’ordre politique juste, sur la « vie bonne », sur l’hubris, sur la modération de ses propres pulsions, etc. Le soin des autres et du monde, mais aussi le souci de soi-même (le dialogue de soi avec soi-même) sont constitutifs de la pratique philosophique de Socrate comme forme de vie. Donc on pourrait dire qu’elles sont le roc de la pratique philosophique tout court comme le don est, pour Marcel Mauss, le roc de toutes les sociétés. Le don c’est le vrai arché de la philosophie, le secret de sa « sagesse ». C’est un postulat que Mauss énonce clairement ».

Le regretté Marcel Hénaff intitulait son article : Formater, instituer, connaître. Le concept d’intérêt et la crise de la raison instrumentale. Je cite simplement, sans commentaires, (sinon pour dire que, pour moi, en sciences sociales, penser la survie et au-delà de la survie, c’est penser l’espoir) les deux dernières phrases de sa conclusion : « Ni la pression de la survie, si grande soit-elle, ni la demande de sécurité ne seront jamais des arguments autorisant des compromis en vue d’un aménagement de la servitude…S’il faut définir aujourd’hui la tâche des sciences sociales, c’est probablement dans cette perspective qui indique aussi une urgence : penser dans la survie et au-delà de la survie; pour qu’au moins la vie, la simple vie, soit possible et désirable ».  

Elena Pulcini se demande si la philosophie sociale est une sciences sociale anti-utilitariste. Elle rappelle que la modernité avait fondé sa propre légitimité, sur une promesse de bonheur (souligné). L’auteure pense qu’il faut rester fidèle à cette idée, notamment en produisant des utopies, celles que Miguel Abensur appelait de ses vœux, à condition qu’elles soient libérées des aspects idéologiques négatifs que certaines ont porté et portent en elles. Pour cela, dit-elle, il faut revenir au rôle des passions, notamment de cette passion particulière dans laquelle Ernst Bloch avait vu la possibilité même de l’avenir, passion sans laquelle la critique la plus radicale finit par devenir stérile : à savoir l’espoir en un monde meilleur. C’est, ajouterai-je, cet espoir, pour moi inséparable du don : donner de l’espoir, qu’il faudrait aussi analyser en sciences sociales.

La deuxième partie de l’ouvrage s’interroge sur la sociologie comme science sociale généraliste. Jeffrey Alexander ouvre le débat avec la théorie anti-utilitariste de Parsons mise en parallèle avec celle de Durkheim, de Weber et des actuels travaux en sociologie  culturelle. Que conclut-il de cette mise en parallèle ? Jeffrey Alexander et Clifford Geertz sont les fondateurs, sinon les pionniers de la sociologie  culturelle. Ce que Alexander puise dans Parsons et dans le durkheimisme ce sont des éléments pour la sociologie culturelle. Il est conscient que Parsons avait embarqué Durkheim et Weber (bien après leur mort) sous la bannière du fonctionnalisme. Lorsqu’apparurent, succédant à la sociologie parsonienne, les théories du conflit, ce que Parsons avait gardé plus ou moins de l’analyse des significations sociales chez Durkheim et Weber fut abandonné. On parla, en sociologie du conflit, de « l’inutilité de Durkheim » et de « l’instrumentalisme de Weber comme théoricien du pouvoir de l’Etat ». Les significations du social et celles du normatif, prônées par Durkheim et Weber dans l’analyse sociologique, maintenues tant soit peu par Parsons, furent exclues de cette analyse sauf chez Gurvitch. Le nouvel utilitarisme, dans les années soixante-dix du XXe siècle était à son zénith, avec non tant la sociologie empirique que l’empirisme sociologique. Or, dit Alexander fort justement, c’est à ce moment-là que reparurent des courants anti-utilitaristes qui remirent à l’ordre du jour, les significations sociales, l’action interprétative, La « sociologie culturelle » désigne, selon Akexander, rien moins que la sociologie elle-même. C’est Clifford Geertz qui fut le déclencheur de la sociologie culturelle. Il montrait, par des travaux empiriques, comment il était possible de faire de la science sociale « culturelle ». Si le discours de la société civile et de ses institutions jette les bases d’une sphère civile globale, ce discours fonctionne comme une ressource pour la critique immédiate et comme déclencheur d’une demande de justice.

Alain Caillé et Frédéric Vandenberghe défendent, dès le titre de leur article, l’idée d’un retour à la sociologie classique en passant de la sociologie actuelle à la science sociale. Leur idée principale semble être que la sociologie a perdu son lien avec les idées durkheimienne, wébérienne et maussienne d’une science des sociétés. En privilégiant la périphérie, disent-ils, on a oublié le centre. Dans chacune des disciplines qui forment les sciences humaines ou/et sociales, il existe deux versants, un versant spécialisé, fermé sur lui-même et ses propres problèmes disciplinaires et un versant ouvert au dialogue et aux échanges interdisciplinaires. La sociologie contemporaine n’a pas compensé sa tendance à la spécialisation par une tendance à la généralisation. Pour avancer, il nous faut « rebrousser chemin est chercher l’inspiration chez les classiques qui ont pensé la sociologie comme une science sociale générale ». La théorie générale de la science des sociétés – telle que l’avait, au moins en partie, voulue Mauss et Gurvitvh – n’existe pas, comme dénomination, en France.

Philippe Chanial plaide pour une théorie générale du choix relationnel. Une théorie sociale générale comportant une théorie générale des choix relationnels supposerait d’explorer ce qui apparait comme une hiérarchie de choix, enchevêtrée, une transcendance croisée entre deux ordres et dimensions. Elle aurait à s’inspirer du paradigme du don. Les individus ne deviennent sujets qu’en entrant dans une relation de don, au sens maussien du terme, avec les autres humains. Ils y prennent une auto-consistance qui leur permet de conquérir une marge d’autonomie dans le flux incessant des interdépendances dans lesquelles ils sont pris.

Sergio Costa donne des réponses convergentes adressées aux « puristes de la différence », sur le convivialisme, la convivialité, la conviviance. L’approche de la convivialité, qui se fonde sur la réalité construite dans le vivre en commun, réfère à l’interaction entre les êtres humains. L’approche de la conviviance, qui émane de la vie, et le projet convivialiste, envisageant l’interdépendance entre les êtres humains et entre la nature et les hommes, peuvent et veulent comprendre la mixité, la vie avec un autre, en tenant compte des êtres vivants humains et non humains.

François Dubet se demande si on peut se passer de l’idée de société. Le projet moderne de faire société doit être de nouveau posé à travers l’étude des mille manières dont se recompose la vie sociale. Si l’on ne veut pas rester dans une guerre des identités et sous le règne d’un capitalisme que personne ne semble contrôler, il faut reconstruire l’image des sociétés, des recompositions partielles et locales d’une vie sociale suffisamment intégrée pour que les acteurs sociaux puissent maîtriser leur liberté personnelle et leur destin collectif.

Stéphane Dufoix propose quelques éléments pour une théorie sociologique de la globalisation. Sa conclusion générale rejoint la perspective donnée à l’ouvrage. La construction progressive des Global Studies tend à faire disparaître une ambition générale : entre 1980 et 1990, il y a une mise en place progressive d’un « moment global » des sciences sociales autour d’une question de théorie générale qui est celle de la modernité.

Nathalie Heinich se demande ce que l’art fait à la sociologie non utilitariste. Quand on est chercheur anti-utilitariste, on ne peut pas prendre pour soi-même les représentations non utilitaristes des acteurs. L’auteure est passée d’une sociologie explicative à une sociologie compréhensive, en considérant que, utilitaristes ou anti-utilitaristes, les valeurs ne sont plus des réalités à promouvoir mais des représentations à analyser et elle confirme en disant qu’il ne faut pas confondre l’opinion avec le savoir. Pour ma part, je pense, comme le dit l’auteure, que la savoir exige, pour être produit, au niveau de l’analyse des valeurs, une certaine neutralité axiologique. Mais les valeurs ne sont jamais produites sans référence à des invariants anthropologiques ou/et des repères limites qui, en eux-mêmes, sont sans cesse des objets d’analyse : la reconnaissance, le don, la liberté, etc. Or ces invariants, ces repères sont simultanément, comme les valeurs, des réalités vivantes (Arendt) auxquelles, depuis toujours et partout, les êtres humains se réfèrent. Cela n’empêche pas la nécessité constante de leur analyse. Mais le chercheur, la chercheuse, se voulant axiologiquement neutre, risque de louper l’analyse de son propre engagement dans les valeurs ou/et les invariants et/ou les repères. Bien entendu, je ne fais que poser une question qui ne dispense pas de celle posée par l’auteure.

Pour Philippe d’Iribarne, la science sociale est, dans la mesure où elle existe, fondée sur un mythe des sociétés modernes : celui de l’homme nouveau radicalement distinct de celui ou de ceux qui l’ont précédé. C’est ce mythe de l’homme nouveau qui, selon l’auteur, doit et peut être analysé dans une perspective sinon rationnelle, au moins raisonnable, comme dirait Latouche.

Christian Laval s’interroge sur le destin de l’institution dans les sciences sociales. Toute institutionalité sociale doit, selon lui, déborder la rationalité économique. Il n’y a pas de rationalité économique qui ne soit soutenue par un régime normatif dans les institutions. Je serai d’accord avec Laval pour dire que le social et le politique sont nécessairement institutionnalisés en deçà même de la rationalité économique qui, telle qu’elle est pratiquée avec le capitalisme, détruit ou tend à détruire ce que, socialement et politiquement, les êtres humains instituent privativement ou publiquement. Mais je pense que le régime normatif ne suffit pas, ni son analyse, pour connaître l’institution et les degrés d’institutionnalisation nécessaires et légitimes. Il y faut le recours aux invariants anthropologiques ou/et repères limites, eux-mêmes à analyser sans cesse, puisque s’ils ne changent guère de signification, ils changent de sens dans la société moderne, sans pour autant fabriquer l’homme nouveau, sinon dans le fantasme, comme le montre J.PDurand (dans La Fabrique de l’homme nouveau).

Thomas Lindemann confronte conflits armés et théorie de la reconnaissance. Il semble que les théories de la reconnaissance soient des théories de la transition. Pour expliquer les problèmes de sécurité ou de transition entre deux Etats hostiles ou non, il faut comprendre, dit l’auteur, pourquoi un adversaire d’aujourd’hui doit être un adversaire de demain. La réification de l’adversaire comme une « force », où les acteurs sont considérés comme peu capables d’innover ou de réagir, relève du scientisme et non de sciences sociales spécialisées ou de science sociale généraliste .

Contraintes, sanctions, actions et réalité : Danilo Martucelli pose la question de savoir comment la réalité sanctionne effectivement les actions, autrement dit quel est le mode de fonctionnement des contraintes et des limites dans la vie asociale contemporaine. Il répond à la question, en final, en disant que plus devient vive la conscience d’habiter dans des univers pénétrés de textures culturelles diverses, ouvertes à la circulation des signes, plus l’appel à la « réalité »  devient le tribunal ultime auquel nous voulons juger du vrai et du faux. Pourtant, la « réalité » dans la vie sociale n’a pas une sanction immédiate et durable. Ce que les sciences sociales ont à étudier, ce sont les fonctions sociales spécifiques que chaque période ou société octroie à la « réalité ». Je me demande si cette analyse est suffisante. Elle est nécessaire, sans aucun doute. Mais des réalités peuvent être analysées aussi du point de vue de leur signification qui demeure la même dans toutes les sociétés, ce qui n’exclut pas l’analyse philosophique, épistémologique en science sociale généraliste : liberté justice, etc., tout en tenant compte du sens que des périodes et sociétés peuvent leur octroyer.

Anne Rawls, considérant la structure des faits sociaux, revient sur un argument durkheimien oublié. En fait, il faut « dépasser » Durkheim pour comprendre le propos d’Anne Rawls. Les normes dit-elle, sont descriptives et non créatives. Les notions de confiance et de consensus temporaire peuvent être lues comme une reformulation de l’idée durkheimienne : les règles sont récapitulatives dans les sociétés traditionnelles, constitutives dans les sociétés modernes. Récapitulatives, elles peuvent être sanctionnées dans leur transgression, sans compromettre la création des faits sociaux. Constitutives, elles sont utilisées pour créer des choses sociales. La sanction de ces règles est interne (souligné par moi). Si le critère constitutif n’est pas respecté, l’action est vouée à l’échec. L’auteure fait référence à la préface de I893 de Durkheim à De la division du travail social. S’y profile, avec le terme « interne », la distinction-césure entre le dispositif sacré-profane et celui de l’entre nous sans référent extérieur (c’est-à-dire le dispositif de la socialité moderne, sans extériorité politique aux deux sens du terme politique, ce qui n’y exclut pas pour autant le religieux).

Ponts dialogiques et alliances anti-utilitaristes : pour Ilana F. Silber, le don est un élément dynamique et conflictuel de la vie sociale, toujours sujet à la critique et à la suspicion, qui permet la multiplication de ces ponts dialogiques et de ces alliances anti-utilitaristes. La justification est une autre affaire qui relève, selon moi, de la légitimation et de la légitimité juridique et légale, mais aussi de la légitimation et de la légitimité sociale et politique

En conclusion, Michel Wieviorka propose de retourner au sens et de repenser l’universel. La deuxième alternative suppose, selon lui, de renoncer à l’universel abstrait tel que l’a déjà critiqué Marx et d’admettre que l’universalisme des valeurs ne dispense pas des critiques à leur adresser quand elles sont transgressées. Il fait appel à Merleau-Ponty qui voulait en finir avec un universalisme en surplomb, pour lui substituer un universalisme latéral s’appuyant sur l’anthropologie. Wieviorka pense qu’on peut réenchanter l’universel, en allant chercher, à l’échelle de la planète, mais aussi, dans le temps, des modes de pensée différents. En ce qui concerne la modernité, elle serait une, mais les voies de la modernisation sont multiples. Pour autant, désormais chacun de nous, selon l’auteur qui fait référence à Ulrich Beck, est obligé de penser son expérience, son existence et ses problèmes à partir d’une vision mondiale. Enfin, se référant à Balibar, il voit dans l’universalisme l’idée d’émancipation, de demande de droits et de démocratie.

Mais c’est le sens même, philosophique, de l’idée d’universalisation, d’universalité et d’universalisme qui fait aujourd’hui problème. Les pistes suggérées donnent à espérer au moins dans la constitution d’une science sociale généraliste fédérant les sciences sociales et rendant possible une meilleure connaissance des autres et de soi-même.

Louis Moreau de Bellaing

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Multitudes 72, Mineure 72, Les entreprises de marchandises morales, Paris, Difpop, automne 2018

La notion de marchandises morales met en cause radicalement l’usage, en excès illégitime socialement et politiquement, du don, de la générosité, de l’altérité, de la solidarité, de la philanthropie, de l’aide, de la responsabilité sociale. Ces valeurs, ces repères, nonobstant leur nécessité propre dans le social, l’économique, le politique et la politique, en viennent à devenir des produits d’un marché du Bien où se bousculent de nombreux acteurs (associations, ONG, fondations, églises, entreprises  » à missions « ). Ces biens constituent un profit financier, un investissement rentable et un capital :moral qui ne s’articule pas fréquemment à la dimension du politique.

Dans six articles qui se succèdent, sept auteurs s’efforcent de montrer la validité de cette hypothèse . Il ne s’git pas de critiquer en soi des principes de la condition humaine, mais de faire voir comment ilx ont té détournés de leur signification et de leur sens, pour servir les desseins de tous puissants détenteurs économiques. Dans une sorte de préface à cet ensemble d’ articles, préface intitulée les Guichets des marchandises morales, texte au demeurant remarquable, Anne Querrien et Bernard Hours opposent bien (avec un petit b) et Bien (avec un grand B). Mais les biens peuvent être chargés de Bien moral. L’essentiel est qu’ils figurent à ce titre sur un marché d’offres et de demandes. Ce marché des marchandises morales se développe à l’aune de l’ accroissement des inégalités sociales et économiques. Sorte de pallîatif, de fausse solution à l’ injustice matérielle et sociale entretenue. Baliser les étapes et les initiatives du champ des marchandises morales, s’interroger également sur les mutations idéologiques, politiques et symboliques introduit à la longue histoire de ce marché. Deux belles questions parmi d’autres : Le Bien est-il devenu un bien ? Jusqu’à quel point la politique (et non l’Etat) a-t-elle perdu le contrôle et la formulation du bien commun et de l’intérêt général ?  

« La financiarisation du champ philanthropique et social efface en partie l’engagement personnel ou l’acte individuel choisi, voulu, assumé, responsable. (…) La main qui donne est devenue une organisation à distance». Cette organisation transforme l’empathie en marchandise émotionnelle. En se financiarisant, les gestes altruistes se sont dépolitisés (au sens du politique). Irait-on vers des minimas moraux ?

Dan le second article, Bernard Hours se demande comment se fait le passage du don à ce qu’on pourrait appeler investissement économico-social. Les inégalités sociales sont mortifères, mais on fait bien peu pour y remédier concrètement. Les conditions qui président à la création de la valeur économique et à son partage sont toujours séparées. Le consumérisme centralise le sujet individuel en fait la cible de tous les matraquages publicitaires et numériques. De là résulte la fiction de l’entrepreneur de soi-même qui permet d’entretenir l’illusion de la liberté de choix au consommateur enchaîné. Etre entrepreneur de soi-même c’est vouloir se construire un statut social et économique comme une entreprise acquiert une position par ses performances dans un univers de concurrence. L’audace devient une vertu cardinale comme l’innovation et la diisruption une chance permanente. L’entrepreneur est devenu un héros civilisateur dans un contexte où la réussite individuelle éclipse les normes et les institutions ainsi fragilisées. Construire une société à partir de l’entreprise c’est supposer que le marché fasse de plus en plus société, que ses règles imprègnent les rapports sociaux et les normes. Cela suppose qu’abandonnant toute philosophie, toute éthique, tout principe du soin (care), on transforme les dégâts causés par la marchandîsation économique en cibles de la marchandisation morale. L’idéal :  les actionnaires ne sont plus les seuls partenaires. Toutes les parties prenantes sont invitées, y compris les salariés qui vont ainsi retrouver sens et dignité. L’entreprise devient ainsi un dispositif de création collective, un pari ou un investissemeent sur le futur, le moteur de la société. Est occultée la dimension du partage des richesses fondamentalement politique au sens du politique et de la politique qui fonde matériellement les rapports sociaux, le lien social et la construction de la société. Or c’est cette dimension du partage des richesses – dont la tentative d’effacement se fait dès l’apparition d’une possible société moderne – qui se poursuit par la marchandisation d’une société démocratique institutionnellement constituée et en voie d’extension vers la société civile. Marchandisation non seulement des biens et des services, mais des morales et pourquoi pas des droits . L’échange, là où il n’a pas lieu d’être, dans le politique qui n’est dans le social que la caution impliquée, mais distante, le garant de l’échange et dans la politique – qui s’interdit tout échange avec le social et le culturel -. L’obligation non réciproque entre social et politique au sens de la politique, étant le double don, devient avec la marchandisation le pivot du social, du politique et de la politique. Mais c’est un échange économique unifié à la planète qui passe à l’as individus et groupes sauf comme consommateurs, détruit la subjectivité individuelle et collective, refuse de faire de l’économique l’une des dimensions de la société, encastrée dans les autres. Car cela suppose que ne soit pas oublié le politique.

Sous le titre suggestif Le don, une force morale administrée, Anne Querrien et François Rosso analysent le troisième secteur de l’économie, celui des entreprises qui se constituent non pour produire des biens économiques, mais, en complétant l’ancienne charité, pour fournir des services et soutenir des idéologie positives, pour remédier également aux défaillances des pouvoirs publics. On assiste ainsi à la naissance d’entreprises privées sociales, d’associations à but non lucratif dont les ressources proviennent en partie de dons faits par des particuliers, mais surtout de subventions apportées soit par des entreprises privées soit par les pouvoirs publics. Dans le cadre des entreprises à missions – sur lesquelles on revient plus loin -, entreprises qui recherchent, au delà du profit, un service commun nécessaire socialement , se situent les fondations, d’abord d’obédience religieuse, puis paternaliste (grandes familles patronales). Elles ont investi principalement le domaine culturel. Leur but était néanmoins de compenser par des dons les inégalités de salaires et de ressources entre les salarié(e)s d’ entreprises. Le choix d’un secteur d’intervention pour les fondations est laissé à la discrétion d’une élite chargée d’élever la société au dessus d’elle-même. Comme le disent les auteurs, déductible des impôts, le don « charitable » est devenu une force morale à peu de frais.

Dans l’article intitulé Le boom de lanthropologie, Antoine Vaccaro montre la montée en force de la philanthropie au fur et à mesure, que durant le siècle précédent, la puissance publique s’écarte des financements collectifs dans le social. Le patron-philanthrope pour ses ouvriers et employés disparait au profit d’associations, puis de fondations. Les associations font des appels de fonds qui ciblent les catégories de la classe moyenne qui ont vu leur sort s’améliorer notamment dans le haut de cette classe. Mais c’est par le biais de la création de fondations que de grands patrons tels Bill Gates ou Warren Buffett qui sont aussi de grands financiers vont placer des milliards de dollars défrayés d’impòts dans des réalisations sociales et culturelles. Le ruissellement philanthropique est censé compléter le ruissellement de la richesse dans le néo libéralisme.

Dans son article intitulé Une offre morale plastique, loffensive de lONG World Vision au Liban, Fatiha Kaoues s’appuie sur la problématique de Thévenot et Boltanski construite sur le principe de la « cité juste ». Les auteurs présupposent que l’acteur a une capacité réflexive qui lui permet de mobiliser des principes généraux, pour justifier ses positionnements à un moment précis et dans une situation donnée. Les deux principes qui apparaissent comme privilégiés par des acteurs convertis à l’évangélisme dans l ‘ONG internationale World Vision sont la solidarité et la réalisation de soi.

Le premier cas présenté est celui d’un jeune homme élevé dans une famille chrétienne d’origine arménienne. Il a vécu l’effondrement des solidarités traditionnelles du fait de la paupérisation et du durcissement politique et social à l’intérieur même de la société palestinienne. D’abord cadre dans une banque, il y a souffert d’une atmosphère de corruption et d’agressivité. Il a refait des études pour devenir ingénieur et il travaille désormais dans une société appartenant à l’ONG World Vision et enseigne dans une école privée pour enfants défavorisés. Son travail professionnel le met à l’aise quant à son ambition de réussir, mais il ne sépare pas cette ambition de sa volonté de solidarité avec autrui qui se manifeste dans sa seconde activité, l’enseignement.

Le second cas est celui d’une jeune femme dont la mère a été assassinée devant elle par des miliciens. Dépressive pendant de longues années, elle rencontre des membres de l’ONG World Vsion qui la soutiennent et l’entourent d’affection. Elle vient y travailler, s’occupe de mettre au point des programmes d’ apprentissage de la lecture et d’ écriture pour de jeunes enfants, travail qu’elle accomplit avec enthousiasme. L’auteur note l’importance de l’ONG, pour se réaliser soi-même, mais rappelle néanmoins que la personne aidée porte un regard non critique sur le libéralisme économique qui détruit les valeurs de solidarités qu’elle s’efforce de pratiquer.

Dans l’entreprise à missions et ses partrenairess, Armand Hatchuhel présente d’abord l’entreprise capitaliste telle qu’elle fonctionne depuis le début du XX° siècle. La tendance est de favoriser la distribution des profits aux actionnaires, sans se préoccuper outre mesure des salariés. De plus, on peut noter que l’entreprise n’est pas l’un des terrains privilégiés des sciences sociales. La responsabilité financière tend à l‘emporter sur l’activité productive.

L’entreprise telle que la conçoit Hatchuel dans ses travaux repart du paradigme apparu à la fin du XIX° siècle, mais en prenant acte des contributions de toutes les parties. Chaque associé à l’entreprise qu’il soit actionnaire, salarié, ingénieur, dirigeant, doit gérer la société comme ses propres affaires, comme la ressource qui lui permet de garder et de développer son potentiel d’action. La solidarité dépasse complètement le rapport capital travail. Le développement des sciences peut y favoriser la création collective. La devise est : « Nous faisons des entreprises pour créer des mondes qui nous plaisent ». Les entreprises ont à créer le futur que nous désirons au lieu de le détruire ou de produire des mondes invivables au nom du profit des actionnaires. La création collective est mise au poste de commandement. Dès le 18° siècle, Il s’agissait d’appliquer les sciences naissantes à la production pour le bénéfice de la société.

L’actionnaire doit être re-responsabilisé sur l’objectif commun de l’entreprise au lieu de ne s’intéresser qu’au seulmontant de ses dividendes. L’entreprise doit se définir une mission et l’indiquer dans ses statuts. une mission. un projet de création collective qui engage les actionnaires. Un conseil de mission doit accompagner le conseil d’administration. Des expériences ont tété tentées en ce sens aux Etats-Unis et en France. Les entreprises à explorent un nouvel espace de l’action collective et du commun.

Hatchuel montre, à notre avis, à propos des entreprises à missions que le politique prévaut sur l’économique et que le capitalisme est un phénomène historique moderne non constituant de l’économique. La marchandisation des valeurs morales et des services n’st pas iinéluctable. Néanmoins, dans les entreprises à missions, elle ne peut complètement disparaître.

Louis Moreau de Bellaing

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Jean Nadal, La Pulsion de peindre, la Toile et son inconscient, Paris, Editions L’Harmattan, 2018

Il est peu habituel qu’un psychanalyste qui se veut et est simultanément peintre tente d’expliquer, avec une terminologie qui est celle de la plupart des créateurs, c’est-à-dire une terminologie de type énergétique, comment la peinture vient à celui ou à celle qui va vers elle. Ce choix est toujours individuel, mais comment le concevoir sans le collectif, le social, le culturel ? L’auteur inscrit dans la théorie analytique cet « élan » vers la peinture, vers le tableau . « La couleur, dit Nadal, prend le peintre aux tripes, l’anime jusqu’aux confins de l’illusion, de l’hallucination du désir, d’une histoire d’amour, de son irruption, de sa finitude  » . « Pour Freud, chercher quoi que ce soit chez le patient obéit à la même attitude fondamentale, à la même configuration émotionnelle que chez le patient artiste ».. Mais l’élan n’est-il pas humain avant d’être culturel? Psychanalyse et peinture partageraient ce désir de faire affleurer le visible dans l’invisible .

Dans la pulsion de peindre, la caractéristique spécifique est la matière, sa consistance, les couleurs. « Un tableau n’est pas une image ». Il tient de la sensorialité, plonge dsns les processus inconscients et les investissements les plus archaïques. Ce que Nadal explique fort bien, c’est qu’à partir du pulsionnel il y a recherche par le peintre de ce que j’appellerai un construire par rapport au détruire. C’est bien l’objet, sa résistance à le détruire qui guette, mais aussi la limite au construire pour ne pas tomber dans l’excès du détruire. Less Carnets de Léonard de Vinci, que l’auteur commente, montrent comment cette approximation se fait et donne peu à peu sa forme au tableau. Le spectateur rencontre, qu’il le veuille ou non, à partir de son propre inconscient, l’inconscient du peintre.

Sur l’idée de Klee disant que « la couleur le possède », on peut évoquer la notion d’objet sollicitant théorisée par Michèle Huguet, dans son livre l’Ennui et ses discours. Des objets, par leur couleur, peuvent solliciter le peintre qui investira telle couleur plutôt que telle autre. En ce sens, c’est bien la couleur de l ‘objet qui « possède «  le peintre. Mais rien n’est moins arbitraire que cette sollicitation d’objet, car c’est bien l’inconscient du peintre qui est sollicité et pas par n’importe quelle couleur. On pourrait dire que l’objet sollicitant contribue à fonder le peintre comme sujet. Le sfumato, lumière voilée, ouvre la voie à la distinction analytique latent/manifeste. Le propre de l’artiste est sans doute de puiser toute sa vie à une source unique qui alimente ce qu’il est et ce qu’il dit. L’hallucination négative est, au niveau du représenté, la représentation de l’absence de représentation. « Je pense couleur, dit le peintre Christin, mais je suis aussi attiré par les formes. ».

La toile est un prolongement du corps, corps imaginaire, mais qui peut prendre une certaine autonomie s’il’ est réceptif à la survenue de formations fantasmatiques en lien avec l’inconscient. Jean Nadal prend comme exemple le tableau le Cri de Munch. Il cite le texte de Munch où celui-ci raconte comment autour de lui les êtres et les choses se décoloraient. C’est ce moment de perte du monde et de soi qui lui fait peindre une série de tableaux sur le thème du Cri.. Un homme, toujours, le même, livide, crie. J’ai entendu un cri de ce genre « au delà de la mort » et ne peux en dire plus.

La peinture parle, la peinture pense, la peinture rêve, métaphore.Le peintre doit -faire son deuil de la puissance infinie à laquelle il aspire, mais il peut néanmoins obtenir quelque satisfactions substitutives.. L’art forme un royaume intermédiaire entre la réalité qui interdit le désir et le monde imaginaire qui le réalise. Le modèle onirique est central pour rapprocher la pensée du rêve ou en rêve de la toile-écran qui est le lieu de projection d’univers fantsasmatiques.

L’oeil musical : la peinture est une pensée construite, mais d’où émane, par rapport à l’objet érotisé, ce que Nadal appelle un petite musique de nuit, c’est-à-dire des sonorités et des vibrations.

De la pulsion de peindre à celle de créer et à celle de savoir : sur le mode du fonctionnement du rêve, la peinture pense, mais aussi possède une mémoire repérable dans les séries de tableaux et les différentes périodes. En ce qui concerne la couleur, Magritte en fait une tache de douleur.

Dans le quatrième chapitre intitulé Trajet de la pulsion et acte de création, Nadal aborde d’emblée le problème de ce qu’il appelle la motion pulsionnelle; c’es-à-dire celui du passage de l’image sonore à l’image visuelle.

Revenant sur le cri, Nadal note qu’il est l’expression originaire verbale et celle des échanges qui fondent la compréhension. Il est aussi une médiation entre le dedans et le dehors.

Enfin, dans un dernier temps, Nadal insiste sur l’influence du romantisme sur la création de la psychanalyse, notamment en ce qui con- cerne l’association libre.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Peinture et psychanalyse, Nadal revient d »abord sur le narcissisme. Il me semble que , loin de le critiquer en soi, lorsque, conscient, il dépasse les liimites du possible et du légitime, il cherche à montrer comment l’artiste ne peut produire qu’en lui donnant une place fondamentale La manière dont Nadal reprend l’histoire vécue de Léoonard de Vinci et ses Carnets explique l’oeuvre et la vie, l’oeuvre par la vie. Milan, vautour ou aigle, l’oiseau que l’on repère dans l’un de ses tableaux est une trace de lui-même dans son oeuvre. Faire un procès à Freud sur la nature erronée de la désignation de l’oiseau est absurde. Ce que Nadal montre, c’est que la vie du peintre fait plus ou moins corps avec l’oeuvre. Rothko, peintre moderne, est au fond celui de la perte de l’objet que le peintre construit, mais qui, dans sa construction même, dépasse à ce point la limite du possible qu’il s’y perd lui-même.

Deuxième temps : le rêver et les fantasmes archaïques. : On pourrait ajouter : ce que n’a pas montré Freud. Il s’agit de la fantasmatique particulière que le peintre développe tout au long de la création de l’oeuvre. – Fantasmatique dont témoigne également les Carnets de Léonard de Vinci Léonard évoque non seulement une sombre caverne dans laquelle il s’aventure, mais l’on ne saura pas s’il y a découvert des mystères. Il évoque également des paysages, des animaux, des phénomènes naturels terrifiants. Double désir : investir le corps maternel, pour en détruire les puissances mortifères ; culpabilité inconsciente d’avoir détruit lui-même l’objet aimé.

Rothko et Léonard ont les mêmes fantasmes, mais ne les traitent pas de la même façon. Le premier peint l’idée de la chose, le second la chose sublimée, rêvée.

Nadal en vient à s’interroger sur le rapport entre la création et la scène primitive. Il recherche la signification de ce rapport dans la manière dont les Carnets, mais aussi les oeuvres – des nus d’hommes – l’expriment. La sexualité chez Léonard est de l’ordre de la répugnance, de l’animalité, sauf dans les Madones qui idéalisent la mère. Nadal, pour mieux comprendre le travail de création à partir de la scène primitive, emploie la notion de parents combinés. Il rappelle la théorie du pictogramme et de la violence de l’interprétation de Piera Aulagner.

Chez Léonard, il trouve l’association contradictoire de l’envie à la vertu, mais ne développe guère celle de gratitude. »L’ennui, ce sentiment hargneux de la jouissance de l’autre tellement désiré qu’on lui retire ». Lisant Nadal, je me demande comment la jouissance et l’envie de la jouissance de l’autre se situent par rapport à la création. Pour Freud, face au « continent noir », l’envie du pénis chez la femme, la castration chez l »homme semblent tracer des espaces-libres. Mais alors où se situent la jouissance et l’orgasme sans jouissance ? Nadal note que l’envie dévorante dans ses dimensions archaïques, dévoile la manifestation de la pulsion de de mort.

`Du chaos à la sensorialité chez le peintre : Nadal va multiplier les exemples : Matisse, Bacon et, bien sûr, Léonard. La sensorialité, dit-il, est omniprésente et se répand comme si, au delà des images, se jouait le destin de ses investissements. Il ajoute : « La couleur est adhésive à la toile -peau onirique et joue un rôle déterminant dans l’expansion de la pulsion, de sa mise en forme et sa manière de convoquer le regard de l’autre, l’inconscient du destinataire ». Le peintre et la peinture sont descellés de leur socle élitiste (génie, chef d’oeuvre, etc.), ramené au plaisir sensoriel ou à l’absence de ce plaisir, lorsque l’autre est oublié.

Quatrième temps de cette deuxième partie : le tableau, cette médiation… Le processus médiateur : il y a le transfert sur l’oeuvre et celui du regard de l’autre qui conserve les marquages de l’amour et de la haine. Mais ce rapport au destinataire n’enferme pas des protagonistes dans une relation de face à face; c’est, selon moi, l’altérité même qui est en jeu. ».Ce créateur, dit Nadal nous permet de jouir de nos propres fantasmes sans scrupule et sans honte ». Le modèle concret du peintre est déformé selon un prototype idéal que le peintre se donne.

Lorsque Nadal parle de passage, transaction, maniement des couleurs, des nuances, comment ne pas voir le contraste d’une couleur à l’autre ? Le passage organise le pulsionnel du peintre. Les représentations, les formations intermédîaires permettent dee maîtriser les affects.et d ‘analyser le travail du négatif. :

Pour une théorie de la pensée : le topique de la médiation. Le tableau est lieu intermédiaire entre l’inconscient du peintre et le regard de l’autre. « Il y a un espace psychique intermédiaire de mise en latence des pensées » dit Freud. Joindre et disjoindre implique la représentation consciente comme représentation de mot, la représentation inconsciente comme représentation de chose, statut du visuel du tableau. La pensée pré-consciente s’affirme quand la représentation de chose est reliée par des innervations à la représentation de mots qui lui correspondent. Mais l’annulation de la fonction symbolique peut conduire à la « négation du noir » comme chez Soulages. C’est un peu la négation de tout sublimation, qu’elle soit positive ou négative. A mon avis, cette négation de la sublimation, si elle s’inscrit réellement dans l’imaginaire du peintre, le fait lui-même dispraître comme ce fut le cas de Rothko. Mais cela ne semble pas être celui de Soulages. .Le travail du négatif peut être une résistance à la pulsion d’emprise.

De la clinique psychanalytique à l’acte de création : Il s’agit d’envisager la dynamique de l’inconscient dans l’acte créateur chez le peintre. Accueillir ce qui surgit pour en faire quelque chose et construire après Rothko qui veut peindre des idées. Mais il y a aussi la recherche de l’objet idéal perdu. Dans la perte, de l’objet est reconnu l’instauration d’un principe de réalité. L’expérience du non sens étant à l’origine de la pensée. Nadal rappelle que la pulsion est fondatrice du sujet. La libido du moi, régresse au delà de la satisfaction hallucinatoire du désir. La libido narcissique est sexualisée durant le rêve et dans la mise en oeuvre de la pulsion originaire dans le travail de la peinture. La libido du moi retrouve à son insu de nouvelles médiations, celle de la parole et du langage visuel, depuis le trait qui organise le dessin et depuis la peinture qui imprègne le corps. Nadal rappelle que l’hallucination de l’objet dans son négatif n’est pas l’absence de représentation, mais comme la représentation de l’absence de représentation.

Les médiations dans l’espace pictural : c’est chez Klee que Nadal les trouve les mieux signifiées. Sur l’entre monde – des mondes peu perceptibles – je peux les assimiler suffisamment hors de moi pour les projeter sous forme de symboles. Le très beau passage sur la ligne pourrait être rapproché de qu’en dit Ingold. Il s’agit d’ établir un pont entre l’intérieur et l’extérieur, Le travail de jonction ne se fait pas sans un travail de disjonction et sans celui du négatif, le blanc, qui est à la fois structurant et déstructurant. Klee retrouvera dais le travail de la couleur la poursuite de son oeuvre.

De la pulsion scopique à l’emprise et à l’hallucination : la pulsion de voir donne à l’oeil un statut de zone érogène et l’articule sur le désir de savoir en lien avec la scène primitive. Il devient un prolongement de la main et assure la mise en oeuvre de l’emprise. Désir de savoir, de vérification et d’établissement de la preuve. C’est cette violence originaire qui est inhérente au fondement de l’humain. Le sujet est le simple appendice de son plasma germinatif à la disposition duquel il met ses forces en échange d’une prime de plaisir. Il y’a consubstantialité des pulsions de voir et d’emprise. La pulsion d’emprise se lie à Eros pour s’assurer d’une maîtrise des excitations et mettre la pensée au travail. Freud inscrit la pulsion dans le biologique. Ce faisant, il infère après coup d’une névrose universelle obsessionnelle analogue à l’hallucination psychotique. Le problème, au point de vue anthropologique, est que, depuis le début de l’humanité, tous les êtres humains auraient été névrosés obsessionnels universels dans un sytème d’illusion créé par le désir et niant la réalité. Ce dont, pur ma part, je ne doute pas ; mais pour les êtres humains, le sacré commandait le recours au hors humain et fût, jusqu’à la Renaissance européenne, le seul mode de savoir. La question que je me pose est : pourquoi ce mode de savoir s’inscrivant dans le hors humain ? Le tableau de Bekinski qu’évoque et présente Nadal dans son ouvrage très beau, alliant amour et désespoir, concerne bien tous les êtres humains. Mais, pendant des millénaires, le recours au hors humain est la seule solution. Le second tableau ne résoud pas l’énigme.Le rêve se ferme sur son enveloppe, dans l’attente de l’autre, tout en l’excluant . mais, dirait Ricoeur répondant à Nadal, il attend encore, dans certaines sociétés, l’Autre du « Tout Autre ».

Dans ses notes conclusives, Nadal montre, pour la première fois à ma connaissance dans l‘histoire de la peinture, comment le support toile et les tubes de couleurs « font » le peintre qui va constituer à partir de sa propre pulsion la toile et son inconscient et organiser sa pulsion par les couleurs.C’est son désir et sa liberté qui sont engagés, pour produire l’oeuvre. Grands peintres, génies. élitisme dans l’esthétique apparaissent un peu comme des poncifs. En effet, qui regarde l’oeuvre a l’autorité de son regard sur le tableau. C’est lui, elle qui projette son inconscient sur la toile et son inconscient qui est celui du peintre. C’est là que se fait la rencontre des inconscients.

Je me souviens que, visitant, à 18 ans, le site des Eyzies en Périgord, le guide éclaira sur la paroi rocheuse une peinture représentant une antilope. Je vois encore cette antilope courant sur la paroi, d’un dessin admirable (comme ceux que réussit Picasso de têtes de taureaux), je me souviens de la couleur fauve de son pelage nullement défraichie par le temps. Je projette mon propre inconscient sur la paroi et son inconscient qui est celui de ce peintre de la préhistoire, sans doute du néolithique qui avait peint l’antilope. A travers le temps, nous nous rejoignons.

 

Louis Moreau de Bellaing

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Jérôme Baschet, Défaire les tyrannies du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, La Découverte, 2018

En s’appuyant sur l’expérience de la rébellion zapatiste Jérôme Baschet propose une critique du présent vécu comme perpétuel et qui exerce sa domination sur les façons de penser les questions de la temporalité et de la spatialité. Dans le monde de la globalisation, le présent est le nouveau tyran qui pour mieux assurer sa domination fait sombrer le passé dans l’oubli – ou le mémoriel – et obnubile toute perspective du futur qui ne soit pas la répétition de l’oppression présente. Face au processus d’uniformisation spatiale et de délocalisation généralisée, la connaissance anthropohistorique des mondes sociaux non capitalistes permet de faire apparaitre la singularité de formes d’organisation et une autonomie des lieux. L’expérience zapatiste, par sa conjonction d’un ancrage dans les cultures amérindiennes traditionnelles et d’une résistance au régime présentiste du capitalisme néolibéral produit des figures de la temporalité singulières et particulièrement inspirantes. Faire vaciller les évidences du contemporain est au cœur de la fonction critique de la discipline historique fermement unie à l’anthropologie.

L’ouvrage expose d’abord les conceptions de la mémoire et de l’histoire dans l’expérience zapatiste : la mémoire, comme capacité d’embrasser passé, présent, futur, définit le passé comme configuré au présent et articulé à un projet de transformation radicale. L’histoire se comprend à partir des luttes présentes : c’est une histoire vivante axée sur l’identification de la domination sociale passée et présente. Puis l’auteur reprend la critique du présent perpétuel, en l’associant à l’analyse du présentisme chez François Hartog et à la notion de régime d’historicité qui la sous-tend et qui désigne la façon dont une société pense son rapport au temps. Après le régime moderne d’historicité – régime futuro-centré – on serait passé à un régime où le poids de l’innovation technoscientifique, d’une croissance dont la mesure est strictement quantitative et de l’univers médiatique font régner l’immédiateté, ainsi qu’une crise sociale où l’exclusion grandissante multiplie les vies sans perspectives. La critique du régime moderne d’historicité a depuis quelques décennies fait l’objet de plusieurs critiques et de réélaborations du rapport au temps. La fin de l’idéologie du progrès a ainsi donné naissance à plusieurs configurations, rompant avec la ligne droite de la modernité pour emprunter la ligne fragmentée de la postmodernité ou un faisceau d’options possibles, allant de l’accélérationnisme à des reformulations émancipatrices des formes de vie traditionnelles. Parmi ces options, l’anthropocène et les scénarios de la fin du monde jettent un trouble dans la temporalité où les époques historiques ne se succèderaient plus selon la même périodicité.

Le présentisme témoigne de l’expansivité des normes de l’économie et constitue un régime d’historicité en adéquation avec un second âge du capitalisme. Son dépassement suppose d’analyser la polarité entre une temporalité vécue qualitativement et un temps qui se présente sous la forme de sa mesure quantifiée. La domination du temps abstrait est marquée par sa capacité à imprégner les pratiques quotidiennes et les subjectivités. Elle révèle une crise du temps concret, capacité à vivre le rythme de ce qui advient ; la durée contre la valorisation du moment ; la temporalité de l’activité concrète valorise l’action en tant qu’elle se fait.

Le chapitre consacré aux temporalités et historicités émergentes ramène le lecteur à l’expérience zapatiste revendiquant la mémoire vive d’un passé non pas figé mais dont l’énergie anime la lutte présente ; une impulsion donnée à la fois par la mémoire des oppressions passées et par celles des luttes anciennes toujours à reprendre. L’enjeu consiste à transformer le rapport au passé selon un faisceau de conceptions : un dépassement de la perspective moderne centrée sur le futur radieux ; une conception traditionnelle du temps indigène qui éprouve la force des retours du passé ; une réaction contre la fragmentation postmoderne et le présent perpétuel.

Dans son dernier chapitre « Une histoire postcapitaliste est-elle possible ? » Jérôme Baschet reprend une conférence présentée à l’Université Laval en février 2014. A partir des trois grandes ruptures historiques que sont l’entrée dans l’Anthropocène, l’effondrement du grand partage et celui de l’hégémonie du régime moderne d’historicité – troisième rupture traitée tout au long de l’ouvrage – il tente de développer l’hypothèse d’un épuisement tendanciel des conditions de possibilité du capitalisme. Il reprend pour ce faire un certain nombre d’approches critiques : celle de la position trans-situationnelle des savoirs ; le postnaturalisme ; un double rapport aux mondes passés ; une histoire vue d’en bas et ouverte sur l’interculturalité ; une démarche qui défait l’alternative des structures et de l’action. Penser l’histoire depuis un futur postcapitaliste suppose son déploiement au sein d’une multiplicité culturelle rompant avec les hégémonies ; dans un partage des mémoires distinctes.  Ca suppose de repenser l’histoire depuis un futur hypothétique libéré de la tyrannie du productivisme capitaliste.

Annie Benveniste

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Jean-Pierre Durand, La Fabrique de l’homme nouveau, Travailler, consommer et se taire ? Paris, Le Bord de l’eau, 2017

Le livre de Jean-Pierre Durand n’est pas une conclusion, mais plutôt une somme qui s’efforce d’ouvrir, sans indignation superflue ni protestations d’usage, les portes que le capitalisme, sous sa forme néo-libérale, ferme, en fabriquant, tout comme n’importe quel totalitarisme, ou n’importe quelle dictature, d’abord l’« homme nouveau » fordien, ensuite l’« homme nouveau » « sans qualificatif », celui que l’on commence à voir apparaître aujourd’hui. Notons que l’idée d’ « homme nouveau » est ancienne et religieuse. L’homme nouveau de Paul de Tarse est celui qui, par ses mérites, sa foi, etc., va obtenir le paradis au ciel. Les  « religions séculières », notamment le capitalisme libéral économique se sont emparées de cette vieille métaphore à leur usage, pour réaliser, d’une manière plus souple et moins visible, dans les démocraties oligarchiques, l’ « homme nouveau » qui doit mériter sa vie sur la terre. Il n’y a même plus de paradis !

Le premier chapitre montre le passage du fordisme à la lean production et au lean management. Le fordisme tel que le décrit Gramsci est cet extraordinaire mélange de don avec échange (doublement du salaire), mais, en fait, d’un don-poison-avec soi-disant échange, puisque il exclut d’emblée les ouvriers n’ayant pas une ancienneté suffisante, les jeunes de moins de vingt et un ans et les jeunes filles destinées à se marier. On pense à un paternalisme à la Le Play, mais sans pater ni Dieu, la « place vide » étant remplie sur terre par Ford et son équipe de décideurs. Les exigences du point de vue de la sexualité, de la dépense, etc., viennent compléter le tableau.

Mais cet « homme nouveau »  fordien a vécu. Aujourd’hui l’homme nouveau à faire et en train de se faire est sans qualificatif, il est autonome, responsable dans des cadres établis qui lui donnent les limites. Mais s’il est producteur, il est aussi consommateur de services. Il est donc, si l’on peut dire, coincé d’avance. Sa responsabilisation et son autonomisation se déploient dans une production dont il est aussi le consommateur. C’est la première thèse que va tenter de démontrer l’auteur. La seconde thèse, intéressante parce qu’elle est peu reprise ailleurs, est que l’« homme nouveau » qui apprend le clivage entre producteur et consommateur connaît, dans le même temps, l’obligation, la fatalité, la nécessité d’un travail dit autonomisant et responsabilisant. La troisième thèse, c’est que « le désir de bien faire et son impossibilité » sont certainement à prendre en considération dans les crises et les pathologies personnelles qu’il entraine.

Lean production, lean management, destruction des identités professionnelles sans que celles qui émergent soient reconnues, rationalité aboutissant à une profonde dépossession de son travail pour l’ « homme nouveau ». « Là où cette rationalisation bute parce qu’il reste une part intuitive à la création dans certaines fonctions (belle idée chère à l’auteur), les exigences de la rentabilité conduisent à créer de nouvelles formes d’emploi semblables à celles des tâcherons des siècles passés ».

Le deuxième chapitre qui insiste sur le lean management montre la manière dont il produit l’ « homme nouveau ». Dans sa seconde partie, est reposée, à la lumière de ce lean management, la question des identités au travail d’une autre manière que l’avait posée autrefois Sainsaulieu. La manière de produire l’ « homme nouveau » dans les entreprises et les services, cet homme autonome et responsable, passe par des méta-règles non écrites, à proprement parler non prescrites. Elles fixent un espace de contraintes au sein duquel les salariés sont « libres » de s’auto-organiser pour atteindre leurs objectifs (qui ne peuvent être que ceux de la direction). La demande y est sans loi et sans limite. Exemple :à six heures du soir, le chef de service (que les  salariés tutoient) donnent un travail qui doit être exécuté pour le lendemain matin. Cela aboutit à un clivage, dans la construction de l’ « homme nouveau » entre sa responsabilité, voire sa culpabilité, nécessairement subjectivée et la travail qu’il a, comme salarié, à accomplir. Paradoxalement, alors que la subjectivité est aujourd’hui largement déniée dans les sociétés, au moins au niveau de son analyse, elle se retrouve dans le lean management, mais toujours non analysée, plutôt instrumentalisée à des fins de gestion supposée efficace. La question des identités au travail est fonction du nom de l’entreprise et de l’appartenance de classe des salarié(e)s, et des relations professionnelles. Elles peuvent être subjectives positivement ou négativement dans l’équipe, mais sont très largement dé-subjectivées au niveau des relations entre salariés et directions. C’est surtout l’organisation au travail, avec les exigences de la lean production et la double face du lean management : autonomie et responsabilité, mais avec réduction des coûts, compression des temporalités et restriction des embauches, qui va marquer les identités au travail. Qui plus est, si la reconnaissance au travail et du travail accompli peut apparaître, en revanche la reconnaissance sociale du ou de la salarié(e) n’est quasiment jamais prise en compte. L’ « homme nouveau » est de plus en plus un producteur-consommateur dé-subjectivé.

Le troisième chapitre montre comment l’ « homme nouveau » est dépossédé de son travail. Du point de vue strictement économique, l’auteur se demande si l’utilisation d’ingénieurs à forte rémunération pour du travail de secrétariat (les assistantes ont largement disparu dans l’entreprise) ne serait pas contre-productif par rapport à la complexification actuelle de la recherche à effectuer. Tout comme la baisse des coûts de main d’œuvre pour des tâches invisibles considérées comme mineures telle l’accompagnement à la recherche. Le symptôme de cette contre-productivité serait notamment les troubles socio-psychiques..

Un même mouvement semble traverser désormais le travail de l’ouvrier et celui de l’ingénieur. Les effets de la rationalisation du travail produisent des différences d’intensité selon les activités. Mais, dans tous les cas, il y a dépossession des contenus et du sens de leur travail chez les salarié. Dans cette manière d’exécuter les tâches, ce n’est plus seulement les résultats de leur travail qui leur échappe, mais la maîtrise de leur travail et la manière d’effectuer les taches.

La mobilisation de la subjectivité est encadrée par des normes étroites, notamment en ce qui concerne la temporalité.

Flux tendu et réduction obsessionnelle des coûts, gestion directe des hommes et des femmes, outils instrumentalisés, réorganisent l’entreprise dans l’urgence comme mode de management. Ils instrumentalisent aussi bien les tâches que l’ingénierie ou la recherche ou la concurrence globalisée, pour mettre sur le marché de nouveaux produits. Cette instrumentalisation prévaut dans la recherche universitaire ou dans le secteur de l’énergie. La gestion des sous-traitants par les ingénieurs et la recherche de financement contrarient les attentes des salariés face à la nature de leurs activité. L’auteur remarque que de nouvelles fonctions s’ajoutent à celles, traditionnelles, des ingénieurs et des techniciens, fonctions qui n’ont rien à voir avec le métier. ll y a disjonction entre les attentes des salariés et la nature de leurs activités réelles. Pour y échapper, l ’ « homme nouveau »  doit faire front, réaménager ses relations immédiates, pour rapprocher les bords de la « faille narcissique », afin de rester à son poste. Les plus faibles psychiquement n’y restent pas.

Le quatrième chapitre place l’« homme nouveau » en face des services. Chaque sujet est censé croire en une administration quelle qu’elle soit, devenue institution totale. Les indicateurs de gestion, quantophréniques, et l’évaluation individuelle sont les instruments de suivis et de contrôle pesant sur les salariés. Comme forme abstraite du management, ces dispositifs n’apparaissent pas dans des actes de commandement. Ils tentent de « naturaliser » les exigences des directions et des actionnaires.

L’ «  homme nouveau » ne croit plus à la vertu de ses dispositifs, mais il se donne l’apparence d’y croire. S’il ne supporte pas la disjonction entre les deux attitudes, il craque psychiquement et physiquement. Mais il peut avoir recours, pour se maintenir lui-même et parvenir à ne pas être exclu, à des jeux sociaux dans les institutions et les contraintes des règles imposées. Ces jeux sociaux peuvent donner, de façon immédiate, d’une manière partielle, un sens au travail. Par le jeu social, l’ « homme nouveau »  de l’administration et, par des savoir-faire invisibles, l’ « homme nouveau » des entreprises peuvent demeurer tout simplement des êtres humains.

Dans le chapitre cinq, l’auteur reprend l’une de ses idées les plus riches : celle d’une impossibilité de la totale rationalisation des services. Il admet qu’il y a équivalence, homothétie, dit-il, entre le travailleur coincé dans des contraintes et des règles qui s’énoncent en chiffres ou en données des big data à exécuter, et le consommateur dont les choix possibles gardent, malgré les prédictions à partir des big data, une part d’imprévision et d’imprévisibilité que les revendications et réclamations manifestent. Mais le client travailleur et consommateur se heurte en vain à la protection juridique coûteuse pour lui, que se donnent financiers, actionnaires, directions. Apparemment, il est enfermé dans le système libéral et néolibéral économique.

Dans les chapitres cinq et six, Jean-Pierre Durand ne dit pas qu’il y a des échappatoires, des alernatives, pour sortir du double enfermement tel qu’il est conçu par la lean production pour le travail et pour la consommation. Mais, par exemple, la mobilité des travailleurs, le travail à mi-temps ou le travail réduit, sans augmenter les ressources du travailleur, libère du temps et de l’espace que, dès que c’est possible, il peut reprendre à son compte. Par ailleurs, il bouge dans la même entreprise, déplacé par la direction. Cela peut lui donner l’occasion d’acquérir des compétences qu’il n’avait pas. Cette « liberté » en temps et en espace que donne la mobilité du travailleur dans l’entreprise, voire dans l’administration, cette occasion qui lui permet éventuellement d’acquérir de nouvelles compétences introduisent du jeu dans la machine, un jeu qui n’est jamais absolument contrôlable. On pense aux travaux de Patrick Cingolani sur les précaires, quand ceux-ci profitent de leur temps de chômage pour s’investir dans de nouvelles créations.

La rationalisation et la rationalité absolues n’existent pas humainement. Tout au plus s’approchent-elles de l’absolu dans les outils et les machines. Certes le peu de créations qu’actuellement la plupart des êtres humains peuvent produire n’est pas la solution-miracle, mais un pis-aller. C’est peut-être de ces petites fissures que viendra le changement, lorsque le libéralisme et néolibéralisme économique, autrement dit le capitalisme, par la spéculation financière effrénée ne reposant sur rien, pas même sur du papier, se heurtera à un mur, si, d’ici là, une catastrophe écologique de grande ampleur, prévisible, n’a pas commencé à bloquer le système.

Taylorisme, fordisme, lean production à flux tendu et à bas coûts, lean management : le libéralisme économique, en Europe continentale, s’est répandu entre 1806 et la fin du XIXe siècle. Ses extensions colonialistes, sa pénétration aux Etats-unis qui était un pays agricole, à partir de la fin du XIXe siècle, s’est globalisée au monde entier. Jean-Pierre Durand montre ses effets principalement en France, mais il ne cache pas que le soi-disant « homme nouveau » se fabrique partout. Ce que l’auteur voit bien, c’est que le capitalisme feint d’ignorer la subjectivité individuelle et collective. C’est elle qu’il importe aujourd’hui d’analyser aussi, y compris dans ce qu’il en reste chez les libéraux économiques. On peut espérer des nouvelles générations qui n’ont pas connu et ne connaîtront sans doute pas les catastrophes totalitaires du XXe siècle, que, peu à peu, elles prendront conscience du formatage des individus qu’elles subissent et tenteront de faire un monde meilleur pour ceux et celles —ils et elles sont nombreux(ses)— qui, actuellement, ne connaissent que l’aliénation, l’exploitation, la pauvreté et la misère.

Louis Moreau de Bellaing

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Isabelle Coutant , Les migrants en bas de chez soi, Paris, Editions du Seuil, 2018

Face à l’évènement, l’occupation d’un lycée désaffecté par des réfugiés, cent cinquante d’abord et dont le nombre ira jusqu’à quatorze cent, l’auteure, Isabelle Coutant, est, si l’on ose dire, prise entre deux feux : elle habite le quartier, y est parente d’élèves au collège voisin du lycée occupé, mais elle est aussi sociologue au CNRS étudiant les quartiers populaires. Elle veut aider, mais aussi comprendre. Ses questions sont les nôtres : Face à la stupeur initiale et la colère des riverains, aux tensions, mais aussi aux mobilisations solidaires, comment accueillir ? A quelles conditions les quartiers populaires peuvent-ils continuer d’assurer la fonction d’intégration qui leur est confiée ?

Dans son introduction, l’auteure cerne ce quartier populaire parisien de la Place des Fêtes, l’évènement et son propre parcours pour le comprendre. Le 31 Juillet 2015, cent cinquante réfugiés occupent un lycée désaffecté , « gros cube de béton au milieu des barres ». Le jour de l’évacuation, le 23 octobre 2015, il sont mille quatre cent quatre, selon la Préfecture, principalement des hommes, provenant du Soudan, d’Afghanistan et d’Erythrée. Ils font partie des près de quatre-vingt mille demandeurs d’asile en France, en 2015. La ville de Paris tolère ces migrants qui ne se sont pas installés dans les beaux quartiers et les lieux fréquentés par les touristes. La Place des Fêtes, dit l’auteure, « incarne un Paris « mosaïque », mêlant couleurs et religions, familles askhénazes, séfarades, et loubavitch, familles originaires du Maghreb et de l’Afrique sub-sahabrienne. La Place des Fêtes a mauvaise réputation : logements sociaux, urbanisme de « cité », marqué par l’image de la délinquance et des trafics.

Dès le début de l’occupation du lycée, les dons affluent : nourriture, vêtements, etc. «Des tas de vêtements s’entassent dans la cour à côté de détritus ». L’arrivée des dons suscitait des tensions, des bagarres, des trafics , attirait d’autres populations marginales dans le lieu. « Quand je passais pour donner nourriture et vêtements, j’étais désemparée et inquiète face à la désorganisation des lieux. ll se passait là, à petite échelle, ce qui traversait l’Europe, une arrivée soudaine de migrants sans que rien n’ait été prévu pour les accueillir, sans ligne politique claire ». « Je me suis dis que comprendre ce qui se passait dans (un) immeuble et, plus largement, dans l’ensemble du quartier, ce serait un moyen de réfléchir aux conditions sociales de la tolérance ». L’auteure repère d’abord dans les réunions les positions sociales des uns et des autres, sans oublier la sienne. Elle fait des entretiens près des acteurs locaux et des élus, avec les représentants des réfugiés,principalement auprès des hommes et femmes afghanes. Puis l’évacuation a lieu par la Préfecture. L’auteure s’entretient avec les voisins, surtout les voisines solidaires des migrants, puis près de ceux qui s’étaient montrés hostiles, inquiets devant l’occupation. Elle poursuit ses entretiens avec des demandeurs d’asile « avec  lesquels [elle s’était] liée dans le lycée (occupé) ». Avec quelques-uns, elle rencontre les élèves du collège voisin du lycée qui n’avaient jamais vu qu’à travers les vitres les occupants. Puis elle écrit une « sociologie du présent » – ou une sociologie qui se veut aussi « histoire du présent ». Outre un préambule intitulé « Entre cause des « réfugiés » et cause d’un quartier », l’ouvrage comporte six chapitres et une conclusion dont je donne les titres : Etat des lieux, Solidarités locales, Auprès des migrants, Les traces de l’évènement, Des exilés face aux collégiens du quartier, Remobilisations, et enfin la conclusion Faire face à l’Histoire.

Dans le premier chapitre, l’auteure fait état des études d’Abdelmalek Sayad, élève de Bourdieu, qui relevait que le statut d’immigré a longtemps été était considéré comme seule force de travail, et non comme sujet politique. Puis, elle revient sur le travail pionnier de Johanna Siméant sur « la cause des sans-papiers » qui s’est intéressé aux immigrés comme sujets politiques, à partir de leurs luttes des années 1970 aux années 1990.Ces luttes de sans-papiers sont toujours aussi celles de « soutiens » dans la société d’accueil. A partir de ce qu’elle appelle le « militantisme de solidarité », Johanna Siméant distingue « une mouvance chrétienne de gauche, autour d’églises impliquées et en lien avec la CFDT » et « des militants d’extrême gauche en recherche de causes » dans l’après-68. La cause des « sans papiers » permet à un grand public de gauche de manifester son opposition à un gouvernement de droite. La représentation de l’étranger y est double : il est vu comme « incarnation de l’altérité de surcroît en souffrance », mais il est vu aussi comme « figure de prolétaire parmi les plus diminués et les plus exploités ». L’ouverture et la fermeture de Sangatte en 2002 ont rendu visible à Paris la présence de migrants afghans, irakiens, etc. Depuis cette date, des collectifs d’habitants et de militants se sont régulièrement créés pour les soutenir. L’auteur souligne le rôle des émotions dans le déclenchement des soutiens à la cause des exilés. « Dans la gestion du travail militant, les responsables oeuvrent à la gestion de ces émotions et à une répartition des rétributions pour maintenir les engagements ». Des migrants hésitent à se fixer. D’autres sont demandeurs d’asile en France. Dans le temps même où l’Allemagne accueille huit cent mille migrants, les mobilisations « anti-migrants » s’affirment un peu partout en Europe. Michel Agier défend le principe du droit cosmopolite comme droit naturel de visite à l’échelle de la planète et il évoque l’utopie des villes-refuge. Pour lui, iIl s’agit de s ’interroger sur « ce que les villes font aux migrants et sur ce que les migrants font à la ville ». L’auteure précise cependant que la ville n’est pas une, que plusieurs groupes sociaux y cohabitent avec des intérêts distincts. Ce sont dans les quartiers populaires que les migrants s’installent, sont visibles. Raison pour laquelle elle propose de penser l’articulation et plus particulièrement, il s’agit de penser « la cause des exilés et de la cause des quartiers ». « Les catégories établies, disait N. Elias, marquées par le déclassement, tolèrent d’autant mieux les marginaux qu’ils sont discrets ». C’est la « configuration marginaux-établis ».

L’occupation de l’ex-lycée Jean Quarré ne s’est pas faite spontanément par les migrants eux-mêmes, elle a été revendiquée par le collectif de la Chapelle en lutte, né de l’évacuation violente des campements de rue au métro La Chapelle en juin 2015 et des évènements de l’église Saint Bernard. Après plusieurs campements de rue et plusieurs évacuations, une dizaine de militants accompagnés d’une centaine de migrants investissent l’ex lycée Jean Quarré désaffecté depuis près de dix ans.

Aux Africains se joignent des Afghans qui quittent leurs abris provisoires. Ce qui est revendiqué au delà d’un lieu et d’un moment de répit pour les « réfugiés », c’est un lieu d’accueil, de ressources et d’orientation, une « Maison des réfugiés » pour les primo-arrivants en France. Dans une conférence de presse, la Ville de Paris annonce avoir décidé de tolérer cette occupation et même de transformer l’ex lycée en centre d’hébergement d’urgence pour plusieurs années.

Le projet de la Ville de Paris est mal accueilli, notamment par l’Association des Amis de la Place des Fêtes « qui se sent trahie  » car le projet fait suite à un autre projet de la Ville de Paris, celui de créer dans le lycée désaffecté une médiathèque. La directrice de l’Ecole maternelle est dubitative, quant à elle, sur la pertinence d’une Maison des réfugiés Place des Fêtes. Le quartier, malgré une gentrification partielle, est demeuré un quartier populaire. La place abrite en 2012 34% d’employés, 12,5% d’ouvriers. Comparée à l’ensemble de la capitale, la proportion d’employés et d’ouvriers est plus forte. Entre 1990 et 1999, le quartier s’est de surcroît paupérisé : 13% de taux de chômage. Un médecin habitant le quartier, élu au Conseil de Paris, déclare : « Il n’y aurait rien de pire que de ne pas faire la médiathèque en disant qu’on ne la fait pas parce qu’il y a les migrants ». Un article de Libération présente le lycée comme un refuge où s’infiltrent passeurs et proxénètes. « Il y a une responsabilité hallucinante à laisser pourrir la situation comme çà dans un quartier aussi fragile ». déclare une élue écologiste. Le quartier est coupé en deux, entre ceux qui sont pour l’occupation du lycée et ceux qui sont contre.

Dans le deuxième chapitre, il est question des solidarités locales qui se tissent avec les migrants. C’est la proximité d’un immeuble du parc social à loyer modéré d’avec le lycée occupé qui motive un petit groupe de résidents à se solidariser en tant que voisins avec les habitants du lycée. Une liste de recommandations est dressée pour une entente de bon voisinage. Une violente bagarre, un soir d’Août etre migrants, amène à préconiser des mesures préventives, pour éviter de trop grands risques et assurer la sécurité. « Avec l’occupation du lycée remonte la souffrance d’un chaos géo-politique où les gouvernants prennent les décisions et où la vie individuelle et familiale est broyée » dit une enquêtée d’une soixantaine d’années dont l’histoire familiale est faite d’exils et de ruptures. Il y a un aussi un décalage entre les objectifs, très politiques, des militants français du collectif La Chapelle et les préoccupations nécessairement très matérielles des migrants ; certains voisins immédiats s’en préoccupent. Les femmes migrantes qui ne trouvent pas de place dans les pièces qui leur sont réservées dorment sous des tentes-igloo pour se mettre à l’abri. Elles s‘enferment dans leur chambre, pour échapper aux hommes qui tambourinent à leur porte. Pour les voisins les plus impliqués et certains militants, les migrants ont désormais «  des visages, des noms, des prénoms et on ne peut plus les lâcher ». Un voisin et parent d’élève du collège, lui-même d’origine algérienne, militant, constate : « Dans un quartier comme le nôtre, iIl faut toujours se battre, se battre pour avoir ses droits. On est habitué. Mais aussi fatigué. ».

« A partir des échanges et des initiatives, se tissent les fils d’un réseau sur lequel chacun va s’appuyer pour communiquer, s’informer, afin de pouvoir temporiser, apaiser les peines, enrayer les rumeurs », dit l’auteure. Est tentée également une mise en relation directe des réfugiés avec les pouvoirs publics. Des contacts sont pris avec la mairie d’arrondissement, puis avec la mairie centrale qui renvoie à l’Etat et à la Préfecture la responsabilité de la situation.

A la mi Septembre, les réfugiés sont estimés à cinq cent. Une semaine plus tard, ils sont sept cent. Ce sont principalement des femmes qui se mobilisent en faveur des réfugiés. A la mi-Octobre, à la suite d’une bagarre dans le lycée, les enseignants du collège voisin décident d’interpeller eux aussi les pouvoirs publics.

Le troisième chapitre fait état de ce qui se passe à l’intérieur du lycée jusqu’à son de l’évacuation du lycée par la police, mais auparavant, les soutiens aux réfugiés s’y organisent : cours de français, de l’aide juridique, des soins médicaux, etc. L’auteure entre en relation avec des demandeurs d’asile. Apparaissent dans les entretiens, à propos des motifs du départ du pays d’origine, non seulement la menace, par exemple des talibans en Afghanistan, mais aussi des humiliations, des ressentiments familiaux qui ont pu participer de la décision de tout laisser derrière soi. L’OFPRA ne retient cependant comme motif que ce qui menace la vie, et c’est sur ce récit que les demandeurs d’asile doivent se focaliser. Le lieu fonctionne en autogestion. Une page Facebook a une nouvelle page « Maison des réfugiés » est créée qui regroupe près de quatre cents personnes, essentiellement des jeunes soutiens qui veulent se coordonner. Les délégués des migrants organisent avec eux le quotidien. Ils peuvent intervenir selon des compétences, des stratégies et des ressources diverses.

Mais la situation se dégrade. Le nombre des réfugiés augmente avec les risques d’une hostilité croissante dans le voisinage. Le 15 Octobre, en pleine journée, une bagarre éclate dans la cour du lycée entre Afghans et Soudanais. Puis, quelques jours plus tard, les délégués des migrants ont rendez-vous à la Préfecture pour discuter de l’évacuation du lycée. Les pouvoirs publics assurent un relogement à tous les occupants.

Le 23 Octobre, a lieu l’évacuation par des bus dans lesquels les policiers font monter les migrants pour des destinations inconnues. Certains migrants, arrivés d’autres lieux mais trop tard pour monter dans les bus, partent pour la place de la République avec des militants du collectif créer un nouveau campement.

Le quatrième chapitre traite des traces de l’évènement dans le quartier. Un centre d’hébergement d’urgence officiel est prévu dans le lycée, pour une durée de deux ans en attendant et laissera la place à la médiathèque. Les voisines du groupe Solidarité migrants qui vivent dans la barre toute proche entrent dans l’amicale des locataires de leur immeuble afin de poursuivre leur action visant à faire lien entre les uns et les autres. Mais certains des voisins expriment dans un vote électoral, leur mécontentement, après coup, vis à vis de la présence des réfugiés. Des résidents âgés disent que les réfugiés devraient se battre chez eux comme eux l’ont fait en leur temps. Un beur pense que le quartier se dégrade et qu’il ne faut pas s’installer dans le quartier, mais plutôt dans le XVIII° arrondissement où il y a de jeunes cadres qui s’installent. Une autre voisine, au chômage après avoir été cadre chez France Télévisions, journaliste déclare : « La Place des fêtes connait déjà beaucoup de difficultés. Les familles de migrants, il va falloir les insérer. Mais déjà il faut qu’on arrive à gérer nos familles ». Enfin il y a la peur des populations juives face aux musulmans. Il s’agit alors pour l’auteure à travers son livre de tenter à sa manière « de faire dialoguer et cohabiter dans un même espace les différentes composantes d’un monde fragmenté ».

Le cinquième chapitre, Re-mobilisations locales, fait état d’une précarisation de la population du quartier, mais aussi d’une rénovation sans gentrification. Il y a néanmoins exacerbation des inégalités.

Du cinquième chapitre qui porte sur la rencontre des demandeurs d’asile avec les collégiens voisins du lycée qui avait été occupé, on retiendra que les demandeurs d’asile désirent se raconter aux enfants. L’auteure évoque ainsi des récits de migrants faits aux enfants qui les accueillent et les écoutent.

Le sixième et dernier chapitre, Re-mobilisations locales, s’intéresse aux suites de la mobilisation à l’échelle du quartier. Il montre que dans les mois qui suivent l’occupation, la vie associative se densifie, les liens s’intensifient. De ce point de vue, l’événement a créé une dynamique, une volonté accrue d’engagement pour préserver l’équilibre d’un quartier qui a, de fait, une fonction d’accueil (il abrite 25% d’immigrés).

Dans sa conclusion, Faire face à l’Histoire, l’auteur insiste sur le fait que malgré la déstabilisation « la Place des Fêtes a su faire face à cet évènement avec une relative tolérance et une certaine capacité d’accueil, tout en préservant son équilibre par delà les conflits ». En s’appuyant sur ce cas et sur la réflexion de Norbert Elias concernant les relations entre établis et marginaux, elle propose une analyse plus générale de ce qui traverse l’Europe aujourd’hui. Elle laisse le mot de la fin à Omar qui fut l’un des réfugiés du lycée et que l’auteure rencontre quelque temps après l’évacuation. Il s’interroge sur le rejet dont les migrants font l’objet en Europe ; il ne veut pas être un problème mais « faire partie de la solution, aider à résoudre les crises. Etudiant en philosophie et en sciences sociales, débouté de sa demande d’asile, il confie : « Je garde l’espoir. C’est la seule chose qui me reste ».

Ce livre est l’un des seuls sur les réfugiés-exilés qui rapporte leurs paroles, leurs actes, et où l’auteure, sans compassion excessive, ni neutralité insensible de chercheuse, tente de se mettre à leur place. A ce titre sa lecture est nécessaire si l’on veut comprendre que les populations qui viennent en Europe, c’est aussi un peu de nous-mêmes.

Louis Moreau de Bellaing

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David Puaud, Un monstre humain ? Un anthropologue face à un crime « sans mobile », Paris, La Découverte, 2018, Préface de Michel Agier

Chronique d’une mort sociale annoncée, dit la quatrième de couverture. La richesse du livre vient de ce que l’auteur sait que le criminel était déjà mort, socialement. Mais Puaud a su mener son enquête de telle sorte qu’elle apparaisse, cherchant non la cause du crime, plutôt comme une reconstitution, un film, « (par) l’immersion dans la durée, au ras du terrain, au sein d’un quartier populaire français marqué par la déstructuration de son tissus ouvrier ». Ainsi, il a su analyser les  « ressorts psychosociaux, politiques, institutionnels et historiques qui sont entrés en jeu dans le parcours (du jeune criminel) ». Agier dit, dans sa préface, que ce livre est «  l’aboutissement d’une prise de parole ». Il est aussi pour moi, un travail sur l’illégitimation et l’illégitimité progressive d’un passage à l’acte dont la responsabilité incombe certes à l’auteur du crime, mais aussi à ceux – ils sont peu nombreux – qui créent des conjonctures où, malgré les efforts des services sociaux, des individus et des petits groupes se trouvent pris au piège.

Les circonstances du crime, la manière dont il s’est déroulé sont rapportés par l’auteur dans un bref prologue. Je me dispense de les rappeler. Le lecteur, la lectrice les liront. Elles sont atroces. Puaud note que plusieurs personnes furent averties par le jeune criminel lui-même de son projet meurtrier, mais ne parvinrent pas à l’arrêter.

David Puaud a la passion de comprendre. Il ne cherche pas à juger. Le tribunal, la Cour d’assisse, s’en est chargé. Ce qu‘il nous fait comprendre c’est qu‘un être humain ordinaire, vous, toi, moi, peut en venir, par un cheminement discontinu semé, dès sa naissance, d’embûches, de souffrances et d’abandons, à tuer un autre être humain, et à le torturer avant de le faire mourir.. Ici, le meurtrier n’a rien d’un SS endoctriné par une doctrine prenant la forme d une « religion séculière », ni d’un djihadiste fanatisé par un sectarisme apparaissant dans une religion monothéiste, ni d’un gardien de goulag préposé à épurer ceux et celles qui refusent de devenir « homme nouveau ». Mon idée n’est sans doute pas celle de l’auteur, bien qu’il dise : « L’homicide signifie sa propre mort sociale » est qu’en tuant Michel, Josué se tue lui-même. Mais il lui fallait tuer un autre, pour se tuer lui-même.

Dan son introduction, l’auteur note qu’il a assisté au procès d’assise, qu’il a témoigné,à partir de ce qu’il connaissait de l’un des accusés, Josué Ouvrard (l’autre complice, étant Kevin Lenôtre). Les juges, les psychiatres tentaient d’expliquer ce crime « sans mobile ». David Puaud, à l’issue du procès, décide de faire, sur ce crime et son auteur, une thèse d’anthropologie, où, au lieu d’expliquer, il tenterait de comprendre, à partir d’une « empathie méthodologique » où il s’agit « d’accéder à la subjectivité d’autrui, sans fusionner avec lui ». Avaient été négligés, dans les différents rapports, la dimension historique, lex contextes sociaux et économiques. Les enjeux identitaires étaient réduits à des » traits de personnalité pathogène ». En reprenant l’enquête à ses débuts, l’auteur veut comprendre les situations et les trajectoires vécues par Josué Ouvrard. Dans une première partie « Un procès en cour d’assises. Devenir criminel », il présente l’accusé tel que l’ ont vu et expliqué les juges et les psychiatres. Dans une deuxième partie « Quartier sensible », il rappelle ce que fut la famille de Josué Ouvrard et les lieux, les espaces où il vivait. Dans la troisième, c’est son parcours qu’il analyse, celui de « Resca le trimard. Dans la quatrième partie intitulée « Le spectre de la violence »,  la plus difficile, il ne s’agit pas du crime en soi, mais de celui qui agit avec ce qui l’anime. Enfin, dans la cinquième partie dite « L’expression d’un désastre », à travers un texte écrit par le criminel lui-même, l’auteur tente de saisir ce qu’on peut appeler une  « mort sociale ».

La première partie décrit d’une manière très détaillée le déroulement du procès en plusieurs jours et qui aboutit au prononcé de la réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une peine de sûreté de vingt ans. Biographie, parcours, traits de personnalité, etc. sont présentés au tribunal par différents rapporteurs, avec des interrogations à l’accusé par le président de la Cour. Ouvrard ne cherche en aucune façon à éluder ou diminuer sa responsabilité et l’assume. L’avocate générale ressort le vieil argument qui consiste à dire que d’autres ont autant souffert, mais ne sont pas devenus des assassins. Argument sans grand sens, puisque chaque crime est celui d’un individu singulier. Les avocats de la partie civile ne semblent pas s’en être tenus à une première position : le crime a un mobile et il y avait préméditation. A mon avis, Ouvrard savait que, pour lui, c’était mal parti, puisque, peu avant le crime, il dit à l’auteur, après avoir encaissé la déception de ne pas être pris à l’armée à cause de son dossier pénal : « Je suis happé, happé vers le fond ! Tu vois, il y a une ligne droite, je zigzague à côté, puis je fais des démarches, retourne sur la ligne droite, mais il y a le mur en face et lui çà fait mal !. » L’auteur cite cette phrase de Josué Ouvrard dans la quatrième partie. Il a raison en ce sens qu’elle s’explique par le parcours du jeune Ouvrard. Parcours que semble avoir bien compris aussi la psychologue Corinne Girault, commise par le tribunal à la rédaction d’un rapport psychologique sur l’accusé. Elle tente de comprendre, après coup, le criminel à partir de lui-même, dans son ressenti et sa souffrance. Le jugement suggère que Ouvrard a un « instinct criminel »

Dans la deuxième partie, Puaud décrit, inventorie les lieux où ont vécu la famille Ouvrard et l’un de ses membres Josué. Il s’agit, dans Chatellerault, d’une cité ouvrière nommée Chateauneuf. De 1909 à 1968, une manufacture d’armes (la MAC ou la Manu) s’y était établie et structurait, du point de vue professionnel, la vie de ses habitants. Ils étaient ouvriers ou ouvrières à la MAC, ou artisans, ou patrons de bistrots. Il y en avait une vingtaine, il n’en reste qu’un, le Café des Sports dont le patron dit de Chateauneuf : C’est un village dans la ville. La fermeture de la MAC, bien que ses bâtiments aient été transformés en ateliers de formations culturelles, a déstructuré la vie ouvrière dans la cité; les jeunes n’y trouvaient plus de travail. La famille Ouvrard fut l’une des victimes de cette déstructuration. Les associations d’habitants ont disparu. De nombreuses activités ouvrières aussi. La route nationale a été déviée. De nombreux commerçants ont quitté la cité pour le centre-ville. Puaud relève que Chateauneuf, même du temps de la MAC, était réputée comme une cité réservée aux plus pauvres et qu’une tradition disait que, en d’autres temps, la cité avait connu une léproserie. Dans cette cité, Josué chine, c’est-à-dire qu’il utilise un art de la persuasion pour obtenir une rétribution, soit pour un objet vendu, soit pour un service rendu. C’est la sollicitation-sollicitude. Il dit avoir été victime de plusieurs accidents d’auto, montre des cicatrices. Quand il est complètement désoeuvré, il devient trimard, c’est-à-dire vagabond. Ses copains le surnomment Resca(pé) le trimard.

Dans la troisième partie, David Puaud suit au plus près le parcours de José Ouvrard, de l’âge de cinq ans jusqu’à l’année de son adolescence, dix-neuf ans, où il commet son crime. C’est peu de dire que le parcours de Josué est chaotique. Mais il l’est autant plus, surtout au début, du fait de ce qu’il subit que de ce que lui-même peut ou ne peut pas accomplir. D’une famille ouvrière, dont les grands parents sont du côté paternel déjà ouvriers, avec les salaires qu’on connait, le couple Ouvrard a sept enfants. Mais les parents ne s’entendent pas, se disputent. Madame Ouvrard quitte le domicile conjugal, devient SDF, revient, repart. Scolarisé, Josué semble être quelque peu maltraité, par ses camarades d’école. Il est triste, renfermé. Vers dix ans, avec l’un de ses frères, il commence à voler. Puaud insiste sur le fait que pendant toute la période du parcours de Josué de son enfance à sa mise en prison, les services sociaux s‘occupent de la famille et souvent de très près, de Josué. Lorsqu’il quitte l’école, il fait un stage dans une boulangerie, a un accident. Puaud qui le suit explique que Josué cherche à régler ses ennuis judiciaires pour vol et violence. Rencontrant sa mère dans la cité, Josué lui reproche de les avoir abandonnés, ses frères, soeurs et lui. Elle le prend dans ses bras,tente de lui donner un coup de couteau. Il la frappe violemment.

Peu à peu il devient marginal, sans travail, sans logis. Il aime son père, malgré ses violences vis à vis de ses enfants. Il prend de l’acide, le dit à Puaud. Le père redoute que quelque chose de grave se produise par son fils et le dit. Pourtant, beaucoup, au Service social, témoignent de son intelligence, de sa débrouillardise.

Dans la quatrième partie, le spectre de la violence, l’auteur suit Josué après le crime. La reconstitution de ce crime donne lieu à un déploiement de force policière avec hélicoptère etc. Il semble, que le crime et son atrocité surprennent. ll ne surprend pas le chef de service prévention qui déclare tout de go : « De toute manière, il y a des familles qui sont connues du service depuis des années..C’est comme s’il y avait une transmission par les gènes ». Puaud parle d’origine culturelle, mais c’est d’origine biologique qu’il s’agit. Le lien entre origine biologique et comportements déviants est déconstruit depuis longtemps, note l’auteur, mais, fait toujours l’objet de débats. Il note également l’effet sur lui-même de ce qu‘il appelle « cette situation extraordinaire », mais surtout il perçoit que « ce crime renvoie nombre d’habitants et de travailleurs sociaux à une sorte de violence latente d’ordre collectif et individuel ». Il ajoute : « Comment un individu semblable à nous-même par différents traits (lieu d’habitat, condition sociale, etc) avait-il pu en arriver à commettre un crime aussi atroce ? Quelles barrières pourraient nous empêcher de commettre un tel acte (souligné par moi) ? »  

Des rumeurs de crimes, du suicide de Josué se sont répandus, très vite démenties. Deux crimes sont effectivement commis dans la cité, l’année suivante. Les débats au sein du Service social, sans faire référence au crime de Josué, font état du phénomène collectif de violence dans la cité.

L’auteur raconte une visite qu’il fait à Josué dans sa prison. Celui-ci se tient à distance des autres détenus, recherche la solitude. Il pense à ses frères, à l’homme qu’il a tué. Il se dit désormais musulman. « C’est un autre Josué que j’ai connu » lui dit l’auteur. Le fait de se repentir lui permettra d’annuler son châtiment et d’accéder au paradis. « Ta venue, c’est un signe de vie »,  dit-il à Puaud. Après sa visite à Josué, l’auteur rencontre une jeune fille que ce dernier connaissait. Elle lui raconte que s’étant trouvé dans la même prison que sa mère, celui-ci l’insultait. « T’imagines, dit-elle, jusqu’à renier, insulter sa propre filiation..Franchement ..tout ça (silence)… ça devait arriver ». Prudemment et il a sans doute raison, Puaud se garde de commenter.

Avant le procès, David Puaud qui sera appelé à témoigner, rencontre des personnes du service social et des camarades de Josué, qui, les uns et les autres, l’ont connu. Il relève que la prise en charge de la famille Ouvrard, nécessaire, a contribué aussi à sa stigmatisation dans la cité. Il rapporte que le père de Josué ayant agressé un voisin et s’est retrouvé en prison. Or, c’est peu après que Josué est devenu agressif, notamment vis à vis de sa belle-mère et de sa mère lorsqu‘il l ‘a rencontrée dans la cité. Il l’est devenu aussi avec ses camarades, usant parallèlement de drogues comme l’extasy. Beaucoup de personnes ont été frappées par sa lente dégradation physique et sociale. L’avocate de Josué insiste pour que l’auteur témoigne, car elle craint qu’au procès personne ne le fasse. Comme on le sait, les psychiatres-experts sont censés préjuger du degré de responsabilité de l’auteur du crime. Josué est considéré comme « sensé », mais suspecté d’être atteint d’une folie « rationnelle ». Ils le décrivent comme un « être cruel » dénué d ‘« empathie ». Curieusement, malgré son agressivité, ses camarades le considéraient comme « gentil ». L’auteur relève qu‘il y a une sorte d’identité sociale du monstre humain, fait de stéréotypes, identité qui sert de faire-valoir ou de repoussoir, selon les cas à des apprentis- déviants ou délinquants.

Dans la cinquième partie, l’expression d’un désastre, l’auteur cite intégralement la courte biographie en slam (langage sans orthographe) de Josué. Je ne peux, faute de place, citer le texte. Il débute par :  « le jour de ma naissance, j’ sais pas si elle avait un seul sens ». Puis viennent l’abandon par la mère, l’agression du voisin par le père, les trafics dans le quartier. Une seule allusion au crime: « le cadavre que j’ai laissé de côté dans le fossé regrets ». Josué se condamne lui-même, délégitimant ainsi le pouvoir judiciaire : « C’est là que vous me découvrez accroché, comme la célèbre machine de Guillotin, la Guillotine, moi c’est simplement la corde » .

L’auteur insiste sur les violences familiales dont Josué a été témoin : agression du père contre sa mère, il la défend en disant : « Coupe pas maman », les tentatives de suicide de celle-ci. La « rage » de Josué dépasse celle qu’évoquait autrefois François Dubet chez des jeunes.

A l’école, il est victime de brimades, parce que sa famille est réputée « trimarde » et sa mère manouche. Il dit d’elle qu’ «  elle vend son corps pour arnaquer les gens ». Mais Josué est sensible à la misère d’autrui et possède de réelles capacités créatives, relève la psychologue Corinne Girault. Dans son texte, son langage est le langage du corps. Il se croit indestructible. « On veut mourir si on le veut, mais, si on ne le veut pas, on reste vivant ». L’auteur note qu’au moment du procès, « au delà du dicible, ce corps parle. Il évoque une vie, il devient un moyen de défense non verbalisé ». L’auteur évoque de nouveau la relation de Josué à son propre corps « L’angoisse de la fragmentation de ce corps provoque en lui une tension qui ne peut être réduite que par des actes de violence. » . Il insiste sur le fait que l‘habileté manuelle de Josué est reconnue. Or les mains, dans le monde ouvrier, prennent toute leur importance par le savoir-faire. Au moment du crime, Josué brisera à coup de pierre les mains de sa victime.

Cette victime est un marginal parisien âgé de quarante-cinq ans, membre d’un groupe de chanteurs. Il a été pris en auto-stop les deux hommes, Josué et Kevin. Sans doute pour une histoire entre eux de stupéfiants, ils le font stopper, descendre et c’est là que Josué le torture et lui frappe le visage à coup de pelle, peut-être pour éviter son regard. Michel agonisera après leur départ dans le fossé. A un moment, il y a eu, semble-t-il, chez Josué, confusion entre lui et Michel, du moins dans son récit après coup : « Au début c’est moi qui croyais que j’allais mourir.. Il m’a demandé de creuser (une tombe) sans rien dire de plus, j’ai commencé à creuser et j’ai compris que c’était pour moi que je creusais ». Or c’est lui Josué qui demande à Michel de creuser sa tombe. D’autres détails sur la virilité sont significatifs. « La propre image de Josué, dit l’auteur, se confond avec celle de la victime, sorte d’avatar de lui-même, le renvoyant inconsciemment de manière subjective et collective à la figure de son père biologique. Ce crime semble signifier pour Josué la destruction de son propre sujet en tant que sujet, mais aussi l’anéantissement d’une mémoire collective ouvrière et, à un niveau plus anthropologique, de la civilisation ». A mon avis, il ne s’agit pas de civilisation à opposer à ce qui n’est pas civilisé, mais plutôt d’une destruction de l’humain c’est-à-dire de l’autre et de soi-même. Les civilisations comme traits culturels apparentés entre sociétés sont au moins aussi anciennes que l’homo sapiens. Mais je n’ai peut-être pas bien compris le sens que David Puaud donne eau terme civilisation.

Je ne peux commenter la conclusion. Elle est à lire comme un modèle de ce peut faire un anthropologue lorsque, tout en gardant sa « neutralité axiologique », il sait que lui-même ne peut qu’être subjectivement et objectivement engagé dans sa recherche. « Toi, tu ne juges pas  »  lui dit Josué. Non, David Puaud tente simplement de comprendre. Y compris par rapport à lui-même.

Louis Moreau de Bellaing

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Sous la direction de Bertrand Piret et Olivier Douville, Migrants, réfugiés, la politique interroge la clinique., Psychologie clinique N° 13, 2017-1, Paris, edp sciences, 2017

Saisir, avec du recul, les discours politiques concernant la migration, les réfugiés, les « sans papiers », ceux sanitaires se rapportant

à la santé mentale, à la souffrance sociale et psychique, telle est l’ambition de ce numéro de Psychologie clinique et de ses co-auteur(e)s. Clinique de l’exil, mais aussi de l’exclusion., qui concerne également les attitudes et les discours de soignants, d’ administrations, de décideurs. Comment contribuent-ils à forger les représentations contemporaines de l’étranger ?. Dès l’introduction, Piret et Douville notent que le « politique met à mal l’intime ». L’espace d’inter-locution entre la personne et ses thérapeutes, lorsqu’il se reconstruit, « est mouvement de refus de la banalisation des exclusions matérielles et psychiques d’un nombre croissant de femmes, d‘hommes et d’enfants ».

Les trois articles qui suivent tentent de saisir la posture des cliniciens face aux migrants et aux réfugiés, notamment face aux évènements traumatisants qui les ont affectés. Piret présente l’association Paroles sans Frontières qui, à Strasbourg, s’efforce d’accueillir en consultation les migrants et réfugiés. L’une de ses préoccupations est d’ offrir aux consultants la possibilité de parler et d’entendre leur propre langue. Une autre préoccupation est la réflexion à poursuivre sur une clinique de l’exil. La réussite de l’ association se manifeste en particulier par l’augmentation du nombre des consultants : ils sont passés de 1000 à 5000 par an.

Pascale De Ridder présente le Service de santé mentale Ulysse à Bruxelles et note que la violence politique s’exerce sur les migrants et réfugiés en Belgique, donc par le pays d’accueil (déplacements, expulsions) . Lex thérapeutes sont coincés entre les récits des consultants rapportant les actes traumatisants qu’ils ont subis au pays d’origine et cette violence politique sur eux dans le pays d’accueil. La dynamique de l’équipe soignante, peut s’en trouver

affectée.

C’est, plus précisément de l’autre institutionnel tout puissant que parle Nicolas Vélut. Lz « psy » risque de se trouver assigné à une position d’expert juridique, Se trouvent alors plus ou moins bloqués tout aussi bien le transfert du migrant ou du réfugié vers le clinicien que le contre transfert du clinicien lui-même. L’un et l ‘autre n’ont guère d’espace symbolique où se déployer..

Cihan Gunes montre que la personne qui a été torturée ou a subi la violence dans son pays d’origine ne peut énoncer, narrer son histoire que si elle se trouve avec d’autres qui la reconnaissent et qui peuvent porter témoignage sur ce qu’elle a vécu. Y a-t-il un témoin dans la salle ?, dit l’auteur.

La question de l’interprétation se pose aussi, pour les réfugiés/exilés, à travers la langue. Elle est celle de l‘interprète traducteur. Le témoignage de Sevdalina Todorova en tant qu’interprète traductrice fait reposer la pratique de l’interprète sur la confiance en lien avec les représentations d’origine, sur la neutralité et l’impartialité, souvent difficiles à appliquer, sur ,les spécificités de la traduction en psychiatrie, enfin sur les enjeux transférentiels et la position de l’ interprète vis à vis du thérapeute comme du patient.

Jean-Christophe Weber pose le même problème de l’interprète, mais sous l’angle de la place qu’occupe la parole. Trois positions sont possibles : soigner sans paroles, soigner et communiquer avec des paroles, se tenir dans la parole hors du soin. Selon les cas, l’interprète est inutile, nécessaire, ou en position délicate dans la mesure où, la parole débordant la communication, il est à la fois aux limites de ses possibilités et celui qui « a à »manifeste l’accueil fait à la parole ».

Andrée Bauer voit dans l’interprète un catalyseur thérapeutique. Personne tierce dans l’espace clinique, il modifie le cadre des échanges. Le transfert se construit sur le clinicien et sur l’interprète, la temporalité des échanges s’en trouve modifiée.

Jennifer Griffith s’interroge notamment sur la portée du travail clinique en langue étrangère sur la langue de la psychanalyse. « D’une langue à contours plus ou moins dessinées, elle se laisse traverser par l’idiome de l’autre. Par exemple, en turc, au lieu de dire « Nous avions faim », ce qui devient possible c’est « Nous étions quatre à nous partager un verre d’eau ». Avec tout ce que cela achemine ».

La question du corps, du contact, celle de la psychanalyse confrontée à la rue est traitée par trois auteurs. Marina Koussouri pose le problème du rapport entre la médecine et le politique en Grèce. Les sujets peuvent éprouver et subir de la honte dans des processus médicaux déshumanisés. Cette honte rappelle le sujet à lui-même, mais peut l’humilier violemment. La violence, votre le crime peuvent être une réponse du corps humilié.. Pour sauver les corps, les mots doivent pouvoir retourner la violence, Les corps sauvés garantissent la possibilité d’être humain.

Lara Pennec s’appuie sur l’expérience des bénévoles du SAMU SOCIAL SDF du Mans, pour montrer que les identités « sans » et « hors » ouvrent à la possibilité d’un contact, .mais l’orientation sur des voies affectives est vouée à l’éphémère. C’est au-delà des avant-postes du soin  qu’il s’agit, dans le territoire de l’autre, de sortir de ses compartiments vers la possibilité d’un au delà du signifiant en droit d’être refusé. Le sans abri peut manifester sa volonté de demeurer là où il est, lieu où il aura à être pris en compte pour qu’il y vive.

Olivier Jan montre les difficultés du psychologue clinicien dans le Equipes Mobiles Psychiatrie/Précarité. Il pratique en clinique directe avec des personnes en galère, mais ll doit aussi aider les aidants. Les logiques sociales et culturelles sont mises à mal. Bien souvent, il n’y a pas de demande manifeste. Le travail à plusieurs peut se fonder sur une ossature psycho)pathologique et explicative autant que sur une anthropologie du monde contemporain qui est loin d’être faite et sur des formes de recherche clinique portant sur la question des populations désocialisées.

 « Vivre, c’est relatif « dit un vieux médecin en rapportant les violences sexuelles subies par des femme en Afeique. Au coeur du traumatisme, i y a dit Brigitte Haie, une jouissance mortifère, chez ces femmes, accompagnée d’angoisse. La sidération empêche la parole.Or c’est par la parole revenue que le désir peut s’infiltrer, pour que vivre ne soit pass relatif.

Pour Saverrio Tomasella, qui intitule son article « Re-subjcctivation après une catastrophe, la subjectivité dévastée », la subjectivztion, la dé-subjectivation et la re-subjectivation dé-construisent et re-construisent le sujet en mouvement; Mais la désubjectivation peut être l’effet d’un désastre vécu, marquant le sujet d’un trauma qui le désorganise. Refusant la réalité du désastre, voire la déniant,, il s’absente en quelque sorte de lui-même et délègue à in autre moi en soi, en lui, une identité qui n’est pas la sienne, dans laquelle ni le désastre, ni le trauma ne sont présents. Plus encore, un effet second de la désorganisation du subjectif par le désastre réel et le trauma – ce que l’on peut peut appeler la catastrophe – va effacer les sensations que le corps du sujet peut éprouver sous forme de souvenirs, de réminiscence et créer un vide, un creux en lui, dans sa manière d’ éprouver. La re-subjectivation peut passer par l’autre secourable de Winnicot, mais aussi par les objets transitionnels (notamment dans le jeu) ou par des objets familiers venus du temps d’avant la catastrophe. Il s’agit de redonner aux retentissements des évènements une juste place fut-elle traumatique (c’est peut-être la limite, en ce cas, de la thérapie), qui permet « de relancer la parole et le désir du lien ».

Dans on court article, Jeanine Altounian montre que, lorqu’il y a eu dans une famille, désastre et catastrophe, les grands-parents peuvent être les derniers s dépositaires de ce qu‘ils ont vécu dans l’horreur et transmettre , non à leurs enfants, mais à leurs petits enfants ce qui fut pour eux ineffaçable. Dans les cas cités par J. Altounian, il s’agit de femmes arméniennes « turquisées » de force au moment du génocide. La vieillesse, dit l’auteure, peut porter elle son anrcisisme, mais la vérité apportée pr l’ancêtre y fait intervenir, contre le mensonge narcissique,, la vérité de l’autre qui, devenant, pour le/la descendant(a), la sienne, peut lui donner sa liberté.

« La danse Sublime porte des mots ? », tel est l’intitulé que Sébastien Talon donne à son article. C’est moi qui met un grand S à Sublime porte. L‘auteur. montre comment des femmes de l’élite égyptienne, s’exilant au moment de la révolution nassérienne,, ont gardé ou perdu, selon les circonstances, l’une de leur langue d’origine,qui était, avec l’arabe et l’anglais, le français, celui des Lumières, apprise, dès l’enfance, dans les familles de niveau social élevé en Egypte, du temps de la brève colonisation française et de la longue colonisation anglaise. S’aidant de la psychanalyse, l’auteur fait voir comment, la pulsion archaïque propre au moi peut s’en arracher, créant une sorte de vide en l’être humain où, à des degrés divers, le surmoi, l’idéal du moi et le moi idéal prennent leur place. Or les femmes exilées vont en quelques sorte incarner cette coupure qu’ a représenté pour elles leur exil par un accent particulier dans l’usage du français acquis dès l’enfance, et surtout par un art du paraître, esthétique : la danse. On voit là comment après une rupture comme catastrophe psychique, après dé-subjectivation de la personne, une forme venue du moi idéal et de l’idéal du moi, autrement dit de la sublimation, forme venant combler un vide, peut contribuer à les resubjectiver Mais se joint aux propos de l’auteur, implicitement au moins, celui, dan son titre, du petit s de la Sublime porte. Je veux dire que les Ottomans, les Français, les Anglais ont été en Egypte des colonisateurs aliénant la population, y compris celle d’élite , même si elle se ralliait à eux. La recherche de l’élément « maternel » perdu, se manifestant en l’occurence par un accent en français, n’a pas le même sens que celui de la recherche des origines par des femmes arméniennes  « turquisées » de force. Autrementt dit, le choix de la danse, s’il aide à la re-subjectivation ne peut guère les aider dans leur,dé-saliénation et leur recherche de la liberté. Il me smble qu’il y avait un peu de cela dans la vie tragique de Dalida (qui elle avait choisi la chanson) .

Les auteurs qui coordonnent l’ouvrage, Olivier Douville et Nicolas Piret, ne lui donnent pas de conclusion. Peut-être parce qu’il n’y en pas, ou, plutôt parce qu’elles sont tellement diverses que le blocage par les médias et l’opinion publique sur les « réfugiés » en devient absurde. Le problème de l’accueil, de l’hospitalité donné à l’étranger(ère), quel(le) qu’il/elle soit, est un problème politique au double sens du terme politique, le politique et la politique. .Il n’est pas celui de l’hôte, de l’accueilli, mais le problème de celui qui reçoit, qui accueille. Au nom de la fraternité, dit le Conseil constitutioneL. Ce préalable, tous les auteurs et auteures de ce numéro le font leur. Ce qu’ils nous disent sur les manières et les formes de l’accueil, sur les façons de comprendre l’accueilli, grâce à ce préalable en eux et en elles auteur(ee)s, prend tout son sens.

Louis Moreau de Bellaing

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Mohamed Mebtoul, Algérie, La citoyenneté impossible ?, Alger, Editions Koukou, 2018

« Un champ politique en carton-pâte, un système de santé agonisant, une jeunesse en marge et une université réduite à « faire du chiffre », l’auteur, par ces quelques mots, met en évidence quelques unes des illégitimités sociales et politiques (pour prendre mon langage) qui frappent l’Algérie actuelle. Mais l’ouvrage de Mebtoul est autrement plus complexe et diversifié que ce qu’on pourrait prendre, à le lire vite, comme une énumération de tares : la corruption, le clientèlisme, etc. L’auteur veut s’extraire précisément de cette approche cataloguante, pour comprendre, sans indignation superflue, comment l’Algérie de l’Indépendance est devenue celle d’une pseudo- démocratie masquant une dictature militaire et un peuple déboussolé par l’absence de repères autres que religieux. Apparemment – mais l’auteur ne le dit pas -, c’est l’islam anti-islamiste qui permet un minimum de cohésion sociale.

Dans son introduction, l’auteur met en lumière les pivots qui font actuellement de l’Algérie ce pays déboussolé et sans repères. D’abord, il faut noter que, comme dans les pays européens, le citoyen est devenu avant tout, pour l’élite, qu‘elle soit politique, sociale ou économique, un consommateur. Du coup, il est vidé de son ancrage social et politique. La bureaucratie immobilise la vie sociale dans une prétendue stabilité qui n’est que l’envers d’un paternalisme politique infantilisant. Son envers et son effet. La reconnaissance de la citoyenneté ne se fait qu’à travers cette grille bureaucratique, technocratique, instrumentale. Ensuite la santé citoyenne, dit Mebtoul, « est face à l’absence d’une dignité sanitaire reconnue et institutionnalisée qui redonne du sens à la personne malade et non pas strictement à la maladie ». Tendance que l’on retrouve aussi en France dans  ’hospitalisation et le soin. Troisième pivot : le système éducatif est centré sur le diplôme (le « papier », comme il est dit). Faisant peu de cas des qualifications réelles, on comptabilise avec fierté le nombre de diplômés des différentes institutions scolaires et universitaires.. .Le sytème éducatif n’a pas une identité et une âme propres pour construire la citoyenneté éducative. Quatrième pilier, le travail n’est pas reconnu comme une dimension centrale de différenciation sociale entre les personnes, Il a été profondément perverti dans la société par les différents pouvoir. Cela a abouti à l’effacement du mérite au profit d’un égalitarisme fictif (« tous pareils ») ayant pour effet de déclasser et de discréditer socialement les activités professionnelles. Comme dans les sociétés occidentales, l’argent est devenu la valeur suprême de la société, parce qu‘il donne à ceux qui en ont beaucoup pouvoir et puissance quasi absolus . Pour avoir un statut dans la société, le clientélisme et l’allégeance sont des critères de base. Enfin les jeunes sont à la marge, en l’absence de contre-pouvoirs crédibles et socialement autonomes. Les jeunes rêvent de partir en Europe, pour fuir un système social et politique qui ne leur offre aucun champ de possibilités pour s’insérer professionnellement dans la société. Le taux de chômage est au plus haut. En cinq parties, Mebtoul analyse successivement la citoyenneté politique en défaut, la dé-construction de la citoyenneté éducative, la santé sans la citoyenneté, la perversion du travail citoyen, l’effacement de la citoyenneté chez les jeunes à la marge.

Dans une première partie, Metboul fait apparaître la citoyenneté en défaut des Algériens à travers un évènement où, comme cela arrive très s rarement en Algérie,les Algériens se sont trouvés unis pour se choisir un drapeau lors d’un match de football contre l’Egypte, match qu’ils ont gagné. L’auteur montre qu’une citoyenneté que j’appellerai approximativement légitime socialement et politiquement est possible et se manifeste très momentanément lorsque « les interdits sociaux et les mises en scène fabriqués par les acteurs politiques n’imposent pas, comme chaque jour, de façon autoritaire une « mobilisation » encadrée et sans âme ». La vraie citoyenneté repose notamment sur la dignité et sur un certain degré de confiance entre soi, entre groupes. une légitimité populaire (je l’appelle plus précisément une légitimité sociale et politique au sens du politique.

Toujours dans la poursuite de l’explication d’une citoyenneté en défaut, Mebtoul est l’un des seuls penseurs en sociologie à faire état non seulenent d’une légitimité politique (au sens courant de la politique), mais aussi de de ce qu’il appelle une légitimité populaire et que j’appelle plus précisément une légitimité sociale et politique au sens du politique. Cette distinction rend clair son propos. Car c’est la quasi absence, le défaut de la légitimité populaire, ou plutôt son peu de possibilité d’expression qui rend possible une élite politique . Celle-ci, au lieu d’en être l’émanation, s’enferme sur elle-même et fonctionne en circuit fermé. Tout ce que nous dit Mebtoul sur l’opacité politique, c’est-à-dire, par exemple, sur des candidatures qui sont littéralement payées d’avance par les candidats se produit ailleurs, mais la réglementation du vote, sa surveillance empêchent que cela se généralise. Mebtoul distingue aussi très judicieusement un paternalisme politique du  patriarcat politique..Le paternalisme politique signifie que « le régime ne ménage pas ses « efforts » pour améliorer la situation du peuple, mais, a contrario, ce paternalisme signifie que le « bon » père a toujours raison, même si la réalité quotidienne vient contredire ses informations et son discours. Le patriarcat politique est, lui, un processus d’infantilisation des personnes qu’il s’agit de prendre en charge politiquement. Il a d’une part, un caractère populiste  en payant au « bon «  peuple une petite partie de sa dette, cette dette que le « bon » peuple considère, lui, comme un droit. Dans cet échange identifié à une logique de don contre-don,, « seul le statu quo politique défini et imposé de façon autoritaire par le pouvoir a du sens. L’opacité politique est alors « une dimension incontournable et indissociable de lu fonctionnement du politique ». J’avais essayé de démontrer autrefois, pour le système politique français, ce caractère populiste du pariarcat, mais en oubliant l’opacité politique.

Dans la deuxième partie, Mebtoul essaie de montrer comment la citoyenneté éducative est condamnée à être réduite à une sorte de face à face destructeur: « Le pédagogue s’efface au profit du bureaucrate aveugle qui « se limite à compter les élèves, à les compter sans tenir compte de leurs aspirations et de leurs attentes ». L’Université se caractérise par l’absence de toute innovation pédagogique. La mémoire scientifique s’efface au profit des notices administratives placardées dans les différentes Facultés. Les normes pratiques dominantes sont la complaisance, la rhétorique, la compromission et l’allégence. « La publication scientifique est de l’ordre du silence de la honte. » « Fermer l’université, fermer l’année, c’est obtenir le diplôme, le papier par tout le moyens, par la débrouillardise (la gafsa a). dont se font complices les enseignants. Co que Mebtoul appelle la mise en scène des savoirs consiste en copiage et plagiat perfectionnés. Toutes les techniques imaginables sont utiliséee « pour reproduire dans la copie des éléments totalement incompris par l’auteur du plagiat. «. Ce qui est oublié c’est que la force des savoirs tient à leur ancrage profond dans les sociétés et qu’elle est liée à la liberté de penser. Quant à la recherche scientifique, elle est de l’ordre de l’utopie mais cette utopie est  incontournable « pour tenter de bousculer l’ordre établi et le statut quo qui effacent le débat contradictoire et autonome »

Louis Moreau de Bellaing

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Louis Moreau de Bellaing

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Jessica Roda. Se réinventer au présent. Les Judéo-espagnols de France. Famille, communauté et patrimoine musical, PUR, 2018

Cet ouvrage analyse comment le répertoire de la chanson ladino (judéo-espagnole) a acquis, durant la période contemporaine, une nouvelle existence au-delà des situations dans lesquelles il a été originellement conçu et préservé. Pour mener à bien cette étude ethnologique, l’auteure, Jessica Roda, interroge la mémoire et la reconstruction des pratiques musicales par les différents protagonistes : sujets de la transmission familiale et communautaire ; musiciens et compositeurs ; interprètes professionnel.le.s. Elle étudie les processus qui concourent à l’archivage, à la sauvegarde et à l’inscription du répertoire de chansons judéo-espagnoles dans divers réseaux culturels et sociaux. Elle recourt au concept de patrimonialisation pour rendre compte des pratiques institutionnelles qui ont permis de matérialiser – par la transcription, l’enregistrement – puis de produire ces chansons sur un marché musical, allant du folk revival, à la musique ancienne et à la musique nationale israélienne.

Dans un premier temps, Jessica Roda retrace la façon dont elle a constitué son terrain : identifiant les espaces collectifs où s’expriment les expériences de construction identitaire – où la musique est un canal de transmission du rapport à la langue et à l’histoire – dans trois villes de France, Paris, Lyon et Marseille. L’étude ethnographique a porté sur la relation trilatérale entre individus revendiquant leur appartenance à la communauté judéo-espagnole, les artistes de musique judéo-espagnole et l’objet musical qui a acquis le statut de patrimoine. Ce terrain mobilise aussi l’étude des archives pour retracer la façon dont cet objet, construit par la mémoire historienne, dans une relation romantique et inventée à l’Espagne médiévale, est le produit de la constitution de deux corpus : l’un fait de transcriptions/compositions et l’autre d’enregistrements.

L’étude des archives permet de soumettre à la critique une certaine muséification du répertoire de chansons judéo-espagnoles qui le rattache à l’époque de l’Espagne médiévale, en dehors de toute influence postérieure orientale ou occidentale et dont le mythe circule tant chez les artistes que chez les personnes investies dans le processus de construction identitaire. Le travail de collecte effectué par Alberto Hemsi au début du XXe siècle, dans un souci de sauvegarde, constitue un premier corpus de référence connu comme « coplas sefardies ». Si ce corpus permet de rétablir un lien avec l’Espagne, il est surtout le fruit d’une œuvre de transcription et de composition des chants répertoriés qui s’inspire du mouvement des folkloristes d’Europe de l’Est et de la vogue exotique de recueil des musiques du monde. Le travail de sauvegarde D’Hemsi propose une lecture savante de la musique judéo-espagnole. Parallèlement, se développent des entreprises d’enregistrement des musiques populaires de l’Empire ottoman. La commercialisation de ces enregistrements est le fait de maisons de disque nord-américaine ou européenne. C’est à ce type d’entreprise mémorielle et commerciale que se livre Haim Effendi, dont les enregistrements, en judéo-espagnol, turc et hébreu et mariant diverses influences correspondent au style de la musique ottomane urbaine. La notoriété passée et renouvelée au début du XXe de cet artiste l’a consacré comme l’auteur du second corpus de référence.

Après la Seconde Guerre Mondiale, la sauvegarde prend une forme particulière et institutionnalisée. Léon Algazi participe, sous l’égide l’Unesco, à la constitution d’archives ethnographiques sonores. Ce corpus participe à l’intégration des chants judéo-espagnols au domaine patrimonial. Isaac Lévy accomplit également un travail de transcription à l’intérieur de l’Etat d’Israël. Au discours d’authenticité fait suite celui de la participation d’un répertoire musical méditerranéen à la construction du patrimoine national israélien. On passe ainsi d’une pratique de matérialisation, à travers la sauvegarde de l’objet musical, à une pratique de patrimonialisation qui lui attribue une valeur de construction identitaire. Cette pratique se développe au moment de ce que l’auteure appelle la période revivaliste qui correspond aux mouvements régionaliste et culturaliste. Elle se concrétise par la valorisation du répertoire judéo-espagnol repris par des interprètes de grande renommée.

L’étude ethnographique se clôt par trois chapitres consacrés à la « performance grand public » où l’auteure rend compte de la diffusion du répertoire judéo-espagnol – chansons et accompagnement musical – dans des salles de spectacle ou des festivals ; à la « mise en scène pour la communauté » où la musique fait partie d’un ensemble de traditions réinventées ; au rétablissement de la transmission dans l’univers familial, la musique en constituant un des éléments essentiels.

L’intérêt de l’ouvrage Se réinventer au présent réside dans la façon dont Jessica Roda a parfaitement rendu compte du travail de réinvention de la langue judéo-espagnole et des mélodies par des intellectuels, des compositeurs, des interprètes à différentes étapes de la mise en place d’un patrimoine musical, aujourd’hui reconnu par la culture légitime. Ses connaissances musicales apportent nuance et profondeur aux matériaux de terrain divers et multisitués.

Annie Benveniste

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Karima Lazali, La parole oubliée, Toulouse, Editions Erès, 2015

Le livre de Karima Lazali porte sur la parole. Il rassemble un certain nombre d’articles que l’auteure a écrits à différents moments de sa vie. Karima Lazali a cette caractéristique d’être psychanalyste à la fois à Alger depuis 2006 et à Paris, en institution et en cabinet, depuis 2002. N’étant pas psychanalyste, j’ai lu son ouvrage en sociologue un peu anthropologue. .Livre riche pour les sciences humaines. En posant la question de la parole pour la psychanalyse, Karima Lazali la pose aussi pour le subjectif social et celui individuel dans sa singularité, mais indissociable du précédent. Question précise qui intéresse non seulement le sujet mais ce que l’auteure appelle le  « réel du corps. « Et partant de là, dit-elle , comment penser le potentiel politique (au sens du politique LMB) et ses effets au un-à-un et dans le lieu social ?  

Pour la France, l’auteure note les difficultés du travail du psychanalyste en institution de soin et éducative, par la mise en place de fonctionnements très protocolarisés qui empêchent lez psychanalystes de se laisser altérer par la parole de ceux et celles qui viennent consulter.

A Alger c’est le nouage du politique et de la parole qui apparait, d’abord au niveau du rapport à la parole supposant des conditions politiques d’ouverture à l’altérité dans le vivre ensemble (souligné dans le texte, je préfère le terme de vivre en commun) ; ensuite au niveau de la cure comme nouvelle manière de se vivre parlant, créant une modalité autre du lien social et dessinant la possibilité de remanier des tissages psychiques et politiques.

Dans un premier temps, ce qui va se dire, c’est la nécessité du féminin (souligné dans le texte) comme nouveau souffle pour le politique et le vivre en commun (vivre ensemble pour l’auteure, souligné dans le texte) ; dans un deuxième temps, est mis en cause le rabattement de l’Un sur l’autre en Algérie. « L’Un fasciné fabrique de la jouissance au détriment de l’Autre ». Il y a suturation des félures et destruction hémorragique du vivre ensemble (souligné dans le texte, vivre en commun souligné par moi). Il y a bannissement du féminin en tant qu’altérité quel que soit le sexe et le lieu. Dans un troisième temps, le désir de l’analyste est conçu comme le véhicule de la tension entre l’Un et l’Autre et le lien de séparation incessante entre ces deux dimensions du psychisme . Dans un quatrième temps, le féminin est proposé comme l’un des termes nouant le triptyque parole, corps et inconscient, barrant à jamais la voie à l’existence d’une vérité une et totale. Dans un cinquième temps (dit troisième partie par l’auteure), elle tente de montrer que la parole est cause et effet de la séparation entre l’Un et l’Autre et ne cesse de viser un point de contact entre les deux auquel le sujet a du renoncer pour être parlant ( séparé). Le rapport sexuel est un inceste entre l’ Un et l’Autre au sens d’un rapport de continuité qui entraîne un collapsus. Le sixième temps (quatrième partie pour l’auteure) propose des questions : qu’est-ce qu’un corps pour la psychanalyse ? Et de quoi se sépare le parlant pour accéder au sentiment d’avoir un corps vivant et sexué ? Mais, dit Karim Lazali, le corps fasciné fabrique l’Un de la jouissance au détriment de l’Autre. Une des conséquences de la parole carencée se situe dans le collapsus entre l’Un et l’Autre.

Nuance et différence apparaissent un enjeu central dans la cure pour transformer la parole en oubli et non en oubli de l’oubli dont les conséquences sont mortelles pour la subjectivation. Par quelle solidarité mystérieuse (citation de P. Quignard), le féminin allie-t-il la parole oubliée et la parole en carence ?. Je rappelle les titres de parties de l’ouvrage qui valent pour l’explicitation : Les réjouissances du féminin, De la langue et du politique : à partir de la pratique psychanalytique à Alger, De la parole instituante à l’institution de la parole dans la clinique de l’adolescent, Les déchirures du parlant : la mort, le sexe et le corps. Je ne pourrai pas restituer et éventuellement commenter tous les articles de ce beau livre. Je choisirai ceux qui correspondent au mieux à mon apprentissage continu de sociologue un peu anthropologue.

Dans la première partie intitulée « Les réjouissances du féminin », j’ analyse le texte dit « Vertiges du féminin ». Ce texte est difficile pour moi, ancien analysant, mais surtout sociologue un peu anthropologue, Comm je l’ai dit. je l’aborde en tentant de suivre l’auteure pas à pas, dans la mesure où je comprends ou croit comprendre ce qu’elle dit. Karim Lazali part d’un roman de Duras, La vie matérielle, dans lequel une femme, Lola V. Stein (que l’on retrouve ailleurs dans l’oeuvre de Duras) est «  figure d’une douleur quasi corporelle sur fond de silence effrayant ». Elle se tient « dans une tension effrayante entre l’ombre et la lumière, le visible et l’invisible, les mots et la radicalité d’un certain silence »; L’auteure pose deux questions ; comment analyser la modification du réel du corps à la fin d’une cure et le fait qu’il s’opère un passage entre un savoir inconscient et le réel de ce corps ? Comment être responsable d’un savoir inconscient qui s’est constitué en un temps d’absence du sujet à lui-même ?

Le vertige, symptôme très fréquent à la fin d’une cure, symptôme transculturel s’emparant du réel du corps, ne s’inscrit dans aucune structure symbolique. Il y a disparition de la possibilité  de penser et la révélation, dans et par le corps (j’ai supprimé la parenthèse qui enclôt ces derniers termes)) et du corps, d’un monde ouvert sans coutures ni bord. « Dans le vertige, c’est l’angoisse qui prend corps jusqu’à faire vaciller, le risque étant celui d’un basculement soudain de la verticalité vers la chute »; D’où la définition du vertige par l’auteure : il est un mouvement panique de mobilité/immobilité où le corps se dérobe dans la gueule ouverte dun monde troué (c’est moi qui souligne). L’espace se trouble et se renverse, en passant d’une surface plane à un trou englouutissant. Le temps se produit comme affolement oscillant entre la lenteur du vécu menaçant et l’extrême précipitation dans l’instant de la chute, imminente. Apparemment, il n’existe plus de coupure entre le corps et le monde environnant. Comment penser cette absence de coupure et de discontinuité, dans et par le vertige, entre le corps et l’Autre (qui est dans le monde environnant) ? La chute laisse sans mot. Eventuellement il se produit un cri. « L’expérience du vertige est paradigmatique, dans la mesure où elle place le corps en place de l’Autre chu. » « Le fantasme n’assure plus sa fonction de filtre et de liaison entre le sujet et le monde. .Le cri vient prévenir cette rencontre avec l’invisible.

L’invisible ressurgit dans l’expérience de l’angoisse. Il y a, notamment chez l’enfant, un effrayant savoir sur l’aspect non spéculaire de l’ objet. L’hallucination porte sur l’apparition brusque et soudaine de quelque chose qui aurait du rester dans l’ombre et qui en est sorti. Le retour du refoulé transporte la part du réel qui creuse le symbolique. Le corps conserve la marque d’un vide dans le système symbolique. Le vertige est à entendre comme l’expérience corporelle d’un retour du refoulé. Lz vertige commémore dans l’oubli le silence d’un réel dans le système symbolique.

La fiction est le seul moyen de rendre transmissible de manière approximative la nature du silence tissant (la) part d’ombre qui résiste à la lumière. Dans le symptôme du vertige, apparaissent deux dimensions : celle du retour du refoulé, et celle de la rencontre avec ce qui de la chute première résiste à l’oubli et au refoulement en saisissant le corps. Le vertige commémore à la fois l’entrée dans le langage (le cri) et ce qu’elle crée comme division entre désir et jouissance. Dans le vertige, ce qui fait défaut se situe dans le terme qui pourrait faire arrêt.

Comment penser ce moment d’angoisse phobique dans son rapport au féminin ? Il y a une tension entre le vécu de la finitude dans le vertige et l’infini de la chute en l’absence de signifiant. L’angoisse occuperait la fonction d’un médium. On peut dire que c’est dans un mouvement de dé-liaison psychique que le vertige relie le corps du désir au corps de la jouissance à travers le réel de la chute.

J’insiste sur la fin de ce chapitre qui est moins du Lacan et plus. du Karima Lazali. Le vertige envisagé comme production en fin d’analyse ouvre à l’émergence d’une faille, entre ce qui reste en dehors du refoulement et ce qui revient du refoulement. La levée progressive dus refoulement creuse la découverte d’une béance inoubliable et pourtant hors mémoire.

Le féminin est une figure paradigmatique pour approcher cette faille ouverte par le travail de l’analyse entre deux champs hétérogènes. Le féminin est l’infigurable de cette tension insoluble qui déchire la parole dans le silence. Suit dans le texte de l’auteur l’analyse du roman de Duras qui se prête au mieux à commencer de vérifier son hypothèse. L’auteur se demande en final hors hypothèse, après avoir fait allusion à l’ »erreur » du masculin, si le véritable éprouvé de l’altérité ne se situe pas- dans la rencontre première avec l’ immatériel, issu d’une chute hors mémoire. Le vertige est évènement d’un corps qui se défausse de son enveloppe, c’est ce que signifie cette épreuve où le corps se dérobe au sol au même titre que le féminin échappe à toute écriture. J’ajouterai alors que le masculin croit n’échapper à rien du tout, tout en y échappant quand même

Toujours dans une perpective de l’analyse de l’étranger, Karim Lazali aborde, dans l’une de ses rubriques, la question du « devenir de l’ étranger dans la cure ». Elle évoque la difficulté de l’analysant à se laisser traverser par l’altérité dans la cure. Une logique se met en place, à partir d’un refus, pendant de nombreuses années, de tout élément d’altérité pouvant entraver la constitution de la masse. Transfert, à Alger, sur la psychanalyse, transfert sur le psychanalyste. C’est à partir de la réalisation du savoir sur la psychanalyse dans la cure qu’ont lieu certaines interruptions

.La religion, en position de Un, sert à fabriquer une inclusion sans écart du sujet au socius.. A quelles conditions l’acte analytique comme effet de coupure est-il possible ? Et quels sont les destins, dans le socius, des effets subversifs de la cure ?

L’opération de purification de la langue a été annoncée afin de consolider une légitimation du politique par la religieux, après la guerre d’indépendance. L’arabe classique a été désigné comme la langue du livre sacré, comme l’idéologie d’une origine unique identifiable .Le sujet, déjà aux prises avec un guerre des langues entre l’arabe et le français pendant la guerre de libération, s’est retrouvé sommé de se tenir dans un clivage de langues, et ce à partir d’une exclusion des langues. La sacralisation de la langue jusqu’à devenir langue cadavérique s’est faite sur un renoncement à la langue maternelle (l’arabe dialectal, l’hébreu, le français), bain langagier du sujet. Celui-ci se trouve, relégué à une place où l’écriture et la parole se séparent, occasionnant chez lui sujet parlant le fait qu’il ne puisse pas rencontrer dans sa parole la pensée qu’il véhicule.

La langue purifiée, étrangère au familier de la bague maternelle, l’arabe dialectal, l’hébreu, le français) où il y a nouage du langage au corps, et se donnant pourtant comme langue de l’origine, est venue prendre place pour traiter de l’évacuation de la langue française après l’indépendance. Elle a pour fonction d’évacuer toute étrangeté, en posant une sorte d’équivalence entre langue, religion et origine. La langue arabe classique, en se posant comme originaire, dénie la position originaire de la langue maternelle, l’arabe dialectal, l’hébreu, le français, pour le sujet parlant. La guerre advient comme processus logique, réponse à une exclusion du pluriel, de la possibilité pour le sujet d’être traducteur. La langue ne peut poursuivre son travail d’altération et de circulation de l’intime par l’extime, soit par le champ politique. Des enfants scolarisés traduisent pour leurs parents les discours des chefs d’Etat. Il y a interprétation univoque d’une pensée totalitaire, oublieuse de la dimension négociatrice du langage entre l’un et l’autre.

Dans la censure, le texte de fiction est traité comme pouvant énoncez une vérité vraie. Il est traité sans épaisseur et, à ce titre, est classé politiquement en termes binaires. Le politique se tient, se maintient à partir d’une langue dépourvue des rejetons de l’inconscient. La langue imposée abrase le potentiel de croyance, en faisant fonctionner une certitude sur l’origine. Que devient un langage privé de parole et une religion qui ne constitue plus le lieu où se déploie la croyance ? Il y a dé-saisissement d’une capacité politique inhérente à la position de sujet. Comment cette opération d’extraction de la langue de toute copropriété fait-elle retour dans l’analyse ? Réponse : la fonction Dieu n’y est pas mise au travail, elle vient plutôt arrêter le déploiement de la parole, dans la possibilité d’entendre Dieu dans ses multiples figurations psychiques.

Le sujet massifié est en paix quant à la question de sa responsabilité subjective. La résistance à la psychanalyse se fait dans un socius orienté par le politique utilisant le religieux en position de fondement.

Le politique s’est organisé à partir de la forclusion de la possibilité de laisser émerger un signifiant nouveau, permettant de retisser les fils de l’histoire et de s’ouvrir vers un nouvel agencement des places et des discours.Si la subjectivité est plurielle de structure, l’écrasement de ce qui la spécifie est une façon d’enfermer dehors la corporéité du langage.

Il y a une langue de l’analyse et elle ne peut qu’être étrangère. La langue dite de l’analyse peut devenir le lieu d’un conflit subjectif entre le politique et le psychique. A un certain moment de la cure, la langue utilisée peut se transformer en figures de l’étranger. L’étranger creuse le système clos, en créant de l’ouvert dans la structure. Il existe un laisser-passer entre la pensée et le langage, entre le corps et l’affect. L’appel à l’étranger dans le transfert peut s’entendre comme une tentative de se tenir à partir d’un « chez nous », en entamant cette passion féroce. L’étranger est un support imaginaire à ce qui ne s’éprouve pas encore comme fait de langage donc de structure. La guerre civile résulte du clivage entre le familier et l’étranger, puisqu’il s’agit d’enlever à l’autre son étrangeté, et ce même s’il se présente dans un lieu du semblable.

J‘ai suivi de près le texte de l’auteur, en l’adaptant à ma propre compréhension, tant, pour moi qui suis confronté à l’ anthropologie, à la sociologie et au droit, ce qu’elle dit me paraît nouveau et, à mon avis, nécessaire.

Dans la troisième partie De la parole instituante à l’institution de la parole », je retiens du troisième chapitre « L’adolescent : de la fugue à l’errance » la sous-rubrique « L’entrée dans l’errance ». L’auteur distingue l’adolescent fugueur de l’adolescent en errance. Cet adolescent peut être une adolescente. L’adolescent fugueur sait à qui poser sa question : que me veux-tu ?, à un parent par exemple. L’adolescent en errance, d’abord pré-adolescent, cherche à constituer un message et à adresser sa question, mais, découvrant qu’il n’y a pas d’autre pour laisser s’écrire cette question, il part pour nulle part. L’errance est, pour lui, une conduite dans laquelle aucun trajet ne se trace, ni sur le plan géographique, ni sur le plan psychique. L’errance de cet adolescent vient de l’absence d’un lieu habitable pour lui sur la scène du monde. Souvent recueilli en institution, il n’a jamais rencontré la possibilité d’être accueilli psychiquement par un autre. Il peut aussi s’agir d’un adolescent venu d’un pays en guerre civile où il y a eu un effondrement des structures symboliques du lien social. L’adolescent errant, dit Ferenczi, est « hors de lui », « il est parti », ce qui signifie, non pas ne pas être, mais « ne pas – être là ». Il n’y a pas, pour lui, de temps. Passé, présent, futur lui sont présents simultanément, il pense avoir surmonté l’espace et le temps.

Dans sa postface, Nabile Farès s’interroge sur l’écart entre un savoir qui serait déjà là, sujet se croyant sachant et ignorant à la fois, et un savoir qui ne sait pas et ne cesse pas de ne pas savoir. L’écart, l’accueil, la reconnaissance du « pas tout » sont des moments de la constitution psychique et civile humanisante.

Louis Moreau de Bellaing

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Sous la direction de Joanny Lelong et de Samuel Rambaud, Deux figures de la psychanalyse : Enrique Pichon-Rivière et Geza Roheim, Villeurbanne, Editions Nouveau Document, 2017

L’ouvrage ici présenté est le premier d’une collection qui s’annonce originale et nouvelle en anthropologie. En effet le souci de ceux -Johanny Lelong et Sarah Rambaud – qui l’ont conçu est d’allier la série des textes d’une part à une iconographie sous formes de photographies et, d’autre part, à deux glossaires donnant les définitions de termes qui renvoient aux article .Ces articles sont consacrés aux deux auteurs-phare dont il est question Le premier est Enrique Pichon-Rivière qui commence à être connu en France comme psychanalyste. Le second est Geza Roheim, l’anthropologue hongrois, disciple de Freud et devenu un classique en anthropologie. La publication est ainsi divisée en deux moitiés et chaque moitié est consacrée à l’un des auteurs. Ces moitiés sont précédées, chacune, dès la couverture, au recto et au verso par le cursus daté de la vie de chaque auteur, Pichon-Rivière d’abord, Geza Roheim ensuite. Les photos sont en couleur, fort belles et variées. La première partie commence par une photo de Pichon-Rivière et par une conversation entre Alice Savoie et Alejandro Lo Celso, intitulée « Incarner le texte « , et qui porte notamment sur Pichon-Rivière. La deuxième partie commence par un texte en français, traduit en anglais, composé d’une suite de récits de rêves nocturnes recueillis dans une société australienne. Dans le premier texte, Alice Savoie pose à Alejandro Do Celso la question de la typographie. Le second rappelle à la première que la typographie n’est pas une question de lettres, mais de texte, parce que la typographie fait partie intégrante du texte. Alice Savoie  évoque Pichon-Rivière et son amitié avec Robert Arlt qui était typographe. Une série de belles photos en couleur ouvre le volume, suivie d’une page de garde où est inscrit « Marche improvisée à quatre jambes » . De nouveau apparait une série de photos, cette fois-là en noir (brun noir), puis en bleu, enfin de nouveau la photo en bleu de Enrique Pichon-Rivière et ls premier texte du recueil : un dialogue entre Luc Vigne et notre amie au Collège International de Psychanalyse et d’Anthropologie, Janine Puget, texte intitulé « Faire avec ce qui excède. Pichon-Rivière vu d’aujourd’hui ». Janine Puget rappelle qu’elle était très jeune lorsqu’elle devint la secrétaire de l’association que Pichon-Rivière venait de créer à Buenos-Aires, qu’en tant que secrétaire elle l’a connu,lui et sa famille, et que c’est par lui qu’elle s’est initiée à la psychanalyse. Elle montre admirablement que la volonté de Pichon-Rivière a été, dès le début, d’articuler la psychanalyse, en tant que thérapeutique et en tant que discipline au social. Mais, à époque, les années 40 du XX° siècle, il eut été impossible de faire officialiser cette articulation. Pichon-Rivière recouvrit donc sa tentative du nom de psychologie sociale (nom qui, en France, désigne une toute autre perspective disciplinaire, celle; à peu près à la même époque, de Jean Stoetzel dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’était pas psychanalyste). Janine Puget qui, par ailleurs, s’intéressait à la politique et au social de son temps, fut témoin des incursions de Pichon-Rivière dans les hôpitaux psychiatriques argentins, pour créer des groupes SCRO, cet acronyme signifiant Schéma Conceptuel Référentiel Opératoire. Il renversait, dit Puget,, les grands piliers psychanalytiques sur lesquels nous nous appuyons. L’intention de Pichon-Rivière était d’introduire le politique, le social et le culturel dans la métapsychologie psychanalytique. Mais il n’a pas pu le faire, car il a été mis à l’écart par la communauté psychanalytique en tant que psychologue social. Comme le fait remarquer Luc Vigne, il a introduit la notion de lien en psychanalyse. Mais c’est Janine Puget, avec Isodoro Bernstein et Julio Moreno, des psychanalystes argentins, qui a développé cette notion de lien. Elle existe en sociologie sous le nom de lien social et désigne la partie affective, subjective du rapport social. Mais Puget explique que, dans le lien, l’autre est considéré comme un alter. Il est dans l’altérité. Il n’est pas l’autre identifié à soi, l’autre en soi dans le monde intérieur du moi. Il n’est pas dans ses liens du côté du semblable, de la relation d’objet qui est celle entre deux et plusieurs sujets. Puget privilégie, dans le second cas, le terme de lien à celui de relation. Il s’agit, dit Puget, d’ introduire une logique hétérologue par rapport à la logique du monde intérieur. Luc Vigne pose alors une question sur la dictature. Puget répond que les militaires argentins de la dictature ont été suffisamment intelligents pour se rendre compte que les groupes analytiques « étaient beaucoup plus dangereux que le patient seul avec son analyste ». Ils se sont rendus compte du potentiel dont dispose le groupe analytique, de cette force dont il dispose pour créer de la pensée, une pensée nouvelle qui se multiplie à son gré. « L’être humain, dit Puget avec une perspicacité remarquable, avec lequel nous devons parler, avec lequel nous devons créer de nouvelles situations dans lesquelles nous pourrons développer une nouvelle pensée ou la curiosité pour le nouveau, l‘inconnu, il disparaît par ce que nous savons au préalable. .La nouvelle technologie est, pour la psychanalyse, un danger ». Lorsque la dictature s’est achevée, ajoute Puget, les psychanalystes ont oublié que, déjà, dans les hôpitaux psychiatriques, des groupes SCRO avaient existé. Ils ont refoulé cette invention de Pichon, parce qu’ils craignaient une pensée nouvelle. Puget dit par ailleurs qu’il faut donner place à ce qui excède sans que ce qui excède soit immédiatement accepté. La définition de l’excès, au moins ce que je sais d’elle, comporte également celle de l’excès légitime. Outre ce qui est à faire avec le manque, c’est de faire avec l’excès, avec ce qui excède, avec ce qui est en excès en soi, et qui x’impose, qui n’a pas d’histoire préalable, qui ne renvoie pas à quelque chose que nous avons perdu, sinon quelque chose qui excède ce que nous avons déjà. Il faut donner une place à ce qui excède sans diminuer la force de ce qui constitue son altérité, son étrangéité. Une chose est la politique de ce qui manque, autre chose la politique de ce qui est excès.. Par exemple, Levinas propose quatre grandes figures paradigmatiques de l’excès : la veuve, l’étranger, l’orphelin et le pauvre. Mais c’est lorsque nous sortons de l’immensité que nous pouvons entrer dans l’altérité. Pichon-Rivière a été un excès pour la psychanalyse. Si je ne peux pas faire avec, ça m’irrite, ça me met en colère. C’est ce qui crée (l’excès de) violence, manière peu symbolique de symboliser l’excès. Je suis toujours censé savoir quoi faire avec ce que l’autre me propose, ce qui n’est pas vrai.

Dans l’article suivant, de S. Bezançonet de C. Bourdin, intitulé « Une trajectoire lumineuse », les,auteurs rappellent que Enrique Pichon-Rivière fonda l’Association argentine de Psychanalyse au début des années 40, et plus tard, l’Association argentine de Psychothérapie de groupes et, avec Marie Langer et Emile Rodrigué, les premiers groupes psychothérapeutiques d’Argentine et d’Uruguay. Devenu médecin psychiatre, les contributions de la psychanalyse, des théories de la communication, de la psychologie sociale et de l’anthropologie constituent pour lui le fondement de sa théorie des groupes opératifs. Emilio Rodrigué, Armnino Bauléa et Fernando Ullo s‘exilent en Europe au moment de la dictature et répandent le pensée du maître. Le concept de lien chez Pichon-Rivière inclut la théorie des relations d’objet de Mélanie Klein, des concepts psychanalytiques de Freud, des idées de Kurt Lewin dans le domaine de la psychologie sociale ainsi que des éléments issus des théories de la communication de l’Ecole de Paolo Alto et de l’anthropologie de Margaret Mead. Il était intéressé par l’oeuvre de Baudelaire, par celle des surréalistes, également par les Chants de Maldoror de Lautréamont (Isidore Ducasse), notamment sur la question de la tristesse, celle de la créativité, de la création chez l’être psychotique. Il tenta de trouver des moyens préventifs en santé mentale pour les populations les plus démunies. Il insiste sur le lien entre art, science et sport. ll inclut les familles des patients dans le processus des soins psychiatriques. Il partait de l’hypothèse qu’un axe commun  régissait toutes les situations groupales institutionnelles : le processus de création, de transformation de la réalité à partir de sa ré-appropriation instrumentale (souligné dans le texte). De nombreux travaux tels ceux de René Kaës s’inspirent des théories de la maladie unique (souligné dans le texte) et de sa référence au noyau de la dépression de base. Les groupes dits de supervision ont été enrichis par le principe du groupe opératif, permettant d’approfondir la question du transfert et du contre-transfert avec la participation des différents membres des groupes psychothérapeutiques. L’idée que la créativité résulte d’un processus par lequel on s’approprie la réalité pour la transformer fut l’axe central des recherches initiées par Pichon.

Des éléments biographiques concernant l’origine et l’enfance de Pichon-RIvière, apparaissent dans le second article de Bezançon et Bourdin qui complète le premier. Il s’intitule : « Ressentir en pensée et penser en action ». Pichon-Rivière est le fils de Alphonse Pichon et de Joséphine de de La Rivière, appartenant l’un et l’autre à la haute bourgeoisie de l’industrie textile du sud de la France. Ses parents émigrent en Argentine, au Chaco, son père créant une entreprise qui cherche à obtenir une matière première textile de base comme le coton. A sept ans, le jeune Enrique découvre un secret de famille : il est le fils unique de Joséphine et d’Alphonse qui, après la mort de sa femme, Elizabeth de la Rivière, dont il avait cinq enfants, épouse sa belle-soeur. Les cinq autres enfants sont les demi-frères et soeurs d’Enrique. Cette découverte fut, chez lui, à l’origine d’un sentiment persistant de tristesse. Ses parents étaient proche du socialisme et amateurs d’art, de littérature et de théâtre.

Mais l’important est aussi que le jeune Enrique, dès l’âge de quatre ans, vécut la cohabitation simultanée de deux cultures, l’une familiale avec des valeurs propres à la civilisation européenne, et l’autre avec les valeurs fondées sur les mythes et l’ancestralité propre à la civilisation guarani. Il se sentit, plus tard, toujours à l’aise sur les frontières interdisciplinaires. Il est marqué, dans sa jeunesse à Buenos-Aires, par sa fréquentation d’individus marginaux hongrois et français. Il vit ensuite dans cette ville, ne la quitte pas pendant la dictature, malgré les menaces qui pèsent sur lui. Il reproche à l’enseignement en psychiatrie qu’il reçoit de porter sur la mort – sur des cadavres – pour faire face aux problèmes de la vie . Il semble qu’il ait lu, à cette époque, des textes de Durkheim et de Karl Marx. Comme psychiatre, il crée la psychiatrie dynamique, la thérapie familiale, les groupes opérationnels ou opératifs, la communauté thérapeutique, avec ses réflexions et ses interventions propres. Son épistémologie convergente (souligné dans le texte) couvre les aspects esthétiques, sociaux politiques, scientifiques et ceux de la vie quotidienne. Son diagnostic tient compte, en psychiatrie, de l’existence ou de l’absence de liens. Le groupe opérationnel est un dispositif privilégié, structure optimale pour accéder à un savoir collectif, un savoir qui se trouve en fait au sein de l’institution, mais que l’on ignore savoir. Il apprend aux infirmiers à conceptualiser leur savoir. Et tandis qu’il remet en question, dans le discours de l’institution, des matériaux hétérogènes, il construit un groupe qui produit des sujets distincts, des acteurs distincts et des relations sociales différentes, tandis qu’il remet en question l’ordre établi, les places assignées, ce qui se dit incontesté. Le SCRO est une tentative de mise en spirale dialectique des différentes déconnections qu‘il se fait du sujet, de la science, de la socialisation, etc. Il promeut une logique, une approche qui structure le groupe opératif ou opérationnel.

Eduardo Mathieu dans son article intitulé « Footballeur profane », montre l’importance que Pichon-Rivière a donné au sport et notamment au football dans sa conception du groupe opérationnel.

Elena Bora Dumont, dans son article « Un long fleuve » insiste sur la caractère subversif de l’oeuvre de Pichon-Rivière. « (Il) est, face à Freud, dit l’auteu,r ce que Marx était face à Hegel, jusque dans sa conduite quotidienne ».

Guénola Sacher aborde le rapport de Pichon-Rivière avec la poésie. Son article s’intitule « Des clés occultes s’entremêlent chez Pichon-Rivière et Lautréamont ». Elle rappelle d’abord la culture marxiste de Pichon, qui donne comme ultime référence à la folie la détermination économique en dernière instance. Mais elle dit que ce choix, tout autant que son application de la psychanalyse au Chants de Maldoror de Lautréamont, dissimule ce que Pichon cherchait, à partir de sa propre subjectivité, du côté du rêve, des mythes, de l’étrangeté. Pichon dit lui-même que le psychiatre et le psychanalystes ne peuvent pas faire abstraction, dans leur travail, de leur propre expérience subjective. Or, chez Pichon, il semble que les Guaraanis de son enfance sont toujours là, chez qui l’art et le mythe se conjuguent. Les interprétations psychanalytiques de Pichon sur les Chants de Maldoror semblent à l’auteur peu crédibles. En revanche, elle le crédite, et j’en suis d’accord avec elle, d’avoir vu que Lautréamont enfermait dans les mots mêmes qu’il emploie, dans la configuration qu’il leur donnait ce qu’elle appelle des clés occultes. Par exemple, bien loin des interprétations hâtives faites sur le nom de Lautréamont que Isidore Ducasse se donne, Pichon, lui, remarque que Lautréamont est né à Montevideo en Uruguay et que Lautréamont veut dire « L’autre mont ». Il est impossible, dit l’auteur, de lire les Chants de Maldoror avec une grille psychanalytique, sans défigurer ce que le poète a voulu dire. C’est du côté de cette subjectivité dans les mots et leur configuration que Pichon retrouve l’une des sources de sa propre pensée.

Julie Bonnet, dans son article s Sur notre continent sud-américain », donne de précieuses indications ur la biographie de Pichon. Il est né à Genève, en Suisse, mais il ne sera jamais reconnu comme suisse, parce qu‘il ne peut prouver le nombre de générations suffisantes, dans sa famille, pour avoir cette nationalité. En revanche, il sera reconnu (ou naturalisé ?) français et s’affirmera toujours comme français. Dès le début de son article, Julie Bonnet dit qu’elle le voit comme un acteur-charnière (souligné dans le texte). Le poème de jeunesse de Pichon qu’elle cite n’induit pas grand chose, à mon avis, de son expérience guarani. La psychologie sociale de Pichon est novatrice. L’auteure cite Kaës disant que « Pichon était toujours prêt à passer à l’action, lorsque l’action allait de pair avec la production intellectuelle ». Et elle ajoute : « Il ne concevait pas la production intellectuelle sans la pratique et sans l’action transformatrice de la réalité ». Elle conclut son article en faisant référence à son titre. Elke cite d’abord une phrase de Gabriel Garcia Marquez ; « L’interprétation de notre réalité par le biais de schémas étrangers ne peut que contribuer à nous rendre plus incompris, dr moins en moins libres, de plus en plus solitaires ».

L’auteure dit d’elle-même que, née en Colombie, c’est à Paris qu’elle a pris conscience qu’elle appartenait à un monde qui n’était pas seulement colombien, mais latino-américain.

De nouveau, Bezançon et Bourdin reviennent à Pichon-Rivière dans leur article « Une lumière conductrice pour le développement de la psychanalyse ». Ils notent d’abord que, dès 1940, Pichon fut un pionnier et un fondateur de la psychanalyse et de l’analyse groupale en Argentine et en Amérique latine. Mais il s’en éloigna et préféra parler de psychologie sociale. La version généralement acceptée de la théorie psychanalytique – la théorie des pulsions – excluait, selon lui, par principe toute dimension culturelle, politique et sociale de la vie mentale. En quoi il se trompait, disent les auteurs, et j’en suis d’accord avec eux. et aussi avec leur assertion disant que ce qu’il faisait était réellement de la psychanalyse. Recourant à l’art et à la poésie, il se battit passionnément, disent les auteurs pour établir une nouvelle conception de la psychiatrie intégrant autant la dimension psychanalytique que la dimension socio-politique. Les structures pathologiques se manifestent dans les trois aires d’expression : la pensée, le corps, le monde externe. Pichon nomme ce concept le principe de pluralité phénoménique. Ainsi, il pouvait regrouper les troubles du processus de la pensée, les manifestations et les maladies somatiques, ainsi que les perturbations de la vie sociale et relationnelle. La pensée et la pratique d’une théorisation de la psychanalyse se construisent nécessairement à partir de sa propre expérience de la maladie et de la guérison, générant ainsi une maladie créative (souligné dans le texte). La première langue de Pichon fut celle de sa famille : le français, la deuxième le guarani, la troisième le castillan qu’il apprit à son entrée à l‘école. Sa première conception du monde fut rationaliste, la seconde lui inspira son amour pour la poésie, sa passion pour le surréalisme et les poèmes de Lautréamont. Ce fut à travers la psychanalyse qu’il put réconcilier ses deux mondes. La psychanalyse, disait Pichon, paraphrasant Marx, n’est pas là pour interpréter le monde, mais pour le transformer (je dirai plutôt, pour contribuer à le transformer). L’interprétation est une forme de relation qui transforme l’être humain, lui apportant les éléments nécessaires pour recréer son monde à travers l’action. Tout cela, associé à sa prise de conscience précoce des dimension culturelle, sociale et politique, le mena à dénoncer la fausse opposition entre ce qui est interne et ce qui est externe, entre l’individu et la société. Cette distinction est une abstraction, un réductionnisme que nous ne pouvons accepter, car la société fait partie de nous. C’est cette omission que Pichon exploita à travers ses deux concepts : celui de lien et celui de groupe interne. Pour Pichon, le groupe est formé de personnes réelles,, à partir de l’internalisation de liens dans une relation dialectique permanente avec le groupe externe. Le concept pichonien de lien correspond à une structuration accomplie qui inclut le sujet, l’objet, leurs perceptions mutuelles, relations et interactions, ainsi que leurs groupes d’appartenance respectifs et l‘intégralité du contexte social, historique culturel, politique et écologique. On peut y ajouter selon moi, économique. Le schéma corporel fait référence à l’organisation complète de la personne dans sa triple dimension corps, pensée et monde externe. L’internalisation incessante entre groupe interne et groupe externes, dialectique en forme de spirale, se fonde sur les processus intra, inter et trans-personnels. Il s’agit d’une conception de l »existence personnelle qui intègre pleinement l’appartenance au monde aussi bien humain que non humain. Se déplacer dans des compartiments cloisonnés revient à refuser de façon anticipée de connaître l’homme,(je dirai l’être humain), ce sujet historique, concret, quotidien avec lequel on essaie d’établir un lien thérapeutique. Pichon proposa de substituer à la notion de pulsion celle de structure de lien, dans laquelle le lien est à entendre comme un proto-apprentissage, comme le véhicule des premières expériences sociales, du projet lui-même corrélativement à une négation du narcissisme primaire. Les psychanalystes actuels, en France, Olivier Douville par exemple, qui semble proche de Lacan, gardent l’idée de pulsions et du pulsionnel comme limite à la connaissance, limite nécessaire, sinon on ne dit rien. C’est un peu le cas de Pichon, sur la dynamique propre au lien, à l’apprentissage et au social en général. A mon humble avis – je ne suis pas psychanalyste, mais sociologue et un peu anthropologue -, il ne s’agit pas tant chez Freud d’une théorie des pulsions que d’un point d’accès, à partir duquel il faut continuer à chercher. L’être humain, disent les auteurs et j’en suis d’accord avec eux, n’est donc en général accessible que dans la mesure où il est capable d’un investissement d’objet libidinaL.

Dans un article intitulé « Intérêt de la pensée associative dans les situations d’apprentissage. L’exemple du gruppo opérativo », Christophe Bittola, s’interrogeant sur l’apprentissage, note qu’apprendre, c‘est entrer dans un domaine, mettre des éléments y appartenant à l’intérieur de soi, transformer une intériorité existante. Pichon appelle  cet existant un schéma référentiel comme ensemble des expériences, des connaissances et des affects avec lesquels l’individu pense et agit. Pour Pichon l’expérience s’incarne dans la praxis. A partir des travaux de Kurt Lewin et de Mélanie Klein, il va préciser la nature des résistances qui s’opposent au désir de changement. Deux peurs en constituent la base : la peur de la perte des structures existantes et celle d’être attaqué dans les structures nouvelles A cet obstacle épistémologique s’oppose le désir de savoir, par exemple ce qu‘il y a dans la tête de l’autre. Face aux apprentissages dogmatiques et aux conduites par trop protocolisées, l’apprentissage consiste à poser les conditions favorables à des processus introjectifs, sans générer des incorporats faits d’automatismes mécaniques ou empruntés

.Dans le groupe opératif, il y a interaction constante entre des dimensions psychosociales ou sociologiques et des dimensions intra-psychiques. Il n’y a rien d’interne qui n’ait une correspondance externe et vice et versa.

Il faut ajouter que le sujet qui parle dans un groupe opératif est le porte-voix (souligné dans le texte) de lui-même et des fantaisies inconscientes du groupe. L’auteur montre comment il a, lui-même et à sa manière, en s’inspirant du dispositif de Pichon-Rivière, fait fonctionner le groupe opératif. Il insiste sur la finalité pédagogique de ce fonctionnement du groupe. L’intérêt du groupe manifeste, en premier lieu, que l’ensemble de liens qui se développent dans un petit groupe régulier va progressivement construire une matrice qui fait office de coopérative psychique (souligné dans le texte ). Ce qui n’est pas pensé par l’un mais qui peut en même temps le toucher est pensé par un ou plusieurs autres. L’autre intérêt du groupe et de son dispositif est que l’impact des connaissances produise ses effets dans l’expérience, s’incarne pour un temps et fasse l’objet, dans un moment à vivre, d’observations et d’analyses. Enfin la création d’un maillage relationnel conscient et inconscient, réseau de liens (souligné dans le texte), dit Pichon, propre à la composition et à l’histoire de chaque groupe, n’est possible que si le dispositif s’appuie en grande partie sur la règle de l’association libre.

L’article de Marie-Pascale Chevance-Bertin tente de montrer que Pichon ne s’est jamais voulu un maître, qu’il fut toujours insouciant d’en être un (c’est l’intitulé du chapitre) « Abandonner l’arrogance et la toute puissance, dit l’auteure, permet de trouver de nouvelles réponses dont les jeunes thérapeutes ont besoin pour continuer à travailler ensemble ».

Alberto Biguer se propose d’étudier les sens pluriels de l’émergence chez Pichon. Ce que les membres du lien disent, pensent, fantasment et éprouvent est désormais déterminé par l’ensemble intersubjectif que le lien établit. Je me borne ici à donner les trois conditions que l’auteur assigne à l’émergence ou l’émergent : il est une formation de l’inconscient, le résultat d’un travail psychique tel le lapsus, l’acte manqué, il est une formation de compromis. Mais, dans le travail analytique sur l’émergent, Pichon-Rivière ne parle ni de transfert, ni de contre-transfert. La rencontre analyste/patient est elle-même un émergent ou une émergence. Les formations de comprom is ne parviennent pas toujours à recouvrir. les deux pôles du conflit (amour/haine). L’un des pôles peut se manifester plus que l’autre. La formation de compromis est le tentative de calmer, de distiller des résidus inconscients encore actifs. Mais du compromis on peut passer aux compromissions perverses auxquelles peuvent se livrer les sujets du lien pour éviter. certains thèmes, pour alimenter la défense de leur narcissisme, pour entériner les tromperies.

Pichon-Rivière s’inscrit dans la ligne freudienne des formations de l’inconscient, mais il y ajoute l’universalité du lien, de son champ psychique et les mouvements dialectiques qui dévoilent les virtualités du changement.

Cette première partie de l’ouvrage, consacrée à Pichon-Rivière s’achève par un beau poème qui lui est dédié par Vicente Zito Lema.

La seconde partie commence par des photos de jambes (photos de couleur bleue) et par celle d’une jeune femme (en couleurs). Elle est consacrée à l’anthropologue-psychanalyste Geza Roheim. L’ article,de Patrick Fermi, « Une vie dans l’histoire », donne les principales étapes de la vie de Roheim: son enfance dans une riche famille hongroise, ses première lectures dont le Dernier des Mohicans qui l’orientera plus tard vers l’anthropologue, son intérêt dan sa jeunesse pour le folk-lore hongrois auquel il consacre ses premières oeuvres. Il fait des études en géographie. une analyse avec Sandor Ferenczi, une deuxième analyse avec un autre psychanalyste hongrois. Il participe aux évènements politiques en Hongrie après la guerre de 14, puis fait un long séjour près des Aborigènes australiens et des Trobriandais (lors de son voyage à l’île Normanby dans l’archipel d’Entrecasteaux en Polynésie). Son voyage est financé par Marie Bonaparte amie de Freud. Il veut vérifier, contre Malibnowski qui la conteste, l’universalité du complexe d’Oedipe. Les menaces qui pèsent sur lui en Hongrie parce qu’il est juif l’obligent à s’exiler avec sa femme, en 1938, aux Etats-Unis où il exerce son métier de psychanalyste à New-York et où il meurt en 1953, peu après la mort de sa femme. L’auteur insiste sur le fait qu’il était la fois gros mangeur et bon buveur. C’est la psychanalyse, avec l’importance qu’elle donne à la vie pulsionnelle, qui a écarté Roheim de l‘étude du folk-lore et l’a peu à peu poussé vers l’anthropologie.

Dans l’article de Roger Dadoun, grand connaisseur de la pensée de Roheim, article intitulé « L’unité de l’homme, Une perspective d’anthropologie psychanalytique », l’auteur relève une remarque de Freud datant de 1897. Il dit : « Les histoires de diable, le vocabulaire des jurons, le chansons et les coutumes des nurseries, tout cela acquiert une signification à mes yeux »». Ecrivant plus tard Totem et Tabou, il dit « qu’il n’a jamais travaillé à rien avec autant de conviction et de joie ».

Comment expliquer la position de Roheim par rapport à la psychanalyse ? Je cite, sur ce point, longuement l’auteur : « L’auto-analyse de Freud (est) du domaine de la subjectivité et de l’intersubjectivité, même chose. Il convient de la doubler d’une reconnaissance extensive, d’une investigation externe qui fasse apparaître les innombrables figures humaines dont la multiplicité convergerait ou non vers la notion d’unité. C’est à cette tâche que s’est voué avec passion Geza Roheim. Le livre Psychanalyse et Anthropologie constitue l’une des pièces capitales de l’édifice freudien ».

Lors de son séjour à l’ile Normanby, Roheim réfute l’assertion de Malinowski selon laquelle les habitants de cette île, proche de Trobriand, n’ont pas de complexe d’Oedipe et ne connaissent pas la régression anale. Commentant cette assertion, Freud dira « Ces gens-là n’ont donc pas d’anus ? ». Dans Psychanalyse et anthropologie, « c’est, dit Dadoun, la totalité de l’existence que (Roheim) fait graviter autour des structures psychiques posées comme fondamentales ». Roheim insiste sur l’absence de sevrage chez les Trobriandais tout comme sur l’absence d’Oedipe et de régression anale, sur les rituels que comporte les rapports des hommes avec la mère et l’enfant, sur le pénis fantasmé par eux, sur l’ échange pour l’échange opposé à la (ou au) kuèn qui est l’échange commercial sans monnaie. L’échange utilitaire est appelé plus précisément, chez les Trobriandais, le gimwali. A propos de la question de l’ignorance des parents, chez les Trobriandais et les Aborigènes australiens, en ce qui concerne le rapport entre le faire l’amour et l’apparition de l’enfant, la réponse est donnée par un Australien :  « Elle ne peut faire l’amour avec elle-même. Comment le ferait-elle ? Avec son talon ? C’est de moi que l’enfant sort ». Il est à noter également que, dans ses explication, Roheim se sert de la problématique de Mélanie Klein. La conclusion de Dadoun à propos de Roheim est très remarquable. je la cite in extenso : « L’enfant se perpétue dans l’adulte et dans la société et dans la nature ; réciproquement l’adulte perpétue son enfance dans l’enfant, dans l’être de l’enfant. Roheim pose implicitement le principe de base : une pédagogie, un politique pédagogique qui soit la forme la plus active d’une ample et vigoureuse pensée politique et qui en soit, dans le même temps, la condition, la possibilité, la source. On ne changera l’adulte qu’en changeant l’enfant mais on ne changera l’enfant qu’en changeant l’adulte. C’est dans ce cercle vital fragile que réside la possibilité d’une (ré)volution créatrice de la condition humaine».

« L‘attitude politique de Geza Roheim. Un étranger parmi ses proches » est le titre de l’article de Sandra Fournié. L’auteure insiste sur le goût de Roheim pour le sport. Elle pense, comme Pichon- Rivière, qu‘il joue un rôle important dans la vie et le comportement d’un individu. Elle insiste aussi sur ses relations avec sa mère qui furent très vite mauvaises. Qui plus est, Roheim fut un étranger, non seulement dans sa famille, mais chez les ethnologues, chez les psychanalystes et chez les « sauvages ». Il était étranger dans sa patrie, à partir des années 30, comme juif et il le fut aux Etats-Unis où il fut naturalisé tardivement. L’auteure définit le politique par l’attitude et le comportement politique, ce qui, pour moi, est une définition très partielle du politique. La famille de Roheim dit-elle, parle de lui avec résignation : Ce pauvre Geza…ll n’est pas tout à fait normal..Il se livre à des bêtises, ce sont des âneries, il ne veut pas s’occuper de la propriété… Ses opinions politiques lui valent d’être chassé de son poste de maître de conférence qu’il occupa très peu de temps, après l’effondrement de la République des Conseils. En fait, il ne s’intéressait guère à la politique. Enfin, Roheim pensait que la psychanalyse devrait devenir « le lien spirituel » entre les déférentes branches de la connaissance scientifique, mais cela nécessitait une collaboration énergique entre les représentants des différentes branches du mental. L’avenir de la psychanalyse profane, disait-il, sera le futur de l’analyse appliquée. Je dirai plutôt que, dans les différentes sciences humaines, et pas seulement celles du mental, la psychanalyse devrait participer à l’analyse du subjectif qui n’est pas ou peu faite. Cette absence d’analyse du subjectif constitue, pour ces sciences et pour la psychanalyse qui, elle, se borne un peu trop à l’analyse individuelle thérapeutique, un handicap sérieux et dommageable au vivre en commun.

Geza Roheim fut, à la fin de sa vie, célèbre en Hongrie. Il avait une grande facilité à parler des langues diverses, y compris des langues vernaculaires en Australie ou en Polynésie. Il entrait ainsi en relation avec de nombreuses personnes dont certaines devenaient ses ami(e)s. Il pensait que la relation avec l’environnement, y compris physique, était construite sur des facteurs émotionnels. Aujourd’hui il est, avec Georg Lukacs, le penseur hongrois le plus connu et le plus populaire.

La mère que l’enfant peut aimer est, pour Roheim, l’élément de base du patriotisme. Pour le membre d’un groupe,(une nation), l’appartenance au groupe signifie qu’il s’est lui-même identifié à son propre père et qu’il a un droit à la terre, sa mère symbolique. Les contenus inconscients sont résumés dans l’intégration du groupe dans les frontières psychologiques du in-group versus out-group. Geza Roheim note également – comme le fera plus tard Gérard Althabe – que les anthropologues font partie et sont des parcelles des tendances qui se manifestent en groupe. Ils tendent à surestimer cet élément d’intégration. Ils voient seulement la nation, le genre humain et l’individu est oublié. Sur la tombe de Roheim, son neveu dit ces paroles : Cher oncle Geza, porte-toi bien.

L’article de Solange Hibba porte ce titre « Dites-leur que nous ne sommes pas comme des kangourous sauvages : Geza Roheim et le primitif (pleinement) humain ». L’auteure s’efforce d’expliquer comment Roheim concevait le primitivisme. D’abord elle rappelle que l’anthropologie du XIX° siècle et une partie de celle du XX° refusait et refuse encore la pleine humanité à des populations non occidentales, dites « sauvages », et qu’elle la refusait, la refuse également à des populations occidentales tels les ouvriers, les paysans, les handicapés mentaux, les petits employés, hommes et, encore plus, s’il s’agit de femmes. La position de Roheim est un peu différente. D’abord il reconnaît la pleine et entière humanité à tous les êtres humains quel(le)s qu’ils/elles soient. Mais son hypothèse est que la période de latence n’apparaît pas dans certaine populations et chez certains êtres humains occidentaux ou non occidentaux. La période de latence est, chez Freud et les psychanalystes (Laplanche et Pontalis), celle qui va de six, sept ans à la puberté, pendant laquelle, devant l’échec du complexe d’Oedipe (que Roheim pense universel), l’enfant refoule son désir du père ou de la mère. C’est à ce moment là que commence à se constituer son surmoi, son idéal du moi, son moi idéal. Or des individus, des groupes – des enfants de paysans occidentaux, d’ouvriers, mis très tôt au travail, ayant à assumer seuls très tôt des responsabilités, c’est ceux-là que Roheim considère comme primitifs – ne connaîtraient pas cette période de latence.. Cette hypothèse, que je sache, n’a jamais été vérifiée. Celle qui est considérée comme vérifiée pour tous est la théories des aptitudes qui s‘accroche désormais à la génétique et prétend vérifier ce qui n’est jamais vérifiable : une causalité directe entre le biologique, l’anatomique et le social et, a fortiori, l’individuel singulier.

Un glossaire donne non seulement les principaux concepts ébauchés par Roheim, mais des informations sur le temps historique où il a vécu. L’article qui suit porte sur « les rêves australiens de Geza Roheim ». Au début de l’ouvrage, ont été données une série de rêves australiens. Dans cet article, Sandrine Fournié rappelle d’abord que Roheim n’a pas laissé de méthodologie pour analyser les rêves, notamment ceux de Australiens. On est donc contraint de repérer le degré d’objectivité de ses méthodes de terrain. Roheim ne tarde pas à orienter ses analyses vers une unité psychique du genre humain. Les anthropologues expliquaient la croyance très répandue dans l’animisme en terme de psychologie individuelle du rêve. Roheim tendait à interpréter les mythes australiens comme les contenus manifestes d’un rêve. L’auteure note que, lors du séjour de Roheim en territoire australien, les aborigènes étaient exposés à une très forte sécheresse qui entrainait pour eux des maladies graves.

La méthode de Roheim, pour autant qu’il en ait eu une, était d’obtenir toutes les explications qui peuvent être en relation avec un phénomène. Il faut éviter le Sylla des faits sans les mots et le Charybde des mots sans les faits.

Un anthropologue canadien Daniel Clément exige autant de précision dans l’analyse des mythes. Il cite Roheim, mais lui reproche de plaquer les concepts analytiques sur des réalités enchevêtrées et difficiles à connaître.

Notre informateur dit Roheim, ne fait pas d’effort pour raconter la vérité douloureuse et ne peut donc pas être comparé à un patient en analyse. Morton reconnait que Roheim fait une ethnographie dans la perpective de la psychanalyse. Mais il a tendance, dit Morton, à prendre les déclarations des informateurs pour des actions et leurs fantasmes pour des actes. Second Charybde et second Sylla, alors qu’il avait su éviter de prendre les mots pour les faits et les faits pour les mots. Piège que la démarche précise, étayée, minutieuse de Daniel Clément dans l’analyse des mythes permet d’éviter.

Barbara Glowcevski intitule son article : « Entre rêve et mythe : Roheim et les Australiens ». Elle note que ce qu’on peut appeler l‘anthropologie psychanalytique n’a guère connu de développements notables, alors qu’un nombre croissant d’anthropologues et d’ethnologues cherchent à interroger l’imaginaire et le symbolique des sociétés qu’ils étudient. Roheim rapporte et analyse des contes populaires australiens qu’il qualifie comme rêve, histoire, jeu , sans leur donner le statut de mythe. Les Aborigènes emploient le terme mythe pour désigner les longs récits-épopées des ancêtres mythiques. Roheim distingue, dans les rêves australiens, les rêves ordinaires, de chasse par exemple, des vrais rêves qui portent en eux une révélation. Le souci de Roheim d’explorer les conflits psychiques rend compte, par delà les projections universelles, de la diversité et de la singularité des individus concernés, remettant en question l’image d’un aborigène prototypique. Mais Roheim sous-estime complètement le fait que les rêves des aborigènes sont tramés d’éléments sociaux et rituels. Exprimant des désirs et des états personnels, le rêve s’intègre dans une dynamique d’enjeux à la fois sociaux, familiaux et cosmologiques. Il s’agirait, pour l’anthropologue, de spécifier la configuration de niveau d’échange propre à chacun et montrer quel est le traitement social de ce que les aborigènes appellent oublié et nous inconscient. On peut penser que certains récits de rêves rapportés contiennent des fragments de mythe. Il y a parfois confrontation entre héros humains et héros non humains. Les héros qualifiés méchants, cannibales par exemple, sont considérés par les aborigènes comme des monstres. Les aborigènes disent des êtres ancestraux qu’ils sont morts, mais vivent d’une vie éternelle qui est une transformation de la mort. Mais hommes et femmes s’identifient aux forces de la terre dont ils sont partie intégrante. Pour autant, ils ne se confondent pas avec les héros mythiques, ils ne sont pas soumis à un fait accompli, mais, notamment par l’interprétation des rêves, ils peuvent se singulariser comme sujets en s’objectivant dans le paysage. L’auteure parle d’auto-référence, et elle a raison, pour éviter le terme d’identification. Mais là je cite intégralement  et longuement : « Le rêve joue le rôle d’une remémoration de virtualités qui ne s’actualisent que par la volonté, le choix (et j‘ajoute le désir ) des hommes et des femmes. L’oublié surgi en rêve n’est pas une réalité passée, retrouvée, mais un possible s’offrant au rêveur et à la rêveuse parmi tous les autres possibles qui restent enfouis dans cet espace-temps virtuel et cosmologique auquel l’onirisme donne accès. Mais c’est dans ce mouvement que les rêves informent les mythes et réciproquement ». On peut se demander si cet admirable analyse ne concerne que les aborigènes australiens.

Yolande Govindama analyse « la notion de don dans la pensée de Mauss et de Freud ». Elle commente en sous-titre : « de Roheim vers Lacan dans une perpective de subjectivation du manque et de la frustration ». Elle part du sacrifice au divin dans le brahmanisme, Elle interroge le concept de don chez Mauss (qui connaissait le brahmanisme) et chez Levi-Strauss, l’éclaire ensuite à la lumière de la psychanalyse freudienne et de l’anthropologie psychanalytique de Roheim et expose ses propres travaux dans une perspective de conceptualisation de la fonction symbolique du don dans la pensée hindoue. Pour l’auteure, il y a un rapport entre le rituel brahmanique, le soi ou miroir, le narcissisme primaire, et le stade du miroir lacanien .Elle pense que Freud situe le don au stade anal, et que les cultures le situent au stade oral. Elle relève, à partir re Devereux, que certains délires ou fantasmes peuvent être refoulés dans une culture et accéder à la conscience, voire être actualisés socialement dans une autre. Elle note que Mélanie Klein, reprise par Roheim, a mis en évidence l’importance de la mère et du stade oral. Il y aurait indépendance entre stade anal et stade oral. K. Abraham va jusqu’à dire que les caractères du stade anal s’édifient sur les ruines du stade oral. Lacan s’appuie sur le complexe de sevrage dans le rapport subjectif du sujet au manque à être, médiatisé par le phallus. Mais Roheim montre que, chez les australiens, le sevrage est beaucoup plus tardif qu’en Occident. L’auteure de l’article insiste, elle, sur la fait que les mères hindoues n’allaitent pas leur enfant pendant trois jours après la naissance. L’enfant est confié pour l’allaitement à une nourrice. La nourriture est un symbole d’échange entre la mère et l’enfant, mais aussi entre l’humain et le divin. Mauss, s’inspirant du sacrifice en Inde, bâtit sa notion de don sur la nourriture comme symbole d’échange entre l’humain et le divin. Intervient également, à ce niveau, la distinction entre le,pur et l’impur. Pour Mauss, la nourriture comporte une force magique comparable à celle du mana. Elle incarne une fonction ambivalente, celle de conserver la vie ou encore de donner la mort ou de rendre fou. Seul le don à l’Autre absolu – le divin – peut lui conférer son sens de conserver la vie. Le sevrage prend, en Inde, un caractère dissuasif sans brutalité, pour soutenir le désir de l’enfant d’aller vers la nourriture solide. Pour soutenir le rapport du sujet à l’altérité et atténuer le narcissisme primaire, une breloque est suspendue à la ceinture de l’enfant qui détourne son attention de son pénis et de son envie de se masturber.

On peut mettre  en évidence la fonction structurante du don au niveau du lien social et au niveau intra-subjectif en un effet de langage; Le sacrifice de soi à une figure paternelle est, en une façon de soustraire le bébé à une place d’objet de la jouissance maternelle, pour soutenir la place de sujet de l’enfant. Au sevrage succède, en Inde, la tonsure des premiers cheveux de l’enfant, pour le séparer de sa mère. Dans le sevrage, la frustration introduit le sujet dans un rapport au manque qui soutient l’émergence de la pensée, du symbole, voire du désir, en ne réduisant pas la nourriture au besoin. En Inde, les rites concernant la grossesse fonctionnent comme tiers pour imposer à la mère et à l’enfant le tabou de la fusion qui précède celui de l’inceste. La culture hindoue rejoint la théorie du miroir chez Roheim et chez Lacan, en accordant une importance déterminante à la phase orale dans le développement du sujet. Roheim conseille d’allier la connaissance livresque à celle du terrain, sans oublier que les malades usent de thérapies traditionnelles pour se traiter.

En conclusion l’auteure note que la pensée de Roheim, notamment dans une de ses oeuvres le Monde magique où il parle du miroir, aide à dialectiser psychisme et culture et aussi à une dialectisation, à mon avis beaucoup plus qu’à une complémentarité, de l’anthropologie et de la psychanalyse.

Sarah Rimbaud, dans son article « Réalité psychique et réalité matérielle », »présente un catalogue exhaustif d’objets que Roheim a recueillis durant ses expéditions. Ils sont accompagnés, en fin d’ouvrage, de photographies en noir et en bleu où l’on retrouve un collier et un bracelet sans doute du cycle kula En marge du dénombrement et de la caractérisation des objets, des informations sont données sur leur provenance et leurs usages. L’auteure pense qu’il faut s’extraire du contexte intellectuel propre à la psychanalyse et à l’anthropologie, en vue de comprendre au mieux et d’expliquer la signification et le sens de ces objets.

Danièle Pierre, dans « Ouvrir les portes du rêve » rappelle que, chez Freud, le rêve procède par condensation de traces mnésiques, déplacement d’un élément significatif sur un autre et figuration visuelle des pensées abstraites. Ce processus primaire – inconscient – subit ce que Freud appelle l’élaborati secondaire, c’est-à-dire un remaniement, par le pré-onscient, de ce processus, pour faire apparaître un contenu manifeste du rêve plus conforme à la pensée diurne. C’est à propos de  l‘élaboration secondaire que Freud introduira plus tard (après la Traumdeutung) le fantasme et la vision du monde (Weltanschahung) qui sont des remaniements par le préconscient et le conscient. La vison du monde (Weltanschaung) apprivoise l’angoisse, en interprétant toute chose. L’élaboration secondaire introduit au coeur de l’expérience intime du rêve un aspect culturellement codé. Mais, à travers un codage culturel, le rêve peut devenir une véritble interpellation traansférentielle. Il est porteur de sens. Roheim s’en tient à une interprétationn symbolique, mais Devereux montre que, par le transfert et le contre-transfert, le transférentiel peut interpeller l’analyste et le faire entrer dans la logique d’une cculture qui n’est pas la sienne. C’est ce que tente de faire l’auteure accueillant des individu(e)s migrants/exilé(e)s.

Le rêve de base ou rêve-matrice serait, selon Roheim, s’appuyant sur Freud, la première résistance de la pulsion de vie à la pulsion de mort..Le rêveur retourne en lui-même et retombe à l’intérieur de la matrice. Ce premier mouvement, le rêveur se le représente en image : par exemple tomber dans un trou. Cette auto-observation équivaut à la création d’un double, défenseur du narcissisme naissant contre la mort, son corps étant le substrat matériel du rêve-matrice. La culture, dit l’auteure fait partie de nous, de notre narcissisme. Nous nous aimons à travers elle, et nous l’aimons à travers nous. Enfin, dit Roheim, il y a deux portes : l’une par laquelle la vie diurne s’introduit dans le rêve, l’autre par laquelle le rêve se glisse pour s’infiltrer dans notre expérience diurne..En tout état de cause, le rêve est un lieu privilégié de ce qui se noue entre l’individu, le sujet en devenir et … ce qui l’entoure, qui n’est pas nécessairement sa culture, mais dans lequel sa culture a quelque chose à voir. Je pense aux migrants exilés contraints de vivre ou ayant choisi de vivre dans une culture qui n’est pas la leur.

Roger Dadoun revient sur le rêve de base. On ne sait pas trop, à le lire, s’il entre dans la phallucination de Roheim, comme il dit, ou s‘il n’y voit pas un réductionnisme souvent reproché à l’anthropologue et à un temps de la psychanalyse aujourd’hui un peu dépassé. Reste le matériau apporté par Roheim qui, même parfois quelque peu déformé par la présence des ethnologues dans les populations, demeure précieux pour approfondir la difficile question du rêve d’où Freud est parti pour créer en quelque sorte la psychanlyse et à laquelle il semble que les anthropologues-psychanalystes reviennent, en maniant avec quelque prudence des apports fructueux , mais divers et contrastés ou livrés à une interprétation trop réductionniste.

L’ouvrage s’achève par un entretien que notre amie la psychanalyste Eva Brabant a recueilli près d’une ancienne analysante de Roheim. On y trouve un portrait physique de Roheim et de sa femme, l’indication que l’anthropologue avait une prodigieuse mémoire. A cette patiente, prise en séance d’une fringale subite et qui demande à manger, il fait servir un plateau où il y avait, entre autres aliments, des myrtilles. «Je vais faire quelque chose que je ne devrais pas faire, nvait-il dit juste avant à son analysante. Freud me taperait sur les doigts ». Ce très fidèle disciple de Freud ne manquait pas d’humour.

Louis Moreau de Bellaing

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Bernard Hours, Quel sujet pour quelle démocratie au XXI° siècle , Paris, L’Harmattan, 2018.

La question posée est à la fois celle d’une nouvelle démocratie à fonder, à inventer et celle d’un sujet contemporain qui pourrait correspondre à cette nouvelle démocratie. C’est-à-dire d’un modèle qui, à partir de cette démocratie et de ce sujet à fonder, à inventer n’a, de fait, jamais existé, puisque, jusqu’à ce jour, toutes les démocraties ont été oligarchiques, y compris la démocratie athénienne qui dura soixante-dix ans et la république romain qui dura cinq siècles. Il s’agit donc bien d’une fondation, d’une invention à partir d’un modèle qui, dans les types de société d’avant la société moderne, ne pouvait qu’être imparfait.

Le problème posé par l’auteur est principalement celui du sujet politique (aux deux sens du terme politique : le politique et la politique). Nul ne sait en quoi, si elle échappe structurellement à la domination illimitée, la démocratie nouvelle à fonder pourrait se transformer.

Dans son introduction, l’auteur présente une synthèse actuelle du sujet tel qu’il existe dans la démocratie oligarchique : sujet entrepreneur fabriquant des marchandises matérielles, immatérielles, morales, religieuses ; sujet consommateur de ces mêmes marchandises ; sujet d’un environnement dont le statut pose question ; sujet numérique « partagé entre la solitude de l’enfermement algorithmique et l’ivresse de la communauté ».

L’auteur étudie principalement les altérations, modifications, tensions que subit le remodèle démocratique hérité de la révolution française et des Lumières.. On peut y noter l’influence de Benjamin Constant et se Madame de Staël. Il a une première application, au XIX°; siècle dans les républiques latino-américaines nées de la lutte de Bolivar contre la colonisation espagnole. Avant de trouver sa seconde application en France avec la III° République, à partir de 1870.

Le social-démocratique, celui d’une démocratie oligarchique, est aujourd’hui fragilisé par la communication numérique, les revendications populistes, le terrorisme, l‘inquiétude environnementale. L’évolution du sujet politique et social a été ponctuée d’événements majeurs : la fin de l‘URSS, l’attaque du II Septembre 2001, la crise de 2008. Les inégalités économiques se manifestent par un rejet du statut et de l’emploi, par des politiques fiscales non re-distributives, par une emprise du marché sur les Etats endettés, afin de les soumettre.

« Le monde actuel (est) orphelin, dit Bernard Hours, d’une idée d’intérêt général » Elle avait servi d’abord à assurer la souveraineté des Etats monarchiques et, à partir de la Révolution et depuis les Lumières du XVIII° siècle, servait de fondement à l’aspiration démocratique.

Successivement, l’auteur analyse le sujet et le,projet du marché hégémonique et de l’entreprise dans le libéralisme économique à son zénith, le sujet numérique,, les supposées dérives du sujet politique contemporain : le populisme et le terrorisme, le sujet humain dans l’environnement et son statut nouveau d’exemplaire de l’espèce humaine dans la biodiversité.. Enfin l’auteur analyse « la nature de la démocratie réelle, pensable aujourd’hui, face aux sujets précédemment évoqués, « en quête de repères, en manque d’une sécurité que ne lui procure plus l’’Etat, ni le marché, ni la société civile, ni l’environnement, ni les liens numériques ».

Dans le chapitre «Marché hégémonique et entreprises vertueuses », Bernard Hours n’insiste pas tant sur le marché hégémonique que sur l’entreprise productrice de sens pour les hommes et les femmes d’aujourd’hui. Mais, dans les deux cas, la production de sens est en quelque sorte accrochée à des modèles pseudo-religieux à prétention dogmatique qui font du marché un espace apparemment philanthropique et une source d’investissement de valeurs morales, sinon de repères incontournables. « La question sociale est désormais sous la tutelle des contraintes économiques et de la concurrence internationale »..L‘entreprise se prend pour la société. Les citoyens sont avant tout des consommateurs, la citoyenneté est de moins en moins politique ».. « C’est le corps qui constitue le temple de la consommation »

Le deuxième chapitre « Le sujet numérique, entre liberté et camisole », est un peu au coeur de ce qu’il y a aujourd’hui à démontrer sur le sujet démocratique. Ce que Hours voit bien c’est la contradiction flagrante, à l’intérieur de la pratique du numérique par le sujet social et politique, entre la facilité que lui donne le numérique de communiquer avec autrui, la possibilité de recevoir de lui tout ce qu’il est possible d’en recevoir, et, simultanément le double enfermement que suppose la position du sujet assis devant son ordinateur, mais soumis, même s’ill choisit, à un flux d’ informations, de données (data) qui, dès qu’il choisit, vont s’étaler devant lui. Soumis également à ce que l’auteur appelle si bien « une marchandisation collaborative », autrement dit à l’offre de marchandises collaboratives, telles l’aide à ceci ou à cela ou la demande de ceci et de cela, finalement cher payées en temps, en énergie, en investissement psychique, sans que pour autant elles contribuent à changer la vie. Hours construit son argumentation autour de plusieurs pivots : d’abord, ce qu’il appelle » l’OPA numérique ».  Entre moi et l’autre, la limite est brouillée dans un magma avec des présents absents qui fragilisent les repère identitaires du sujet psychique, « dont le moi marchandisé produit de brefs enthousiasmes, aussi bien que l’expérience d’une solitude numérique spécifique et destructrice. » (J’ai un peu transformé la phrase de l’auteur pour la raccourcir). Le deuxième pivot de l’argumentation c’est le rapport entre la maturation technologique et ce qu’un auteur Bernard Stiegler appelle la disruption. Celle-ci se définit comme ce qui va plus vite que toute volonté individuelle ou collective. Elle est une conséquence des mutations technologiques et de l’accélération de l’innovation. Ce processus bloque la socialisation. Les légitimités réfléchies ne tiennent ni temps, ni place dans la disruption. On peut écrire des volumes sur la légitimation et la légitimité. Ils auront du mal à être lu, dans un espace et un temps où la disruption règne. Raison de plus pour en parler. Pour de nombreux individus,, le futur est vécu comme une menace et non comme une promesse. Les formules incantatoires du développement durable ne mobilisent personne. Elles masquent l’absence d’un projet politique (au deux sens du terme politique) et entretiennent l’illusion d’un progrès. Troisième pilier de l’argumentation : les réseaux et espaces publics ; on pourrait penser que, dans leur forme numérique, ils sont positifs, accentuant la communication, les rapports entre les êtres humains. En réalité, un réseau est un outil technique numérique, industriel et financier, aux mains de grandes entreprises du secteur. Il n’est pas un espace public. Internet est un champ de flux d’énergie, sans le caractère structuré et pérenne de l’espace public. Les internautes sont enfermés dans des micro-communautés d’opinions uniques souvent fondées sur des mensonges et des erreurs factuelles. Quatrième pilier : le sujet digital comme bulle. L’internaute est convoqué dans une cage qu’il a lui-même créée

Le filtrage algorithmique c’est-à-d-ire des informations sélectionnées en fonction de ce qu’est l’internaute produit un sujet traqué, il est bombardé d’informations qui sont à mille lieux d’une connaissance réfléchie. créant ainsi des bulles solipsistes où chacun est enfermé avec lui-même. Dans la bulle, il n’y a pas de vérités,, mais seulement des convictions même quand elles sont absurdes. L’ espace démocratique devient un cirque émotionnel. Le sujet et l’autre sont les grands absents dans ce processus, l’autre ne peut être que rejet, diversité écartée.

Cinquième pilier de l’argumentation : l’information (big data) et les algorithmes; Je suis, nous sommes, chacun, fabricateurs d’algorithmes; Une recette de cuisine est un algorithme, c’est-à-dire un ensemble bricolé et visant à un certain but : en l’occurence bien manger. . Mais lorsqu’ils sont truqués, ils filtrent, au profit des entreprises, les désirs et les opinions des internautes. C’est l’excès illégitime de la communication qui apparait, dans la mesure où la transmission risque, précisément, au nom du profit, de nuire à la personne et à la soi-disant micro-communauté. Sixième et septième pilier argumentaire : la surveillance et le problème du passage de la coopération au travail forcé. Faute de place, je ne peux insister sur ces deux points mieux connus : surveillance par les Etats, pour qu’ils s’emparent, à des fins plus ou moins opaques, de données personnelles, surveillance des entreprises qui cherchent à connaître les goûts des consommateurs individuellement et en groupes. Enfin. surveillance qui attente à la liberté des individu(e)s. De la coopération possible par Internet, par exemple entre Benard (Hours) et moi, par cette recension que je rédige sur son livre, on passe trop souvent au travail forcé qui migre sur le temps de repos et de loisir. Le cadre emporte chez lui son ordinateur, pour achever la besogne du jour imposée par son employeur. Vie publique professionnelle et vie privée ont tendance, bien souvent, par le biais du numérique, à se confondre.

Bernard Hours intitule son troisième chapitre « Dissidences politiques, terrorisme, populisme ».Il part du terrorisme actuel pour aborder les dissidences politiques. L’idée que le terrorisme soit islamiste par définition lui apparaît, comme à moi, largement fausse. Les djihadistes viennent le plus souvent du territoire européen et marquent, non une foi nouvelle, fanatique, en l’islam mais – y compris pour des Français et Françaises de souche – un désespoir face au vide politique, aux deux sens du terme politique, le politique et la politique. Que la religion, par la conversion, y fasse fonction de bouche-trou, comme le montre Feti Benslama, on ne peut guère en douter. Et le fanatisme, la violence aveugle vont avec dans la mesure de la détresse des individus et des petits groupes touchés par la misère ou, dans les classes moyennes, par le désarroi face à l’effritement de tout repère politique au sens du politique. Hours constate un recul de l’Etat et de la manière de le reconnaître. Selon moi, l’Etat, c’est-à-dire l’exécutif et le législatif sont mis en cause, dépolitisés et économicisés, mais l’est plus encore la politique dans son ensemble avec le détachement vis à vis de ses institutions principales (Conseil constitutionnel, Assemblée et Sénat, Présidence de la République, Premier ministre et ministres) des populations dominées. . 

« Le populisme apparait là où la démocratie politique ou ce qui en tient lieu fonctionne mal et ne satisfait pas les citoyens » dit Hours Le marché n’a pas apporté la démocratie, mais l’a dévitalisée. Dans des pays qui ont connu une longue liberté politique, « l’usure est là et la crise se pointe », car la liberté « ne fut pas équitablement partagée ni ses bénéfices « .Le populisme penche du côté d’une politique rédemptrice. celle d’’une foi pour laquelle les institutions, la légalité, la légitimité sont superflues. Par iInternet, des individus en mal d’appartenance déversent leur ressentiment sur le société, « jusqu’à faire naître des tireurs fous désormais contagieux ». L’appel à une communauté fusionnelle conteste la globalisation libérale économique oligarchique et tente d’y substituer une poussée anti-démocratique inquiétante.

Le quatrième chapitre, intitulé « Quelle démocratie ? »pose, à travers une citation de Laclau (dont la veuve, Chantal Mouffe, tente de théoriser ce qu’on appelle le populisme), le problème de ce qu’il nomme « la contingence des fondements de la démocratie. ». Laclau place devant un universel vide les désaccords, les débats dont la démocratie est le lieu et qui voudraient s’affirmer eux-mêmes comme universels. La question, pour moi et il me semble pour Bernard Hours, c’est qu’à évoquer l’universel, on perd de vue le commun, beaucoup plus accessible, c’est-à-dire ce qui à la fois nous sépare et nous unit. Il n’est surtout pas à confondre avec le fameux « vivre ensemble », puisque aucune société n’a vu tous ses membres vivre ensemble. En revanche, quel que soit son type, elle les a vu, ainsi que ses groupes, vivre plus ou moins en commun; Mais cette idée de commun n’est pas elle-même à réifier. Plutôt que de contingence des fondements de la démocratie, on pourrait parler de leur indétermination. Ils n’en existent pas moins. Tout comme, pour tous les êtres humains où qu’ils soient et quelle que soit l’époque, il existe des repères- limite qui peuvent changer de forme, de contenu culturel, politique (au sens du politique), sociaux, dont l’indétermination ne peut être niée, mais qui ,néanmoins, ont joué leur fonction de repérage et de limite, sinon il n’y aurait plus depuis longtemps d’êtres humains sur la terre. Ce que l’auteur montre bien aussi c’est comment, dans un régime politique, la démocratie, qui n’a jamais existé que sous une forme oligarchique, les êtres humains produisent des excès illégitimes lorsqu’ils négligent les repères-limite – la liberté la justice, l’autorité, le don pour recevoir, celui pour recevoir et rendre (don pour l’échange). Ce qu’il montre bien aussi, c’est que ce régime politique, est subverti, dégradé par l’implication du marché non seulement dans le politique, mais dans la politique. Hours dit que le marché doit être mis hors de la société civile. Je pense qu’il veut dire que, tout comme la religion, il doit être mis hors du politique et de la politique. C’est le mixte « le marché/le politique/la politique » qui, désormais quasiment globalement, envahit les domaines qui devraient lui être e interdits et fausse le jeu démocratique oligarchique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura plus d’entreprises ni de marché régulé, mais que c’est le politique qui, peu à peu, doit commander, à distance, le dispositif du marché et se soumettre le marché capitaliste. Le fait que des entreprise prétendent enrichir le pays ou elles se créent, alors qu’elles enrichissent d’abord et avant tout, leurs dirigeants, leurs actionnaires et ceux et celles dont elles ont besoin comme appui technique et « politique » est l’un des phénomènes qui dévaste ,depuis deux siècles, la société moderne. `

Hours aborde la question du sujet politique et social par des questions : Quel sujet ? Sujet de quoi ? Il cite Honneth : «  La réalisation de soi, les aspirations normatives sont désormais tellement intégrées dans le « profil » institutionnalisé sur lequel se fonde la reproduction sociale qu’elles ont perdu leur finalité interne et sont devenues principes de légitimation du système ». Ce que Hours appelle la « démocratie post-lumières » et que j’appelle la démocratie oligarchique, quelle qu’aient pu être au XIX° siècle et au début du XX° les révolutions qui ont tenté de la faire advenir, n’ont pas changé son lien avec le marché, au point qu’aujourd’hui le néo-libéralisme économique se présente comme la « psychologie » commune. Tout ce que l’auteur dit du soin (le care), en omettant de parler du droit au soin, peut-être parce que précisément, comme il le montre, le soin est conçu philanthropiquement comme une « aide » , un « secours » etc, mais jamais comme un droit au soin quand on est malade ou handicapé, ou misérable, vient témoigner de l’empire du marché capitaliste et non de l’institutionnalisation légitime matérielle et économique, de la médecine, de l’hôpital, du Service social, de la recherche scientifique notamment en chimie et en biologie, pour faire advenir réellement le droit au soin. On en est, du côté des Etats économicisés, à réclamer des hôpitaux et des services publics rentables. « C’est une notion anti-politique du managment social, dit l’auteur, qui laisse croire que lkes tensions, les conflits et les contradictions (à propos du care) résultent d’une absence d’attention et d’écoute ». Et il note à mon avis fort justement : « Dès lors que les logiques économiques envahissent le champ de la protection sociale,celle-ci ne peut que se réduire comme une peau de chagrin sauf à envisager un revenu universel qui se profile à l’horizon plus comme nécessité que comme utopie ». J’ajouterai que, si le revenu universel n’est qu’un palliatif, cela voudra dire que, le politique et la oolithique s’implique à ce point à l’économique que ce revenu universel (commun- peut y perdra complètement son sens, sa signification et son efficacité. Car ces dernières supposent  que   ce revenu se présente comme une refondation sociale devenue urgente. Quant à l’action humanitaire, les ONG, les entreprises sociales, au XXI° siècle – à mon avis, déjà, quelque peu, au XX° – produisent des marchandises morales.

Or ces marchandises morales ne peuvent apparaître, selon Hours, que parce que « l’idéologie des droits de l’homme a envahi la scène politico-médiatique depuis tente ans, modifiant la nature du sujet politique ». Le débat entre Hours et moi sur les droits ne date pas d’nier. Gauchet avait repéré, le premier, dans des textes déjà anciens, le risque que faisait courir à nos sociétés et à celles à qui les Etats-Unis imposent les droits, le droit de l’hommisme. Mais, à le relire, Gauchet est fort prudent. « A se fixer sur les droits de l’homme,, on a perdu de vue les fins qu’ils sont « supposés servir » et cela a provoqué une énorme faille entre la démultiplication des moyens de l’autonomie et la capacité de leur donner une forme politique  ». Hours abonde – un peu trop – en ce sens et cite de nouveau Gauchet : »L’idée démocratique, par répulsion envers la verticalité d’un guidage de surplomb, en vient à se confondre avec l’idée d’une société politique de marché ». Et Hours ajoute : « Entre les revendications consensuelles atomisées et l’hallucination consensuelle numérique, le sujet politique de la démocratie n’a pas de statut, ni de place. ». SI ce que disent Hours et Gaucher était vrai, il n’y aurait plus ni Gauchet ni Hours pour l’écrire. S’ils n’avaient pas le droit à l’expression et à l’ expression libre, ou ils n’auraient rien écrit – ce qui est peu probable -, ou ils auraient été l’un et l’autre censurés. Que, comme le dit Hours, la société tende à se réduire à une communauté morale de soins, de non discriminations, d’inclusion plus ou moins réussie, je n’en disconviens pas. Si le type de protestation légitime contre le silence sur des droits minimaux assurant une vie vivable mobilise temporairement – c’est le cas, aujourd’hui, pour les cheminots -, il ne crée pas une scène, démocratique structurée et durable où s’exprimerait un sujet politique, un citoyen démocratique, scène démocratique apte à produire une coordination, une articulation entre les particularismes présents dans la société et revendiqués comme droits à ou droit de. Qui plus est, l’idée de participation à un débat démocratique est remplacée par celle de partie prenante à une bonne gouvernance. Karl Polanyi insistait, lui, sur la nécessité de réguler trois marchandises fictives : le travail, le capital et l’environnement.

Sur les droits de l’homme, dits aujourd’hui, droits humains, je dirai seulement ceci qui ne va pas à l’encontre de ce que disent Hours et Gauchet montrant surtout ce qu’on en a fait : ils sont le texte fondateur de la société moderne, ils récusent, dès leur préambule, la création divine et font valoir la création humaine.

Ils n’ont aucune signification aucun sens s’ils ne prennent pas l’une et l’autre en deçà d’eux-mêmes, dans des fondements pas seulement démocratiques – car la démocratie oligarchique et même non oligarchique est ou serait un phénomène historique transitoire qui peut ou pourrait se transformer, s’améliorer -, mais dans les repères-limite de la condition humaine. Les trois déclaration sont certes à amender, à préciser, à compléter. Celle de l’ONU sur les droits dits sociaux est mal formulée et souvent imprécise. La réification des droits par juridification excessive est dommageable à leur fonction de référents. Le Conseil constitutionnel français dit seulement qu’il s’inspire des droits de l’homme. Mais il ne s’inspire guère de l ‘en deçà des droits, c’est-à-dire des repères limite qui assurent à minima la légitimation politique (au sens du politique) et sociale.

Hours dit que que la démocratie est à refondre et à reconstruire. je dirai plutôt, sans le contredire qu’elle est à fonder et à construire, puisqu’elle ne’a jamais été réellement démocratie et que c’est ce que certains d’entre nous, à tous les niveaux des sociétés, sont en train de faire. Pour moi, un homme qui se bat en justice pour son honneur et pour la sauvegarde de la vie présente et future de son enfant se bat, aujourd’hui, pour la démocratie, pour les droits et pour la légitimation et la légitimité sociales et politiques. Une autre qui se bat pour que son enfant malade soit aussi heureux que possible se bat pour la même cause.

Anne Querrien a sans doute raison de dire que les filles qui crient : Balance ton porc ne sont pas des cas à analyser pour savoir si elles sont dans le légitime ou dans l’excès. Elles sont à comprendre d’abord comme des êtres humains qui vivent l’absolue détresse du refus de l’autre à les considérer comme leur autre, qui subissent la jouissance de l’autre à les traiter comme des déchets.

Le savoir partagé sur Internet présente, dit Hours, un attrait majeur et constitue une alternative séduisante )au capitalisme d’appropriation et de concurrence. Mais l’internet sans marché n’est pas pour demain. Le gagnant rafle tout comme au casino. « Dans un tel contexte, les perpectives d’une sortie démocratique par le haut demeurent hautement problématique ».

Enfin Hours rappelle, tout, comme moi en bon matérialiste, que les sociétés et leurs membres sont autant naturelles que politiques (même s’il ne faut pas, comme le dit Douville, naturaliser le symbolique). Leurs mois sont à la fois de exemplaires de l’espèce humaine, des citoyens politiques et des sujets politiques (au sens du politique) et sociaux. Pour moi, l’utopie vitale dont parle Hours est déjà là, en filigrane : un univers de braves bêtes humaines d’où peut surgir les ferments d’une re-politisation fondée sur la gestion des biens communs dans la maison commune (la Terre, la planète), car chez ces braves bêtes humaines (dont je fais déjà volontairement partie) ,le désir politique et (‘est moi qui met ce »et ») celui du débat démocratique ne meurent pas. Cet univers, après mutation, n’es-il pas compatible avec un usage

transparent des outils numériques?  « Communisme des communs dont la nature serait le capital et l’humanité l’élue. ».

De la conclusion qu’il donne à son livre et qui constitue une synthèse des idées qu’il a développées, je retiens trois points : ce qui est dit sur la liberté, sur la nature et l’écologie, enfin ce qui n’est plus dit – ou pas de la même manière -, dans la conclusion, de la « brave bête humaine «  d’où peut émerger, appuyée sur des repères limites communs à tous les êtres humains, une démocratie qui ne soit plus ou beaucoup moins oligarchique. Sur le liberté, l’auteur a raison de dire qu’elle peut être un puissant instrument de domination; Mais elle ne l’est que lorsqu’elle passe à l’excès. Dans le quotidien, la liberté que j’ai, que nous avons de nous mouvoir, de parler librement, d’échanger entre nous etc. est un minimum non pas éthique, ni moral, mais politique (au sens du politique) dont en commun ou/et individuellement, nous ne pouvons nous priver complètement et dont on ne peut nous priver complètement. L’absolu actuel de cette privation est le prisonnier placé sous haute surveillance, seul dans une cellule, pendant des années, dans les établissements pénitentiaires. Ce traitement du prisonnier en haute sécurité constitue un excès illégitime, fondé sur le manque quasi absolu de liberté et qui transgresse, non le droit pénal qui l’autorise, mais les pivots de la légitimation et de la légitimité sociales et politiques.. Pour ce qui relève de la nature et de l’écologie et des soi-disants droits de ou droits à que l’on colle dessus, il ne faut pas oublier que ce n’est pas le fleuve, la cascade , le rivage, ou l’océan et ses profondeurs qui ont des droits. Ce sont des êtres humains qui se donnent des droits à ou des droits de sur ces éléments naturels et écologiques. Le problème posé est qu’à en abuser, ils les détruisent. L’éco-féminisme comme nouvelle perspective aidera peut-être à mieux penser ce problème demeuré depuis toujours sous l’égide du masculin. Enfin, pour en revenir aux « braves bêtes humaines « en troupeaux que nous sommes (au moins en partie, c’est à dire pour la part de nous-même qui, pour vivre physiquement, doit se soumettre plus ou moins, à un ordre imposé sur lequel elle n’a aucune possibilité de décision et d‘’action), tout se passe, dans la conclusion, comme si l’auteur les oubliait alors que lui et moi et d’autres se réclament a minima de ce statut (qui nous évite d’être de purs salauds, comme le disait Sartre). L’espoir c’est que nos descendants reprennent le flambeau et continuent ce que nous avons entrepris. Le beau livre de Bernard Hours est un jalon sur le chemin.

Louis Moreau de Bellaing

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Daniel Delanoë, Les Châtiments corporels de l’enfant, Une forme élémentaire de la violence, Toulouse, Erès, 2017, préface de Marie Rose Moro, postface de Maurice Godelier.

« Frapper les enfants pour les éduquer est un fait social ». Il faut en suivant l’auteur, rappeler d’emblée deux points : les châtiments corporels sur les femmes et les enfants, les esclaves, les fous ont été reconnus, à un degré de violence variable, légitimes dans quatre-vingt pour cent des sociétés humaines, jusqu’au type de société moderne. Celui-ci a vu naître la lutte des femmes pour leur émancipation, celle des esclaves et des anti-esclavagistes pour la suppression de l’esclavage, il voit se répandre peu à peu une lutte pour l’interdiction des coups et autres violences aux enfants. Les châtiments corporels de l’’enfant se présentent, en tout état de cause, comme un fait social négatif, quel que soit le type de société, les lieux ou les époques, même si apparemment ils sont reconnus juridiquement ou coutumièrement par les sociétés dont parle Delanoë. Les sociétés matrilinéaires et matrilocales, où, semble-il, les châtiments corporels aux enfants étaient moindre qu’ailleurs et l’égalité mieux respectée – elles représenteraient 20% des sociétés humaines, d’après N.C. Mathieu – ne se dispensaient pas des supplices infligées aux jeunes hommes et femmes au moment des initiations. L‘introcision, l’infibulation, l’excision, la circoncision sont là pour en témoigner et durent encore. Les jeunes concerné(e)s étaient, sont, dans certaines sociétés, âgé(e)s de dix à douze ans. Comme la domination des hommes sur les femmes – dont l’auteur, au moins par allusion, fait état en parallèle à son objet de recherche -, la souffrance infligée, l’attaque qu’elle représente à ce qu’on pourrait appeler les fondamentaux de la condition humaines – plutôt que de la nature humaine – rendent illégitimes, constituent comme excès illégitime ce genre de châtiments, tout autant qu’au moment des initiations, les coups, brûlures, tortures physiques etc, infligés aux impétrants pour leur passage de l’enfance à l’âge adulte.

L’intérêt du livre de Daniel Delanoë est que s’impose désormais, dans le cadre de cette constante humaine qu’est le permis/défendu comme l’un des repères limite de toute vie sociale, collective (de groupe), et individuelle, à l’instar de la prohibition de l’inceste et du Tu ne tueras pas, l’interdiction des châtiments corporels aux enfants. Celle-ci relève d’une explication jamais faite dans les sociétés et les cultures dont le dispositif mettait à l’extérieur de l’humain la justification de leur propre existence..

Dès la préface, Marie Rose Moro rappelle le principe de l’interdiction absolue des châtiments corporels aux enfants dans toute société et, notamment, dans nos sociétés modernes. Elle montre surtout, à travers des exemples, les dégradations psychologiques que provoquent chez les enfants les coups même modérés. : perte de confiance en l’autre et en soi, humiliation, fantasmes négatifs, répétitions sur autrui à l’âge adulte, etc. Dans son introduction, Daniel Delanoë a le courage de dire d’abord son embarras devant des mères venant en consultation avec leurs enfants et reconnaissant qu’elles les frappent. Il ne les accuse jamais d’être de mauvaises mères, puisque les coups aux enfants font partie, le plus souvent, de leur culture, y compris en Europe, mais il fait état de ce qui légitime la référence aux législations en vigueur, ne dénonce jamais la personne, mais lui rappelle qu’elle ne doit pas frapper ses enfants. Insistant sur l’abondante législation internationale se rapportant désormais à ce fait social négatif, il fait valoir que désormais, tout comme le droit, les droits, la jurisprudence, les fondamentaux ou repères-limites tels que le permis-défendu ne s’arrêtent pas à la porte de la chambre conjugale, de la même manière ils ne s’arrêtent pas au privé, au privatif, autrement dit à la limite de l’espace et du temps familiaux.

En trois grand chapitres l’auteur présente d’abord la prise en compte juridique des châtiments corporels aux enfants comme une découverte récente, ensuite il montre les pratiques et justifications culturelles de ces châtiments, y compris encore dans nos sociétés modernes, enfin il démêle les logiques de la violence avec les formes de la hiérarchie et de la domination. , 

Dans le premier chapitre, « Une découverte récente », dès l’abord la définition des châtiments corporels fait problème. Murray Strauss les définit ainsi : » Le châtiment corporel est l’utilisation de la force physique, avec l’intention de faire subir à l’enfant de la douleur, mais sans blessures, dans le but de contrôler ou de corriger son comportement ». Delanoë rappelle les définitions du légitime et du licite : légitime, ce qui a le caractère de loi, fondé sur un droit, licite, ce qui n’est défendu par aucune loi, par aucune autorité. L’illégitime peut donc ici être défini comme contraire à la loi et au droit, et illicite comme contraire non seulement à la loi mais au permis, et relevant de ce qu’une autorité défend. Par prudence, Delanoë propose de retenir le critère de la norme sociale plutôt que celui de l’absence de blessure : « Le châtiment corporel est l’utilisation de la force physique de manière culturellement licite et légitime dans la société où vit l’enfant « (souligné dans le texte). La mention absence de blessure disparaît. En effet, dans la définition de Strauss, ce critère, dit Delanoë, trouve ses limites dans une perspective transculturelle. Mais, à l’inverse, on pourrait reprocher à sa propre définition d’être culturaliste, alors que l’ensemble de son ouvrage démontre le contraire. En fait, ce que Delanoë semble vouloir éliminer, c’est le seul critère de l’absence de blessure qui permet à la jurisprudence, lorsqu’effectivement aucune trace de coups n’apparaît, de juger le châtiment modéré. En somme, à partir des traces et des blessures, on entrerait, en tout état de cause, dans la catégorie « mauvais traitements ». « L’enfant maltraité est celui qui est victime de violences physiques, cruauté mentale, abus sexuels, négligences lourdes ayant des conséquences graves sur son développement physique et psychologique ». Cette définition officieuse du mauvais traitement n’est pas celle du législateur, puisqu’en France, par exemple, il n’y a pas de définition juridique du « mauvais traitement ». La différence entre châtiments corporels et mauvais traitement se situerait entre frapper, taper pour les châtiment corporels, et battre pour les mauvais traitements. L’auteur ne veut parler, dans son ouvrage, que des châtiments corporels chez l’enfant. Il exclut ceux réservés aux adultes, notamment aux femmes, bien qu’il fasse la comparaison entre les deux.

Il y a, semble-t-il, chez l’auteur une ambiguïté autour du terme violence. Pour moi, la violence se situe légitimement dans des formes de l’obligation qui comporte l’agressivité, la contrainte, la force, la puissance et la domination. Ce sont les degrés d’excès de ces formes de l’obligation qui peuvent les faire passer du légitime au délégitimant et à l’illégitime, et cela trans-culturellement, toujours et partout. Dans le cas des châtiments corporels de l’enfant, la violence est d’emblée, partout et toujours, illégitime ; Il suffit, dans n’importe quelle société, de se mettre dans la position de l’enfant et de ce qu’il subit – comme on peut le dire aussi pour les femmes – pour faire de cette illégitimité non plus un fait ou phénomène culturel, mais, comme Delanoë le dit, un fait social et j’ajouterai un fait social négatif et destructeur. Qu’il s’agisse d’une gifle, d’une fessée ou de coups de bâton, la transgression est accomplie. Il est difficile de justifier, après coup, les très nombreuses sociétés patrilinéaires, patrilocales et patrifocales qui, au nom d’un référent extérieur, ancestral, divin ou humain ou sacralisé, ont usé et abusé, pour, comme l’auteur, m’en tenir seulement à eux, des châtiments corporels de l’enfant. La Convention des droits de l’enfant se borne à dire que « tout châtiment corporel (infligé à l’enfant) ne peut être que dégradant ». Il n’est pas seulement dégradant, il est illégitime socialement politiquement, partout et toujours, et c’est ainsi que, dans sa souffrance et sa douleur, l’enfant le vit, même si culturellement, la société et l’enfant de cette société le reconnaissent légitime. C’est admettre, au moins par hypothèse et expliciter, j’en conviens, quelques fondamentaux ou repères limite constituants, dans leur indétermination, de la condition humaine : la liberté, l’égalité, la fraternité, la justice, la responsabilité.par exemple. La socialisation de l’enfant passe non seulement par l’appropriation et l’intériorisation de règles, mais surtout par celle de fondamentaux-repères limite, certes indéterminés et toujours à interroger, mais inhérents néanmoins à sa condition d’être humain.

L’auteur montre, par des pourcentages, le taux élevés des châtiments corporels qui vont de la tape, de la fessée jusqu’au début de la maltraitance, dans la plupart des pays d’Europe, autrement dit des pays à démocratie il est vrai oligarchique. Il insiste sur leur inefficacité en ce qui concerne l’éducation et la socialisation de l’enfant. On pourrait dire que ce n’est pas en donnant et en recevant des coups qu‘on apprend à vivre en commun,, encore moins lorsque des femmes et des enfants ne font que les recevoir. « La violence punitive, dit l’auteur, perd la légitimité qu’elle revendique en provoquant humiliation, peur et sentiment d’injustice ». Muriel Salmona note que « les cris, les injures, les coups, les menaces provoquent une sidération, une paralysie du cortex et de l’hippocampe ». En Suède, où les châtiments corporels ont été abolis depuis plus de trente ans, le pourcentage de jeunes condamnés pour viol et pour vol, et la fréquence des suicides ont diminué. On peut noter qu’en France, en 2009, 81% des parents étaient opposés à l’interdiction des châtiments corporels. A propos du maintien de la fessée, les thèmes qui positivent ce maintien sont les suivants : son innocuité (elle ne fait pas mal),l’absence d’alternative, sa nécessité absolue devant une mise en danger, elle évite une évolution désastreuse, elle est justifiée devant des comportements d’opposition ou agressifs, c‘est une pratique rare, si les parents ne donnent pas de fessée, ils vont agresser leurs enfants verbalement, l’autorité se base sur la violence physique, il n’est pas réaliste d’espérer que les parents ne donnent plus la fessée. L’auteur conclut fort justement, à mon avis, que l’autorité des parents se cherche entre ancien rapport de force et égalité démocratique.

Dans le second chapitre, « Pratiques et justifications culturelles des châtiments », l’auteur divise les modèles de pratiques éducatives en deux grandes catégories : les modèles autoritaires et violents, les modèles non autoritaires et non violents, humanistes et démocratiques. La religion est une instance majeure de justification des châtiments corporels. L’auteur cite Faizang à propos d’une autre étude sur les médicaments: « La dimension culturelle implique la marque des valeurs et des représentations véhiculées par l’appartenance ou l’origine religieuse…Cette marque s’inscrit dans les comportements de façon inconsciente ; cette imprégnation joue à divers niveaux et notamment au niveau du rapport au corps (S. Faizang, Médicaments et société,Paris, PUF, 2001). Cette remarque de Faizang est importante, ne se rapporte pas seulement au corps, mais à de très nombreux phénomènes dans les société modernes et notamment aux châtiments corporels infligés  aux enfants.

Daniel Delanoë donne l’exemple de deux sociétés, l’une polynésienne, l’autre amérindienne. Dans celle polynésienne, un principe de discrimination absolue sépare la masse des gens sans rang, sans titre, d’une sorte d’aristocratie entourant les lignées royales qui possèdent dans leur corps le mana, cette puissance qui témoigne de leur origine divine; Ils ont autorité sur une portion du territoire. Cette autorité prend sa source en la personne d’un chef suprême, descendant direct du plus grand des dieux polynésiens. L’enfant est considéré comme sans raison, insensé, ignorant, méchant, et devient bon, obéissant, respectueux grâce à l’éducation. Les châtiments corporels sont réputés comme la méthode la plus efficace. C’est la mère qui frappe très souvent. Les enfants sont aussi frappés à l’école. On rit, on se moque de l’enfant en le frappant, on lui dit que c’est pour l’aider, mais cela augmente cruellement sa honte. Un changement des pratiques punitives remettrait en cause la tradition et l’identité.

La société amérindienne est située au Brésil, en Amazonie. Sa population est composée d’Amérindiens, de Portugais et de Brésiliens venus d’autre régions du Brésil. Elle parle deux langues : le portugais et une langue créée par les Jésuites et instituée dans les missions. Convertie à un catholicisme populaire, elle a gardé néanmoins des croyances traditionnelles en des entités surnaturelles. Les relations sociales sont caractérisées par une forte hiérarchie entre les générations. Les plus jeunes sont censés respecter, servir et obéissent aux plus âgés. Les femmes ont la responsabilité de la garde et du soin des enfants. Ce sont des mères, des grands-mères ou des soeurs plus âgées. Ce sont elles qui infligent les châtiments corporels aux enfants. Les hommes interviennent ponctuellement lors d’une faute grave. Les punitions se donnent le plus souvent avec un instrument : fouet, liane. Les parents expriment une gêne, une souffrance à frapper l’enfant. Le discours parental minimise la violence effective. On ne sait si la structure hiérarchique de la société a pour origine des colons portugais ou des groupes amérindiens.

La violence punitive est légitime dans l’enfer bouddhiste C’est le dieu de l’enfer qui décide si l’on va en enfer ou au paradis. Il y a de nombreuses tortures. La tradition culturelle repose sur la tradition religieuse. Dans l’hindouisme, les Vedas permettent explicitement de frapper l’enfant. En Chine, l’exigence confucéenne du respect des enfants vis à vis de leurs parents se maintient, malgré une certaine déculturation. 78% des enfants âgés de 14 ans auraient subi des violences psychologiques, 23% des violences physiques mineures, 18% des violences sévères. Dans l’Antiquité gréco-romaine, la violence physique était omniprésente dans les institutions éducatives. Dans les Lois, Platon recommande les châtiments corporels. Dans la République, il les condamne. Les Lois sont postérieurs à la République. A Rome, , l’école était un lieu de terreur. Les parents avaient le droit de vie et de mort sur leurs enfantsL Les enfants étaient frappés sur la paume des mains avec la férule, ou flagellés, nus, avec un martinet ou une lanière de cuir ou une peau d’anguille séchée. Cicéron, Quintilien, Plutarque critiquent les violences envers les enfants.

A propos des religions monothéistes, Godelier note que le christianisme est toujours à l’arrière-plan des morales en Occident et particulièrement aux Etats-Unis. Dans le judaïsme, l’Ancien Testament recommande les châtiments corporels. Mais, en 2000, la Cour suprême de justice d’Israël les a condamnés.En 2010,, Israël les interdit définitivement. Le judaïsme ignore le péché originel. Daniel Delanoë énumère un certain nombre d’exemples de violences physiques sur enfants datant des année 60, 70 ou 8O, voire plus proches et fort semblables à celles que j’ai connues dans les années 40. Il note que l’on ne trouve, dans les Evangiles, aucune mention de châtiments corporels. En revanche, Paul de Tarse ne se cachera pas d’y être favorable, imitant sur ce point les Romains. Mais c’est Augustin d’Hippone qui, en inventant le péché originel, a fait basculer jusqu’à aujourd’hui tout l’Occident dans la répression. L’homme nait mauvais et le baptême ne l’assure pas, mais lui permet d’être sauvé. Origène, Pélage et Céleste refuseront cette invention et seront persécutés par les papes. Il faudra attendre Rouseau pour entendre : « Il n’y a pas de perversion originelle dans le coeur humain ».

Pour l’Islam, chaque enfant naît naturellement musulman, mais, après sa naissance c’est l’éducation non musulmane de son entourage qui le corrompt, l’éloigne de la fitva, sa nature originelle.Il faut corriger l’(enfant par les châtiments corporels. Du fait de l’indistinction entre le corps et l’âme, c’est par la correction physique qu’on agit sur l’âme.

Au Moyen Age, Saint Benoît déclare : « Toutes les fois que des enfants, des adolescents commettent une faute, ils sont astreints à des jeûnes sévères ou fouettés avec rudesse ». A la Renaissance, Erasme, Montaigne tentent de donner à l’homme sa pleine responsabilité ; Ils refusent les châtiments corporels. Dans les Temps modernes, les éducations les cont toutes comportés notamment dans l’aristocratie. Au XVIII° siècle, chez les Frères des Ecoles Chrétiennes (qui serviront de modèle, à la fin du XIX° siècle, à l’Ecole républicaine), la fréquence de la férule et des verges est limitée, mais le système disciplinaire demeure le même et recourt aux pénitences et aux corrections très ritualisée. Chez les Jésuites, il est dit que « ceux qui refusent les châtiments corporels y seront forcés ; si cela ne peut se faire sans scandale, on les chassera de notre collège ». Balzac raconte dans Louis Lambert comment les oratoriens avaient repris, dans leur collège de Vendôme, les punitions inventées par la Compagnie de Jésus. Dans les Ecoles d’Etat, la jurisprudence a admis au début du XX° siècle, une certaine violence physique de la part des enseignants, au nom d’ »un droit de correction «  « raisonnable », par délégation de l’autorité paternelle. Au XXI° siècle, le pape François déclare « J’ai entendu un père déclarer : Parfois je dois frapper un de mes enfants, mais jamais sur le visage pour ne pas l’humilier. C’est beau, dit François, le sens de la dignité et il avance ». Quant au monde orthodoxe, si les études sur la question manquent, les exemples de pratiques punitives abondent. En ce qui concerne le protestantisme,, sa devise est : « Frappez-les pour chasser le Diable ». La plupart des Américains « y croient, l‘ont vécu, l’ont fait » avec des ceintures, des baguettes, des planchettes et tout ce qui peut être utilisé  pour infliger de la douleur à l’enfant au nom de la discipline et de la punition. Calvin a donné une seconde vie à la théorie du péché originel selon lequel l’enfant est pourvu d’une nature corrompue et encline au mal, égoïste, qui le prédispose à la rébellion (souligné dans le texte) contre toute forme d’autorité La tâche première des parents est de le sauver du mal qui l’habite. aux moyens de châtiments corporels administrés avec un instrument. Les protestants fondamentalistes sont favorables à une doctrine pénale « Oeil pour oeil ». « Les parents qui frappent leurs enfants, dit un pasteur, leur évitent d’aller en enfer ». Daniel Delanoë remarque, avec beaucoup de justesse, selon moi, que « les mêmes processus à l’oeuvre dans la pratique des châtiments corporels génèrent la violence dans l’espace social ». Le protestantisme recommande la punition donnée en denier recours (souligné dans le texte). Spock dit que la fessée est moins nocive qu’une longue désapprobation parce qu’elle est claire pour les enfants et pour les parents Mais, plus tard, il change d’avis et dit que, pour avoir une société moins violente et un monde plus sûr, le rejet des châtiments corporels serait un bon début.

Dans l’esclavage, la relation de propriété nécessite la violence physique. Paradoxalement, en référence à l’esclavage et à l’oppression, les châtiments corporels sont entrés dans la culture noire. Une jeune antillaise dit : »Quand ma mère me donnait des coups de ceinture, elle me disait : c’est pour faire sortir de toi le vieux nègre ». Le vieux nègre, celui de la savane, de l’Afrique, le rebelle, celui qui n’est pas passé par l’esclavage.

A la Renaissance, les méthodes éducatives entendent adopter la civilité et la non violence, par une pédagogie de la douceur, et proscrivent les punitions brutales. « La première tâche d’un maître est de se faire aimer », dit Erasme. Deuxième étape, le XVIII° siècle a ouvert un nouveau monde pour les enfants, avec John Locke et Rousseau. A partir de 1830, on observe moins d’insistance sur les punitions corporelles et plus d’importance accordée aux approches psychologiques. A la fin du XIX°siècle, le mouvement de la pédagogie active et de l’Ecole nouvelle se démarque des punitions.

Freud n’a pas recommandé les châtiments corporels, mais, même quand ils étaient signalés par le patient, il n’a pas envisagé qu’ils puissent avoir des conséquences psychiques notables. La théorie du fantasme et celle de l’Oedipe font porter la faute sur l’enfant coupable de ses désirs. En laissant au fantasme de fustigation traumatique une place incertaine, Freud minimise d’autres traumatismes comme les violences physiques et les châtiments corporels. Dans « Un enfant est battu », Freud privilégie le fantasme par rapport au traumatisme. Julia Kristeva revient à une culpabilité originelle, quand elle suppose que le fantasme de fustigation est plutôt un fantasme originaire. Déjà en donnant au traumatisme de l’enfant battu toute son importance, Ferenczi est en désaccord frontal avec Freud et ses collègues. Foucault dit, lui, que Freud ne découvre pas la sexualité de l’enfant, il découvre des enfants sexualisés (par la masturbation). L’affaire d’Outreau a entraîné une perte de crédibilité de la parole de l’enfant. Dolto déclare « Ecoutez, des parents qui se maintiennent comme çà parce qu’ils ont besoin de battre leur enfant, il faut croire que l’enfant a besoin d’être battu, on ne sait pas, mais ce n’est pas de l’éducation ». Une psychanalyste, Caroline Thomson, déclare : « Je ne dis pas que la fessée est une bonne ou une mauvaise chose, je dis juste que c’est normal que les parents aient un accès d’énervement et qu’ils n’ont pas à se sentir coupables de la colère qu’ils éprouvent. Je dirai même que la colère, parfois, est saine ». Elle admettra, un peu plus tard, que « donner une fessée c’est user et abuser d’un rapport de force inégal entre l‘adulte et l’enfant »; Caroline Eliacheff juge que »l’atteinte corporelle est humiliante. Elle blesse. Il faut exercer une autorité qui ne soit pas un dressage ». Finalement elle ne prend pas réellement position sur l’interdiction des châtiments corporels.

La construction sociale des violences est hors du champ de la psychanalyse et relève de l’anthropologie, bien que la psychanalyse recourt à des modèles accordant un rôle important à l’environnement et à celui familial.

Le problème est de tenter de savoir et de comprendre quelles logiques sociales ont produit les discours et les pratiques de la violence éducative.

Les modèles de l’enfant doté d’une nature mauvaise appellent les châtiments corporels. L.a violence envers l’enfant s’impose pour corriger cette nature. A l’inverse, dit l’auteur, des modèles non violents attribuent à l’enfant une indétermination ou une nature non menaçante, mais menacée par la violence. Après un détour par des sociétés anthropologiques qui ne frappent pas les enfants, l’auteur analyse les rapports sociaux qui produisent la culture et la pratique des châtiments corporels de l’enfant.

La violence éducative est socialement construite. Il n’y a pas de châtiments corporels chez d’autres mammifères que  l’être humain. Chez les Arapesh (Margaret Mead), l’enfant ignore les coups. Les rôles féminin et masculin sont peu différenciés. La guerre y est pratiquement inconnue, de même que la chasse aux têtes. En revanche, chez les Mandugumor, les enfants sont malmenés. Les Mandugumor sont guerriers et chasseurs. Il y’a rivalité entre le père et le fils pour une même femme que le père veut prendre comme nouvelle épouse et le fils comme première épouse. La structure sociale, ici le système d’alliance, joue un rôle déterminant dans l’attitude envers la violence notamment à enfant. Aux îles Samoa, société hiérarchisée sous la forme d’une grande chefferie et d’un royaume, les enfants reçoivent des taloches et peuvent être fouettés lors de certaines transgressions. Les Mohave (Devereux) , société amérindienne, attribuent un psychisme complexe à l’enfant et pratiquent une grande liberté sexuelle. La notion de commandement ou d’obéissance absolue, dit Devereux, n’existe pas (chez les Mohave). Il n’y a même pas de mot mohave qui veuille dire punition. Personne ne songe à frapper un enfant. Chez les Sedang (au Vietnam), un psychisme rudimentaire est attribué aux enfants et il n’y pas de liberté sexuelle. Ils punissent cruellement leurs enfants jusqu’à mettre du piment rouge dans le vagin d’une fillette ou d’en barbouiller le gland d’un garçon. L’auteur note que les Sedang ont une structure sociale hiérarchisée, plusieurs niveaux de chefferie, pratiquent l’esclavage et forment une société guerrière agressive. Daniel Delanoë insiste sur l’organisation sociale (la structure sociale) et ses rapports avec les châtiments corporels. Il note que l’interprétation prévalante dans la plupart des cultures – y compris celles occidentales, – est que enfant est un être incomplet, pas encore engagé dans les relations sociales. Pour les Fidjiens (Sahlins), les enfants ont « une âme d’eau », ce qui signifie qu’ils ne sont pas encore des êtres humains complets capables de maîtriser les coutumes de leur culture. En revanche chez les Hagen de Papouasie-Nouvelle Guinée, et dans d’autres peuples et sociétés régis par les relations de parenté, l’esprit, la volonté, la connaissance deviennent visibles lorsque l’enfant exprime des sentiments pour ses proches, l’interdépendance et la réciprocité des relations et l’humanité par la réciprocité. Certains conçoivent la nature humaine comme un devenir doté de la capacité à comprendre un système culturel et à agir sur lui. La nature humaine n’est pas une illusion réservée à l’Occident, mais elle est partagée par bien des cultures non occidentales. Personnellement, je n’emploie pas ce terme de nature humaine à cause du mot nature qui, en sciences sociales, renvoie trop vite au biologique, je lui préfère le terme de condition humaine moins connoté. Un anthropologue, Montaigu, relève seize sociétés humaines sans violence, ni entre adultes ni entre enfants. Que l’agression ne soit ni innée, ni universelle, comme le croyait Konrad Lorenz, je ne peux qu’en convenir. Demeure cette énergie humaine énigmatique qui, d’un socle commun (lequel ?), fair jaillir littéralement et cela trop souvent, dans l’excès le plus illégitime, la nuisance illégitime à autrui et le meurtre par confusion ou par destruction. Selon moi, il faut en revenir aux fondamentaux de la condition humaine et au libre arbitre, mot vieilli mais qui indique bien le choix et la décision conscients, suffisamment conscients et mesurables dans leurs degrés d’excès, pour éviter aux individus, aux groupes, aux nations-Etats actuelles, le pire.

Que, par exemple, chez les Fore de Papouasie-Nouvelle Guinée, la diminution de l’espace disponible, ait entraîné la rivalité pour les territoires et des conflits violents entre des groupes, est difficilement contestable. En faire la cause de l’apparition de la violence là où il n’y en aurait pas eu ou peu me laisse sceptique. Les formes de l’obligation (agressivité, contrainte, force, violence, puissance, domination), lorsqu’elles passent à l’excès illégitime c’est à dire au meurtre, à l’esclavage ou aujourd’hui à l’actuel asservissement économique pour une grande partie des populations, sont, lorsque cela ne se produit pas ou peu, nécessairement contenues, maîtrisées, suffisamment légitimées pour qu’elles n’entrainent pas pour autrui des dommages tels que non seulement ils lui nuisent, mais peuvent le détruire. A mon sens, les Fore n’échappaient pas à cette condition qui est celle de tous les êtres humains. Mais ils se battaient pour que l’excès de l’excès ne prenne pas, comme en Occident, à travers de pseudo-religions séculières (comme le libéralisme économique), l’apparence d’une légitimité sociale et politique au sens du politique. iIs se battent non seulement pour des éthiques, des morales et des valeurs, mais pour des fondamentaux, repères limite de la condition humaine (permis/défendu, don, transmission, renoncement, autorité, reconnaissance, etc.) approximativement légitimes, dont Daniel Delanoë cite, en faisant référence aux sociétés non ou peu violentes, les principaux. Chez les Inuits, il montre que l’ambivalence joue un rôle important dans l’inhibition de la violence en renforçant la crainte de détruire la fragile et précieuse relation.« Corriger, frapper le fils qui se rend insupportable apparaît presque comme scandaleux » écrit Malaurie.

Daniel Delanoë fait défiler ainsi plusieurs sociétés qu’il appelle non violentes tout en reconnaissant que la violence y apparaît, mais qu’elle est sans doute mieux jugulée que dans d’autres sociétés du même type, mais avec une organisation sociale différente. Il semble néanmoins que la domination masculine se maintient, depuis le néolithique et peut-être avant, au paléolithique supérieur, dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs comme elle se maintient dans toutes les autres sociétés.. Elles connaissent donc la hiérarchie entre les sexes, mais il semble que la domination masculine soit moins marquée dans les sociétés où la division du social ne se manifeste pas entre des classes à hiérarchie unique et peu mobile, comme c’est le cas en Occident. Néanmoins Daniel Delanoë note, à propos des Baruyas, qu’ils frappent et violentent les enfants au moment des initiations, comme c’est le cas également dans des sociétés amérindiennes et dans dans celles australiennes. Mais le renforcement de la hiérarchie, sa tendance à s’unifier semble contribuer, avec la domination masculine, à l’augmentation des châtiments corporels aux enfants.

Daniel Delanoë recherche ensuite les traits sociaux de ce qu’il appelle la violence éducative et que, pour ma part, j’appellerai plus volontiers l’excès illégitime de violence éducative, celui qui nuit à autrui.Or les châtiments corporels aux enfants sont toujours et partout nuisibles et illégitimes. Et les enfants le savent. Il y a une corrélation entre les châtiments corporels de l’enfant et les violences envers les femmes.

Les trois principaux modes d’éducation sont l‘encouragement, la récompense et les punitions corporelles. Delanoë reprend la division des trois mondes d’Alain Testart. Le monde I (Australiens, Bushman, Inuits, Pygmées(, Amérindiens) est celui des sociétés sans richesses. Elles ne produisent pas de surplus, il n’y a ni accumulation ni inégalité. (au moins matériellement). Le monde II (big men de Nouvelle Guinée, Trobriandais, Indiens de Plaines, sociétés africaines) produit des richesses, mais elles ne servent pas à assurer la possession de biens socialement utiles, mais seulement au paiement d’obligations sociales imposées par le droit et la coutume, en particulier le droit sur les femmes. Le monde III est celui des chefferies, royaumes, empires. Il apparait au Proche Orient et dans le Nouveau Monde. il se caractérise par la propriété des moyens de production, de la terre ou, aujourd’hui, de l’industrie. Il peut être « asiatique » (despotisme asiatique), féodal ou capitaliste. Le passage du monde I au monde II avec le développement de l’agriculture et de l’élevage, la séparation entre ville et campagne, les hiérarchies sociales a modifié le statut de l’enfant. L’enfant dans les sociétés organisées en chefferies héréditaires, en castes et en classes devient un enjeu stratégique tout autant pour la reproduction des groupes particuliers qui les composaient que pour celle de la structure hiérarchique globale. Mais des sociétés du monde I, égalitaires, frappent les enfants, alors que des sociétés du monde II, inégalitaires, ne les frappent. pas. Une autre logique sociale est à l’oeuvre. Françoise Héritier écrit : « La situation des femmes est dominée dans le monde, brutalement et massivement dans certaines parties, de façon plus masquée dans d’autres parties comme le monde occidental contemporain, dans la totalité du monde antérieur et actuel » .« Au cas où la femme résiste, dit Nicole-Claude Mathieu, la violence principale est qu‘il n’existe pas de possibilité de fuite pour les femmes sinon pour retomber du pouvoir d’un groupe d’hommes à un autre ». On peut en dire autant pour l’enfant, conclut Delanoë, pour qui il n’existe (et n’existait ) que rarement une possibilité de fuir la violence de sa famille. Déjà, dans les sociétés de chasseurs, la domination masculine introduisait des disparités entre sociétés en ce qui concerne les enfants. Aujourd’hui domination de caste et domination de classe combinée à la domination masculine se conjuguent dans la domination des enfants. Mais, dans le monde II et le monde III, les violations à l’ordre moral social se sanctionnaient par une dette dont le groupe devait s’acquitter, non par une faute que l’individu devait expier (Fassin). C’est à l’ère chrétienne qu’on est passé d’une logique de la réparation à une logique de la punition. Le châtiment de l’adulte vise des infractions légales. Le seul point commun avec les châtiments corporels à l’enfant : infliger de la souffrance. Mais tous les enfants sont susceptibles d’être frappés par leurs parents, pour des motifs laissés à l’entière appréciation de ces derniers.

Daniel Delanoë date du XVIII° siècle l’adoucissement des violences physiques, des châtiments judiciaires (tortures, etc-). Mais ll reste à montrer que cet adoucissement dans le châtiment commence peut-être au XIII° siècle, est repris à la Renaissance à partir de laquelle va apparaître peu à peu, mais non actualisée tant que la Révolution n’a pas eu lieu, la société moderne. Que la démocratie, la société démocratique et le régime politique de démocratie représentative finissent par l’accompagner, ne fait qu’accuser la rupture entre des sociétés à référent justificatif extérieur à elles et celles qui veulent expliciter à la fois les fondamentaux de la condition humaine (qui apparaissaient déjà dans les sociétés à référentiel extériorisé à elles-mêmes) et les repères spécifiques qu’en tant que société moderne, elle se donne : non seulement les droits de l’homme, mais un politique radicalement transformé, une politique nouvelle, même si elle demeure oligarchique. De l’humanisme de la Renaissance à Rousseau et à l’époque contemporaine, dit l’auteur, l’histoire de l’enfant est donc l’histoire de ses droits et de son statut de sujet.

La première loi en France sur la protection de l’enfant date de 1889. Elle le protège contre ses parents, condamne les mauvais traitements qui nuisent à sa santé, à sa sécurité, à sa moralité. Il paraît évident que les châtiments corporels furent, de tout temps et en tout lieu, intolérable pour ls enfants. Mais ce qui était demeuré, depuis toujours, implicite, non dit, quasiment non exprimé, devient explicite, nommé par la société. La politique démocratique, par l’entremise du législatif et de l’exécutif, c’est-à-dire de l’Etat, prend en compte un politique lui-même en transformation, réduit la toute-puissance paternelle, défend le principe d’égalité et, à la fois, le droit, les droits de l’individu jusques et y compris contre ses proches, dit l’auteur. Déjà en 1860, un article de Ambroise Tardieu avait attiré l’attention sur ce qui était le plus perceptible : l’atteinte physique dans les châtiments corporels. Mais subsiste une indétermination : aucun seuil n’est précisé, autrement dit, dans mon propre langage, je dirais que, si l’enfant, sait, lui, et a toujours su que sa souffrance et son humiliation commencent aussitôt qu’il est frappé, le Code civil, au début du XX° siècle, évoque , à propos des châtiments corporels, une « modération convenable ». La loi pénètre dans l’espace domestique pour régler des conflits entre individus devenus des personnes. En 1929 , un rapport d’un juriste et d’un psychiatre sur la question demeure néanmoins sans effet. A partir de 194O, mais surtout de 1962, les mauvais traitements entrent dans la pathologie pédiatrique et sociale. La radiologie va jouer un rôle important, en objectivant des lésions osseuses traumatiques, en offrant une preuve médico-légale et une mémoire de l’histoire des violences subies par l’enfant qu’il ne pouvait ou ne voulait pas dire. Jusqu’en I987, l’immaturité nerveuse du bébé et du nourrisson était censée lui permettre de ne pas ressentir la douleur. Il était opérés sans aucune anesthésie. Même si la loi écrite condamne la violence à enfant quelle qu’elle soit, même légère, la coutume – c’est-à-dire, en l’occurrence, selon moi, une illégitimation et une illégitimité sociales et politiques – reconnait un « droit de correction » sur l’enfant (gifle ou fessée). Une jurisprudence d’un tribunal va jusqu’à dire que des violences à enfant seraient sanctionnée si elles n’étaient pas le fait de parents. Tout comme autrefois l’épouse, l’enfant, la domestique, l’esclave pouvaient être battus par le chef de famille ou par leur maître et par nul autre .Conclusion de l’auteur confirmée par une jurisprudence de la Cour de Cassation de 1995 : les violences légères des parents envers les enfants demeurent exceptionnellement sanctionnées en France. Claude Lefort, dit l’auteur, « évoquait la rémanence du théologique dans le juridique et le politique (souligné dans le texte) ». Le « droit de correction », coutume illégitime, atteste un certain maintien de la famille hors du droit général et la volonté de garder un certain droit de propriété sur l’enfant. Christine Delphy, dans une perspective sociologique féministe matérialiste, note que « les enfants en tant que mineurs ne sont pas sujets de droit. Leur statut les apparente plus à de choses qu’à des êtres humains. Ils sont sous certains aspects assimilables à des propriétés. Le droit d’abuser fait partie des droits détenus sur eux ». L’auteur achève ce troisième chapitre de l’ouvrage par l’histoire de l’abolition et du maintien de cette abolition des châtiments corporels en Suède, à partir de 1979.

Dans un bref chapitre, le quatrième, l’auteur fait état des possibilités qu’offrent l’alliance thérapeutique entre parents, pédiatre ou psychiatre, pour faire cesser des châtiments corporels même légers qui nuisent par exemple à la scolarité de l’enfant. Un adolescent giflé par sa mère à chaque fois qu’il a une mauvaise note, poursuit une scolarité plus normale à partir du moment où le psychiatre consulté parvient à la convaincre, ainsi que le père, des mauvais effets de ce type de châtiment. Certains parents témoignent de leur malaise après avoir usé de châtiments corporels qu’ils ne font parfois que reproduire pour les avoir subis eux-mêmes. Il note également que, chez des enfants d’immigrés, less filles parviennent mieux à échapper aux châtiments corporels que les garçons. Ceux-ci, notamment ceux appartenant à des populations du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne, connaissent un échec scolaire massif et de grandes difficultés d’insertion, quel que soit le niveau social, ce qui constitue un fait social majeur (souligné dans le texte) que l’école publique ne peut empêcher; Est suggérée par différents auteurs l’idée de mettre en symétrie une éducation exempte de toute violence avec la responsabilité éducative sous-jacente au rapport de tutelle des parents et des tuteurs envers les enfants qui leur doivent obéissance. Mais j’ajouterai que cette obéissance, légitime juridiquement, ne peut s’obtenir – sauf cas extrême de danger pour l’enfant – que dans un rapport de confiance entre eux enfants et leurs parents ou tuteurs ; ce rapport a, lui, une légitimité sociale et politique au sens du politique.

En conclusion, Daniel Delanoë rappelle, à partir de Godelier, que des rapports sociaux qui n’ont rien à voir avec la parenté peuvent y pénétrer. En ce sens, du social non destiné à le devenir peut devenir du parental. Or ce qui est parental implique tout particulièrement les rapports entre les sexes – les rapports de sexe dirait N.C. Mathieu -, mais aussi les rapports entre parents et enfants. La question de ces derniers rapports, comme d’ailleurs des autres rapports sociaux, se posent partout, mais les systèmes de parenté ont leur propre historicité. Néanmoins la plupart des obligations des parents vis à vis de leurs enfants relèvent non seulement aujourd’hui du droit général, mais ‘en tout temps et tous lieux, de la légitimation et de la légitimité sociales et politiques au sens du politique. La suspension du droit général dans la famille traduit une relation de propriété du parent sur l’enfant autorisant des actes violents qui seraient sanctionnés hors de la famille. Une domination parentale légitime juridiquement, mais aussi socialement et politiquement au sens du politique, ne peut se concevoir sans une relation sociale et interpersonnelle entre parents et enfants. L’auteur voit dans la violence des parents sur les enfants comme dans la violence pédagogique un effet des organisations hiérarchiques, j’ajouterai avec une hiérarchie peu ou pas du tout mobile et ne pouvant être remise en question. Le refus des états démocratiques – tous de démocratie oligarchique – d’interdire les châtiments corporels constitue non seulement un déni du droit et des droits, mais une inégalité et une injustice, autrement dit une illégitimité sociale et politique – non légalisée alors qu’elle devrait l’être – qui traverse toute la société.

Dans sa postface à l’ouvrage, Maurice Godelier note qu’il est difficile d’imaginer que la suppression de toute violence éducative (ou de toute violence sur les femmes) puisse affecter, voire effacer les rapports de subordination (à hiérarchie fixe, non mobile), d’autorité-pouvoir (où l’autorité est censée légitimer seulement le pouvoir), de force (non légitimés ni juridiquement, ni pénalement ni socialement et politiquement) et d’exploitation (qui se définissent par eux-mêmes comme illégitimes) propres notamment au libéralisme économique capitaliste.

Mais l’intérêt de cette postface de Godelier réside, à mon avis, dans le fait qu’il articule les châtiments corporels au maternel négativisé par rapport au paternel positivé et qu’il montre, dans toute les sociétés, l’effet de la domination illégitime, dès les premières société humaines, des hommes sue les femmes. Les sociétés sont à 8O/% d’entre elles des sociétés patrilinéaires et patrilocales. Que l’enfant soit protégé des coups, voire même des violences psychologiques dans son enfance jusqu’à dix ans environ ou qu’il soit l’objet de coups, de violences, d’humiliations souvent par les mères à qui ils sont confiés par les pères, c’est à l’adolescence et par la cérémonie d’initiation dans les sociétés à mythe et à ancêtres ou par de tous autres procédés, dans des sociétés féodales, despotiques, impériales, ou aujourd’hui, dan le type de société moderne, sans référent extériorisé par rapport à l’humain, que ces châtiments se maintiennent. Au mieux, actuellement, c’est par la société à régime démocratique oligarchique que se fait la mise ne place des adolescents-garçons dans leur statut de dominants et celle des adololescentes-filles dans leur statut de donninées. Les femmes battues peuvent alors s’équivaloir aux enfants, garçons et filles, battues ; les enfants humiliés, victimes de violences psychologiques s’équivalent aux adultes et aux vieillards, aux, minorisés et minoritaires, aux précaires, aux handicapés physiques et mentaux, tels qu’ils continuent d’être traités, malgré les efforts des associations et des institutions internationales. Ils le sont comme des « manques », des déficiences dans l’être humains, manques à compenser, tant faire se peut, pour les enfants, par le « droit de correction », par la violence institutionnelle pour les adultes femmes, les adultes précaires, minorisés-minoritaires et les handicapés physiques et mentaux. A mon avis, c’est vers l’excès de domination illégitime des hommes sur les femmes qu’il faut se tourner, pour donner à celle des adultes parents ou non parents sur les enfants toute sa signification et son sens. Les châtiments corporels aux enfants comme manifestations visibles de l’excès illégitime de domination des adultes sur les enfants seraient, selon moi à mettre en parallèle avec la pédophilie, avec les incestes sociaux et politiques et avec l’incestocratie sociale et politique à étudier, à analyser comme tels, comme l’avait compris Philippe Girard

Maurice Godelier rappelle l’ensemble des conditions objectives qui permettent à tout être humain d’exister et qui sont partagées par tous avant même que la vie amène chacun à se comporter légitimement ou illgitimement, c’es-à-dire d’une manière justifiée ou injustifiable vis à vis des autres et de soi-même. Ces conditions ne relèvent d’aucun jugement philosophique et religieux et sont des pré-conditions à toute existence humaine. Je modifie un peu le vocabulaire utilisé par Godelier, sans mettre en cause ce qu’il dit.

1/ Un être humain n’est jamais à l’origine de lui-même. Il nait d’êtres humains appartenant à une autre génération que la sienne, êtres humains qui lui donnent son corps et qui lui attribuent son sexe.

2/ Pendant les premières années de sa vie, un être humain ne peut survivre que par les soins, la protection, voire l’affection d’autres êtres humains, des adultes ayant la possibilité de les lui procurer et se reconnaissant dans l’obligation de le faire pour diverses raisons dont l’une est de premier rang : l’existence de liens de parenté avec lui

3/ Un être humain naît toujours dans une société et à une époque qu’il n’a pas choisies et dont l’existence le précède et précède souvent ceux qui lui ont donné naissance.

4/ Un être humain nait avec la possibilité génétiquement programmée de comprendre, puis de parler la langue dans laquelle les êtres humains qui l’entourent s’adressent à lui à la naissance et qui est parlée autour de lui. langue et langues qu’il n’a pas choisies et que d’autres que lui ont inventées.

5/ Un être humain nait avec la possibilité génétiquement programmée de produire, d’émettre, de recevoir et de comprendre des signes qui font sens pour lui et pour les autres, à condition que les uns et les autres partagent le même code et qu’ils lui en livrent le sens .L’ensemble de ces signes sont des symboles dont le langage n’est qu’un domaine, et toutes les actions, toutes les oeuvres produites par des êtres humains ont de ce fait des dimensions symboliques qui en fournissent le sens pour ceux et celles qui sont concerné(e)s.

5/ Un être humain nait dans un univers à la fois culturel et social dont il va, au cours de son enfance, découvrir l’existence et le sens à travers les interactions qu’il aura avec d’autres que lui, dans tous les contextes auxquels il sera confrontés.

7/ Un être humain, du fait de l’identité, des activités et du statut de ceux qui l’ont fait naître ou adopté ou reconnu comme leur descendant va débuter sa vie à une certaine place qu’il n’a pas choisie et qui peut déterminer plus ou moins fortement la trajectoire de son existence ultérieure, son parcours de vie.

Le point de convergence de toute ces conditions ou pré-conditions est le fait qu’un être humain ne peut développer ses possibilité qu’en société. Un être humain est, dès sa naissance, à la fois et de part en part, biologique, social et culturel.

Il existe également des conditions ou pré-conditions qui concernent l’existence de l’enfant, toujours et partout, sans jugement philosophique ou religieux. Elle excluent, a priori, en toute  époque et en tout lieu, l’usage des châtiments corporels.

Louis Moreau de Bellaing

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Florent Coste, Explore, Investigations littéraires, Questions théoriques, Collection Forbidden Beach, 2017

Florent Coste refuse la littérature élitiste, celle de l’écrivain grand ou moyen, qui se présente en quelque sorte uniquement comme un créateur individuel, dont les créations sont plus ou moins réservées à ceux et à celles qui savent comprendre la littérature des cours de Littérature avec grand(e)s auteur(e)s, renvoyant à l’oubli ceux et celles qui écrivent mal, autrement dit n’ont pas de style et ne sont pas dignes de figurer au panthéon littéraire. Pour lui, la littérature est, me semble-t-il, d’abord politique au sens du politique. Il écrit : « Elle est l’initiative d’une politique expérimentale », mais cette initiative relève, selon moi, du politique, c’est-à-dire de repères communs, plus ou moins indéterminés, ceux notamment de la vie quotidienne partout et toujours : transmission, don et échange, permis/défendu, renoncement, autorité, altérité, reconnaissance, identité, égalité, liberté, justice, responsabilité; etc., sans doute en nombres définis, plus complexes lorsqu’on y ajoute le pouvoir, la volonté, le désir et d’autres que nous connaissons tous. Bien sûr, ils s’impliquent à des morales, des éthiques, des idéologies, à des choix et décisions, à des attitudes et comportements, en l’occurrence celui, celle d’écrire, à des dons à autrui et à ceux pour l’échange – l’écrit sera lu, avec réponse ou non réponse -, à des actes, celui de publier le livre, à des oeuvres, le livre publié. Si la littérature est « poste d’observation »,, « organe de connaissance », si elle occupe « nos aires d’expérimentation », elle l’est et le fait, parmi et comme d’autres outils si l’on peut dire, dans ce que Coste appelle les « formes de vie ».

Dans sa préface intitulée « Comment se mobilisent les publics ?, l’Ecriture comme écosystème », Christophe Hannna rappelle que, pour Coste, la conception binaire, « verticale » de la littérature et de la relation littéraire reconnait comme littéraire toute oeuvre découpable en morceaux dignes d’ admiration, extractibles pour des explications ou des commentaires dr texte scolaires. Pour la plupart de ceux qui en parlent, le fonctionnement d’une oeuvre reste avant tout de nature interprétative, l’oeuvre nous fait interpréter l’objet immanent (souligné dans le texte) en lequel elle est censée consister.

Coste, lui, s’inspirant par exemple de Tolstoï, recherche une conception horizontale de la lecture, éco-systémique des activités lectorales. Tous les arts sont « collaboratifs » par nature ; ils n’existent qu’en affectant (souligné par moi) des vies. La dimension véritablement politique au sens, à mon avis, du politique, des pratiques artistiques et littéraires, c’est leur pouvoir (souligné par moi) de lier les hommes dans une perspective commune, de créer un éco-système d’interactions institutionnelles (et j’ajouterai instituantes) unifié par l’oeuvre. Pour autant, le lectorat d’oeuvres dites littéraires n’est pas formaté, programmé, agencé pour un public sauf dans le cas d’écritures routinières et d’oeuvres préfabriquées. Bien au contraire, ce qu’un auteur Guérino Mazzola appelle l’hyper-geste relationnel (souligné dans le texte) trouve son modèle dans l’improvisation.Tous ceux qui interviennent dans la réalisation de l’oeuvre peuvent changer, à chaque moment, d’allure et de cap selon la manière dont le groupe réagit à ce qu’il fait. Cela est aussi, à mon avis, possible dans l’écriture individuelle qui est, toujours, qu’on le veuille ou non, à un certain degré, une écriture collective, « collaborative ». Une forme d’écriture peut posséder un pouvoir de configurer l’action de son « public », mais cela peut n’impliquer aucune intentionnalité (souligné dans le texte) collective ou, j’ajoute, individuelle.

« Appelons socio-écritures ces écritures qui sont soucieuses des modes de collaboration qu’elles occasionnent pour exister. Le socio-écrivain cherche à les re-concevoir et à les redistribuer, afin qu’elles ne reproduisent pas servilement l’ordre social, mais, au contraire, visent à le transformer. » Florent Coste les redécouvre dans l’histoire des idées et tente de les théoriser.

L’intro – la conclusion n’en est pas une, mais se nommera outro – s’intitule « Crampes et étirements, La littérature après Wittgenstein ». « La littérature en climat néo-libéral », titre de la première sous-rubrique, nous donne des pistes vers des possibilités de transformations. Le titre de l’exercice 1 « Portrait du lecteur en ethnographe » dès ce premiers temps, échappe au  néo-libéralisme. « Quel rôle la littérature doit-elle jouer ? » nous donne, là encore, des pistes vers des possibilités de transformation de la littérature, les accentue dans un troisième temps intitulé « Les crampes de l’essentialisme littéraire » et dans le quatrième intitulé « Devons nous construire le concept de littérature (? ,

L’auteur propose, en 7 exercices (que j’évalue à dix en comptant la préface, l’intro et l’outro), de rendre explicite le titre du livre : Explore.

Que le néo-libéralisme actuel imprègne la littérature, la transforme, dans ses contenus, en marchandise et la commercialise dans ses formes, n’est plus, à la limite, une question à se poser, puisque c’est quasiment son but avoué, sauf dans quelques oeuvres individuelles ou collectives qui tentant d’échapper à l’emprise d’un carcan qui colporte d’ailleurs de vieux restes complètement déformés de religions quelles qu’elles soient notamment sous la forme  de dogmatismes ou d’habitus sclérosés. Coste, ne se réfère au passé que pour y chercher ce qui pourrait y correspondre à une littérature renouvelée, Il insiste sur le « désengagement de la littérature de la sphère politique », celle du politique et celle de la politique inconcevable sans la précédente. Mais déjà pointent ses intention :  « Construire sur les airs de chant du cygne la nostalgie d’un objet déchu qui ne peut être que destiné à disparaître, c’est tout bonnement éteindre le goût pour l’exploration théorique, poétique, littéraire » . Il promeut, contre la tendance au repli et au désengagement, « une réaction engagée et, on l’espère, engageante, qui réponde à l’impératif de l’exploration …., en confiant à la théorie littéraire des rôles nouveaux et des missions étendues ».

C’est à ce titre qu‘il défend une idée que l’on trouve curieusement dans un texte de Claude Lefort, formulée d’une manière un peu différente de celle de Coste, en ce sens que Lefort dit que ce n’est pas l’autorité de l’auteur, homme ou femme, qui va donner son sens et sa justification à l’oeuvre quelle qu’elle soit, mais celle du lecteur ou de la, lectrice. Coste dit, lui, un peu la même chose, en faisant valoir que « la littérature fera plus de politique (elle se mouillera plus) quand elle aura une théorie plus spécifique, non de l’auteur, de l’écrivain, mais du lecteur, des communautés de lecture auquel il prend part et de l’oeuvre comme pôle d’organisation d’actions communes ». Déjà les intentions premières de Coste se précisent, quand il se demande si la littérature et la théorie littéraire peuvent fabriquer du politique, c’est-dire nous (c’est moi qui souligne) engager dans l’espace public. Il nous propose alors trois hypothèses : celle continuiste,. L’hypothèse épistémologique et philosophique forte avec laquelle on ne transigera jamais, est qu‘il n’y a aucune solution de continuité tenable entre langage ordinaire et langage littéraire. Mais les efforts sémantiques, narratifs, stylistiques, pragmatiques des auteurs ne les font pas sortir du langage ordinaire .Le domaine littéraire a à voir avec les affaires courantes. Il va s’agir de savoir comment il peut s’y impliquer. Je dirai, si j’ai bien compris ce qu’écrit l’auteur, que s’il y a  écart entre langage ordinaire et langage littéraire, cet écart ne fait pas sortir le langage littéraire du langage ordinaire, mais ne se confond jamais à lui. Il y a donc bien continuité, mais aussi, écart entre langage ordinaire et langage littéraire. La deuxième hypothèse est celle d’une responsabilité prospective de la théorie littéraire « à contrer les tendances à l’extinction intellectuelle dont le néo-libéralisme diffus est le vecteur massif ». « Une lourde responsabilité incombe au théoricien qui doit s’engager à accroître nos expériences possibles de la littérature avec d’autres pans de la création, de la recherche. Enfin la dernière hypothèse est celle de l’interventionnisme politique (à mon avis au deux sens du terme politique, le politique et la politique, le politique englobant des repères, des éthiques, des pouvoirs, des volontés, des désirs, des choix et décisions par rapport à l’élaboration et à la construction individuelle ou collective de l’oeuvre). Mais il s’agit aussi de cultiver des alliances politiques, trans-esthétiques, trans-médiatiques, avec d’autres pans de la création, de la recherche, de l’enquête : journalisme, militantisme, sciences sociales. La littérature est une construction socio-historique et scientifique (au sens des sciences sociales). Elle devient un artefact lorsque l’essentialisme prend pour naturel (souligné par moi) ce qui n’est que le produit de ses propres conditions d’observation.

Le problème du statut conceptuel de la littérature est posé : « Un constructivisme de bon aloi, porté par un esprit d’exploration doit accepter d’être changé par des objets qui se situent aux franges de son champ de vie,  aiguillonnent son goût pour l’investigation, l’engagent à la dérive nomade et dépaysent ses cartographies initiales. » Le rapprochement avec les sciences sociales peut conduire à une convergence entre oeuvre littéraire et enquête par exemple sociologique. Nous avons tout intérêt à nous lancer dans des campagnes aventureuses d’exploration de nouveaux objets épistémologiques que la littérature pourrait effectivement libérer. L’auteur nous mène peu à peu vers des exercices d’étirements (le mot est emprunté en l’occurrence à Wiittgentein) qui permettent de laisser respirer d’autres souffles théoriques, autorisant d’autres formes de libido (c’est moi qui souligne) théorique parvenant à s’exalter, retrouvant le goût de l’action comme de la spéculation  L’exercice I pose les jalons d’une approche pragmatique de la littérature. L’exercice 2 fait une critique de l’herméneutique courante en littérature et propose de la remplacer par un travail descriptif et ethnographique d‘une oeuvre dans les multiples situations où elle vit. L’exercice 3 tente de dissiper les confusions qui entourent la notion de « forme de vie » et ses emplois abusifs. L’exercice 4 nous montre que, explorant ces « formes de vie », la littérature nous apprend à les rejoindre, à nous y associer, nous donne les moyens de refaire de la politique et du politique en se mettant en quête d’égalité. L’exercice 5, sous le titre « Le front et la forme » évalue les conséquences qu’un littéraire peut tirer de l’étude des « formes de vie » , celles que la littérature décrit, institue, confirme ou transforme. L’exercice 6 intitulé « Les couleurs de la littérature » examine ce que peut nous apporter la théorie de Wittgenstein sur les airs de famille, assimile les catégories littéraires à des catégories de couleurs et confirme que le concept de littérature n’a pas besoin de définition théorique. L’exercice 7 réaffirme matérialité et réalité en littérature.  « Elle oeuvre, elle opère, elle s’affirme comme un outil d’enquête ou comme un organe d’exploration ».

Dans l’exercice 1, « Portrait du lecteur en ethnographe », l’auteur pose à la fois au lecteur d’un texte et à l’anthropologue observant des comportements et des objets culturels la question de l’objet : a priori, me semble-t-il, ils peuvent l’un et l’autre immédiatement le comprendre. Leur situation, au niveau de l’appréhension de l’objet, est donc similaire. C’est à partir de cette situation analogique que se posent à eux le problème de l’hypothèse herméneutique. C’est à dire qu’ils peuvent voir dans l’objet une énigme à décrypter. L’interprétation consisterait, pour l’anthropologue comme pour le lecteur, à faire sortir du texte ou de l’objet observé quel qu’il soit, texte, comportement,objet culturel, un sens caché. L’auteur pense que certains mots, certains signes doivent être compris sans plus (souligné dans le texte).Auparavant, il dit qu’il faut savoir donner un coup d’arrêt. On peut remarquer que chercher le sens d’un texte ou d’un comportement ce n’est pas lui ajouter un plus .(quel plus ?), ni donner aux mots, aux signes un coup d’arrêt (arrêter quoi ?). Il s’agit de comprendre la signification et le sens (qui sont liés, mais demeurent, dans la réflexion, à distinguer) du texte ou du comportement, des mots du texte et des gestes, des postures du comportement. Cela dit, on ne peut que souscrire à ce que Coste dit en conclusion de cette rubrique « Une telle hypothèse (herméneutique) repose sur un essentialisme ravageur… Des fossés d’incommensurabilité cliveraient « l’humaine condition » de Montaigne ».  En revanche, la dramatisation d’une différence en altérité ainsi conçue dans l’hypothèse herméneutique enlève à l’altérité son statut conceptuel légitime. Enfin, on peut souscrire à ces dernière remarques de l’auteur : « Le littéraire semble tomber dans les mêmes travers que l’anthropologue herméneute ». Sur les catégories littéraires, « romantique », « baroque », « surréaliste », « moderne », le culturalisme ethnologique et l’essentialisme littéraire laissent croire qu’un trait passager est là une fois pour toutes et gouverne l’existence de l’objet ou de l’individu. A ceci près que des catégories littéraires mouvantes, non fixes, non assignées une fois pour toutes, et transformables, me paraissent nécessaires. Et que les rejeter c’est un peu jeter l’enfant avec l’eau du bain sous prétexte que, l’enfant étant dans l’eau du bain, ils peuvent partir ensemble. Que l’ingrédient de la propriété soit mythologique, on ne peut qu’en convenir. ll n’est pas nécessaire que des textes lus ou des comportements observés soient affublés d’une propriété .Des. airs de familles suffisent, dit l’auteur. J’appelle ces airs de famille des connotations c’est-à-dire du sens qui communique entre les mots. Mais là, si on reste – pourquoi pas ? – au niveau de la description, ce n’est pas seulement du descriptif significatif des mots, autrement dit de mots donnant la signification du texte, mais du descriptif sensible qui exige des procédures de lecture, en tous les cas, moins immédiates que la lecture ordinaire. L’auteur ne jette pas le sens aux orties, comme il est d’usage de le faire. Il dit : « Ce qui compte dans la réalité même de mon action, c’est la coordination intentionnelle à des circonstances et à un arrière-plan institutionnel : mon action a du sens parce que j’agis le moment venu (souligné dans le texte), ce qui introduit une temporalité qu’il faudrait aussi décrire avec des procédures de lecture plus difficiles que la simple lecture., autrement dit avec des « airs de famille ». L’auteur (et sans doute lui-même Coste ) lui apparait comme un acteur minoritaire parmi d’autres acteurs et surtout par rapport aux actions que les oeuvres sont capables de mener. L’auteur, l’auctoriailité ne nous aident pas à voir ce que fait proprement la littérature, L’auteur tend même à l’occulter, dit Coste. Il s’agit, pour nous, de saisir le sens comme sens, lié à la signification, mais sans doute descriptible en tant que tel : «  Le sens d’une oeuvre ou d’un acte esthétique, il faut aller le chercher dans les formes de vie, dans l’environnement, dans la culture au sens des « institutions de sens » où tout cela palpite ». Oui, « la littérature pourrait devenir une anthropologie externaliste qui défendrait une théorie sociale de l’art soucieuse de décrire des relations dont les termes sont précisément des oeuvres d’art » . Pour Coste, l’intention ne requière pas de chercher la correspondance entre ce qu’on a accompli et ce que « tu manigançais » . Sauf quand l’intention est d’observer des comportements pour les rapporter par écrit ou produire un texte à lire cherchant à décrire par écrit I’intention qui peut paraître à l’auteur comme à moi illégitime et nuisible. Il insiste sur l’impératif de la description. Pour lui et pour moi, « l’oeuvre est comprise et le lecteur est « dans le vrai » quand elle sert de guide à celui qui l’utilise pour se mouvoir dans la réalité. Le champ d’observation de l’anthropologue comme du littéraire doit s’ajuster ; il faut aller chercher hors champ et il faudra re-décrire ».

Le jugement esthétique : c’st beau, c’est pas beau, c’est ceci, c’est cela, ne laisse pas l’objet, l’oeuvre faire son effet dans la vie, le moment de vie de celui ou de celle qui le regarde ou la lit. Cette possibilité de jugement, d’appréciation est néanmoins nécessaire, à mon avis, du point de vue de la connaissance comme le montre Bourdieu dans l’Amour de l’art. Il disait qu’il serait possible de montrer à n’importe quelle catégorie de population – et pas seulement aux grands cultivés – comment, à partir d’oeuvres diverses, on peut apprendre à en apprécier et mieux reconnaître certaines que d’autres.. Dans ce cas, le jugement esthétique n’es pas bloqueur et la caissière qui aime lire peut « aimer » la Princesse de Clèves.

Ce que Coste appelle le mythe de l’intériorité, consiste à imputer aux textes des idées, des raisons, des pensées, des intentions comme s’ils les avaient, en propre et spontanément, à l’intérieur d’eux-mêmes. En responsabilisant notre lecture, en en faisant un moment comme un autre d’investigation et d’exploration, les études littéraires pourraient élaborer et expérimenter des prises et des modes d’action possibles sur la société.

Le commentaire consiste à appliquer une attention de détail sur une zone circonscrite et découpée de l’oeuvre. Le commentateur investit une énergie considérable sur un corpus canonique dont il n’a pourtant aucune garantie de sa représentativité. Un canon est un ensemble déterminé et restreint de textes passant pour la règle, la norme, le critère de la vraie littérature. On n’aurait beaucoup à gagner, dit Coste, à lire les oeuvres de notre patrimoine littéraire comme si leur place n’était pas acquise, dans l’indétermination de leur réussite ou de leur échec, dans la saine indifférence à leur majorité ou à leur minorité. Notre définition de l’art et de la littérature ne voyage guère hors des frontières géographiques et historiques où une modernité restreinte l’a vu naître. Une anthropologie de la littérature nous prémunirait des biais, des mythologies et des distorsions. L’anthropologie développe une conscience critique et une vigilance méthodologique et épistémologique dont les études littéraires – tout comme, à mon avis, la sociologie – moins performantes en la,matière, en déficit de réflexivité, devraient se prévaloir. Une anthropologie de la littérature aurait les moyens de faire travailler ensemble anthropologues, littéraires, historiens, sociologues, inscrivant le texte dans le tissu culturel où il se tient en proposant – ce qui serait plus la tâche du sociologue – une théorie des relations sociales telles qu’elles se forment autour d’une oeuvre littéraire ou telles que l’oeuvre littéraire permet de les former. Mais Coste prône, en l’ occurrence, une indifférence progressive au formations disciplinaires des uns et des autres. Il me semble que, dans un telle collaboration, les points de convergence et de divergences viennent précisément de l’appartenance à des disciplines différentes qui doivent garder chacune, non pas une autonomie, mais leur spécificité. L’anthropologie de la littérature pourrait effectivement, en mettant en cause son statut réservé, en doutant de sa propre capacité à discriminer ce qui relève d’elle ou n’en relève pas, renouveler les moyens de décrire l’inscription et l’efficacité de la littérature dans le monde. Il s’agirait d’envisager la littérature comme action et non comme transmission, de considérer les objets d’art comme des agents issus d’initiatives sociales et visant un certain effet spécifique au contexte auquel ils sont attachés. Une anthropologie pragmatique est plus attentive aux actions et pratiques elles-mêmes riches de signification et de sens à décrire. Pour la signification, on sait, à peu près, en anthropologie, comment décrire et re-décrire Mais pour le sens, le problème se pose de savoir :comment décrire et re-décrire, puisque, s’il se donne dans la signification où il est impliqué, il faut l’en extraire. Et c’est précisément l’extraire de la signification qui consiste, comme l’avait un peu montré Barthes, à le décrire. Le langage peut être considéré, indépendamment de ses autres définitions possibles, comme l’ensemble des actions sur lesquelles il se porte. A force de pratiques, le littéraire comme amateur expérimenté peut parvenir à s’exercer avec aisance et habileté. Je dirai qu’il y a de l’artisanat en littérature. Un outil, la grammaticalité par exemple, est transitif quand il enclenche des actions et permet de régir des verbes d’action mettant en réseaux plusieurs actants. Le parti pris de la transitivité en littérature permet de la lire en faisant attention non à ses propriétés, mais à ses usages et à sa valence. Comprendre la signification et le sens d’une oeuvre littéraire, tel est le métier du littéraire. L’usage est la vie des signes, mais les signes n’ont pas qu’une seule vie et un usage unique. La littérature doit être, d’une manière ou d’une autre, une hypothèse vivante (souligné par moi).

Je ne peux ici suivre chacune des rubriques des six exercices dont il me reste à parler. Elles sont, ces rubriques, comm des clignotants qui permettent de mieux suivre l’auteur. J’en parlerai ailleurs et m’en tient, ici,à ce qui me parait, en seconde lecture, le plus saillant.

Dans cet exercice 2, « Interpréter ou écrire », l’idée d’une règle au départ à laquelle il faudrait se tenir pour produire l’oeuvre littéraire ne répond guère à la nécessité du descriptif, du re-descriptif continus. Poser la règle c’est déjà interpréter le texte littéraire avant de l’avoir lu. Il y a « déni de matérialité », dit l’auteur, de cette matérialité du texte sur lequel le mentalisme, c’est -à -dire, notre moi, nos fantasmes et nos projections peuvent venir se fixer, sans plus tenir compte de ce que le texte dit, écrit et de ce que nous avons, nous, à dire, à décrire du texte. De même la règle esthétique risque toujours de plaquer sur le texte et sur sa prétendue interprétation des jeux de langages littéraires – l’élégie, le poème, la comédie -, ayant valeur de définition, ce qui fait oublier le texte lui-même. Coste reconnait la nécessité d’une littérature de terrain,, d’une littérature au grand air et non confinée dans une lecture scolastique. Avec les notions de contexte et de totalité, le texte, l’oeuvre à lire (ou à contempler) ne sont ni plus ni moins solidaires et indistinct. Le terrain du littéraire, dans le temps et l’espace où il le lit, le décrypte, le décrit est cette totalité; qui fait bloc avec les phénomènes économiques, sociaux, moraux. Terrain vague, sans bords définis, mais terrain de rencontre et de conjecture. Dans la description, il y a des niveaux, des étages qui communiquent. L’incompréhension première, la perplexité du littéraire comme de l’ethnologue leur évitent le « cartonnage herméneutique de quelque sens caché », la confusion du descriptif et de l’évaluatif. Selon Coste, la signification d’une oeuvre est là simplement dans le déploiement effectif d’une activité ordonnée, temporelle, finalisée au sein d’un environnement qui lui est naturel. Il distingue description fine, celle par exemple du feu qui brûle, de la description dense, celle d’un feu de joie ou d’un incendie criminel. Nous ne faisons, en fait, que des descriptions denses. Le terrain est un appel à nous laisser transformer par lui. Le macroscopique, le global, comme on dit aujourd’hui, est dans le microscopique, le local. Mais il vaut mieux, pour le littéraire comme pour l’ethnologue, suivre la route que prend telle ou telle forme, et ne pas prétendre faire autre chose que du cas par cas..

Le poète, le dramaturge, le romancier, peuvent emprunter au détective, son attention distraite, presque flottante, réagissant aux apparitions fugaces et au surgissement de réalités non ouvertes depuis les angles morts où (elles) ont été laissées. Ce qui met en lumière, selon nous, la question du sens distingué mais non séparé de la signification.

L’exercice 3, pour moi l’un des plus beaux du livre, intitulé « Formes de vie », tente de cerner et de définir le terme. Je me borne, ici, mais j’y reviendrai, moins à suivre l’auteur dans la manière dont il le cerne que dans celle où il le définit. Il définit d’abord la forme de vie comme une forme que les pratiques donnent à notre vie et à notre connaissance; Il fait remarquer qu’un enfant n’apprend pas ce qu’est un siège, une table, un lit, il apprend d’abord à s’en servir. Il renforce cette première définition par la suivante : une forme de vie se situe au point où la culture est devenue une seconde nature ; c’est l’étroite et inextricable association de pratiques sociales, de relations communautaires, de rapports écologiques. La troisième définition lui donne, à notre avis, toute sa portée : l’immanence des règles dans la vie, la vie tissée d’actions conjuguées et collectivement apprises, et formalisée par des règles qui ne se distinguent pas de leurs applications (souligné par moi) , c’est ce qu’on peut appeler une forme de vie. La question que je me pose, c’est de savoir si la littérature, parmi d’autres outils, peut faire apparaitre, dans les formes de vie non seulement leur signification mais aussi leur sens Et surtout, si la signification est donnée par le décrire et le re-d écrire, le sens peut-il aussi être donné, et comment ?, par ce décrire et ce re-décrire ?

L’exercice 4, « Que peut la littérature ? » , tente de répondre à cette question. D‘abord, note l’auteur, une forme de vie façonne d’une certaine manière et non d’une autre le sol de nos pratiques possibles. Elle fait faire, elle agit sur mes actions. Rappelant que le mode de vie est indissolublement social et écologique, ne s’agit-il pas de raboter le sol de nos pratiques, pour les critiquer, pour les métamorphoser, les re-compo -ser ? A la différence d’un droit qui impose des normes et doit sanctionner leur non-application, une forme de vie peut incarner une loi vivante. La littérature tire son efficacité des différentes manières que nous avons de l’empoigner et de la brancher à d’autres dispositifs d’enquête. La littérature peut-elle nous émanciper ? Oui, si les émancipés sont leurs propres émancipateurs, s’ils développent leurs propre capacités à formuler des valeurs communes et à produire le monde qu’ils veulent. Parce qu’elle travaille à construire ou à changer, à ce titre elle contribue à nos multiples émancipations. Les jeux de langage communs sont autant de points de rencontre, de familiarité. La littérature nous installe, dans le langage, à un poste d’exploration active.. Le travail littéraire n’opère jamais seul. C’est le lecteur qui travaille le langage en étroite interaction avec la vie ordinaire et ses acteurs. Le langage ordinaire suffit à tous nos besoins de description. On ne peut intervenir dans les jeux de langage que si on joue le jeu c’est-à-dire qu’on ne peut sortir de nos jeux de langage pour les juger de l’extérieur. La littérature est coupé sur le reste, mais elle n’est pas coupé du reste. Le poète l’écrivain ne risquent pas de se dissoudre, par l’enquête, dans le langage et la vie ordinaire. L’exemple du Dante est là pour nous en convaincre.

L’exercice 5, intitulé  « Le front et la forme » s’attaque comme l’auteur l’a fait ailleurs, aux formes de vie dé-solidarisantes et, si l’on peut dire, in-égalisantes. Le front, peut être national. Contre lui, la littérature accroit nos partenaires de conversation, favorise la connaissance politique de vies sans nom. Elle éduque au pluralisme en intégrant ces vies dans nos jeux de langage. La littérature est faite de ressources pour nous aider à développer, par l’exploration, nos capacités de compréhension, à forger les critères de nos jugements, à accroître la portée de la critique, sociale. Les formes de vie résultent des coups donnés dans les jeux de langage. L’oeuvre littéraire re-contextualise les représentations ossifiées, re-combine les jeux de langage institutionnels, ajuste le zoom sur nos vie ordinaires, braque la lumière sur les zones d’ombre, ouvre le cours d’une expérience muselée ou invisible. La littérature peut prendre part à la reconquête de domaines comme des lieux à nous où choisir du sens, comme des lieux hospitaliers où l’exercice de la liberté et celui créatif de la subjectivité installe, expérimente et ajuste, hors surplomb, des perspectives dans lesquelles nous voyons ceci comme cela, dans tel alignement diversement pertinent.

L’exercice n°6, « Les couleurs de la littérature » s’attache à construire une non-définition de la littérature, c’est-à-dire à ne pas l’enfermer dans le carcan de catégories, de canons littéraires. La valeur des pratiques littéraires circule et se négocie dans les conditions pragmatiques qui président à leur accomplissement . En se libérant de l’esprit taxinomique, on peut comprendre les jeux de langage et les formes de vie que la notion engage autour d’elle, on doit la considérer comme une classe résolument mouvante d’expériences. Vague, le concept de littérature est aussi ouvert. Nous devons considérer que les concepts d’art et de littérature sont des concepts expansifs et imprévisibles. Tous situés et contingents, ils ont la vertu de comprendre et de ne pas empêcher l’émergence de nouvelles pratiques. Tels qu’ils sont, les usages de la littérature suffisent à l’identifier. Qui s’adresse à la littérature doit se familiariser à la pluralité des jeux de langage qui s’y trament, reconnaître, des parentés, souligner des ressemblances, effectuer des rapprochements. Une anthropologie de la littérature , une théorie littéraire apparait comme une suite d’actes politiques situés, pour décloisonner nos jeux de langage, pour développer de nouveaux usages du langage,, pour créer de nouvelles possibilité d’action. On peut se représenter la littérature sous la forme du spectre des couleurs ou de l’octaèdre des couleurs ; on cherche à établir une grammaire philosophique, synoptique permettant de parler de littérature. Mais…la littérature est la littérature est la littérature. Principe n° I : en littérature, c’est celui d’impartialité. Ni le succès ni l’échec d’une oeuvre littéraire ne sont des objets dignes d’intérêt. Principe n° 2 : celui de symétrie. Il est impératif de convoquer les mêmes causalités pour la bonne ou la mauvaise littérature et de les décrire dans les mêmes termes. Principe n° 3, dit de causalité : tous les énoncés dont on veut comprendre l’histoire doivent être rapportés à leur contexte d’émergence et inscrits dans le cadre intellectuel, social qui les tient pour vrais, sans préjuger à l’avance de leur succès ou insuccès. Principe n° 4, dit d’hétérogénéité : si l’on porte un regard pragmatique sur l’objet même de son enquête, il convient de reconnaître que le champ observé est un maquis particulièrement complexe et touffu agrégeant des constituants hétérogènes. C’est l’incertitude qui prévaut parmi les acteurs. C’est pourquoi il importe de rapporter leurs actions à des terrains changeants où ils émergent et se déploient, sans préjuger de leur conformité, de leur correction ou de leur succès.

Dan l’exercice n° 7, l’auteur s’efforce, tout en continuant à critiquer la fausse littérature , de construire une vue synthétique de ce qu’il appelle, intitulé de cet exercice n° 7, la littérature pour de vrai. Comment faire, dit-il, pour que la littérature ne compte pas pour du beurre et pèse pour de vrai ? Il note en premier lieu que la littérature n’a pas tant à être source de connaissance qu’expérience de la lecture source d’apprentissage. L’auteur la compare à un sport, la course par exemple plus que la marche. La littérature, dit Coste, nous récompense de s’y engager, mais nous ne somme pas habitués à le reconnaître. Les fictions, pour peu qu’on les charge de nous former et de nous transformer, sont des textes qui tendent à être réels et qui récompensent la relecture et la répétition et qui supposent que nous n’en avons jamais fini d’apprendre à lire. Ce que nous apprend la littérature se compte en capacités. Comprendre c’est pouvoir faire, c’est refaire. L’expérience de pensée ne rend pas compte de toute l’expérience de la pensée. Dans la particularité des situations auxquelles nous faisons face pour conduire nos vies, la littérature est un ensemble ouvert d’exercices qui ont pour vertu d’éduquer notre curiosité, notre imagination, notre discernement et toutes nos capacités (que j’appellerai des possibilités d’être et de faire). Quand je lis, je fais l’expérience simultanée du monde extérieur et de moi-même. L’oeuvre littéraire est un ensemble d’efforts discontinu et proliférant sur un contexte. contexte dont elle est inséparable et solidaire et dont nous avons besoin pour la décrire dans ses débordements. Or ce sont ces débordements qui, à mon avis, touche, plus qu’à la signification, au sens. Mais comment le décrire ?. Si on le décrit comme la signification en le considérant comme totalement impliqué à elle, on manque, à mon avis, ce qu’il apporte de spécifique précisément à la signification. L’explorateur n’aspire qu’à secouer notamment les significations habituelles. Il faudrait rechercher des usages trans-institutionnels de la littérature. La littérature fait partie de procédures qui cherchent à modifier le langage, en regroupant les choses autrement. La littérature pourrait n’avoir comme seul pouvoir que celui de nous mobiliser, de nous solliciter, de nous donner de l’entrain.

Il est possible de parler d’une alliance entre littérature et investigation, de parler de littérature d’investigation. La pratique littéraire est un organe d’investigation des raisons qui proposent simplement une voie d’accès détournée, pour exposer des problèmes dans l’espace public. Elle doit s’efforcer constamment à une sorte d’auto-contrôle, pour chercher les mots qui lui font jusque là défaut, mais aussi pour s’attacher à en rendre compte dans une forme publique. La pratique littéraire doit adopter la posture de l’enquêteur et en partager le projet démocratique d’une plus grande liberté et de plus grandes capacités d’action.

Dans « Outro-La littérature et après ? » qui ne se veut pas une conclusion de l’ouvrage,  Coste note que les études littéraires doivent affronter des questions dont se. chargent la philosophie du langage et l’épistémologie des sciences sociales. Il n’y a, pour apprendre la littérature, qu’à la décrire, à la connecter à nos pratiques, à la traduire et à l’actualiser pour l’empoigner et la pratiquer. Elle relève d’une aventure de l’enquête, de l’incertitude et du dépaysement. Elle reste guidée par le souci d’élargir notre familiarité avec les pratiques et les formes de vie humaines. L’exploration évolue en se prémunissant contre les réflexes de contraction autoritaire, de crispation grégaire et d’ostracisme identitaire. La littérature se trame dans le langage comme une affaire où les mots et les choses sont les indissociables revers de diverses formes de vie. La théorie littéraire rend compte de la littérature, elle la rend possible en produisant une ambiance théorique (des exercices) propre à sa lisibilité, à sa visibilité et à sa reconnaissance. Elle doit promouvoir les figures du lecteur et en finir avec celles de l’auteur. Il s’agirait, pour les études littéraires, de conditionner le déploiement d’une politique démocratique radicale à la promotion d’une politique de la lecture capable d’inventer, dans le langage, de nouvelles pratiques collectives de subversion. Il s’agirait de contribuer, par la littérature, à un monde un peu plus commun. Encore faudrait-il, selon moi, décrire non seulement la signification des pratiques et des formes de vie de ce monde pas trop commun, mais aussi décrire leur sens qui, s’il va avec leur signification, n’en est pas moins à distinguer d’elle et requiert ses propres approches descriptives, pour que sortent, non du soi-disant caché le visible, mais d’un implicite commun et connu un peu plus d’explicite. Mais sans le dire suffisamment, n’est-ce pas aussi à cette explicitation par la littérature que veut contribuer ce beau livre ?

Louis Moreau de Bellaing

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Multidimensional change in Sudan (1989-2011). Reshaping livelihoods, conflicts and identities, dirigé par Barbara Casciarri, Munzoul Assal et François Ireton, New-York et Oxford, Berghahn books, 2015, XVIII-374p.

Paru en 2015 aux éditions Berghahn, le livre dirigé par Barbara Casciarri, Munzoul Assal et François Ireton Multidimensional change in Sudan (1989-2011). Reshaping livelihoods, conflicts and identities est un ouvrage conséquent qui dresse un panorama dense et multidimensionnel de la République du Soudan. Il se concentre principalement sur les premières années du vingt-et-unième siècle jusqu’à la séparation d’avec le Soudan du Sud en 2011. Sur presque quatre cents pages, il rassemble seize chapitres ainsi qu’une introduction signée par les trois coordinateur.rice.s et un épilogue. Une partie conséquente des contributions relèvent de l’anthropologie et de la linguistique sociales, mais les autres auteur.e.s viennent d’horizons disciplinaires variés : science politique, histoire, économie, études en développement et géographie. Si la majorité des articles sont de recherche, certains sont pensés plus en prise avec les milieux décisionnaires et se terminent ainsi par des recommandations. Le livre est agrémenté d’un appareil riche : liste des illustrations (toutes en noir et blanc sauf la couverture), remerciements, notes sur la translitération des termes arabes, liste des abréviations, carte du Soudan, bibliographie collective, notices de présentation des contributeur.rice.s et index.

Dans les remerciements, Barbara Casciarri, Munzoul Assal et François Ireton expliquent que ce livre procède des liens noués entre différent.e.s chercheur.se.s suite à la signature en 2005 des accords de paix ayant mis fin à la Deuxième guerre civile soudanaise, accords qui ont menés au référendum d’auto-détermination et finalement à l’indépendance du Soudan du Sud en 2011. Ce groupe a eu l’occasion de fréquenter à Khartoum le Centre d’Études et de Documentation Économiques, Juridiques et Sociales (CEDEJ) et de s’inscrire dans les dynamiques scientifiques menées en partenariat avec l’université de la capitale. L’ouvrage part ainsi du constat des changements sociaux majeurs qu’a connu le pays ces dernières années. Ces changements sont multifacettes et liés tant à ses dynamiques internes qu’au contexte de globalisation actuel. Il s’agit donc de les appréhender avec la précision que permettent les enquêtes de terrain, tout en les inscrivant dans des jeux d’échelle variés. Pour les coordinateur.rice.s, il importe (1) de valoriser une conception des sciences sociales comme pratique critique attentive aux contradictions et aux inégalités sociales et (2) d’élaborer les analyses, et les catégories qui en découlent, à partir du terrain. Ils s’inscrivent, par ailleurs, avec l’ensemble des contributeur.rice.s, dans une perspective holiste, ayant l’ambition de donner à voir et comprendre une approche d’ensemble de la société soudanaise par-delà les divisions en domaines et échelles. Cette recherche de transversalité se retrouve dans l’organisation même de l’ouvrage qui est divisé en quatre parties principales : la première porte sur les problématiques foncières, la seconde sur les enjeux autour de l’eau, la troisième sur les nouveaux acteurs d’importance en matières économiques et politiques et la quatrième sur les dynamiques linguistiques, identitaires et idéologiques.

Munzoul A. M. Assal ouvre la première partie avec un chapitre consacré aux modalités de l’allocation foncière (et de l’accaparement des terres) dans un quartier de la périphérie de Khartoum, Al-Ṣālḥa, entre un groupe ethnique présent depuis deux siècles et les nouveaux arrivants, venant s’y installer du fait de l’expansion urbaine. Ce jeu est, en fait, tripartite puisque l’État sert de point d’appui aux derniers tandis qu’il modifie les dynamiques ethniques et politiques locales. Si le quartier n’est plus un village car habité en partie par des administratifs et des employés de bureau, on assiste en contrepoint à des revendications de propriétés territoriales de la part de groupes ethniques, ce qui est nouveau. Ensuite, Alice Franck analyse les transformations urbaines aussi récentes qu’importantes de la capitale soudanaise, en se concentrant sur principalement sur sa partie centrale. Bien que toujours partiellement rurale, elle se trouve prise dans des politiques de rénovation de grande ampleur. Alors que ces projets ne sont encore que très partiellement réalisés, les spéculations vont bon train. L’analyse montre une variation dans l’application de la loi selon les acteurs ainsi que la compétition croissante entre planificateurs, investisseurs et propriétaires fonciers. S’intéressant à une autre périphérie de Khartoum, le quartier de Bawga Al-Sharīg, François Ireton porte son attention dans le troisième chapitre sur la façon dont les migrants isolés venant de différentes régions du Soudan accèdent à des ressources sociales et économiques une fois arrivés à la capitale. Ceci lui permet de sortir d’une lecture, très commune, en termes de recompositions lignagères ou tribales face aux défaillances étatiques. Dans ces quartiers effectivement sous-équipés, le propos détaille les stratégies de ces personnes, par ailleurs peu dotées matériellement, en termes de formation professionnelle et de réseaux sociaux. La création de relations avec de plus anciens migrants connaissant certaines opportunités d’emploi, la solidarité entre les habitants de ces quartiers pour permettre le développement d’infrastructures et les liens avec différentes institutions contribuent à lutter contre la pauvreté et à sortir du cercle vicieux dans lequel elle enferme les personnes incapables de s’inscrire dans des réseaux multiples. Pour terminer cette partie, Zahir M. Abdal-Kareem et Musa A. Abdul-Jalil portent leur regard sur la situation foncière dans l’État du Darfour-ouest, faisant l’hypothèse que les insuffisances d’accès aux ressources dans ce domaine, combinées au rôle de l’État et la gouvernance qu’il a instaurée sont explicatifs de nombreux conflits armés populaires et communautaires dans la région. Les problématiques foncières ne sont pas liées qu’à des enjeux écologiques et économiques, mais également politiques et de gouvernance.

En s’intéressant aux questions « hydropolitiques » impliquant quatre États-nations du Bassin du Nil (l’Égypte, le Soudan, le Soudan du Sud et l’Éthiopie), Harry Verhoeven élargit la focale dans le chapitre cinq, le premier de la partie consacrée à la ressource aquatique. Dans un contexte où le contrôle et l’accès à l’eau sont de plus en plus stratégiques et compliqués, les changements environnementaux, économiques et politiques sont sources d’incertitudes et potentiellement de conflits. Le diagnostic établit que la situation pourrait véritablement dégénérer si les acteurs en présence n’arrivent pas à envisager des solutions davantage coopératives et soutenables pour tous. En anthropologue, Luisa Arango propose ensuite une analyse très fine et détaillée des usages de l’eau domestique dans le quartier de Deim, à Khartoum. Elle montre d’une part toutes les réponses et adaptations face aux insuffisances d’accès, aux coupures et aux politiques de privatisation et remet en question, d’autre part, la conception normative (largement véhiculée dans les programmes de développement) voulant qu’il faille réfléchir à la distribution de l’eau au regard d’un ensemble de pratiques individuelles. Elle propose plutôt de combiner une analyse aux échelles du voisinage, de la sphère domestique et des points de vue individuels pour comprendre les enjeux en présence et montre ainsi des formes de solidarité et une culture du partage répondant aux dysfonctionnements structurels. Finalement, ces réponses idiosyncrasiques et collectives sont autant de résistances à la différenciation et à la standardisation promues par les politiques néolibérales internationales et nationales. Elsamawal Khalil Makki, pour sa part, a étudié l’approvisionnement et la gestion de l’eau domestique dans le village d’Al-Lowaib, dans le Kordofan du nord. Cette région située à l’ouest de la capitale et largement agro-pastorale ne bénéficie que de peu d’infrastructures de qualité, conséquence notamment du délaissement et de la marginalisation des zones rurales. Différentes ONG, occidentales, musulmanes et arabes, y sont actives, dans un premier temps pour répondre aux besoins de base puis à plus long terme pour « développer » la région de sorte que les villageois soient davantage productifs, ceci en lien avec les assemblées politiques locales. L’auteur s’attache surtout à détailler les raisons de l’échec de ces projets de développement. Ici encore, c’est la remise en cause de la logique individualiste au cœur de leurs conceptions qui est cruciale puisque la question de la consommation de l’eau y a été pensée selon des besoins « domestiques », alors que les villageois en ont d’autres, liés à l’entretien d’un potager, d’une basse-cour et de quelques animaux ou à des échanges de services dans le voisinage. Le rôle des femmes est ici largement mis en avant. Quatrième volet de cette partie et huitième chapitre du livre, l’article de Barbara Casciarri, reprenant l’expression de « grande transformation », discute la tendance (néolibérale et utilitaire) actuelle à transformer toutes ressources partagées en marchandises. Elle se penche sur la gestion de l’eau que connaissent trois groupes pastoraux (principalement situés dans la région est de la capitale), les injonctions normatives qu’ils reçoivent à ce sujet et leurs façons de ne pas s’y plier. Ici encore les logiques de socialisation des dispositifs techniques (qui en tant que telles n’ont rien de spécifiquement « communautaires ») sont mises en tension avec les velléités individualistes des institutions privées ou étatiques. Si des tendances à la marchandisation, au désencastrement ou à l’affaiblissement des solidarités sont bien repérables, les groupes locaux mettent en place des stratégies alternatives et réincorporent l’eau dans leurs usages collectifs, autant de pratiques pouvant être qualifiées de « résistances silencieuses ».

La troisième partie de l’ouvrage commence par le chapitre d’Irene Panozzo qui, dans une perspective géopolitique, analyse l’importance sociale et économique prise par les acteurs asiatiques (encore nouveaux bien que déjà anciens). Si de nombreux pays échangent avec le Soudan, elle s’intéresse particulièrement à l’Inde, la Malaisie et, avant tout, à la Chine. Bien que ce ne soit pas le seul produit exporté par le Soudan, le pétrole et ses dérivés tiennent une importance considérable dans la balance commerciale du pays. Ses importations sont principalement composées de produits transformés, machines et équipements (pour le transport ou pour d’autres domaines). La Chine apparait comme un investisseur majeur et une grande pourvoyeuse d’infrastructures. Il semble, de plus, que nombre d’armes qui ont été utilisées lors du conflit au Darfour ait été produites sur son territoire. De plus, par-delà les anciennes solidarités Sud-Sud entre pays « non-alignés », ce sont bien les intérêts économiques qui ont présidé, tant pour la Chine, pour l’Inde que pour la Malaisie, à la remise en cause de « l’amitié » avec Khartoum lorsque le Soudan du Sud a ouvert à l’exploitation ses champs pétrolifères. C’est précisément cette question des ressources pétrolières (et minières) qui préoccupe Abdalbasit Saeed, à partir cette fois des difficultés que rencontrent les groupes pastoraux Missiriya et Ngok-Dinka situés à la frontière entre le Soudan et le Soudan du Sud, et qui n’ont pas pour habitude de tenir compte de cette démarcation administrative. La place des institutions publiques et des processus de décisions politiques (impliquant les populations locales) est montrée comme centrale dans la résolution des conflits relatifs aux droits fonciers et au partage des ressources naturelles. Dans le chapitre onze, Agnès de Geoffroy revient sur les vagues de migrations internes (en particulier à propos des IDP – internanly displaced persons – issus des guerres civiles) qui, depuis une trentaine d’années, ont largement contribué à l’augmentation de la population de la capitale et à l’altération de sa diversité ethnique. Phénomène perçu comme un potentiel risque de déstabilisation par le pouvoir, elle se penche notamment sur les politiques étatiques menées à l’endroit de ces personnes. Les motifs de sécurité et de planification urbaine ont permis la mise en place d’un contrôle, exercé en premier lieu sur les espaces d’implantation. La dimension spatiale est en effet centrale ici et son appréhension renvoie une nouvelle fois à des logiques scalaires : les problématiques locales sont souvent résolues d’abord par leurs mises en adéquation avec les volontés du pouvoir central et les déséquilibres dans le développement des différentes régions du pays contribuent à amplifier les migrations vers Khartoum. Pour terminer ce volet, Maria Gabrielsen Jumbert donne à comprendre, avec recul et lucidité, la crise du Darfour et sa construction ayant permis une mobilisation internationale. Elle explique précisément comment la qualification même de la crise, en termes manichéens, a permis son inscription dans l’agenda des organisations internationales et des ONG, au prix d’une instrumentalisation (volontaire de la part de certains rebelles) des groupes belligérants et du rôle des populations. Alors que les responsabilités sont floues et le fond du problème structurel, la lecture polarisée qui a émergé a justifié l’intervention humanitaire mais a empêché les possibilités de résolution politique du conflit.

La contribution de Giorgio Musso, la première de la quatrième partie du livre, retrace la trajectoire du mouvement islamique soudanais (notamment le Front National Islamique) sous l’angle d’une dialectique entre l’idéologie islamique et le pouvoir politique soudanais, depuis la fin des années quatre-vingt. Gramsci est mobilisé pour évaluer l’hégémonie établie par le FNI, qui a bien visé à promouvoir une conception « haute » de l’Islam, contre les préexistantes formes populaires qui existaient dans le pays. Ceci s’est opéré dans le cadre d’une conflagration entre élites religieuses et politiques, le mouvement apparaissant ainsi comme l’une des clés de compréhension du changement social soudanais. Pour peu que le régime islamiste ait eu des visées totalitaires, elles furent contrecarrées par l’imposition de politiques économiques néolibérales de la part des institutions financières internationales, le rétablissement du multipartisme en 1998 et par le relativement faible degré d’institutionnalisation des liens entre le mouvement et l’État. Progressivement, les velléités révolutionnaires se sont atténuées dans les propos des leaders. Il apparait que le régime invoque désormais surtout l’Islam pour se maintenir et préserver ses rentes issues des exploitations de minerais, face à des menaces internes et externes, réelles ou supposées. Le chapitre suivant, écrit à six mains par Ashraf Abdelhay, Al-Amin Abu-Manga et Catherine Miller, propose une vaste rétrospective des politiques linguistiques menées au Soudan depuis pratiquement un siècle. Ce sont bien des enjeux de pouvoir qui sont centrales dans l’intérêt pour les différentes langues du pays (plus de cent-vingt recensées) puisque, dès l’époque coloniale, leurs codifications fut envisagée comme un moyen de lutter contre la diffusion de l’arabe (dans ses différentes variantes) et de l’Islam. Les auteur.e.s notent une grande disparité dans la distribution des langues et une instabilité de leurs situations respectives due aux mouvements de population et à l’urbanisation. Par ailleurs, l’histoire des politiques linguistiques a été très différente dans le nord et dans le sud du pays où elles servirent d’appui pour distinguer populations arabes et non-arabes et pour délimiter les frontières ethniques. Sans pouvoir reprendre ici toutes les étapes de cette histoire, on peut noter que l’accord de paix de 2005 a permis une reconnaissance officielle de la diversité linguistique. De nombreuses langues sont en perte de locuteurs dans le pays et si certaines font l’objet d’un nouvel intérêt dans les années récentes, ceci est le fait de populations intellectuelles et dans une perspective plus culturelle et politique que strictement pratique. Le chapitre suivant de Stefano Manfredi porte également sur des problématiques de revitalisation linguistique, celles qui traversent le groupe Laggorí situé dans l’Etat du Kordofan du Sud. À rebours du lien classiquement postulé entre langue et groupe ethnique, c’est la dimension interactionniste (conflits et coopérations) qui semble prépondérante pour penser les frontières ethniques, l’auteur se situant explicitement dans la perspective de Fredrik Barth. Par contre, ici aussi ce lien entre langue et groupe ethnique a pu devenir un argument politique pour des revendications de reconnaissance identitaire et d’autonomie, bien que la plupart des personnes parlent désormais arabe y compris dans leurs sphères domestiques. Enfin, le dernier chapitre d’Iris Seri-Hersch apporte un regard très précieux sur la façon dont la « colonisation » et la « globalisation » sont perçues par les intellectuels soudanais, à partir de l’analyse et de leurs représentations dans les manuels scolaires. Comme il est courant de le noter, l’auteur faire ressortir les caractères politiques, identitaires et idéologiques de ces productions culturelles destinées aux enfants et adolescents. Les points de vue proposés, largement anticoloniaux et antiglobalisations, sont très souvent dichotomiques, reproduisant des oppositions qui ne manquent pas d’évoquer les thèses de Samuel Huntington. L’analyse met toutefois en avant les variations d’expressions entre les différents auteurs de ces manuels. Il en ressort également la valorisation d’une spécificité soudanaise dans les résistances aux pouvoirs occidentaux et l’importance symbolique de productions d’histoire « auto-référentes ». Finalement, dans l’épilogue, Roland Marchal s’inscrit dans les grands enjeux de l’ouvrage en insistant à son tour sur l’importance de ne pas s’en tenir aux lectures macrosociales de la situation d’un pays. Il invite plutôt à saisir toute l’ampleur et l’importance de l’autonomie que peut prendre une société par rapport à ceux qui la dirige, tant dans les relations sociales concrètes que dans les modes de production. Pour peu que le pouvoir islamiste ait voulu transformer les sphères publiques et privées soudanaises, ce projet fut un échec et c’est, par retournement, sur l’État et ses structures qu’il ne peut plus que se concentrer désormais. Comme si, en définitive, les Islamistes étaient plus captifs de l’État que l’inverse.

On ressort de la lecture de ce livre avec l’impression d’avoir appréhendé un vaste ensemble de réflexions sur le Soudan, son histoire et ses dynamiques sociales. Ceci est très important car l’ampleur de l’entreprise intellectuelle proposée ne cède aucunement à la qualité. Les chapitres sont généreux en volume, les auteur.e.s n’ont pas manqué de place pour développer leurs propos. De nombreuses études de cas ou exemples précis sont donnés à lire, ce qui ancre les arguments dans le concret et permet la remise en cause de plusieurs clichés. À une ou deux exceptions près, les chapitres sont bien écrits et d’une lecture parfois haletante. Les quelques regrets que l’on peut peut-être formuler se trouvent dans la grande focalisation des recherches sur Khartoum et sa périphérie. Si chacune d’entre elles se justifient pour elle-même et que des arguments sont indiqués pour permettre de comprendre ces choix (notamment la récente explosion démographique de la capitale), l’ensemble donne une impression de déséquilibre. Par ailleurs, il aurait pu être intéressant d’en dire davantage sur les Africains d’autres pays au Soudan. Enfin, on pourrait s’interroger sur le fait qu’ait été très peu abordée, dans les thématiques, la situation de la diaspora, des Soudanais hors du Soudan. Toutefois, il convient de garder à l’esprit que ces études ont été menées il y a une dizaine d’années le plus souvent et que les migrations soudanaises étaient alors de bien moindre ampleur que désormais.

Etienne Bourel

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Daniel Clément : L’Echo des autres, l’analyse basique en anthropologie, Québec, Presses de l’Université Laval, Paris, Hermann, 2017

3ème partie de la recension

Au chapitre 15, « Le propulseur et le boomerang », le mythe en exergue montre d’abord un serpent sous terre qui arrache une de ses côtes et la lance dans la plaine. Un garçon la trouve et dit à un autre garçon :  « Ceci est un boomerang pour toi et moi ». L’autre garçon l’utilise et tue beaucoup de renards volants (des roussettes). Le premier garçon le reprend, le lance dans les airs où il vole, fait un grand trou dans le ciel et disparaît. Mais les deux garçons le voient redescendre avec un sifflement et se ficher dans le sol où le serpent caché l’agrippe. Les deux garçons tirent sur le boomerang sans pouvoir le sortir. Peu à peu ils s’enfoncent dans la terre, où le serpent les saisit. Un grand trou d’eau surgit à cet endroit. L’auteur note que, dans l’invention du propulseur et du boomerang, il s’agit moins de mises en relations de techniques et d’animaux que d’inventions proprement dites à partir d’observations de comportements animaliers ou d’autres faits environnementaux. Mais, rajoute-t-il, l’étude des liens entre techniques et animaux demeure nécessaire parce qu’elle permet de voir  « comment les techniques sont pensées dans les cultures et comment les résultats des réflexions sont instructifs non seulement dans le cas de processus inventifs, mais aussi parce que l’ étude d’autres données peuvent révéler divers aspects » y compris technologiques. L’auteur commence par le propulseur, très ancienne technique préhistorique, qui se présente sous la forme d’une planchette ayant un dispositif d’accroche où vient se fixer une pointe ou une queue de sagaie. Il sert à propulser à une distance plus grande que celle possible manuellement cette pointe ou cette queue de sagaie. Mais la planchette sert aussi de bâton à fouir, de pelle à braises, de plat pour porter des aliments. Avec le boomerang et la lance, il est l’outil de chasse par excellence. Un deuxième mythe associe les roussettes (renards volants) au propulseur, parce que les roussettes volent comme l’embout (la pointe) des propulseurs. Mais l’auteur note également que les roussettes (renards volants), rassemblées sur une même arbre, se querellent dans le mythe et, semble-t-il, dans la réalité.. Il note aussi qu’elles se suspendent par les pieds à un crochet semblable à celui auquel l’embout (la pointe) du propulseur s’accroche. Les querelles des roussettes peuvent ressembler à celles dans les relations familiales chez les humains. Enfin, c’est peut-être en observant le crochet auquel la roussette se suspend pat les pieds que des humains inventent le crochet qui joint l’embout de la sagaie au propulseur. A propos des lances dans un mythe, elles sont de trois sortes : deux pour le combat et l’une, en acacia, pour la chasse. Lances avec barbe et lances sans barbe. La fibre du figuier ou la cire d’abeilles sont utilisées, dans le mythe comme dans le réel, pour fixer le « nez » du propulseur et certaines de ses composantes. Or les renards volants (roussettes) et les chauve-souris consomment la fibre du figuier, le nectar des fleurs et la cire des abeilles. Certains propulseurs ont deux coquillages pour équilibrer l’embout. Dans le mythe, le fixatif de l’embout est la cire d’abeilles. Les roussettes s’enivrent notamment avec des nectars de fleurs et se querellent dans certains arbres comme le figuier. Quant aux lances, dans le réel, elles sont peintes en rouge pour les cérémonies. Or, dans le mythe, sont associées à cette couleur de la lance les roussettes rouges et non les roussettes noires. L’auteur revient sur son hypothèse selon laquelle les humains imitent le crochet du propulseur à partir de celui auquel se suspend la roussette. Il pense que c’est l’aile du renard volant (le roussette) qui ressemble au crochet fixant l’embout du propulseur, ce dernier étant porté par le chasseur sur ses épaules. Les mythes, dit l’auteur, utilisent des faits éthologiques ou environnementaux pour penser les sociétés. Mais, en l’occurrence, le mythe fait plus que cela, il présente minutieusement non seulement une série d’armes de jet, mais également les techniques utilisées pour les fabriquer et les assembler. Le mythe devient ici un lieu privilégié pour penser les techniques. Le boomerang est constitué d’un bois courbé qui, en se retournant, revient à son point de départ. On trouve des boomerangs, non seulement en Australie, mais dans différentes parties du monde. La reprise du mythe en exergue du chapitre, avec les deux garçons, montre qu‘ils ne se servent pas de boomerang, mais de bâtons de jet pour tuer les roussettes. Mais celles-ci, grillées dans un four, ressuscitent et s’envolent. Les rapports de parenté entre les deux garçons peuvent être, malgré la similitude des âges, d’oncle à neveu. Le mythe renvoie à un système de parenté à huit sections dont deux auxquelles appartiennent les deux garçons. Le boomerang apparaît dans un mythe très proche du précédent, où les garçons s’en servent pour tuer des oiseaux, puis un serpent. Mais c’est le serpent Arc-en ciel, le serpent ancestral qui les avale. Les maintenant vivants dans son corps, il leur fait créer des sites humains. Dans un troisième mythe, le boomerang disparaît et c’est le serpent Arc en Ciel qui avale les deux garçons, tandis que leur père, une petite chauve-souris, les sauve. L’auteur s’interroge ensuite sur les alliances et les oppositions entre les roussettes (renards volants) et les serpents. Les renards volants peuvent, dans les mythes, être des chauve-souris. Le serpent Arc en ciel peut, dans certains mythes, les aider, les allaiter, faire tomber la pluie etc. Il est apparemment allié avec eux. Dans un autre mythe, le serpent tue les épouses d’un mammifère volant. Celui-ci blesse le serpent avec sa lance, qui reste dans la plaie. mais ce sont des renards volants qui, à la demande du serpent, retirent la lance et partent avec lui. L’explication de l’auteur fait valoir que les renards volants (les roussettes) ou les chauve souris qui montent dans les arbres sont les proies des serpents qui sortent de la terre et de l’eau et montent aussi aux arbres. Seule une chauve-souris, dite fantôme, mange des serpents. « Ses moeurs prédatrices, dit l’auteur, sont amplement suffisantes pour en faire l’étymon du mythème relatif au serpent devenu, pour la cause, la proie d’une chauve-souris ». « Ce qui nous amène à penser, dit-il, que les renards volants (roussettes) sont davantage considérés comme les alliés des serpents et non l’inverse ». En revanche, les chauve-souris seraient davantage leurs ennemies. Mais une espèce de serpents comprenant les pythons et les boas a une couleur brillante qui l’associe à des cristaux de quartz. Ceux-ci figurent comme substances magiques et médicinales en Australie. Association du serpent à l’Arc en ciel et à la pluie (il monte aux arbres, mais est un animal aquatique). Il a également la capacité d’hiberner. Dans les arbres, les pythons saisissent les roussettes, les écrasent, pour ensuite les avaler en entier, la tête la première. Mais pourquoi, se demande l’auteur, dans le mythe, le serpent lance-t-il aux deux garçons l’une de ses côtes qui leur sert de boomerang ? Dans la société, on croit que les haches de pierre, les pointes de lance, les massues et les boomerangs proviennent du serpent Arc en ciel. Les os de ses côtes pénètrent dans la terre pour devenir un arbre acacia qui reste le préféré pour fabriquer les outils et les armes, dont le boomerang. Plus encore, les autochtones croient que le boomerang est vivant comme un humain et qu’il respire le même air qu’eux. L’auteur achève son argumentation par un syllogisme : l’énergie du serpent est dans l’arbre, l’énergie de l’arbre est dans le boomerang, donc le serpent est dans le boomerang. Je lui laisse la parole pour la conclusion : «(Y a-t-il) possibilité de voir dans la morphologie des racines des arbres ou d’autres parties comme la jonction d
’une branche au tronc la forme anticipée de l’arme de chasse ? Se pourrait-il que, dans le cadre de l’innovation aborigène d’une arme déjà en service – le bâton de jet…-, l’authentique arme qui revient vers soi aurait eu comme origine simplement la forme donnée par le matériau de base suivi d’essais et d’erreurs ayant finalement mené à la réalisation d’un tel instrument ? ».

Dans la dernière partie du livre consacrée à l’organisation socio-parentale, au chapitre 16, l’auteur pose, dès son titre, le problème non des définitions de la famille, mais plutôt de la signification et du sens de ce qui émerge, en toute société, lorsqu’un couple d’individu(e)s décide de s’unir sexuellement pour avoir des enfants ou choisit d’en adopter. Dans l’extrait de mythe mis en exergue du chapitre, un homme dit à son épouse : « Viens avec moi chercher de l’écorce de bouleau ». Ils partent, vont vers des arbres. Ils se retrouvent devant un être non humain qui les tue. Leur seul enfant est une fille. Comme ils tardent à revenir, elle va les chercher. Elle voit qu’ils ont été tués. Tout ce qui reste, c’est un jeune frère minuscule. L’être non humain a mâché l’utérus de la mère sans le briser. C’est tout ce que la fille peut ramener chez elle. Le jeune frère est élevé par sa soeur. Adulte, il est confronté à de nombreuses situations dont il sort toujours vainqueur. Il établit les fondements d’une société en devenir. L’auteur note un fait important qui ruine toute prétention à vouloir définir comme unité fondamentale et universelle la famille. Dans la réalité comme dans le mythe, c’est la perspective du sujet (souligné par moi) qui détermine comment définir l’unité. L’auteur relève que, dans une société amérindienne qu’il connaît bien, la femme au foyer est près du feu et constitue le centre de la vie familiale. Il y a proximité de sens entre un lieu et ses occupants. Il y a également une unité composée de deux membres ou plus liés par des liens de consanguinité ou d’alliance, ce qui établit un lien entre le concept de famille et de maisonnée. L’auteur insiste sur le fait que les mariages ne donnaient lieu à aucune cérémonie, qu’ils étaient multiples ; comme les décès d’adultes étaient fréquents, pouvaient se répéter plusieurs fois dans une vie. Des couples se formaient qui n’avaient pas d’enfants. Le mariage préférentiel était celui entre cousins croisés. Les cousins parallèles étaient appelés « frères » et exclus comme partenaires conjugaux. Un cousin croisé c’est-à-dire par exemple le fils de la soeur du père pouvait s’unir avec une fille de frère de la mère. En revanche une fille de la soeur de la mère ne pouvait s’unir avec un fils de la soeur du père, et une fille du frère de la mère ne pouvait s’unir avec un fils du frère du père. La société étudiée par l’auteur pratiquait une exogamie de bandes. ou de subdivisions de bandes, c’est-à-dire que le conjoint était choisi dans une autre bande ou une autre division de bande que la sienne propre. La définition de la « famille » implique quatre aspects qu’on peut considérer comme communs :1/ des règles relatives à l’inceste 2/ la division des tâches entre les sexes 3/ la pratique du mariage supposant la reconnaissance d’une relation de paternité 4/ l’omniprésence de l’autorité mâle. Il y a absence de terme pour désigner ce qu’on appelle en Occident la famille, mais l’auteur fait remarquer qu’une entité sociale peut exister dans une société sans être dénommée. « Notre objectif, dit-il, est moins de nier l’existence de ces unités, qu’elles soient de type élémentaire ou autre, que d’examiner les représentations que s’en font les sociétés ». Il rappelle que la mobilité territoriale avait ses exigences et qu’aucune organisation ne pouvait se permettre de n’être pas flexible. Les produits de la chasse, de la pêche, de la cueillette étaient souvent le résultat d’activités individuelles, mais il y avait aussi des chasses collectives et la plupart des activités de production nécessitaient la présence d’au moins deux personnes. Outre la polygynie et l’adoption généralisée, la société connaissait un système de termes d’adresse qui dérivait d’identités reçues en même temps que les noms de personnes. Les aînés fixaient le choix des noms et des comportements associés selon leur interprétation de rêves, de signes et de présages qu’ils n’avaient aucune difficulté à exprimer. Le remplacement des adultes décédés par des enfants nouveaux-nés se faisait indépendamment du sexe de l’enfant et avait pour conséquence de très nombreuses pratiques de travestisme pendant l’enfance et l’adolescence. Qui plus est, on allait jusqu’à prendre des travestis comme conjoints, en raison des talents des deux sexes qu‘ils avaient développés. L’auteur cite par ailleurs une société matrilinéaire et matrifocale où le mariage n’existe pas, où des visites de nuit rendent possibles des rapports sexuels entre n’importe quels partenaires et où les adultes masculins sont les pères sociaux des enfants.. En final, l’auteur constate l’absence de termes non équivoques pour la famille (en particulier la famille nucléaire), l’ethnocentrisme de démarches visant à prouver ou dénier son existence (la Sainte Famille ou rien du tout). Il pose une question à laquelle, dans le chapitre suivant, il va s’efforcer de répondre : au vu des sociétés étudiées par l’ethnologie, que considèrent-elles comme digne d’attention au point qu’il n’y ait aucune ambiguïté dans les différentes nomenclatures de leur organisation socio-parentale ?

Effectivement, la réponse est donnée par l’ensemble du chapitre 17, « La parenté première : le modèle Ute, où, à partir de cette société et de sa nomenclature socio-parentale, ce ne sont pas directement des mythèmes, en l’occurence des parenthèmes, qui peuvent correspondre, non seulement aux relations de parenté et aux fonctions attribuées à chaque parent, mais la terminologie de la parenté – sur laquelle, faute de place, je ne pourrai donner tous les détails que fournit l’auteur -. Cette terminologie n’est pas fixe mais flexible. Elle emprunte sa signification au mythe ou au parenthème, à travers un animal dont les attributs (ruse, bon chasseur, etc;) sont connus. Mais, si j’ai bien compris, la flexibilité de cette terminologie permet de désigner non seulement le parent de référence, mais les fonctions multiples que peut accomplir chaque individu du groupe consanguin. L’auteur note, en citant Leach, que l’emploi de chacun des termes de la terminologie parentale pouvait être perçu comme porteurs de plusieurs sens qui demeurent associés malgré des contextes d’utilisation différents. « Pour l’analyse basique, l’étude des termes de parenté a comme objectif de mettre en lumière le sens que revêt le système global aussi bien que celui qui préside à la dénotation de chaque parent … ». « Un parenthème est défini commun relatif à la parenté. Il a la même signification qu‘un mythème, rythème et techno-thème dans leur domaine respectif. L’analyse basique consiste à remonter aux sources des savoirs et des manifestations sociales, culturelles, et religieuses… Le modèle Ute a les caractéristiques suivantes : 1/ un code pratiquement unique 2/ des termes de parenté qui en principe n’ont qu’un seul autre sens hors du domaine de la parenté 3/ des traits de caractère attribués aux divers parents en fonction du code 4/ des relations entre humains influencées par ce code. » L’auteur retient plusieurs parenthémes : le loup, l’ours, la tortue, l’hermine.… La priorité est accordée aux êtres animés réels et non aux êtres mythologiques. L’auteur fait précéder les termes mythologiques par les termes relatifs aux êtres animés. Les mythes ont un sens et renvoient à des étymons bien précis environnementaux ou autres. Les actions des êtres mythologiques s’appuient sur des comportements ou des caractéristiques qu’il est possible de restituer de façon empirique. Enfin, les liens entre la terminologie de parenté et celle de personnages mythologiques, les manières de faire des êtres surnaturels fondées sur celles d’êtres animés bien réels peuvent montrer que les termes de parenté reposent avant tout sur les caractéristiques de ces derniers. Le Loup, premier parenthème évoqué par l’auteur, est, pour les Ute, le plus grand chasseur. Il n’est pas mangé. Le nom pour Loup semble s’équivaloir à celui pour Dieu. La place du père dans l’organisation peut être rapportée à celle d’un loup comme leader et chasseur d’un groupe. La cohésion des familles était maintenue par le respect dévolu  au chef de groupe dont le statut provenait de ses habiletés à la chasse et de ses succès à diriger les activités du campement. L’importance de la chasse est attestée par l’association du loup avec le père du père, figure autoritaire. Il y a réciprocité entre grand-père et petit-fils, par exemple par l’échange d’un lapin. Un oiseau est choisi pour être associé à la mère du père. Les oiseaux sont des cueilleurs de graines. Les femmes étaient des cueilleuses de fruits et de graines. Dans les mythes, les petits oiseaux sont souvent représentés par des femmes.. Le troisième parenthème, celui du Couguar (un carnivore de la famille des félidés), est le pendant du parenthème Loup. Le couguar, est, lui aussi, le plus fort. Il l’est aussi dans les mythes. Il s’y oppose à Ours qui l’égale parfois. Les carquois des chasseurs en peau de couguar apparaissent souvent dans les mythes. Une fille peut être échangée en mariage contre un carquois de chasseur. Les jeunes qui n’étaient pas habiles à la chasse et n’attrapaient pas de chevaux avaient des difficultés à se marier. Le couguar est très habile à la chasse aux chevaux. Le parenthème serpent à sonnette concerne un animal puissant dont les proies sont variées. Il est associé avec le grand père paternel dans un mythe. L’ensemble des données linguistiques montre que les termes relatifs au serpent à sonnettes et au couguar laissent à penser que le couguar a peut-être remplacé le serpent dans la conception parentale et mythologique des Ute. La convergence des mots pour le PèreMère et le serpent est plus marquée que celle pour le PèrePère et le couguar. Autre parenthème, le renard argenté est fréquent sur la majorité du territoire Ute. Le Renard fait pendant à Petit oiseau qui est la grand-mère paternelle. Il y a trois sortes de renard dans la région : le renard argenté, le renard roux et le kit fox. Les fruits et les végétaux sont importants dans le régime alimentaire du renard argenté. L’un des aliments les plus importants pour les Ute, les noix de pin, est consommé par le renard argenté. Les autres renards, celui roux et le kit fox consomment aussi des noix de pin comme les Ute. Un renard quelconque est associé à la grand-mère maternelle. Quatrième parenthème : le mouflon (un gros mouton). Apparemment il n’a pas de rapport avec la chasse, mais les cornes du mouflon servent à fabriquer les arcs des chasseurs. L’outil spécialisé pour rendre les flèches droites étaient en corne de mouflon. Les produits du mouflon étaient utilisés pour la nourriture, mais également pour confectionner des vêtements autant pour les femmes que pour les hommes. Des instruments de musique étaient fabriqués avec son scrotum et ses onglets. Dans la famille élargie, le frère aîné semble avoir autorité sur tous les membres du groupe. mais la relation peut glisser de frère aîné à oncle paternel. Un garçon pubère est emmené à la chasse par un parent plus âgé qui tue un gros gibier et baigne le garçon dans le sang de la bête. Dans de nombreux mythes, les héros doivent démontrer leur habileté à la chasse au mouflon pour pouvoir se marier. Des Rêveurs de mouflons, spécialistes de la chasse à cet animal, avaient des chants spéciaux pour les attirer. L’oncle maternel peut être le responsable de l’éducation et de l’initiation cynégétique des mâles adolescents. Son association sémantique avec le mouflon agit comme catalyseur des forces recherchées. Etre investi du pouvoir du mouflon, être baigné dans son sang, lors de l’abattage du premier gibier, c’est aussi obtenir la capacité d’en abattre beaucoup d’autres, de les tuer à la chasse, étant devenu l’un d’entre eux. Le même terme de parenté peut désigner des enfants, fils et filles du plus jeune frère du frère aîné ou de l’oncle qui est donc aussi, en tant qu‘oncle paternel aîné des enfants de son frère cadet, en position de mouflon. On retrouve ici la flexibilité de la terminologie comme médiation entre mythes et individus, qui enrichit leurs possibilités. Le parenthème tortue a trait au frère cadet du père. Mais il n’y avait qu’un seul terme pour désigner les frères du père. Ce terme unique, ou un terme distinct pour le frère cadet, a comme même référent la tortue. Il semble que l’association FrèrePère/tortue s’est répandue et qu’elle a prévalu sur celle de FrèrePère/mouflon. La tortue est dépeinte comme un pourvoyeur et ses denrées sont gratuites. Ailleurs, elle a le pouvoir de faire monter l’eau d’un cours d’eau. L’eau étant essentielle pour la survie des humains, des plantes et du gibier, la tortue est associée, chez les Ute, aux sources d’eau. A la puberté, l’adolescent était baigné, une fois qu’il avait tué son premier gibier. L’adolescente subissait la même pratique lors de ses premières règles. Le parenthème tortue s’éclaire : qui cont
rôle la tortue contrôle l’eau et le gibier. Le frère cadet du père, en relation réciproque avec son neveu, sert de médiateur pour l’appropriation de ce pouvoir. Le parenthème Mocassin (chaussure) attribue à la soeur du père la présentation de ses premiers mocassins à un enfant tandis que la mère du père lui présente le porte-bébé qu’elle a fabriqué. Comme pour les autres vêtements, les femmes étaient responsables de la fabrication et de l’entretien des mocassins pour le groupe. Le sens du parenthème se résume en une tâche spécifiquement féminine transmise de génération en génération. Dans le mythe, l’ours grizzly (l’ours brun) a été choisi comme représentant du frère aîné de la mère, l’oncle maternel senior. Il est choisi comme tel parce que c’est lui qui fournit les filles à marier. La Danse de l’Ours, qui est, en fait, la danse de Grizzly est l’occasion pour les jeunes gens de se rencontrer et de se courtiser. Les filles choisissent leur partenaire, parce que, dans le mythe, ce sont les Ourses qui choisissent ceux avec qui elles s’accouplent. Le terme mocassin est utilisé pour la soeur du père, mais il est utilisé aussi pour plusieurs filles ou soeurs de la mère de l’enfant. Il y en a qui sont des cousines croisées, mais elles sont désignées, comme les autres, pour fabriquer les mocassins et les entretenir pour leurs futurs conjoints. Le parenthème suivant concerne le Coyote. Le frère cadet de la mère est le pendant du parenthème Tortue du côté paternel. L’association d’un coyote et d’un oncle est celle de la transmission de savoirs et de savoir- faire à un novice pubère et inexpérimenté. C’est‘ donc à lui, en situation de matrilocalité, de lui enseigner l’art de la chasse et, plus précisément, celui de la ruse et de la traque. Si le garçon tue un coyote, il tiendra les pouvoirs de cet animal, notamment l’ingéniosité et la ruse. Mais si Coyote dupe, il est aussi dupé, comme si la dupe lui était nécessairement associée autant positivement que négativement. Dans l’état actuel des connaissances, on ne peut affirmer une convergence entre coyote et oncle maternel. Le dernier parenthème est celui de l’Hermine. Il est le référent du frère aîné de la mère. L’hermine est un animal carnivore, chasseur et d’une grande férocité. Il est tout à fait approprié pour le frère aîné qui a à apprendre la chasse à un jeune apprenti. L’hermine devient, pour ce jeune, le modèle à imiter. Un mythe montre le rôle d’Hermine. Il se rend à un trou, enlève son couvercle. Les bisons sortent, chaque bison sort, les Corneilles se réveillent ; une fois les bison sortis. Hermine s’en va et se change en Indien. Dans un autre mythe, Hermine est le substitut du frère cadet pour le frère aîné. Il y a donc association avec un frère. Pour les trois parenthèmes qui restent, chez les Ute il y a des parents partagés (père, mère, fils). Ces associations semblent aller de pair avec leur terminologie parentale axée principalement sur les animaux comme premier référent. Si j’ai compris, le système de parenté Ute se caractérise par le fait qu’il y a disjonction, en ce qui concerne les liens de parenté, entre parenté et mythologie. En conclusion, pour résumer ce que dit l’auteur, au moins tel que je l’ai compris, dans le système Ute la mythologie ne comporte pas de liens de parenté et donc ne permet pas de les rapporter à des liens humains. De ce fait les parenthèmes sont centrés sur l’individu qui peut faire référence à plusieurs parenthème simultanément. L’individu apprend individuellement de chacun de ses parents et retransmet à un parent de générations suivantes ce qu’il a appris. Le système consiste donc à inculquer à chacun des membres du groupe plusieurs attributs animaux relatifs à la chasse et à la cueillette, comme le montrent, à mon avis, l’étude de la terminologie et celle des mythes. C’est dans ce cadre, dit l’auteur, que la vie quotidienne se déroule et qu’un Ute s’accomplit en apprenant ce qu’il doit apprendre pour vivre et survivre. J’ajouterai seulement : en commun.

Le chapitre 18 , « La parenté seconde : le modèle creek », met en exergue, comme dans les autres chapitres, un mythe. Des êtres sont rassemblés qui montrent des qualités différentes. Certains courent sautent dans les arbres. Ils sont comme des couguars ; le maître du souffle dit : « Désormais ils sont tels que des couguars ». D’autres bondissent et courent. Ils sont comme des cerfs ; le Maître du souffle dit :  « Désormais ils sont tels que des cerfs ». Leur ayant donné forme sur la terre, le Maître du souffle leur dit de ne pas se marier dans leur espèce, mais avec des gens d’autres clans. S’ils le faisaient, ils ne s’accroîtraient pas. Dans la réalité, chez les Creek, chaque individu trouve sa propre place dans chacune des institutions que sont la maisonnée, la famille, le clan, la phratrie, la moitié clanique, le village et la moitié villageoise. Plusieurs commentateurs ont été désorientés par le manque d’explication des autochtones lorsqu’ils étaient questionnés sur les raisons motivant les associations des clans entre eux dans les phratries particulières. Sous prétexte qu’elles n’ont aucun sens à première vue, des informations sont rejetées sans aucune tentative d’y chercher une part de vérité ou au moins le commencement permettant de découvrir les véritables motivations du phénomène étudié. Pour l’analyse basique, toute information doit être analysée, pour restituer les interprétations vernaculaires (celles des autochtones) à la lumière des connaissances qui existent, même si elles sont restreintes. Il faut aussi observer ce que les autochtones regardent, pour saisir comment ils l’organisent. Il s’agit d’analyser le système clanique, les phratries, la répartition des clans et des agglomérations en moitiés. Il s’agit de découvrir les bases ou les étymons des principales configurations (les clans majeurs, les deux moitiés et l’arrangement en phratries). Ces formes se présentent comme un ensemble de plus de 5O clans portant des noms d’animaux (l’Ours, le Castor…) ou de plantes (la Pomme de terre, les Noix..), des désignations météorologiques (le Vent) ou minéralogiques( la Terre fraîche) ou celles anatomiques (les Poils pubiens) ou celles de substances (le Sel).). Chaque clan comporte plusieurs lignées ayant un ancêtre féminin commun. Les clans sont en principe exogames, mais il y a des dérogations. Le Raton laveur et le Renard ont été des offenseurs de l’exogamie, mais le Renard ne peut être empêché de circuler la nuit. Les deux clans seront donc considérés comme un seul clan le jour et comme deux clans séparés la nuit. Les moitiés ne sont pas exogames, sauf celle dites « les Blancs » qui l’auraient été anciennement. Si le clan a pour éponyme un animal ou une plante, ses membres ne peuvent pas en manger. Mais les clans de l’Ours et du Cerf auraient été obligés de  s’abstenir de ces viandes et les autres clans auraient été en dette vis à vis d’eux. Il apparaît donc que la règle était plus ou moins respectée. La première moitié est la plus importante, c’est celle des  « Blancs » , la seconde est nommée « Celle d’un autre langage ». La première moitié a la préséance. La seconde moitié est désignée de multiples noms, alors que la première n’en a qu’un. Les « Blancs » sont considérées comme une caste supérieure. La motivation ou l’étymon du système des moitiés doit être cherché dans la première moitié, puisque la seconde dérive en quelque sorte de l’autre. Aux « Blancs »  revenaient le rôle de pacificateurs, « Ceux d’un autre langage » étaient des guerriers. Les deux groupes distincts s’affrontaient lors de tournois de jeux. Les moitiés séparaient autant les agglomérations les unes des autres que les clans entre eux. Un mythe illustre le début des institutions de clans, de moitiés et de phratries. Les Creek étaient ensevelis dans un brouillard obscur et ne pouvaient se voir entre eux. Ils avaient formé des groupes qui ne pouvaient communiquer qu’en s’appelant. Le sens du toucher leur permettait seul de subsister., Le Vent dissipa le brouillard. Le premier groupe qui vit la terre et les objets de la nature reçut le nom de clan du Vent. Les premiers objets animés qu’observèrent les membres du clan du Vent furent une Mouflette, et un Lapin. Ce clan doit toujours protéger ces animaux. Les groupes qui émergeaient du brouillard qui se dissipait adoptaient, chacun, comme patronyme, le premier animal vivant qui était sorti du brouillard avec lui. D’après le mythe, les principaux clans étaient le Vent, l’Ours, l’Oiseau et le Castor. Ils formaient la moitié dite « les Blancs ». Le Vent était supérieur aux autres clans. Les clans de la moitié opposée étaient notamment le Raton laveur, la Pomme de terre, l’Alligator, le Cerf et le Couguar. Les autres clans étaient considérés comme secondaires. Les regroupements des clans entre eux se faisaient dans une phratrie. Il y avait neuf phratries principales dont les quatre premières faisaient partie des « Blancs » et les cinq autres étaient considérées comme « Ceux d’un autre langage ». L’auteur analyse le système des moitiés suivi des clans principaux, des liens qui les unissent, des places qu’ils occupent au sein des phratries.. Les moitiés semblent être le fondement de l’organisation socio-parentale. Elles répartissent toutes les composantes en deux camps. Les clans les plus fréquemment associés à la moitié principale, les « Blancs, sont le Vent, l’Ours, l’Oiseau et le Castor. Pourquoi l’ensemble des clans qui composent la moitié principale sont-ils dits « Blancs »? Pourquoi sont-ils dits pacificateurs ? Selon le mythe d’origine, c’est le Vent qui, dissipant le brouillard obscur, a permis l’émergence des premiers clans. Les activités annuelles se répartissaient en deux groupes bien distincts, correspondant à la saison d’été et à la saison d’hiver ; cette similitude est essentielle pour comprendre la division socio-parentale en moitiés. La période d’été était consacrée à l’agriculture et aux récoltes, celle d‘hiver était réservée à la chasse. Etaient chassés le cerf, l’ours, le castor, la loutre, le raton laveur, la mouflette, le couguar, le dindon sauvage. L’ours est d’autant plus pacifique que durant l’hiver il dort. Autrement dit, il hiberne. Les castors ne sont pas plus actifs, l’hiver, que les ours, lorsqu’ils passent leur temps à voyager sous l’eau, de leur hutte à leurs provisions. Quant aux oiseaux, si l’on ne tient compte que des plus gros oiseaux blancs tels que la grue d’Amérique et le pélican, ils sont tous des oiseaux migrateurs dont le passage se produit l’hiver. La couleur blanche est aussi celle de cette saison avec des chutes de neige. L’esprit des Creeks a lié la saison hivernale, la couleur blanche de la neige, celle d’oiseaux blancs ainsi que les activités ralenties de certains animaux. Il se trouve, de plus, que, à l’opposé, la guerre n’était jamais menée en hiver. La paix est du domaine de l’hiver, certains animaux sont dits pacifiques en raison de leur inertie pendant l’hiver ; le blanc devient représentant d’oeuvres pacifiques. Qui plus est, à la charnière de l’hiver et du printemps, le mois de Février est appelé le « mois du vent », la contrée des Creeks étant soumise, chaque année, à des tornades. Est reconnue la force et la puissance su Vent à qui est donnée la première place comme clan. Il s’agit d’examiner maintenant certaines associations internes de quelques phratries. La première phratrie menée par le Vent comprend la Mouflette, le Poisson, le Lapin, la Loutre et la Tortue. D’après le mythe d’origine, les trois animaux ont été les premiers, le brouillard obscur se dissipant, à voir se lever le soleil. Qu’ont-ils éprouvés, si tant est que le mythe le dise ? Et qu’éprouvent les Creeks, s’ils voient un lever de soleil? Pour le savoir, cela supposerait la
connaissance même incomplète du subjectif collectif et individuel sur des textes ou des propos vernaculaires traités en analyse de discours. Dans la mythologie, la mouflette est connue par son jet nauséabond prenant la forme de flèches ou de lances. Elle est bon chasseur. Les Creek l’associent à leurs activités de chasse. Elle est associée aussi au Vent qu’elle a accompagné dans le brouillard originel. Elle porte des rayures blanches. De même, le Lapin mue et devient blanc grisâtre pendant l’hiver. Lui aussi fut un compagnon du Vent dans le brouillard obscur. Liés au Vent, Poisson, Loutre et Tortue partagent un élément : l’eau. Mythiquement, la loutre est un maître-pêcheur. Les hommes du clan du Poisson sont réputés habiles pêcheurs. La tortue est aussi réputée comme maître de l’eau. Le Castor, l’Alligator, la Loutre, les serpents aquatiques sont les seuls clans aquatiques mentionnés dans les phratries, rassemblés sous l’égide du Vent. La seconde phratrie est celle où. prédomine le clan de l’Ours qui inclut notamment le Loup, le Sel, une plante inconnue, la Mousse d’Espagne et la Terre fraîche. Les Ours utilisent la Mousse d’Espagne pour faire leur litière, ils se bouchent l’anus avec des matériaux, par exemple de la terre fraîche. Ces faits éthologiques pourraient constituer la motivation – l’etymon – des appellations de Mousse d’Espagne et de Terre fraiche. Quant au Sel, peut-être les Creeks se rendaient-ils, pour se le procurer, à des sources d’eau naturelles. Le Loup est considéré comme l’oncle de l’Ours. Par ses pratiques prédatrices, Loup a permis à certains types de plantes à fruits de croître davantage et de rendre ainsi disponibles des aliments importants pour le développement de Ours. La troisième phratrie comporte trois clans : Oiseau, Remède et Poil pubien (autant pour les hommes que pour les femmes). Oiseau est le symbole de la cueillette La médecine creek est fondée sur la préparation de médicaments à base de plantes. Les Oiseaux sont des cueilleurs soigneux – qui soignent – par excellence. En ce qui concerne le Poil pubien, une légende met en scène deux jeunes filles éprises d’un héros qu’elles cachent. Elles sont en train d’épiler des peaux de caribous et s’esclaffent. Leur mère cannibale leur demande ce qui les amuse. Elles répondent qu’elles rient des geais qui jouent avec les poils de caribou volant au vent. L’oiseau est le mésangeai du Canada. Il garnit son nid de matériaux comme le poil de caribou. Le nom du mésangeai signifie aussi la vulve. La quatrième phratrie ne comporte qu’un seul clan, celui du Castor. Mais elle entretient des liens avec d’autres phratries, notamment celles où figurent le clan de l’Oiseau et celui de l’Alligator. Castor et Alligator sont associés à l’eau. Mais la fréquence de l’association Oiseau/Alligator est plus grande que celle de l’Alligator et du Castor. La présence d’oiseaux dans un plan d’eau géré par un castor est plus la norme que l’exception. Pendant que le castor s’affaire sous l’eau, les oiseaux montent la garde et, à l’approche d’un chasseur, peuvent avertir les castors. Les cinq phratries suivantes relèvent de la deuxième moitié de l’organisation socio-parentale. La première phratrie comprend, comme clan, l’Alligator, l’Oiseau, le Tani (une sorte de gros dindon) et le Faucheux. La mythologie attribue à une femme du clan Tani la production du maïs, en se lavant les pieds. On disait qu’elle l’écosse de ses plaies. Le tani a les pattes garnies d’excroissances à la manière des pattes de dindons recouvertes d’écailles ou des pattes cornées d’alligators. Quant au Faucheux, il vit dans les champs de maïs et exsude des sécrétions désagréables analogues à la saleté apparente (les pied lavés et rincés) qui, dans le mythe, produit le maïs. L’étrange association entre alligators et dindons vient du fait que, comme les serpents, ils proviennent d’oeufs et en pondent. De plus les alligators ont des pierres dans leur estomac, les dindons de petits cailloux. Il y a des protubérances sur la tête des dindons qui rappellent les arêtes osseuses sur la tête des alligators. Le dindon porte sur sa poitrine le scalp de sa victime. Il pousse un glougloutement en la scalpant, tout comme les Creeks poussent un cri en scalpant leur ennemi. Les éperons du dindon étaient transformés en pointes de flèche, la peau de l’alligtator pouvait être utilisée  comme bouclier. Ce qui justifie la place de ces deux clans dans la deuxième moitié, celle qui, l’été, fait la guerre. La sixième phratrie (la deuxième dans la deuxième moitié) a, comme clan principal, le Raton laveur. Lui sont liés notamment le clan de l’Aigle, celui de la Noix, celui du Renard et celui de la Pomme de terre. Aux temps mythiques, un groupe vit, en sortant du brouillard obscur, un tas de pommes de terre sauvages près d’un raton laveur et d’un renard. Ils sont devenus un seul peuple. Les pommes de terre sauvages, celles dites en chapelet, sont consommées par le raton laveur en grande quantité ; l’ animal est appelé laveur,parce qu’il examine dans ses mains, en le manipulant, l’aliment qu’il va manger. Le renard est omnivore comme le raton laveur et mange sans doute des pommes de terre en chapelet. Les deux animaux, le renard et le raton laveur, mangent des noix de caryer, ce qui les associent au clan de la Noix. Enfin les Aigles et les Ratons laveur ont une excellente vision, ce qui apparente les deux clans. Les médecins creek se mettent, comme les ratons laveurs, des cercles autour des yeux, ce qui leur permet, disent-ils, de voir dans le noir. Je ne retiens, pour achever cette revue de phratries, qu’un fait intéressant qui associe le clan du Cerf à celui du Crapaud. A première vue, ces deux animaux n’ont rien de commun. Pourtant leur étymon – c’est-à-dire la motivation qui les associe – est un comportement commun. L’auteur a écouté des vocalises de cerf en croyant écouter des vocalises de crapaud ou de grenouille. Leurs vocalises étaient semblables. Daniel Clément conclut le chapitre, notamment par les remarques suivantes : « Les clans (sont) des entités qui non seulement organisent les rapports sociaux d’une communauté donnée,…, mais qui encore régularisent, au sein d’un système d’échanges complémentaires, les rapports des clans totémiques (à animal éponyme) entre eux…Le système clanique prend comme modèle ou comme miroir le milieu ambiant, mais prend en compte l’équilibre inhérent au même milieu. …Tous les clans ont des pouvoirs qui leur sont propres. Il n’y a pas un seul clan qui n’ait pas son pouvoir ».

Dans sa conclusion générale Daniel Clément tire quelques réflexions de l’utilisation d’une démarche (plus qu’une méthode ou une théorie) nommée par lui, fort modestement, analyse basique. Comme tout bon savant, il laisse entrevoir que cette démarche peut mener à de la théorie, des théorisations et, en tout cas, à des renouvellement de concepts. Mais, en ce qui concerne les rapports entre mythes et mythèmes, rites et rithèmes, techniques et techno-thèmes, organisations socio-parentales et parenthèmes, il lui paraît quelque peu abusif de travailler sur des sociétés, non seulement sans les connaître en reprenant seulement leurs mythes, mais de n’accorder aucune créance, aucun intérêt à ces mythes, sous prétexte qu’ils sont tissés d’invraisemblances. De la même manière, critique-t-il avec véhémence le fait de ne pas écouter l’interlocuteur ou l’interlocutrice, ou de rejeter une partie de ses dires, sous prétexte qu’ils ne sont pas croyables. Le mot véracité me paraît bien choisi, car il ne s’agit pas de vérité provisoire, ni même d’exactitude; Daniel Clément pense qu’en anthropologie et en sciences sociales, ce qu‘il appelle la présomption de véracité (les italiques sont de moi) est nécessaire. Elle l’est, en tout cas, dans l’analyse des idéologies, si négatives soient-elles comme le nazisme, car, à négliger la mise en rapport, par les individus et les groupes eux-mêmes, de phénomènes qui, en principe, n’en ont aucun, comme par exemple, le soi-disant degré de civilisation ou d’humanité et des marques physiques, mentales ou autres, c’est précisément la véracité du phénomène chez ceux qui le produisent qui est banalisée, voire déniée, alors que ses conséquences sont là. Daniel Clément ne dit pas : « Il n’ y a pas de fumée sans feu », mais simplement que n’importe quel phénomène créateur ou destructeur, déjà dans la vie sociale, mais encore plus lorsqu’on veut l’étudier, notamment en sciences sociales mérite mieux que d’en rester sur lui à l’opinion, à la croyance ou à l’élitisme.

En France, un élève de Balandier, Gérard Althabe, aujourd’hui décédé, me semble assez proche de l’analyse basique. Il a entraîné, chez de jeunes et moins jeunes anthropologues, hommes et femmes, des études de terrains tout autant à partir de mythologies locales que dans la mise en rapport des imaginaires avec le réel vécu des individus et des groupes. Je pense aux travaux de Laurent Bazin sur la Côte d’Ivoire et sur l’Ouzbékistan, à ceux de Julie Peghini sur l’île Maurice, ou à des chercheuses plus âgées comme Annie Benveniste sur Soveto et sur des migrations du Proche-Orient vers la France, à Monique Selim sur Canton, sur le Bangladesh et le Laos. Je m’en tiendrai en conclusion à deux remarques

:1/ A mon avis, aucun travail d’anthropologie ou de sociologie ne peut être fait, même dans la théorie, sans être précédé d’une analyse basique du phénomène étudié. C’est ce qui se passe dans le meilleur des cas, mais Daniel Clément y ajoute cette idée, qui déjà mène, au delà de la signification, vers le sens, que des correspondances, des mises en miroir au sens du reflet (plus que de l’imitation), des « échos » sont repérables entre des phénomènes sociaux. Il cite par exemple, dans la modernité le rapport entre l’industrie et la musique techno qu’il serait intéressant d’analyser dans toutes ses dimensions. En ce qui concerne les mythes, des analyses de mythes ou mythèmes ne peuvent être faites, en analyse de discours quelle que soit le type de ce genre d’analyse qui a été choisi, sans une analyse basique préalable sur les rapports aux mythes, à l’imaginaire et aux idéologies dans la ou les sociétés retenues. Sinon, même si les résultats d’analyses de discours faites sur des mythes ou des idéologies sans analyse basique préalable peut, provisoirement, vérifier quelques hypothèses et donner quelques connaissances, le risque d’erreurs, quelquefois non vérifiables, paraît beaucoup plus important que dans les cas où cette analyse basique a été faite.

2/ Le prolongement de l’analyse basique, en ce qui concerne les mythes, les rites, les techniques, les relations socio-parentales et, j’ajouterais, les idéologies, relève, lorsque, sur ce point, la ou les sociétés sont mieux connues, d’analyses de discours sur des textes vernaculaires ( autrement dit, si c’est possible, dans la langue où ils s’expriment et sur ce qu’en disent ou en ont dit ceux et celles qui vivent ou ont vécu dans cette ou ces sociétés, pour connaître l’imaginaire, l’idéologique, le symbolique et la ou les société(s) ou/et groupes. J’ai fait une ou deux allusions à ce problème dans mon propos, notamment sur l’éprouvé d’un lever de soleil. Mais il y a aussi les éprouvés de la souffrance, ceux de la joie ou du plaisir qui ne sont jamais abordés, comme si individus et groupes vivaient empiriquement sans passions et sans sentiments. S’il y a du différent dans l‘humain, il y a aussi du commun. Dans quelle mesure ce différent et ce commun se trouvent-ils approximativement maintenus avec le minimum d’excès, quel que soit le type de société, le régime politique ou l’époque, autrement dit sans l’hubris qui est l’excès lorsqu’il se déchaîne ? A propos de certains rituels, Daniel Clément a employé le mot « supplice ». A mon avis, en anthropologie et en sciences sociales, l’analyse des passions, qu’elles soient positives ou négatives, nous reste très largement à faire.

Louis Moreau de Bellaing

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Daniel Clément : L’Echo des autres, l’analyse basique en anthropologie, Québec, Presses de l’Université Laval, Paris, Hermann, 2017

2ème partie de la recension

On relève que la cérémonie de la circoncision est fondée sur les rapports de parenté et que les relations qui résultent des rôles jouées dans le rituel ajoutent une dimension nouvelle aux obligations parentales (par exemple celle de trouver une épouse pour un initié). Notons que, dans les cérémonies, les initiateurs sont des femmes, des hommes, des esprits ou des animaux. Dans une reprise du mythe donné en exergue, avec quelques variantes, il apparaît que, tandis que le lézard grandit, l’enfant-pigeon-colombe devient un jeune homme L’auteur pense que le référent au mythe est le développement des parties génitales du héros. Comme dans le mythe, lors de la cérémonie d’initiation, l’enfant est éloigné de sa famille. Dans le rite comme dans le mythe, l’enfant revient dans sa famille, lorsqu’il est circoncis. L’éloignement de la mère dans le mythe trouve sa contre partie dans le rite. Il devient chasseur dans le mythe comme il sera chasseur après le rite. En final, l’auteur fait état de rites d’anticipation, non du rituel de la circoncision lui-même, mais plutôt, de ce que le novice devenu homme et la novice devenue femme pourront faire dans la vie sociale, après avoir été initiés. Et c’est un peu à partir de ce final que Daniel Clément fait voir que l’étymon de l’opération de la circoncision est l’exposition du pénis du novice après la circoncision. Mais ce pénis boursouflé ressemble à celui du dingo, alors que les qualités requises du novice sont à l’inverse de celle du dingo. Ce dernier s’accouple avec n’importe quelle partenaire, alors que l’initié est tenu de respecter les règles de la parenté. Le dingo s’accouple en public, alors que l’initié s’écartera pour accomplir l’acte sexuel. Les jeunes filles novices sont soumises à des rapports sexuels répétés, pour les rendre femmes et épouses. L’introcision élargit leur sexe pour que, plus tard, l’accouchement devienne plus facile. Le sang pour faire pousser les cheveux et les poils pubiens concerne aussi les jeunes filles. « Il y a peut-être, dit l’auteur, des raison économiques à tout cela. Les enfants ne seront plus à charge,, mais deviendront indépendants, leur maturité économique étant confirmée dans le mariage qui devient une actualisation sociale ». Le parallélisme entre mythe, rite et vie sociale, est particulièrement visible dans cette analyse du rite de la circoncision ainsi que les « échos » entre eux.

Le chapitre 9 aborde le thème de la subincision. Elle consiste en une fente faite dans la verge sur sa partie inférieure, à partir du méat urinaire. Dans le mythe cité en exergue, un kangourou circoncit d’abord un émeu (un oiseau), puis le subincise. « Les pères tribaux rencontrèrent l’émeu sacré, constatèrent le changement de son anatomie …ils se mutilèrent d’une manière semblable et réalisèrent qu’ils étaient des hommes ». L’auteur écarte les théories thérapeutiques et psychanalytiques sur la subincision et en vient à rechercher l’étymon de cette pratique initiatique. Il écarte également l’idée que la subincision serait une pratique qui tendrait à rendre le sexe masculin semblable à celui féminin et analogiserait le sang écoulé au sang menstruel. Dans un premier temps, il retient que l’étymon de la subincision se retrouve dans la ressemblance, l’analogie de caractéristiques du pénis d’animaux divers dont le kangourou, le corbeau avec des caractéristiques du pénis d’un humain. « L‘étymon de la subincision est un caractère particulier de leur pénis » et il cite un certain nombre d’animaux : dingo, kangourou, ibis, serpent, poisson. Mais l’auteur note que les garçons d’une société (non australienne ?) se subincisent eux-mêmes entre sept et dix ans, avant d’être circoncis. Or dit-il, pour découvrir l’étymon de ce rythème, il faut trouver un élément observé qui réponde à la plupart des caractéristiques des pénis animaliers observés dans la société : méat urinaire prononcé, augmentation du jet mictionnel, replis cutanés péniens, etc.. Or cet élément existe dans la société : c’est un rhinocéros. Reste une question posées par l’auteur à propos des aborigènes australiens : est-ce que, parmi tous les animaux retenus, il n’y en aurait pas un qui aurait été à l’origine de la subincision ? Cet animal existe, c’est le chat marsupial qui se caractérise non seulement par son pénis fendu, mais aussi par le fait qu’il est un bon prédateur. Or, dans une société de chasseurs, un tel prédateur est un bon candidat pour être imité. Il se pourrait que le chat marsupial ait joué un rôle important en ce qui concerne la subincison partout en Australie. On retrouve donc ici les pré-requis de l’analyse basique : une correspondance, dans les mythes et dans le réel, entre des caractéristiques d’animaux et des caractéristiques qui permettent d’ouvrir sur les sociétés, en l’occurrence sociétés d’initiations où il s’agit de passer de l’enfance à l’âge adulte et où la subincision précède ou suit, dans les rites, la circoncision, mais aussi sociétés de chasseurs qui trouvent dans un prédateur originaire un modèle à imiter pour être de bons chasseurs.

Un beau mythe, mis en exergue du chapitre 10, accompagne le rite de la Danse du Soleil. Il s’agit d’un mythe concernant un certain nombre de sociétés amérindiennes parmi lesquelles l’auteur choisit les Sioux. Le mythe évoque un enfant malade et maigrissant. Pour le guérir, les parents font un voeu : ériger une loge de la Danse du Soleil pour ressusciter le garçon malade. Le propriétaire de la Pipe sacrée partit et annonça son intention à tous les oiseaux et les bêtes. Avec le temps, le garçon malade guérit. La loge fut érigée par l’homme et la femme avec l’aide des oiseaux et des bêtes. Une fois terminée, elle procura beaucoup de satisfaction à tous. Le propriétaire de la Pipe sacrée et son épouse étaient les donateurs, les obligés pour le bénéfice du garçon. La Danse du Soleil est, dit l’auteur, un complexe cérémoniel comportant de nombreux rites. Il note également que la cérémonie était étroitement associée, dans la société, aux exploits guerriers et à la chasse au bison. L’analyse basique va tenter de mettre à jour les étymons des différents rythèmes qui composent le rituel. Le voeu est déterminant dans la Danse du Soleil et de lui découle toute la richesse et la signification de la cérémonie. Par exemple, les danseurs, dans la cérémonie, en acceptant volontairement de souffrir d’un manque d’eau, font en sorte que, dans le futur, ce manque n’ait pas lieu, étant donné qu’il a déjà été vécu. Le temps de la cérémonie, une fois l’an, se déroule en général au solstice d’été. Elle est liée, par le voeu, à la croissance des végétaux, mais aussi et surtout, à la présence du gibier et, tout particulièrement, du bison. On pourrait dire, selon l’auteur, que la Danse du Soleil est la Danse du Bison. La présence du bison semble déterminer le site où la cérémonie se déroule. Les bisons ont l’habitude de former un cercle lorsqu’ils se sentent menacés. Or les grands rassemblements pour la Danse du soleil constituaient un campement en cercle. La pipe sacrée est, pendant la cérémonie, déposée près d’un crâne de bison. L’étymon de ce rythème serait le nuage de poussière que soulèvent les bisons quand ils se déplacent en hardes. Mais c’est l’enclos à bison qui a inspiré toute la structure où se tient la cérémonie. L’auteur insiste aussi sur l’importance du mât qui peut être un poteau ou un arbre, avec, à son extrémité, un bouquet de feuilles. On retrouve, à propos du mât, dans la cérémonie de la Danse du Soleil où l’enclos à bison devient l’enceinte cérémonielle, un mythe précédemment cité, celui du porc-épic où l’étymon est la descente de l‘araignée. L’aigle est le deuxième animal, après le bison, dont la participation à la cérémonie, notamment par ses plumes, est requise. Le sifflet des danseurs est fait, le plus souvent, d’un os d’aigle. L’oie est aussi un animal important de la fin de la cérémonie où les participants boivent de l’eau pure en imitant les sons émis par les oies. L’étymon de la Danse du soleil est, selon l’auteur, l’enclos de chasse où a lieu le festin de langues de bison. Rythèmes et étymons de la Danse du Soleil font apparaître une nouvelle vie (le renouveau printanier) après une série d’événements négatifs (guerre, foudre, etc), cette nouvelle vie permettant une série d’événements positifs (santé, nourriture, succès à la guerre). D’autres éléments que le bison seraient à approfondir, l’aigle, l’arbre et l’autel. Ce qui me semble faire tout l’intérêt de ce rite, c’est qu’il est fondé sur le désir (voeu dans le mythe) : désir de la nouvelle vie, où il peut y avoir moins de malheurs et un peu plus de bonheurs. Mythe, rythme, étymons s’associent, selon moi, un peu dans cette perspective.

La troisième partie de l’ouvrage est intitulée « Penser les techniques ». Au chapitre 11, l’auteur s‘interroge sur le rapport entre matières premières et savoir-faire. Il note qu’il est peu fréquent, en anthropologie, d’étudier à la fois les mythes et les techniques. Ce qu’il va présenter dans ce chapitre, c’est deux techniques, l’une la manière dont est produite et utilisée la teinture de pourpre, l’autre celle dont la bière peut être mise en fermentation. Il rappelle les principes de l’analyse basique. Ce qui est recherché ici, ce sont les étymons de techno-thèmes. En ce sens les citations en exergues constituent des mythes avec leurs techno-thèmes : l’une raconte comment un homme découvrit la teinture de pourpre en voyant un chien berger manger un coquillage (le murex) et le berger essuyer ensuite la gueule du chien avec une peau de mouton. L’autre évoque un brasseur de bière, qui ne parvient pas à faire fermenter de l’hydromel pour en faire de la bière. Il voit, dans sa cour, deux cochons qui se battent furieusement. La bave coule de leur gueule. Le brasseur la recueille, l’apporte dans son bassin et la bière se met à fermenter. « Ce qui guide notre recherche, dit Daniel Clément, c’est de tenter de répondre aux questions soulevées dans les mythes ou ailleurs concernant l’origine des choses ». Il prend le mythe à la lettre. Pourquoi est-ce le tapir et pas un autre animal qui donne aux hommes le poison de pêche ? Pourquoi, en Australie le boomerang est-il associé au serpent et pas à un autre animal ? Pourquoi, en Europe, le sanglier introduit le processus de fermentation de la bière ? Daniel Clément cherche dans le mythe et ses correspondances avec le réel l’origine des choses. Il n’admet pas, comme d’autres – j’évite ici le débat théorique trop long et trop complexe – que les mythes puissent se penser entre eux, à travers, par exemple, des mythèmes. rapportés les un aux autres. Ou, éventuellement, à travers des rythèmes ou des techno-thèmes. Le mythe, et ses mythèmes, le rite et ses rythèmes, les techniques et leurs techno-thèmes le guident vers leurs étymons, c’est-à-dire vers les éléments originaires, pris dans le réel par des individus et des groupes et mis dans le mythème, le rythème, ou le techno-thème. Par exemple, à propos du feu et de la technique pour le reproduire, certains mythes attribuent à un léporidé (un lièvre) d’avoir dérobé le feu, d’où son introduction chez les humains. C’est un trait physique de l’animal qui sous-tend le techno-thème. En l’occurrence ce sont les pieds noirs du léporidé qui attestent qu’il s’est brûlé en dérobant le feu et expliquent sa présence dans le techno-thème. Comme, dans un autre mythe, où c’est un oiseau qui aurait accompli ce vol du feu, le trait physique étant sa huppe rouge parce que c’est sur sa tête qu’il a transporté le feu dérobé. De la même manière, un arbre – par exemple le bambou – se frotte contre un autre arbre. Ce frottement est censé pouvoir provoquer des incendies de forêt. Le frottement est repris du mythe dans le réel ou mis, à partir du réel dans le mythe, dans son techno-thème, pour expliquer la production du feu. L’auteur développe ensuite le techno-thème de la teinture de pourpre associée à la morsure d’un chien dans le coquillage qui peut la produire. Il écarte les erreurs qui entoure ce techno-thème, semble-il assez répandu y compris en Occident. En fait, dit-il, le mollusque en question ne secrète la pourpre que lorsqu’il est mort. C’est parce que le chien écrase sous ses dents le mollusque que l’homme peut voir sa gueule teintée du rouge-rosé de la pourpre. Un préhistorien rappelle que des « marchands » en Angleterre échangeaient, au néolithique, par des intermédiaires, avec des pêcheurs du Golfe persique, des produits précieux contre de la pourpre. On peut se demander si le chien mordant le mollusque, le tuant et lui faisant produire ainsi la pourpre n’est pas l’étymon de techno-thème.

La deuxième technique présentée est celle de la fermentation de la bière. Dans le techno-thème du mythe, elle est due, on l’a vu, à la bave de porc recueillie par le brasseur et mis dans l’hydromel. Mais un autre mythe finlandais raconte l’histoire d’une jeune fille qui veut faire fermenter la bière en utilisant la bave de l’ours, ce qui ne donne aucun résultat. Elle y parvient néanmoins en se servant du miel des abeilles. Apparemment les deux mythes et leurs techno-thèmes sont différents. En fait l’auteur montre que ce que produit la bave de l’ours lorsqu’on la met dans la bière c’est la mousse. Mais, dans la plupart des mythes et des techno-thèmes se rapportant à cette technique, ce sont des porcidés et notamment, le sanglier (cochon sauvage) qui, en salivant et en mastiquant, déposent de la bave (de la salive) sur les troncs des arbres.. Le chien qui mord le mollusque et lui fait produire la teinture de pourpre, et la salive que les porcidés rejettent sur le tronc des arbres, où elle peut être recueillie comme ferment de la bière, semblent être les étymons de ces deux techno-thèmes.

Le chapitre 12 « La vannerie à la mode cassique » oblige à dire d’ abord que le cassique est un oiseau et que le carbet est une case ou une hutte. Dans le mythe en exergue du chapitre, au temps où les mariages entre humains et animaux se faisaient dans l’imaginaire, un homme se marie avec une femme-oiseau. Le beau-père demande à son gendre de construire un carbet (case) avec de jolis dessins. Mais l’homme ne connaissait pas l’art de la vannerie. C’est son petit beau-frère (le frère de son épouse) qui lui apprend à tresser. « Il faut tresser comme cela et, cela, car mon père sait très bien tresser, il faut qu’il soit fier de toi pour que tu restes ». Le beau-père inspecte le travail fini, est fier de son gendre : « Tu sais tresser aussi bien que nous » . L’auteur nous dit, dès le début, que « certains mythes de la Guyane tissent des liens étranges entre l’art de la vannerie, la culture du manioc, la presse ou couleuvre à manioc et quelques espèces d’oiseaux » (dont le cassique). L’ensemble de ces associations peut révéler une influence possible de la nature sur l’élaboration de techniques de vannerie .et le développement de la presse-couleuvre à manioc. Le mythe d’Arachné, venu de la mythologie grecque, est évoqué en préambule : Arachné, d’humble origine, tisse la laine que son père teinte de pourpre. Les nymphes l’admirent. Mais ayant dépeint les ébats amoureux des dieux, elle est transformée en araignée qui continue de tisser. Des amérindiens disent que c’est l’araignée qui leur a appris à tisser au métier, par exemple leurs filets de pêche. D’autres animaux interviennent, le paresseux (un singe ?), les grenouilles les insectes, le colibri et un autre oiseau le quasale que les femmes prennent comme motif à tisser, ce qui en fait, par identification, un oiseau séducteur. Il y a un lien mnémonique entre le bec de l’oiseau et les baguettes de tissage. La fin du mythe en exergue est alors donnée par l’auteur. Une nuit, la pluie se met tomber, le vent est violent. Les carbets des habitants du village se cassent. Une femme ne retrouve pas on fils tombé dans l’eau. Tous se mettent à crier, ils se métamorphosent en oiseaux et s’envolent,. Seul l’ homme du mythe, qui a appris le tissage demeure et apprend aux habitants de son village à tisser. L’auteur note que l’oiseau qui lui a appris à tisser est le cassique huppé distinct du cassique à cul-jaune. Un troisième oiseau lui enseigne les motifs qui ornent leur vannerie. Le héros enseignant oublie l’un des motifs enseignés. Le troisième oiseau vient le chercher. Il tire sur lui avec son arc, mais la corde casse. L’oiseau s’envole en emportant l’âme du jeune qui tombe malade et meurt. Mais désormais les villageois connaissent les motifs et les différentes formes de la vannerie. Pourtant ils ne la pratiquent pas comme technique, le héros n’ayant pas eu le temps de leur apprendre. Mais surtout, dans une variante du mythe, le troisième oiseau ne fait pas de nid. Il ne sait pas tresser. Dans le récit du mythe, certains éléments relèvent de l’organisation sociale et des rapports de parenté. Le beau-père ne s’adresse pas directement à son gendre. Le mariage à l’intérieur du clan est considéré comme incestueux, mais non l’endogamie. Le gendre est subordonné au beau-père, c’est pourquoi, dans le mythe, le beau-père du héros s’adresse à sa propre fille, pour transmettre ses ordres à son gendre. La résidence, dans la société, est uxorilocale, le mari réside dans la famille de l’épouse, mais peut aussi résider avec sa femme quelque temps dans sa propre famille. Cela pouvait servir de période de probation pour le nouveau couple. En ce qui concerne la vannerie, dans cette société-là elle est réservée aux hommes. D’où, dans le mythe, l’apprentissage du héros par le petit beau-frère. Tout se passe entre des hommes, dans la transmission du savoir-faire. L’auteur note les points de jonction, les noeuds entre les éléments humains et les éléments animaux. Les plus notables ont tous trait à l’habitation, le carbet ou case. Celui-ci était rond. Or le nid des cassiques cul-jaune est rond. De plus, secoués par les intempéries, les carbets se brisent, tout comme les nids des cassiques tombent des arbres. Autre référence mythique : les habitants des villages dressent leurs carbets en groupes, chez les cassiques à cul-jaune plusieurs nids s’agglomèrent dans un arbre. Les cassiques parlent. Mais, depuis le mythe, ils ne peuvent plus parler avec les hommes. Ils imitent comme des perroquets les cris des animaux, par exemple de la loutre. L’auteur ajoute que la forme de leur nid rappelle aussi la presse-couleuvre à manioc. L’association entre les cassiques et le manioc tient aussi à un mythe de l’arbre d’abondance d’où viennent tontes les plantes cultivées. Or les déjections de l’oiseau puant, le cassique – dont le liquide nauséabond d’une glande lui permet de faire sa toilette – produisent des racines aériennes dans l’arbre d’abondance. Les plantes peuvent effectivement prendre leur origine dans les déjections d’oiseaux, notamment de cassiques. L’une de ces plantes fait partie des matériaux traditionnels utilisés pour confectionner des paniers et des meubles. C’est dire qu’il existe une association réelle entre les cassiques, le manioc et les plantes qui servent à tresser. Mais poursuivons par un mythe. Un homme transformé en cassique voit un fruit pourri plein de vers et se dit « Cela ferait une charmante épouse ». Dans l’après-midi, une jeune femme vient vers lui et il l’épouse. Il défriche une parcelle de forêt. Or le cassique pratique le gaping. Avec son bec fermé qu’il introduit dans le sol et avec ses mandibules, il creuse en un trou et ouvre son bec pour extraire de ce trou des insectes. Ici, dit, l’auteur une technique d’alimentation rappelle une technique de copulation. Le cassique peut aussi ouvrir de cette manière un fruit. L’auteur dit ensuite que les hommes tressaient les paniers pour la préparation, le transport et l’entreposage du manioc. L’art de la vannerie est enseigné aux jeunes hommes. Au moment de l’initiation, les vanneries dont ils font étalage serviront à un supplice qui consiste à souffrir des piqûres de guêpes ou de fourmis insérés dans les vanneries. Or les cassiques cul-jaune vivent en symbiose avec les guêpes. L’auteur se pose la question, rarement posée en sciences et notamment en anthropologie, de la transmission des savoir-faire : certes elle se fait entre humains, mais, dit-il, « il apparait plus que probable que les autochtones ont pu s’interroger sur leur milieu environnant et mettre à contribution leurs observations dans l’élaboration de leurs techniques ». J’ai vu, une fois, un nid qui était tombé d’un arbre sans être endommagé. Le tressage des brindilles et des duvets ressemblait, selon moi, à un travail d’être humain. tant il était précis. On peut donc se demander pourquoi des humains, sans tellement les imiter – le mot me parait peu convenir – ne s’inspireraient pas, lorsqu’ils les connaissent, de « techniques » animalières pour élaborer leurs propre techniques. Un tableau dressé par l’auteur montre en fait une certaine similitude des manières de faire dans le tressage : longueur du brin, modes d’attache, ouverture et emploi des matériaux. Un mythe rappelle qu’une femelle cassique mariée à Yarwar, une sarigue, lui demande, sur les ordres de son père (le beau-père), de refaire la maison, comme tous les ans. Mais il la tresse n’importe comment. Elle est emportée par le vent et Yarwar meurt. Dans un un autre mythe, une grand-mère envoie son petit fils chercher la presse couleuvre à manioc. Il rencontre différents animaux, dont des guêpes, revient à chaque fois bredouille, en disant qu‘il ne l’a pas trouvée. Mais la grand-mère lui dit à chaque animal nommé : « C’est bien cela ». Finalement, elle va elle-même la chercher. Or, comme on l’
a vu, les guêpes sont liées à l’apprentissage de la vannerie. D’une part, conclut l’auteur, il y a association entre des faits animaliers et des phénomènes humains, d’autre part l’art de la vannerie et le développement de la presse-couleuvre à manioc ont pu être basés sur l’observation des nids du cassique à cul-jaune ou huppé. Il y a association entre des faits éthologiques – tressage à la mode cassique – et des phénomènes culturels.

Le chapitre 13, « Les nivrées du tapir » met en scène une sorte de porc au museau allongé (le tapir) et les poisons (nivrées, enivrement) utilisés pour attraper les poissons. Le mythe en exergue du chapitre raconte qu’un tapir s’empare d’une mère et de sa fille en les mettant dans son anus et les emmène chez lui, où il les ressort par le même orifice. Il vit avec elles. Allant à la pêche en leur compagnie, il défèque dans l’eau, en disant qu‘il est en train de faire du poison et leur ordonne de ramasser les poissons morts. Autre mythe : le chef des singes macaques coupe une liane à poison sans savoir ce que c’était et la jette dans un trou d’arbre creux. Le serpent anaconda qui y était meurt empoisonné. Un homme qui passait voit le serpent tombé de l’arbre, comprend ce qui s’est passé, prend la liane, la met dans une crique et attrape de poissons qui meurent empoisonnés. Le troisième mythe raconte qu’une femme est tuée par un serpent anaconda domestiqué. Pour la venger, une vieille femme se lave les mains dans un bol d’argile et jette l’eau dans la rivière Le serpent anaconda sort de l’eau et est tué. Mais tous les poissons de la rivière meurent sauf deux sauvés par un martin-pêcheur (un oiseau). La vieille femme, affaiblie, va dans la forêt. Son corps se détache d’elle. Ses membres deviennent des plantes à poisons de pêche de forte, moyenne ou faible puissance. L’auteur note l’association anaconda/oiseau. Le serpent, vivant dans l’eau, peut monter aux arbres. Les oiseaux font partie de son alimentation. Le mythe repose sur un savoir concomitant. Les poisons, et notamment celui d’une liane, ont des effets sur les poissons, mais aussi sur les animaux à sang froid comme les serpents. L’auteur n’écarte pas l’hypothèse d’une découverte fortuite des propriété  toxiques du poison de pêche contenu dans la liane. Elle serait fondée sur l’observation d’un serpent indisposé par la sève de la liane. Un quatrième mythe raconte qu’un homme va dans un abatis brûlé pour y travailler. Il en sort noir de charbon de bois, de sueur et de crasse. Il va se laver dans une crique. Il s’aperçoit qu’en aval de lui tous les poissons meurent. Il les ramasse, les rapporte au village. il finit par dire aux habitants comment il les a attrapés. Les habitants se mettent en colère quand ils savent que c’est avec sa crasse qu’il les attrape. Il leur propose de le tuer dans son abatis et leur promet qu’il y poussera une plante. Ce qu’ils firent. L’auteur recueille les éléments du mythe : fruits noirs et cendres, cendres et charbon, plante sale non consommable, homme en sueur, poison de pêche, endroit où les hommes peuvent se laver, poissons morts, crasse, homme brûlé dans l’abatis, de nouveau cendres, préparation d’une nourriture. Un cinquième mythe raconte qu’après avoir tué tous les animaux, une grenouille ordonne à une femme de les faire griller. Lorsqu’elle termine son travail, la femme est noire de suie. La grenouille lui ordonne d’aller se laver dans le ruisseau, mais de regarder en amont sans se retourner. La femme va au ruisseau. La saleté agit sur les poissons qui remontent et meurent. En les entendant, la femme se retourne. Les poissons ressuscitent et s’en vont. La grenouille arrive pour ramasser les poissons, mais il n’y en a pas. La femme admet qu’elle s’est retournée. La grenouille conclut que les hommes iront chercher les plantes à poison de pêche en forêt au lieu d’empoisonner les poissons par la crasse des femmes au bain. Les mythes sont justifiés et leur analyse approfondie par leurs étymons : la préparation d’une nourriture à partir de cendres, la couleur que prend l’eau lorsqu’on y ajoute le poison de pêche, ceux qui dispensent le poison sont comme des personnes qui s’en vont au bain. « La saleté est au au bain ce que le poison qui colore l’eau noire est à ceux qui entrent dan l’eau pour l’y mettre », dit l’auteur. Dans un sixième mythe, un homme emmène son fils à la pêche. Lorsque l’enfant se baigne, les poissons meurent. Transporté par son père dans la forêt, l’enfant mourant regarde son sang couler par terre. Il dit à son père de surveiller les plantes qui pousseront, car de son sang jaillira des racines qui le vengeront. Or, effectivement, les racines d’un arbuste de la forêt servent à préparer le poison de pêche. L’auteur rapporte qu’une ancienne coutume consiste à laver une jeune fille pubère qui a ses premières règles avec la plante à poison de pêche. L’idée de saleté/souillure liée au sang des règles est censée augmenter considérablement l’effet du poison. Dans un septième mythe, la liane portant le poison est liée à une odeur, celle que sent le père d’un enfant dévoré par un monstre marin et dont les restes sont jetés dans la forêt. A l’endroit où sont les restes, le père trouve la liane à poison de pêche. Il constate que son fils est dans la liane, le reconnaissant à son odeur. Tous les autres mythes liés au techno-thème comportent un tapir. Une femelle-tapir qui a épousé le garçon qu’elle a élevé, étant enceinte, se fait volontairement tuer par lui, pour qu’il extraie l’enfant de son ventre. Ce qu’il fait. A chaque fois qu’il lave l’enfant dans la rivière, les poissons meurent. Et quand l’enfant meure, il se transforme en liane à poison de pêche. D’ autres mythes associent la saleté ou la crasse, le bain, le poison de pêche et le tapir, ses maîtresses ou sa progéniture. Aux trois question que l’auteur pose en final : la croyance à ces mythes est-elle isolée ou répandue ? les excréments du tapir peuvent-ils empoisonner les poissons ? le tapir consomme-t-il des poissons?, on peut répondre, en résumant son propos, d’abord que la croyance à ces mythes ou à des variantes est répandue dans plusieurs sociétés. Puis, en répondant à la troisième question, on peut répondre à la seconde. Le tapir consomme des plantes et du poisson. Il consomme notamment la ou les plantes à poison de pêche. Les excréments du tapir empoisonnent donc effectivement les poissons. Mythes, techno-thèmes et étymons se joignent pour démontrer que les consommateurs de poissons ont observé les effets des défécations du tapir sur les poissons, qu’ils ont repéré également les plantes empoisonneuses de poissons et ont cherchés une explication par les mythes avec ou sans tapir.

Le mythe en exergue du chapitre 14, « La fosse à aigle » est une description de cette fosse. Elle est creusée par un ours. Le trou de la fosse est profond. Des bâtons sont placés en longueur, recouverts de broussaille et d’herbes sèches. Les quatre côtés de la fosse sont orientés selon les quatre points cardinaux. L’appât – un animal – est placé du côté Ouest. Le chasseur est étendu dans la fosse pour pouvoir saisir l’aigle lorsqu’il vient chercher l’appât, arrivant de l’Ouest. La chasse à l’aigle se fait à l’automne. L’auteur cherche l’origine du techno-thème. L’inventeur de la fosse à aigle est, selon les mythes, un animal. Les espèces sont l’aigle lui-même, le serpent, l’ours et, apparemment le carcajou selon certains, ce qui constituerait une méprise d’après l’auteur. Le mythe suivant montre la technique à suivre. Selon les conceptions amérindiennes, c’est l’animal qui se donne au chasseur. L’aigle montre à l’homme comment capturer les aigles pour leur prendre leurs plumes. Dans un endroit escarpé, le chasseur construit une fosse pour se cacher. Au bout d’un certain temps, des pies découvrent l’appât. Un aigle aperçoit les pies qui s’envolent. L’aigle vole en cercle vers l’appât. Lorsqu’il se pose, l’homme le saisit par les pieds et le tire dans la fosse. Mais, dans son autre main, il prend l’armoise (une plante proche de la sauge), la porte à l’aigle qui la prend dans son bec, ce qui évite à l‘homme de se faire mordre et déchirer. Il prend l’aigle par le cou pour le tuer, en prenant soin de lui tenir les pieds pour éviter d’être lacéré par ses griffes. Un autre mythe fait intervenir Araignée qui nourrit les enfants de la pie, en lui indiquant un endroit pour attraper l‘aigle.. Intervient aussi le corbeau. Un chasseur doit nourrir un corbeau de la chair de son épouse, ce qu’il évite en lui substituant un ennemi. Le corbeau aime la chair humaine. Mais, dans le mythe suivant, ce sont les aigles qui punissent un homme qui leur a livré en pâture son propre neveu. Les aigles gardent l’enfant. L’oncle est tué et ses restes répandus dans la forêt. Dans un épisode, variante d’un mythe, Araignée invite un loup à manger et à fumer. Il invite aussi à manger la pie, la corneille, le corbeau, l’aigle et d’autres oiseaux. Ce ne sont pas eux les inventeurs, ni les instructeurs de la technique de la chasse à l’aigle, sauf l’aigle lui-même.. Le deuxième animal inventeur et instructeur c’est le serpent. Celui-ci se déclare chasseur d’aigle. Des serpents invitent un jeune homme à entrer dans une loge organisée comme une fosse à aigle. Mais l’auteur dit qu’il faut distinguer la fosse à aigle de la loge où se tiennent le chasseurs. Dans la loge, il y a deux rondins (comme les bâtons de la fosse), mais qui servent d’oreillers aux hommes quand ils dorment. Les rituels de chasse sont exécutés dans la loge, en principe interdite aux femmes. Les deux rondins représentent des serpents. Les aigles mangent des serpents, tandis que les serpents préfèrent manger du duvet d’aigle. L’étymon du mythème ce sont des reliefs de plumes de jeunes aigles ( les serpents mangent aussi les oeufs des aigles) qui sont non digérés à l’intérieur des reptiles. Les serpents et les ours sont amis. Les uns et les autres hibernent l’hiver. Les serpents mangent de jeunes oiseaux, notamment des aiglons, les ours noirs chassent les aigles pour s’en nourrir. Les ours sont les troisièmes instructeurs-inventeurs en ce qui concerne la technique de la chasse à l’aigle. Deux espèce d’ours sont repérables : l’ours grizzly ou ours brun et l’ours noir. Or les ours noirs ne sont pas carcajous, donc les carcajous ne sont pas des animaux inventeurs-instructeurs de la technique de la chasse à l’aigle. Les ours noirs et les ours bruns se partagent les deux côtés d’un fleuve. La société est elle-même divisée en deux moitiés. Dans le rituel de chasse, un pied d’animal est la représentation métonymique de celui qui agit comme chef de la loge. Ce pied d’animal est celui d’un ours. Il possède des coussinets plantaires particulièrement graisseux. Or cet espèce d’ours perd ses coussinets plantaires pendant l‘hiver, alors que le carcajou ne les perd pas. Reste à analyser l‘intervention des femmes, quand elles interviennent dans le rituel de chasse. Elles peuvent y venir, lorsqu’elles ont leur règles, mais à condition qu’auparavant, le leader de la chasse ait placé des braises au quatre coins de la loge. Il dispose sur les braises quatre boules d’armoises (sorte de sauge). La femme jette sa robe par dessus sa tête et inhale la fumée aux quatre coins. Après cette cérémonie, les hommes sont confiants d’attraper beaucoup d’aigles. Dans l’association aigle/ours, l’aigle n’est pas celui qui surveille les agissements de l‘ours, le pouvoir de l’ours est supérieur à celui de ce dernier. Ce pouvoir peut attirer un aigle dans une fosse où il y a un ours. Ces images sont les étymons des rapports de pouvoir entre l’ours et l’aigle. Je termine par une longue citation de l’auteur qui fait bien comprendre l’entremêlement des techno-thèmes et de leurs étymons avec la réalité de la technique de la chasse à l’aigle. Car cette technique est l’une de celle qui me parait emblématique de l’implication du mythe, des techno-thèmes et de leurs étymons avec le réel de la technique : « Les chasseurs d’aigles ont probablement développé une technique de chasse à partir de structures érigées à cet effet. Des observations sur la présence d’aigles « attirés » par les ours, l’abri creusé des ours, l’hibernation, la capture des oursons par les aigles, la présence d’ours noirs et d’ours bruns, une identification des humains et des ours généralisée ont favorisé une mise en relation entre le rapport des Amérindiens aux aigles, celui des ours à ces oiseaux, et celui des Amérindiens aux ours. Ces liens établis, les autochtones ont pu reproduire (et non, à mon avis, imiter) la posture de l‘ours dans la fosse pour attraper les aigles, d’où l’apparition de la technique ». Pour moi, c’est le social investissant des éléments naturels qui produit des techniques culturelles et sociales. « Le social explique le social » disait Durkheim.

Louis Moreau de Bellaing

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Daniel Clément : L’Echo des autres, l’analyse basique en anthropologie, Québec, Presses de l’Université Laval, Paris, Hermann, 2017

1ère partie de la recension

« Chaque chapitre est une introduction aux peuples ou aux peuples d’où proviennent les récits ». Daniel Clément avertissait son lecteur dès la préface de son livre précédant L’ Hôte maladroit. Autrement dit, il récuse l’emprunt à la structure de la langue (phonème, monème, sémantème), découverte par Saussure, qui serait propre au cerveau humain, comme ayant quelque aptitude à fournir une quelconque possibilité d’explication des mythes amérindiens. Pour lui, le concept de mythème désigne une unité constitutive dans un mythe, formée d’un sujet et d’un prédicat ou d‘un attribut, mais pouvant s’avérer plus élaborée que ne le laisse croire la combinaison de ses éléments. Porteur de sens, le mythème est l’équivalent d’un thème mythique. Un autre concept auxiliaire est celui d’étymon emprunté à la science étymologique. Dans le contexte mythique, un étymon d’un mythème correspond au fondement de l’unité constitutive, à l’élément qui le motive, que celui-ci soit d’ordre naturel ou social. L’analyse qui est une analyse de base, une analyse basique, cherche à découvrir ce qui, au delà des apparences, motive les récits. Chaque épisode ou chaque variante peut revêtir une signification. Il s’agit de pénétrer plus avant dans la compréhension de la culture ou des cultures à l’étude. La préface de L’Echo des autres, ouvrage que je vais tenter d’analyser, commence par deux strophes du poème de Baudelaire intitulé Correspondances, dont la deuxième strophe s’achève par ce vers célèbre ; « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Ce que l’auteur appelle énigme, non seulement dans la nature, mais dans la société est tout ce qui est étranger à soi, tout ce qui n’est pas conforme à ce qui est perçu, vécu comme étant la norme. La Danse du Soleil des Amérindiens des Plaines américaines était énigmatique aux yeux des Européens. Mais quatorze Iowa, venus à Paris, en 1845, considéraient comme énigmatique la pratique de promener des chiens en laisse. au point de dénombrer et de classifier ceux et surtout celles qui exerçaient cette pratique. Les anthropologues se sont peu intéressés à mettre en lumière les motivations qui se profilent derrière la pratique des rites, des techniques. Ce que l’auteur veut développer c’est une véritable anthropologie du sens. La mise à jour de la source d’un terme ou trait culturel, même si ce terme ou trait culturel change de valeur, permet d’en expliquer la présence. Un étymon correspond à la source de l’image mythique ou de l‘élément cérémoniel et peut ainsi en rendre compte. Il peut y avoir plus d’un étymon par mythème. D’autres concepts constituent des modes opératoires révélés par l’analyse de mythes : isotopique, analogique, méta-morphologique, métonymique, isotopique référent à l’égalité, l’équivalence, analogique au semblable, méta-morphologique à des formes implicites, métonymique dans le sens de prendre une partie pour le tout. Enfin, lorsque les autochtones affirment que leurs mythes sont vrais, ou que leurs rites ou leurs techniques proviennent des animaux, c’est que ces affirmations doivent contenir une part de vérité. C’est la responsabilité de l’anthropologue de le vérifier. Il s’agit, dans cet ouvrage, de démontrer comment l’analyse basique peut être appliquée à des domaines comme la mythologie, les rites, les techniques et l’organisation socio-parentale, pour dégager les fondements de pratiques humaines du point de vue de leurs significations pour les membres des cultures étudiées. Il comprend quatre parties : Mythes, mythèmes et étymons ; Les rites en miroir ; Penser les techniques ; Organisation socio-parentale. Dans la première partie, chaque chapitre correspond à un mythe, dans la deuxième partie chacun d’eux correspond à un rite. Dans la troisième partie, chaque chapitre renvoie à une technique et, dans la quatrième partie, à une organisation socio-parentale.

Mon intention est de montrer, en restant proche du livre, comment l’auteur s’y prend pour rendre efficace l’analyse basique, également la manière dont, peu à peu, dans chaque cas, il obtient des résultats significatifs en mettant en jeu la démarche qu’il propose. Il me semble que l’analyse basique est, en France, une nouveauté qui vient combler un grand vide, celui que les analyseurs de mythes ont laissé entre les mythes eux-mêmes (qui n’auraient aucun sens , mais, se penseraient entre eux), entre mythes, rites, techniques et relations parentales, dans les sociétés où les mythes ont été produits. Si proches me semblent être certains travaux de jeunes et moins jeunes anthropologues, de la tentative de Daniel Clément, à mon avis réussie,, ils demeurent plus éloignés que lui de cette anthropologie du sens qui ouvre tant de possibilités de recherches.

Le premier chapitre, Le poisson avaleur, raconte l’histoire d’un jeune garçon à qui sa soeur interdit d’aller se baigner dans la rivière car il risque d’être avalé par un poisson géant. Le jeune homme part à la chasse à l’arc, perd une flèche qui tombe dans la rivière. Il entre dans l’eau pour la retrouver et il est attrapé par le poisson géant, poisson avaleur. Sa soeur en le pêchant à la ligne, parvient à attraper le poisson, l’ouvre et libère son frère. Ce mythe est, selon l’auteur, un enseignement zoologique. Le poisson géant existe bien sous différentes formes, on le voit dans les dessins de Christiane Clément qui illustrent le livre. Dans la réalité, il avale de petits rongeurs. L’étymon est bien ce poisson avaleur, Le mythème (thème du mythe) est, en l’occurrence, l’avalement par le poisson, mythème dont l’étymon est le poisson lui-même et, peut-être, le petit être poilu (rongeur) que l’on trouve dans son ventre. Le tmythe emprunte à la zoologie un fait réel, un poisson de grande taille, carnivore et capable d’avaler des rongeurs. Ce sont notamment les soeurs aînées – des femmes – qui sont les éducatrices des enfants et des jeunes et ceux-ci leur doivent obéissance. Elles sont chargées de l’éducation des enfants en l’absence des hommes partis toute la journée à la chasse. Le mythe enseigne bien l’obéissance des enfants aux femme, mères et soeurs aînées. Est ainsi mise en valeur la résonance du mythe dans la société.

Le second mythe « Le vagin édenté », au chapitre 2, met en scène un homme qui veut s’unir sexuellement avec une femme dont le vagin est denté à l’intérieur. Cette femme se sert de son vagin denté pour mordre l’homme qui s’unit à elle et le tuer. Mais le héros du mythe met dans le vagin de la femme un « repoussoir » placé transversalement qui lui permet de s’unir à elle, sans se faire tuer. Les frères du héros mythique s’unissent ensuite à elle. De nombreuses variantes du mythe existent chez les Amérindiens; L’auteur pense qu’il rend possible une pédagogie sexuelle près des jeunes initiés, et une leçon d’écologie, notamment en ce qui concerne des animaux femelles qui ont un os clitoridien. Il semble que le mythème, le thème du mythe soit, non le vagin denté, mais plutôt le vagin édenté – comme l’indique le titre du chapitre – et que son étymon soit l’os clitoridien, la dent qui reste lorsque toutes les autres dents ont été brisées.

Le chapitre 3 est consacré au mythe d’Asdiwal que l’auteur qualifie de récit tsimshien (une société amérindienne). Asdiwal se présente comme « un condensé social de la réalité tsimshian ». Le mythe s’étend sur plusieurs années. Il relate la vie d’un homme né dans les échelons les plus bas de la société, un bâtard, qui, peu à peu, à travers son initiation, puis son ascension au ciel, et par des épreuves imposées des cieux ou de la vie, se révèle à lui-même ses pouvoirs implicites. De retour sur terre, il entreprend une vie d’adulte qui le fera voyager dans tout le pays tsimshian. Le mythe vante ses mérites de chasseur dans tous les domaines propres aux autres tsimshian. Le héros retourne dans un groupe différent de celui de sa mère (la société est matrilinéaire et matrilocale). Son père, Hatsenas, l’avait protège du Lanceur de pierre qui disparaît, ayant oublié en montagne ses raquettes – le mythe appelle ainsi les auditeurs à la vigilance en montagne – et est transformé en une statue de pierre que l’on voit encore au sommet d’un mont. Le héros quitte la vie sociale et terrestre. Auparavant, il remet à son fils les objets claniques qu’il avait reçus de son propre père Hatsenas. Il disparait, parce qu’il n’a pas respecté la distinction entre monde humain et monde animal, en consommant une nourriture que se  réservent les animaux. Dans les mariages mythiques entre êtres humains et animaux, cette prohibition de la nourriture animale, qui fait entrer dans un autre monde, est souvent l’objet d’avertissements des animaux-conjoints eux mêmes. L’auteur dit que le héros demeurait humain à cause de la présence de son fils, Mais son corps se remémore le poisson qu’il avait avalé autrefois dans son entier, aussi les Otaries qui avaient été bonnes pour lui. Cette mémoire redevient réalité et les os du poisson (les arêtes) transpercent son estomac. En plus du territoire, le mythe prend en compte également l’organisation sociale, notamment telle qu’elle peut se manifester dans le unions matrimoniales ou par les quatre potlatchs qu’un homme tsimshian doit donner au cours de sa vie. Il montre l’éventail de possibilités de mariages exogamiques entre les quatre différents clans qui constituent cette. société. Des mythèmes isolés se superposent et viennent colorer la trame du mythe d’Asdiwal. Les étymons, c’est-à-dire, les éléments originaires, y sont décelés simultanément, nous semble-t-il, par l’auteur : par exemple le mésangeai, un oiseau (étymon) et son éthologie en ce qui concerne le comportement d’Hatsenas le père du héros (l’un des mythèmes isolés ou thème du mythe) ; la société et les moeurs expliqués en termes humains (mythème isolé) de la chèvre de montagne (étymon), les raisons qui motivent la présence d’un canot (mythème isolé) chez les otaries (étymon) dont l’estomac et les pierres qu’elles avalent peuvent être des étymons, rendant perceptible à l’auditeur la grosseur de l’estomac de l’otarie (qui peut même être une embarcation dans le mythe), grosseur qui donne réellement à l’otarie la possibilité d’avaler des pierres, tout comme un canot peut porter des charges de lest. L’auteur pense que l’analyse des mythes en anthropologie doit repartir de là où Boas l’avait laissée. Pour lui, les mythes étaient une excellent source d’information, voire supérieure à celle que pouvaient donner des membres d’une culture. Mais Boas n’avait pas les outils pour dévoiler les aspects cachés des mythes et s’en tenait aux faits les plus apparents. L’analyse basique doit permettre de dégager ces savoirs enfouis dans les mythes, dans les rites et dans d’autres domaines culturels.

Au chapitre 4, « Les ravisseurs d’enfants », deux mythes se succèdent, de deux sociétés différentes, mais dont le thème est, dans l’un et l’autre, un rapt d’enfant. Dans le premier mythe c’est une fille, une enfant, qui sort de chez elle, le soir, quittant sa mère pour aller voir sa grand-mère. Elle rencontre une vieille femme, la prend pour sa grand-mère, mais celle-ci la ramasse et la jette dans le panier qu’elle a sur le dos. Elle l’emmène en haut d’une montagne. Libre de circuler dans la demeure, la fille y rencontre une femme qui l’appelait. Le haut de son corps était humain, mais le bas était de pierre. Elle enseigne à l’enfant comment vaincre l’ogresse cannibale qui l’a enlevée. Elle doit enfiler sur ses doigts les extrémités des coquillages que l’ogresse a laissés, après en avoir mangé l’intérieur. Elle devait montrer chacun de ses doigts à l’ogresse. Ce qu’elle fit. Effrayée, l’ogresse cannibale roula au bas de la montagne et fut tuée. La femme demi-pierre conseilla à la fille d’emporter un peu de tout ce qu’il y avait dans la demeure. et de dire à son père d’y venir pour tout rapporter chez lui. Rencontrant sa jeune soeur, elle lui demanda de prévenir sa mère qu’elle était revenue. La mère ne la crut pas, mais dut constater que c’était vrai. Le père et les membres de sa société montèrent à la demeure de l’ogresse, s’emparèrent de ses biens qui furent distribués dans un grand potlatch. Le mythe contient deux mythèmes : soit le moyen utilisé pour effrayer l’ogresse, soit le personnage de la conseillère mi-humaine, mi-pierre. L’auteur note l’importance des mollusques chez les Amérindiens de la Côte Pacifique. Il note également que l’évocation d’une géante cannibale sert à calmer les enfants trop pleurnichards. L’extrémité du mollusque semble bien être l’étymon du mythe. Mais il faut regarder de plus près. En fait cette extrémité, dite siphon, est toxique et ne doit pas être mangée. Cela dans une société qui connaît souvent la famine et où la cannibale représente, dit l’auteur, la pulsion de survie. « C’est la peur profonde d’être empoisonnée par un coquillage qui est exprimée dans le mythe ». Mais la vieille femme avait conseillé également à l’enfant de ne pas manger de graisse. En effet, dans cette société, l’absorption de graisse peut contraindre à l’immobilité, comme c’est le cas de la vieille femme mi-pierre, mi-humaine. Dans le second mythe, c’est un hibou qui enlève l’enfant qui est un garçon. L’enfant grandit près du hibou qui lui donne une cuillère de coquillages de dentales. Ses parents le cherchent longtemps, le retrouvent. Il veut rester avec le hibou, mais ses parents le supplient de les suivre et il cède. Avant, de partir, le père met le feu à la maison du hibou. Poursuivi par le hibou qui a trouvé sa maison brûlée et des os qui n’étaient pas ceux de l’enfant, ce dernier lui échappe en mettant à ses doigts des cormes de chèvre de montagne. Effrayé, le hibou manque de se noyer, en voulant franchir la rivière que le garçon a sauté grâce aux cornes. Il retourne chez lui. L’un des mythèmes est ici l’origine des dentales. Ce sont des mollusques qui servent de monnaie d’échange et sont transformées en ornements du corps. Ils font partie des richesses qui accompagnent parfois un défunt dans sa sépulture. Or les hiboux de la contrée ont un collier de plumage qui correspond par son apparence à un collier de dentales. Ajoutons que les os sont en général rejetés par les hiboux qui savent les reconnaître par leur odorat. Ces os et les poils d’animaux mangés forment des boulettes qui se désagrègent. Enfin les cornes de chèvres peuvent effectivement servir d’armes. En somme le mythe rappelle que les dentales sont des richesses et aussi que les cornes de chèvre peuvent servir à se défendre. Les étymons ne seraient-ils pas ici précisément les dentales et les cornes de chèvre ? Car ce sont eux qui conduisent au sens du mythe. Des variantes du mythe font apparaître plus banalement le sang menstruel comme menace pour les activités de chasse.

Le chapitre 5, « Un porc-épic monte au ciel », comporte deux mythes avec, chacun, un personnage central. Le plus détaillé des deux mythes est celui retenu le plus longuement par l’auteur. Soleil et Lune sont les deux fils d’un père et d’une mère, Ciel et Terre. Le père décide qu’ils doivent quitter les gens en dessous et aller au dessus. Ils doivent se choisir une femme. Soleil se dirige vers l’est, tandis que Lune, après avoir été près de la rivière, se cache dans la broussaille. Il voit approcher deux jeunes filles très belles. Aussitôt il s’assied au pied d’un peuplier du côté ouest de l’arbre et se transforme en gros porc épic. Poursuivi par les deux jeunes filles qui ne l’attrapent pas, le porc-épic monte à l’arbre. Alors l’une des filles se mit à grimper. Regardant en bas, elle vit qu’elle était rendue très haut dans l’arbre. Le porc-épic se retourna et lui dit : « Viens avec moi. J’étais venu te chercher ». Elle obéit, le suivit. Ils arrivèrent à destination au ciel. C’est à partir de ce bref récit complété par un exposé plus détaillé du mythe que l’auteur parvient, selon les épisodes qui suivent, à montrer son sens. Une sorte de combat se livre entre la jeune fille qui a suivi Lune, et une grenouille-crapaud (tantôt l’un, tantôt l’autre), à savoir laquelle des deux, la jeune fille ou la grenouille-crapaud, mastique le mieux. Cela en présence du frère Soleil qui les a rejointes. C’est la grenouille-crapaud qui perd le combat, parce qu’en bavant, elle révèle qu’elle est sans dents. En note, l’auteur dit que l’absence de dents est sans doute l’étymon de ce mythème qu’est le combat entre grenouille-crapaud et la jeune fille. Déjà, dans les directions prises par Lune et Soleil, on peut discerner des indications astronomiques importantes. De même, l’auteur nous apprend que les piquants du porc épic servent de décoration à des broderies tissées par les femmes de la société. Mais l’échec du crapaud-grenouille n’empêche pas Soleil d’être attiré par elle. Car son visage reste immobile sous ses rayons. « Le mythe est toujours, dit l’auteur, une source de connaissance, (notamment) dans ce cas, des savoirs concernant la morphologie des animaux ». La jeune fille qui a épousé Lune donne naissance à un garçon. Nouvel épisode du mythe. L’auteur note que la société est patrilinéaire. La mère s’ennuie et décide de retourner sur terre. Pour atteindre les racines en forme de tubercules d’une certaine plante interdite, il faut creuser de gros trous. Or les femmes ne doivent pas regarder dans ces trous. Dans le mythe, ce sont des bâtons à fouir qui creusent les trous. A un bâton à fouir a été accrochée une corde faite de tendons de bisons. Il est dès lors possible de se laisser glisser dans le trou creusé, au moyen de cette corde. L’épouse humaine de Lune n’a pas utilisé tous les tendons que fournit le bison. L’auteur note qu’ « on insiste sur un détail en apparence anodin, pour instruire sur l’anatomie des animaux et leur éthologie, ou encore pour véhiculer un élément de connaissance important dans une culture et un environnement donnés ». La descente de l’épouse de Lune par le trou qu’elle a creusé pour rejoindre la terre est similaire à celle d’une araignée suspendue à son fil, la tête en bas. Or cette similitude attestée n’est pas fortuite. L’araignée est, dans la société considérée, l‘un des noms d’un Etre suprême qui vit au dessus. L’araignée est, dit l’auteur, l’étymon de ce mythème. Mais la corde de tendons est trop courte, puisque l’épouse humaine de Lune n’ a pas utilisée tous les tendons d’un bison. La corde se rompt sous le choc d’une pierre qui tombe dessus. L’épouse de Lune se tue. Son fils survit et est recueilli par une araignée qui est en fait une vieille femme apparue à un moment du mythe. A ce mythe, l’auteur en ajoute un autre où le porc-épic réapparaît. Deux soeurs, qui sont excellentes à la course, rencontrent un porc-épic. L’une d’elle le dépouille de ses piquants. Les deux jeunes filles courent jusqu’au village, craignant que l’acte commis par l’une d’entre elles sur le porc-épic ne leur apporte des malheurs. En effet, le porc-épic, pour se protéger du froid, fait tomber un grande quantité de neige et les deux soeurs périssent avant d’arriver au village. L’auteur fait remarquer que « le mythe se déroule en trois temps : l’observation d’un événement naturel, l’attribution d’un élément caractéristique à un animal et la personnification de cet animal qui, à la manière d’un humain, est doté de pouvoir pour manipuler l’ordre naturel ». Le chapitre s’achève par le mythe du saumon. Un petit garçon nage dans l’océan. Il est attrapé par un saumon et devient son esclave pendant un an. Le garçon observe tout ce que les saumons font et prend soin de noter tous leurs faits et gestes. Lorsque, à la période du frai, le saumon s’apprête à remonter une rivière, les petits saumons veulent le suivre et embarquent sur des canots. Le garçon les suit. Lorsque les canots arrivent en eau peu profonde, il les quitte et retourne chez lui. Il rapporte aux gens du village toutes les observations qu‘il a faites sur les saumons. Dans chaque mythe, il y a un personnage central : soit le porc-épic, soit le saumon. Or ces animaux sont présents dans les sociétés où ces mythes apparaissent.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée aux rites. Dès le premier chapitre de cette partie, le sixième (6) de l’ouvrage, l’auteur nous avertit que l’analyse basique s’applique tout autant aux rites qu’aux mythes. Il en convainc d’ailleurs le lecteur en montrant que les rites sont impensables sans les mythes. Je dirai qu’ils sont dans le prolongement des mythèmes et des étymons qui leur donnent à la fois leur sens concret et symbolique. Les mythes avaient une sorte de finalité pédagogique, pour la plupart, et aussi, dit l’auteur, mnémotechnique. Ils permettaient de se rappeler les dangers à éviter ou la marche à suivre pour aboutir à une action quelconque : chasse ou pêche. Il m’a semblé que le rite, dans sa fonction principale, initiait les jeunes à passer à l’âge d’homme. Ceux que l’auteur cite dans ce chapitre sont des rites de petites sociétés australiennes, (dont il faut se souvenir que leur sacré n’est pas à proprement parler religieux : c’est le rêve, l’Alcheringa, comme l’avait montré Alain Testart). Les rites analysés ici sont la scarification, le jet vers le ciel et le percement du nez. Ce que l’auteur étudie « ce n’est pas tant la culture des aborigènes australiens que ces aborigènes eux-mêmes dans leur rapport perceptif à l’environnement ». Ce qui différencie le rite du mythe, selon l’auteur, c’est que l’intention du rite est de marquer dans la chair et le sang les mêmes leçons, les mêmes faits et gestes, les mêmes perceptions qui coexistent dans les deux types de manifestations. Les mythes, dit l’auteur, sont des tableaux représentant les liens que les membres d’un groupe donné entretiennent avec leur environnement : parenté, groupes voisins, animaux, astres, et qui, à la fois, réfléchissent le même environnement à la manière d’un miroir parfois déformant, et perpétuent les perceptions qui en résultent. La scarification consiste en incisions faites aussi bien aux garçons qu’aux filles sur différentes partie du corps. incisions qui, en guérissant, montrent des cicatrices surélevées et permanentes. Ces incisions sont faites à l’aide de pierres tranchantes, de coquillages ou de morceaux de verre. Les marques pouvaient être obtenues en brûlant la chair avec des tisons, des bâtons à feu, ou des pierres chauffées. Autrement dit un supplice. La scarification semble réservée aux hommes. L’analyse basique recherche les fondements de la scarification dans les mythes. d’origine. La cérémonie constituait un rite de passage moins important que d’autres. Le novice était peint à l’image d’un aigle d’Australie. mais les marques elles-mêmes représentaient les motifs d’un oiseau, le méliphage à sourcils noirs. Cet oiseau jouait un rôle dans la mise à mort d’un aigle géant qui se nourrissait des humains. Un mythe raconte comment le méliphage et des oiseaux passereaux réussissent à faire mourir l’aigle cannibale. Les emblèmes peints font voir des oiseaux au bec effilé qui leur permet de fouiller dans les crevasses pour trouver les graines dont ils se nourrissent. Par ailleurs un alligator, dans un autre mythe, demande qu‘on lui incise des marques sur la poitrine, les épaules et le dos. Le mythe montre l’importance attachée par les aborigènes à l’alligator (le crocodile). Le mythe, reflété par le rite, reconnaît au crocodile le pouvoir prédateur d‘attraper des poissons et de petits mammifères. La nature est une source d’inspiration assurant à l’imitant (je dirais : l’investissant) les mêmes attributs que ceux de l’imité ( je dirais :l’investi). L’étymon de la scarification pourrait donc être en Australie un crocodile et, par extension, sans doute d’autres sortes de reptiles. Le deuxième rite examiné ici est le jet vers le ciel. Lorsqu’un garçon est âgé de dix à douze ans, les hommes et aussi les femmes, se rassemblent autour de lui sur une aire près du campement. Les garçons peuvent être plusieurs. Ils sont lancés en l’air par les hommes un certain nombre de fois et rattrapés lorsqu’ils retombent, tandis que les femmes dansent autour d’eux en criant. Dans une variante d’un mythe, il est dit qu’un homme s’approcha d’une femme pour s’accoupler avec elle, mais il ne réussit qu’à l’effrayer et elle s’envola. Le lancement dans les airs est parallèle à ce vol. Mais la comparaison de la femme avec un oiseau ne suffit pas à expliquer le fondement du mythe. La période d’isolement qui précède, pour le novice, la cérémonie du lancement est suivie, avant le lancement, par une sorte de rassemblement où les hommes et les femmes, parents du novice, lui assènent, sans le blesser gravement, des coups de bâton. Autre supplice. L’administration de coups de bâtons, immédiatement suivie d’un lancement dans les airs, rappelle, commente l’auteur, le processus de traitement des grains alimentaires de différentes espèces. Les grains sont battus à coups de bâtons – en France, dans mon enfance, on appelait cela des fléaux -, et vannés en lançant en l’air le produit de la récolte afin de séparer, sous l’action du vent, le bon grain de l’ivraie. – je ne me souviens plus de l’opération qui suivait le battage du grain par les fléaux, mais elle devait être du même type que le vannage -. Le garçon vit une mort symbolique. Par l’isolement, il est séparé du monde des femmes. Le grain est ensuite récolté (le battage qu’avec une machine, en France, on appellera les batteries, puis la moissoneuse-batteuse) et épuré par le vannage (lancement en l’air). Il s’agit de rendre le novice léger comme on le ferait pour épurer des grains. Ce lancement dans les airs est sans doute une étape qui lui permettra de grandir. Le troisième rite est le percement du nez. L’opération est menée sans cérémonie. A l’adolescence, garçons et filles ont les parois du nez percées avec un objet pointu. On insère ensuite un morceau de bois ou d’os dans le trou, pour qu’il ne se referme pas. Ce morceau de bois peut être orné de diverses parures. L’auteur dit avoir choisi le rite comme exemple d’effet miroir. En effet il a aussitôt pensé aux oiseaux « comme source d’inspiration probante de la pratique ». Les oiseaux n’ont pas de nez et leurs narines s’ouvrent à la surface du bec, ce qui donne l’impression d’un organe percé. En l’occurrence, l’oiseau est sans doute le corbeau du désert. L’aigle – souvent considéré comme le frère du corbeau – est également associé au percement du nez. Il s’agit de s’approprier son pouvoir qui inclut le gibier dans une partie morphologique du corps. L’auteur conclut en disant que les oiseaux jouent un rôle déterminant dans l’application de la coutume du percement du nez ; il rappelle également les pouvoirs des oiseaux dans l‘obtention de nourritures que consomment aussi les humains. Les trois rites précités sont en commun de refléter, chacun, un élément de l’environnement, ce qui, par l’effet de miroir, confère aux membres des groupes qui subissent le rituel une identité déterminée dans un groupe social, sexuel ou ethnique donné.

Le chapitre 7,  « L’avulsion dentaire en Australie », montre au mieux comment l’étymon est en quelque sorte, lorsqu’il est découvert par l’auteur, une ouverture sur les sociétés où cette avulsion dentaire apparaît. Le mythe sert d’exergue. Il s’agit d’un personnage mythique à qui le Créateur confie de jeunes garçons, pour qu’il leur enseigne les traditions, les lois, les coutumes de leur société. Quand les garçons reviennent, il leur manque une incisive. Mais certains des garçons confiés disparaissent. Le personnage mythique leur extrayait une dent avec l’une de ses propres incisives. Parfois, il mordait tout le visage du garçon et le dévorait. La cérémonie de l’avulsion de la dent a pour but de séparer l’adolescent tout particulièrement du groupe des femmes, mais, lorsqu’il s’agit de filles ainsi initiées, c’est plutôt de leur mère qu’on les sépare. Des sorciers peuvent intervenir qui sont censés extraire un os du corps du patient ou de leur propre corps, en souffrant beaucoup, en se convulsant. L’auteur met en équivalence la souffrance du sorcier et celle du novice, l’os extrait du sorcier et la dent extraite du novice. Mais il faut ajouter que les aborigènes paradent devant les garçons en imitant les dingos, c’est-à-dire des chiens sauvages. Ils courent à quatre pattes, ceints d’une épée qui évoque une queue de chien. Dans une cérémonie d’initiation peut intervenir deux hommes portant l’un un kangourou en plantes herbacées, l’autre des broussailles qui évoque l’habitation de cet animal. Il s’agit de doter les jeunes du pouvoir de tuer l’animal, mais cela leur indique aussi les difficultés et la fatigue de cette chasse. On notera que la chasse au gibier est réservée aux hommes. Au milieu de la cérémonie, il y a une pause, nous dit l’auteur. Des hommes déguisés en kangourou, avec une queue de plantes qui remplace le boomerang, s’avancent vers les jeunes et se saisissent d’eux par les épaules. Analogie avec un geste de la mère vis à vis de l’enfant. Mais il s’agit de faire passer l’enfant, encore sous la coupe des femmes, à l’âge adulte. Chaque enfant a un gardien, celui qui le saisit par les épaules. Une gravure du livre, dessinée par Christiane Clément, représente un personnage un peu à l’écart de ceux qui marchent à quatre pattes. C’est le personnage du mythe, le dévoreur, à la voix de tonnerre. Le Créateur a détruit ce personnage mythique, mis « sa voix sous les arbres de la forêt », fait un rhombe à partir d’un arbre et a enjoint les hommes d’initier eux-mêmes leurs garçons en utilisant le rhombe pour remplacer la voix du tonnerre. Puis les hommes se mettent à gesticuler en montant les uns sur les autres, comme le montre la couverture du livre. Certains imitent, en se tordant, une technique de chasse à l’aide du feu et, d’autres en faisant semblant d’agoniser, les kangourous mourants. Les hommes pointent ensuite leur lance sur un bouclier. Par son gardien, chaque novice se voit ainsi conférer le pouvoir d’(utiliser la lance, notamment contre ce gibier qu’est le kangourou. Je passe sur l’extraction de la dent qui est un véritable supplice imposé à un enfant de dix ans. Le sang qui s’écoule tombe sur la tête du gardien. L’initié est en rapport avec la lance, il devient en quelque sorte la lance elle-même. Je lis ainsi pour ma part – peut-être en me trompant – le petit tableau de l’auteur : pour le novice, le dingo (le chien sauvage) est à l’humain ce que l’humain est au kangourou. Pour l’initié, il faut ajouter la lance et son rapport à la dent (au dingo). On peut dire aussi : le dingo est à la lance ce que l’humain est à la dent. Mais comme l’initié est à la lance, le dingo est à l’initié. L’étymon du rythème est la dent extraite à l’enfant, analogue à la dent que les dingos perdent en chassant. Elle apparaît comme désignant l’étymon des mythes d’avulsion de la dent : il est le comportement de ces canidés qui furètent dans les camps, se déplacent en meute, hurlent. L’auteur note, à l’appui, que l’on peint les initiés en blanc sur fond d’ocre rouge. Or les dingos sont de deux espèces : l’une noire, l’autre ocre rouge. Plus encore, l’oncle de l’enfant apparaît lié à son initiation. L’auteur note que les aborigènes australiens utilisent des animaux pour exprimer des rapports entre eux-mêmes. Un chant des femmes vient peut-être représenter la séparation de l’enfant d’avec les femmes représentées par une anguille et sa prise en charge par les hommes représentés par l’oncle dingo (chien). Une gravure représente deux chiens se prenant la gueule. Les aborigènes australiens s’en inspirent pour la cérémonie initiatique, d’autant plus que le dingo y est associé. Les initiés doivent demeurer tête baissée pendant toute la cérémonie, ce qui rappelle l’attitude de dingos dominés dans la meute. Je passe sur l’absorption des excréments, urine et fèces, courante chez les chiens et que l’on retrouve dans les cérémonies d’initiation. .Mais quel rapport avec la dent et l’avulsion de la dent ?, se demande l’auteur. C’est que le dingo est apparenté au loup et le loup, en mangeant des os, se brise les dents plus souvent que des mangeurs de viande ou des espèces non prédatrices. « Un rapprochement s’impose. La lance, munie aussi d’une pointe, entretiendrait le même rapport comme arme de chasse que (des) flèches à la dent du loup ». Le dingo est à la lance ce que l’humain est à la dent, la lance est égale à la dent. Je me permets de commenter ainsi, je l’espère sans erreur, le petit tableau de l’auteur. Or, si l’on en croit un préhistorien. tout ce qui vient d’être dit s’écroule. Il dit que le dingo n’existait pas en Australie lorsque, il y a sept mille ans, l’avulsion de la dent apparaît dans les cérémonies. Soulagement du lecteur : le loup, lui, existait bel et bien, sous le forme dite du « tigre de Tasmanie ». Achevons par le rapport de l’avulsion de la dent avec l’eau. Les femelles dingos sont connues pour transporter de l’eau dans leur estomac, pour abreuver leur petit. Dans un mythe, deux frères s’arrachent mutuellement une dent, crachent le sang dans un trou qui s’élargit et devient un lac. On le voit, l’analyse basique quittant et revenant au mythe, nous introduit dans les sociétés que concerne le mythe. Et le rituel vient en miroir faire se refléter, au sens où l’entend l’auteur, les rythèmes et les mythes

Le chapitre 8 porte sur un nouveau rite, la circoncision en Australie. Il commence par le récit d’un mythe. Un jeune garçon-pigeon chasse le lézard des sables. Il essaie de l’atteindre avec sa lance, le manque. Il le poursuit. Mais le lézard grandit et l’enfant-pigeon aussi. Sa mère part à sa recherche, ne le trouve pas et pleure. Le lézard se cache dans un trou. d’autres lézards le suivent.. Le jeune homme-pigeon allume un feu, et tire un lézard par la queue pour le sortir du trou où il s’ est réfugié. Il en tire ainsi plusieurs qu’il tue. Lorsqu’il tire le dernier, dont la queue lui reste dans la main, le propre prépuce du jeune homme-pigeon tombe. Lors de la cérémonie rituelle, des cousins du novice forment une table humaine sur laquelle le novice est étendu. A l’aube, un homme lui tranche le prépuce avec une pierre. Ce prépuce est mangé par l’un de ses cousins. Le novice est maintenant un homme. Le sang qui a coulé de la blessure se répand sur les hommes. Il sera recueilli, pour être utilisé à des fins médicales ou rituelles. Le sang peut être recueilli dans un bouclier et le prépuce être donné à manger au plus jeune frère du novice. Comme de nombreux novices sont morts de la circoncision, la pratique a été abandonnée. Un mythe se fait l’écho de ces morts : une femme circoncit des novices, mais, à chaque fois, ils meurent, sauf le dernier. Dans certains rituels de circoncision, ce sont des bâtons à feu qui servent à couper le prépuce, mais ils sont souvent remplacés par le couteau de silex. Des mythes relatent qu’un couteau de pierre sert à perforer l’hymen des femmes, cela s’appelle l’introcision. Ce sont elles qui ensuite se servaient de ce couteau pour la circoncision des novices. L’auteur remarque que les femmes, grandes pourvoyeuses de nourriture, utilisent un objet contondant pour cueillir. Un texte décrit une circoncision effectuée avec un bâton brûlant. C’est une femme qui, horrifiée par les morts qu’entraînait l’opération avec le bâton à feu, aurait, à ce dernier, substitué le couteau. Dans un mythe, c’est un kangourou qui utilise le couteau de silex à la place du bâton à feu. Pour fabriquer le couteau, les aborigènes australiens pouvaient utiliser les dents. L’étymon du rythème est le fait que la dent du kangourou a la même forme que le couteau. Des rapaces interviennent. Les hommes-faucon réinventent la pratique du rite, en utilisant le couteau de pierre à la place du bâton à feu. Un mythe corrobore le changement. Le bec de faucon rappelle le tranchant du couteau de pierre. L’agressivité d’oiseaux comme les perroquets et les cailles peut être comparée à celle des officiants. Mais il s’agit, par le mythe et le rituel, de transmettre un savoir. Une femme-grenouille a, dans un mythe, des dents proéminentes. Le mythe insiste sur le tranchant des dents de cette femme et d’autres animaux, ce qui conduit l’auteur à penser – fort justement à notre avis – que « l’étymon de ce rythème entretient un lien avec l’utilisation d’une dent quelconque d’animal à des fins techniques ». Les instruments utilisés pour la circoncision sont le feu, le couteau découvert par le kangourou, une dent quelconque sans doute d’animal et enfin le couteau de pierre. Mais quel est l’étymon de l’opération proprement dite ?  « L’analyse basique ne veut pas faire la psychologie des peuples, mais son objectif premier est de découvrir l’étymon de pratiques ». L’auteur note que l’âge des novices varie de 8 à 10 ans et de 10 à 16 ans, selon les sociétés considérées. Il y aurait, à partir de récits d’initiés, à faire une analyse de discours de ce qu’ils racontent à la fois de leurs souffrances qui ont bien l’air d’être atroces, mais aussi de leur joie de devenir des hommes et, pour les femmes, traitées tout aussi atrocement, de cette même souffrance et de cette même joie à devenir, de novices, femmes adultes. Mais est -ce réellement une joie ?

Louis Moreau de Bellaing

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Tassadit Yacine Titouh, Souviens-toi ramier…Contes d’amour kabyle, Paris, Editions Non lieu, 2016

Confrontée à sa propre société, l’auteure en dit les contradictions et, simultanément, les chemins de traverse. Les personnages qu’elle présente dans sa préface, issus de l’imaginaire des conteurs, mais surtout des femmes conteuses, en Kabylie, montrent certes, comme Tierset et Louandja, l’éviction du féminin et l’accession au pouvoir dominant du masculin. Que ce soit dans Psyché, le conte d’Apulée le Berbère qui transpose dans la mythologie latino-grecque un conte né dans son peuple, ou qu’il s’agisse des contes recueillis par l’auteur, ce qui, me semble-t-il, les irrigue, on pourrait dire parfois malgré l’opposition des protagonistes ou plutôt la victoire de l’un sur l’autre (la femme), c’est l’amour qu’ils se portent l’un à l’autre, même s’il ne peut être conçu que dans l’infériorité de l’une par rapport à l’autre. L’auteure confirme, à la fin de sa préface, la transformation de la poésie kabyle qui, antérieurement semble-t-il, pouvait inspirer des contes ou s’inspirer d’eux et qui est devenue, si l’on ose dire, par l’effet des temps et des malheurs actuels, une poésie réaliste qui ne peut éviter de pointer une certaine désespérance. L’auteure dit, à propos des contes : « La femme n’est pas seulement objet de désir ; elle est reflet de l’amour que le héros porte en lui, amour miroir choisi par l’homme pour s’y mirer». Néanmoins il aime et la femme-miroir aime. C’est aussi cette alchimie qu’à mon avis les contes disent. malgré la domination excessive du masculin qui masque l’importance du féminin créateur et producteur. au moins autant sinon plus que le masculin.

Je livre leur contenu strictement commenté, ne voulant pas anticiper le plaisir du lecteur et de la lectrice à les lire. Je me contenterai de rappeler, à chaque, conte, sa trame et de reprendre, en les spécifiant par les personnages, les contradictions entre ce qu’on pourrait appeler la domination des hommes et l’action des femmes.

Dans « Rayon de soleil », un prince quelque peu ensorcelé parvient à découvrir la jeune fille dont, sans l’avoir vue, il est tombé amoureux. Il s’enfuit avec elle. Mais, ayant été oubliée, la jeune fille aimée parvient à reconquérir son prince. La domination masculine s’y marque explicitement : le prince empêche les femmes de rester près d’une fontaine, il chasse l’une d’entre elles, une vieille femme et ensuite la torture pour découvrir celle qu‘il cherche. Un personnage masculin lui donne les moyens d’agir. Mais c’est la vieille femme, qui, devinant celle qui lui manque, le rond amoureux. C’est elle qui lui indique la personne à consulter pour conquérir la jeune fille aimée. La mère de la jeun fille est une femme-ogre, entourée de sept hommes-ogres ; elle les poursuit, lorsqu’ils s’enfuient. Enfin, lorsqu’il  oublie la jeune fille aimée, c’est par l’effet d’un sortilège que lui impose une femme, sa mère. Et c’est la jeune fille aimée qui reprend l’offensive, en demeurant esclave dans le jardin du palais, et, avec l’aide d’animaux, les pigeons ramiers qui se souviennent et auxquels le titre du livre fait allusion, conjure le maléfice.. A aucun moment, les femmes du conte ne sont réellement dominantes, mais, dans les interstices de la domination masculine, elles font entrer leur action positive ou négative.

Le second conte « Loundja » est aussi un conte d’amour, mais l’action des femmes, toujours présente, ne s’y manifeste pas de la même manière. C’est à partir d’un animal femelle tué par lui, du regard et de la couleur du sang de cet animal que l’amour du prince est possible. Mais cela se passe entre hommes, puisque la révélation de l’existence d’une jeune fille aussi belle que l’animal-femelle qu‘il a tué est faite au prince par l’ami qui l’accompagne. La jeune fille est, comme dans le cas précédent, fille d’une ogresse. Son action pour protéger le prince s’exerce aussitôt. Elle le cache, parvient, par une ruse, à être sûre que sa mère dort et s’enfuit avec lui dans la nuit. Au matin, l’ogresse les poursuit, franchit les obstacles, ne réussit pas à les rattraper. Son action offensive va alors s’inverser en aune action de défense, de protection de sa fille – ce qui n’était pas le cas dans le conte précédent -. Elle la prévient d’un danger à venir. Et c’est le prince qui, reprenant l’initiative, tombe dans le piège qui leur est tendu. Avant d’être séparé de la,jeune fille aimée, il lui indique la route à suivre. Désormais c’est elle qui agit et, par un subterfuge, parvient à entrer dans la maison des parents du prince, mais, au lieu d’être esclave dans un jardin comme Rayon de soleil, elle est servante-esclave de ses maîtres. Le prince lui est rendu, mais la mère du jeune homme ne peut réellement retrouver son fils qu’avec l’aide d’un vieil homme – comme dans le conte précédent – qui lui en donne les moyens. Dès lors, c’est le prince qui agit, épouse, avec l’accord résigné de sa mère, la jeune fille qui quitte son « statut » d’esclave. Une variation au conte précédant achève celui-ci : le frère du prince veut l’imiter, il épouse une esclave, veut qu’elle perde son « statut » et, celle-ci n’y réussissant pas, il se marie avec un animal femelle à qui il veut aussi faire perdre son « statut ». Mais l’animal femelle le tue et s’installe dans son corps. Amour conquérant de la jeune fille, meurtre du frère imitateur par l’animal femelle qui semble venger ainsi l’animal femelle tué par le prince au début du conte.

Les deux contes qui suivent font état, chacun, de l’erreur d’une femme que l’homme répare. Il n’y a guère d’ambiguïté sur leur statut sauf lorsque l’une d’elle déclare ironiquement, mais au détriment des femmes, qu’elles sont supérieures aux hommes, « parce qu’un homme qui fait ce que lui demande sa femme, même quand il sait qu’il fait mal, est à compter parmi les femmes ».

Le conte intitulé « Le Vieillard du mur » est, en revanche une histoire d’amour, où ce sont deux femmes qui sont en compétition. Les hommes apparaissent l’un, un vieillard, comme ensorcelant, l’autre comme sur-dominant et cruel (le père de l’une des deux femmes), le troisième comme compatissant, le quatrième comme tenu par des femmes et obtenant finalement – sans beaucoup agir – celle qui lui était destinée. Des ogresses y apparaissent, mais n’y jouent qu’un rôle secondaire dans la mesure où elles sont des moyens pour la jeune fille de gagner l’homme qu’elle recherche. L’une des deux femmes en compétition est une esclave qui, par un subterfuge, devient reine ou princesse, mais qui cesse de l’être, vaincue par la jeune fille sa rivale. Cette dernière était devenue esclave, mais, par les objets-sortilèges que Lounja – héroïne d’un conte précédent – lui a donnés, devient la reine ou princesse.

Le conte suivant, « Les trois épouses de Ben Sultan », reprend en première partie le premier contre « Rayon de Soleil ». Mais la deuxième partie vient s’y ajouter, donnant d’abord l’initiative à trois femmes qui épousent successivement le prince. Elles lui indiquent l’une après l’autre ce qu’il doit faire pour surmonter les épreuves qui lui permettront de triompher. de son beau-père incestueux (il veut épouser ses brus). Sans leur aide, il n’aurait pu être vainqueur. Seule la fin du conte se passe entre hommes, un faible et un fort et c’est grâce aux faible et à des ogres que le prince est enfin délivré de son beau-père.

Dans « L’oiseau de la passion », ce sont les hommes qui mènent l’action. Les femmes n’y participent que pour se tromper ou faire le mal. Elles apparaissent, sinon dominées, au moins dévalorisées.

Dans « La chienne noire et le monde des morts », ce sont encore des hommes et surtout l’un d’eux qui ont l’initiative pendant tout une partie du conte. Mais brusquement une femme agit, pour se tirer de la situation où l’a plongée un homme. Le conte s’achève par le mariage de cet homme (qui est pauvre, devient riche, et redevient pauvre) avec la femme redevenue princesse, ce qu’elle était à l’origine. Mais ce mariage semble plus de raison que de coeur, car il sert à annuler le pouvoir du maléfice dont l’homme et la femme avaient usés.

Le conte « L’ Herbe verte » donne aux femmes non seulement l’initiative de l’action et de la défense, mais, à l’une d’entre elles un don magique. Les péripéties du conte confrontent à cette dernière et à ses soeurs d’abord une ogresse soi-disant parente d’elles et dont, après avoir été obligées de la suivre, elles parviennent à se délivrer, puis des hommes, jeunes ou vieux dont elles déjouent les ruses. Grâce à son don magique, Herbe Verte, l’héroïne, et ses soeurs retrouvent leur mère à qui l’ogresse les avaient enlevées.

« Soumicha, la fille de la lampe » commence par un désir d’inceste chez un jeune prince. La jeune fille concernée (sa soeur) s’allie avec une vieille femme, son amie, pour échapper à ce risque d’inceste. Un acte magique d’une deuxième vieille femme, par l’intermédiaire d’une lampe, permet de la cacher. Mais elle se retrouve dans la chambre d’un autre jeune prince qui n’est pas son frère. La fiancée du prince découvre, en son absence, où Soumicha, devenue amie du prince, se cache, et tente de la tuer. Une troisième vieille femme la sauve de la mort.. Le prince revenu retrouve, grâce à un concours d’engraissement de bétail, Soumicha et obtient du roi de l’épouser. Le conte entrelace initiatives de l’héroïne, aides de femmes entre elles, rivalité entre deux femmes, et finalement, triomphe de l’amour masculin grâce à l’amour féminin.

Dans « Ahmed l’enfumé et Aïcha sa soeur », c’est Aïcha qui garde l’initiative tout au long du conte. Elle possède un don magique qui lui servira pour se sauver du malheur. Apparemment, au début du conte, c’est son frère qui agit, en devenant un serviteur zélé du Sultan. Mais il n’y jouera qu’un rôle secondaire et c’est finalement sa soeur qui le tire d’affaire. Mais son don magique ne lui suffit pas pour s’en tirer seule. Elle sera aidée par un animal qu’elle a elle-même secouru et par les frères de l’animal. Mais, auparavant, alors que, grâce à son don magique, elle est destinée à épouser le sultan, lui est substituée une rivale, sa demi-soeur, qui, la rend aveugle. Mais celle-ci n’a pas le don magique et le sultan se venge, croyant que c’est la véritable Aicha, sur son serviteur zélé le frère de la jeune fille. Cette dernière est aidée par une vieille femme, fait appel à l’animal qu’elle avait secouru et à ses frères qui lui rendent la vue. Une femme mariée, jalouse d’elle, la transforme en un oiseau. Comme telle, elle se met à la recherche de son frère, Elle fait usage de son don magique qui étonne le Sultan. iIl parvient à s’emparer d’elle, à la mettre dans une cage, mais elle continue à réclamer son frère. Celui-ci, répond le sultan, a été pendu dans l’âtre d’une cheminée. Il est vivant. L’épouse du sultan qui se méfiait de l’oiseau, voulant le tuer, lui salit les ailes. L’oiseau finit, grâce au sultan, par redevenir une belle jeune fille qui, par son don magique, prouve qu’elle était bien la seule Aïcha. Elle vécut avec le Sultan et avec Ahmed son frère. La demi soeur est, selon la demande d’Aïcha au Sultan, suppliciée. Le conte semble illustrer l’habileté de l’héroïne, mais aussi sa cruauté. vis à vis d’une autre femme.

« Les osselets d’argent » ne parle pas d’amour. Sinon celui d’un père et d’une mère pour leur fille. Pour satisfaire l’un des désirs de cette jeune fille d’avoir des osselets d’argent, le père se lie, sans le savoir, avec un ogre. Lorsqu’il comprend son erreurs, il en meurt. Et c’est la mère, avec l’aide d’un vieil homme, qui trouve le moyen de lutter contre l’ogre . Ce dernier, non seulement lui a enlevé sa fille, mais ses sept fils. Elle met au monde un huitième fils suffisamment fort pour vaincre l’ogre et tous ses enfants reviennent chez elle. Mais, dans ce conte, s’il y initiative de la mère, donc d’une femme, pour rendre possible la résolution du problème et retrouver ses enfants, c’est aussi la force physique de deux hommes se battant entre eux qui permet au huitième fils de vaincre l’ogre.

« La jument mangeuse d’hommes » ne laisse aucune initiative aux femmes., sauf à l’une d’entre elles qui trouve un artifice pour protéger son enfant, un garçon. Tous les enfants des nombreuses femmes du conte sont des garçons. Si leur père meurt, c’est par ordre du roi, un homme. C’est le roi également qui réduit à l’état d’animaux les nombreux enfants-garçons. La jument mangeuse d’hommes est une femelle, elle n’intervient dans le conte qu’à la fin. Le jeune homme qui, à sa naissance, avait été protégé par sa mère est le héros du conte.

« M’Hand et l’ogresse » ne fait pas la part belle aux femmes. Dans le conte, c’est une ogresse, présentée d’abord comme une belle jeune fille dont le fils du roi tombe amoureux, qui devient son épouse cruelle. toujours prête à le dévorer. Le fils du roi est aidé à s’enfuir par une pouliche, née d’une jument qu’il a secourue, mais cette pouliche disparaît du conte sans laisser de traces. Elle lui a seulement permis, en volant dans les airs, d’entrer en rapport avec des oiseaux qui préviennent son père qu’il est poursuivi par l’ogresse. Et c’est un vieil homme sage qui dénoue l’histoire, par ses conseils judicieux qui font périr l’ogresse.

« Où est ton âme ? J’y mettrai la mienne » est un conte philosophique sur l’erreur dans l’amitié, c’est-à-dire sur le fait qu’un ami ne peut trahir son ami et compagnon et que le soupçonner est une trahison de l’amitié. Une jeune fille très belle, Joie de vie, dont la mère est une une ogresse est au centre de l’histoire, mais, à part la supercherie qu’elle invente contre sa mère l’ogresse, elle n’y joue d’autre rôle que d’être aimée par le fils du roi nommé Au delà de toute beauté et d’être aidée par Beauté, l’ami du jeune prince. Un épisode du conte lui donne son titre. Enlevé par le Ravisseur des mariées, la jeune fille lui dit qu’elle ne consentira à l’épouser que si il accepte de lui dire où est son âme, pour qu’elle la mêle à la sienne. Dès qu’il lui révèle où elle est, elle le dit à ses deux compagnons qui, s’emparant de l’âme du Ravisseur de mariées, le font mourir. L’ingratitude du prince se manifeste lorsque Beauté, qui l’a retrouvé après beaucoup de malheurs, veut tuer un animal qui menaçait Joie de vie. Lee prince croit, que par jalousie, il veut tuer sa femme. De chagrin Beauté se laisse mourir et n’est sauvé que grâce à un oiseau qui demande au prince de tuer son propre enfant dont la mère est Joie de vie, pour redonner une âme à son ami mourant. Ce qu’il fait. Mais le « création » veille à tout et ressuscite l’enfant. Le conte este très beau, empruntant des morceaux à des contes précédents, mais ce n’est que secondairement un conte d’amour entre un homme et une femme. C’est, à mon, avis, un conte sur l’amitié entre hommes. Il y a un mêlement (l’expression est de Mauss) d‘âmes qui échoue par la volonté de la jeune fille qui aime le prince et non le Ravisseur de mariées, et un mêlement d’âmes qui réussit : l’âme de l’enfant tué par son père le prince est donnée à l’ami mourant du prince, le sauvant de la mort, tandis que la « création » sauve de la mort l’enfant, en lui redonnant une âme. Le mêlement d’âmes est masculin. Quant au mêlement des âmes et des corps entre le jeune fille et le prince, pour laquelle elle se donne tant de mal, on n’en parle pas. Et je ne peux en parler, puisqu’il n’y a pas d’anthropologie de l’intime.

« Slilwan par delà la rivière de Kiruan »: dans ce conte, une mère et des frères parviennent à sauver leur fille et soeur Slilwan enlevée par un ogre. C’est la mère qui trouve un procédé qui pousse ses fils, avec l’aide d’un vieux sage, à retrouver leurs soeur. Mais l’ogre semble quelque peu amoureux de Slilwan qu’il ne dévore pas et maintient contre lui. Lorsqu’il la perd, il la cherche, la retrouve et tente de la séduire. Mais les frères tuent l’ogre « amoureux ». Cet ogre « amoureux » est, semble-il, une précaution de la conteuse pour préserver quelque chose qui ne doit pas disparaître.

Dans « Fibule d’argent », l’ogre ne dévore pas non plus la jeune fille dont il se contente de sucer, par le petit doigt, tout son sang. Imprudente, la jeune fille a dérobé dans le foyer de l’ogre la braise qui lui est nécessaire pour rallumer son propre foyer éteint par son chat. La jeune fille s’affaiblit. Aidés par un vieux sage, ses frères tendent un piège à l’ogre, en servant de la braise que Fibule d’argent lui avait empruntée. L’ogre explose et ses morceaux donnent naissance à une herbe contre les brûlures. Le conte n’est pas un conte d’amour, mais des métaphores y circulent : chat, braise, sucer le sang, petit doigt, braise de nouveau, enfin herbe qui guérit les brûlures. Ces métaphores semblent une sorte de précaution de la conteuse ayant la même fonction que dans le conte précédent.

« Le crapaud polygame » est un conte en forme de fable. L’histoire se passe entre animaux : un mâle crapaud et deux femelles, une grenouille et une fourmi. L’amour y est présent entre le crapaud et la fourmi. Mais, pour prouver à sa rivale que le crapaud l‘aime plus qu’elle, la grenouille invente une ruse. C’est le crapaud qui déjoue la ruse de la grenouille. La morale de l’histoire est apparemment en faveur du mâle.

Dans le dernier conte « Le laurier et la rose », l’amour ne réunit un époux et une épouse que dans la mort. Les péripéties de l’histoire font apparaître un homme blanc, fils d’un roi des génies, et un homme noir esclave. Une jeune fille qui vit dans un palais et refuse tous les prétendants épouse l’homme blanc, fils de roi. On ne parle plus de l’homme noir esclave. Elle est enceinte, mais le jeune homme, son époux, est rappelé par le roi son père qui veut le marier comme il l’entend. Celui-ci promet à sa femme de revenir. La jeune fille l’attend, puis, pour le rejoindre, se déguise. Elle arrive au palais du roi des génies, son mari la reconnait et exige qu’elle entre, avec l’âne qui la portait, dans la chambre nuptiale où se trouve la nouvelle mariée. Désespérée, le jeune fille déguisée se jette par la fenêtre, parvient à se faire tuer par un arbre, son mari la suit dans la mort et la nouvelle mariée, tout aussi désespérée que la précédente, se tue aussi. Seul l’âne reste vivant. Le conte s’achève par une allégorie : deux roses séparées par un laurier et se penchant l’une vers l’autre. Un vieux sage interprète pour le roi cette allégorie ; ce dernier doit enlever le laurier pour que les deux roses se rejoignent dans la mort.

On le voit, dans ces vingt contes, l’imaginaire féminin, celui de femmes dominées par des hommes, s’en donne à coeur joie, pour multiplier les actes magiques d’hommes, de femmes, d’animaux. L’ennemi(e), souvent présent(e) est l’ogre ou l’ogresse, qui sont des hybrides, soit entre homme et animal, soit entre femme et animal., bien qu’une des conteuses définisse un ogre comme un hybride entre homme et esprit, définition qui peut s’appliquer aussi à une ogresse Il est le dominant un peu extérieur que, homme ou femme, l’on peut vaincre. Par ailleurs, les statuts valorisés sont en général ceux des hommes. Less filles de rois sont mariées selon la volonté de leur père. Mais, comme je l’ai dit, quelque chose se glisse, ici ou là dans les histoires : un ogre « amoureux », un lien d’âmes, chemins de traverse des conteuses, comme si elles ne voulaient pas perdre tout espoir.

Louis Moreau de Bellaing

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Coordonné par Pierre Bras, Corps sexué, corps genré : une géopolitique, L’Homme et la Société, n ° 283-284, (1 – 2), Paris, L’ Harmattan, 2017

Si le corps sexué et, aujourd’hui, le corps genré ne parviennent pas, dans les représentations qui en sont données, à mettre en cause l’oppression qui pèse sur eux lorsqu’il s’agit de corps hétéro-normalisés ou hétéro-normativisés, la conception d’une géopolitique des corps humains s’impose. Mais seule l’idée d’une auto-émancipation, articulée à cette géopolitique, peut parvenir à instaurer, a minima, la liberté et l’égalité entre et en ces corps d’êtres humains, indépendamment des différences et des perceptions sociale de ces différences qui peuvent être produites par des corps humains entre eux.

Si l’on fait quelque peu abstraction des rubriques habituelles qui apparaissent dans chaque numéro de la revue, on peut répartir les articles des auteurs et auteures en trois grandes catégories : 1/ des articles qui se veulent théoriques comme l’éditorial et l’article de Michel Kail, l’introduction de Pierre Bras, auxquels on peut ajouter un article sur Heidegger et la question juive, une note de lecture sur un livre de Geneviève Fraisse et celle que j’ai faite sur Marcel Bol de Bal et son Eloge du phallocrate, 2/ le débat théorique Butler/ Mitchell qui comporte cinq articles 3/ des articles sur des terrains, néanmoins théorisés : le mariage transgenre à Hong-Kong, la fragmentation des corps et celle des droits, l’émigration rom, le processus d’écriture et l’authenticité, corps et mémoire, une présentation des trois tomes du roman de Virginie Despentes,Vernon Subutex, un article sur les nounous, le terrorisme anti-avortement au Etats-Unis, C’est dire la richesse de ce numéro de l‘Homme et la Société. Je ne pourrai rendre compte de tous les article, mais je m’efforcerai, autant que possible de rappeler l’essentiel. de ceux de la première et de la seconde catégorie, laissant, faute de place, aux lecteurs et lectrices le soin d’apprécier les articles de la troisième catégorie plus concrets.

Dans son éditorial intitulé « Renouveau politique ? » Michel Kail pointe d’abord le ralliement historique de la gauche à l’économie de marché telle quelle est, ensuite la dépolitisation voulue de l‘économique et de l’économie, non seulement par les économistes et les praticiens économiques, mais par les politiques et les praticiens de la politique. .L’abolition de la distinction droite-gauche expulse du champ politique « le principe même de son extension » : l’égalité. Les hommes sont reconnus égaux parce qu’ils sont libres, ils ne sont pas libres en vertu d’une nature humaine. L’égalité est politique (au deux sens du terme politique). Tout comme le peuple, elle a à être. Elle n’est pas un fait sociologique ou anthropologique, mais, à mon sens, un repère limite indéterminé, mais repère limite quand même. Le pouvoir politique actuel, dans sa forme illégitime socialement et politiquement (au sens du politique), bénéficie d’une rencontre heureuse entre l’action humaine et un temps propice à une action bonne. disait Aristote; Mais la loi Travail et la répression policière (par exemple un flic giflant un adolescent de quinze ans ) viennent démentir aussitôt l’action « bonne ». Michel Kail et Richard Sobel veulent bannir, dans le présent, le terme démocratique. Mais la démocratie n’est pas seulement le régime politique, elle est aussi une manière de vivre en société. Or il me semble qu’iil faut témoigner, comme le font les deux auteurs, notamment par leurs travaux, que cette manière de vivre en société est toujours là. C’est le régime politique qui est oligarchique – mais il n’y en a en jamais eu d’autre en démocratie – . Ce n’est pas une oxymore de parler de démocratie oligarchique à propos d’un régime politique. Cela s’inscrit dans ce que l’auteur appelle, à mon avis fort justement, une « théodicée démocratique »

. La brève présentation du numéro, par Pierre Bras, tout particulièrement des » querelles transnationales sur l’oppression et le sexe » , rappelle d’abord le livre de Juliet Mitchell publié en 1974, ,Psychanalyse et féminisme, où elle cherche à penser l’oppression des femmes. Bras rappelle également le symposium de Cmbridge en 2009 intitulé Oppression et révolution, où chaque communication était consacrée à un livre de Mitchell (qui prenait sa retraite). C’est Judith Butler qui a prononcé la conférence sur Psychanalyse et féminisme. Dans, ce numéro de L’Homme et La Société, on trouve la réponse de Juliet Mitchell à Butler avec des commentaire de Jacqueline Rose.

Peut-être, pour bien marquer l‘opposition entre les deux auteurs, faut-il partir de la question de l’égalité des sexes qui fut, déjà, avant la Révolution et encore plus après, jusqu’à maintenant, au coeur de la lutte des femmes contre l’oppression millénaire qu’elles ont subies et qu’elles subissent encore. Ma position de sociologue un peu anthropologue est que, même asservie ou en servitude volontaire, certaines femmes, sinon la plupart, étaient, sont plus ou moins conscientes de cette oppression. Les exceptions à son étendue étaient, sont rares. A peine 20% des sociétés humaines étaient matrilinéaires et uxorilocales, comme l’a montré Nicole-Claude Mathieu dans son dernier livre Une maison sans fille est une maison morte qui porte sur ce thème. Aujourd’hui les sociétés humaines restent très largement patrilinéaires et patrilocales (c’est le domicile du mari ou du compagnon qui prime). .

Juliet Mitchell, comme Freud, comme Lacan, reconnait la différence des sexes – au singulier – dans l’inconscient. L’enfant fantasme d’abord la mère et c’est lorsqu’il découvre le père qu’il fait la différence entre les sexes. Le biologique – auquel Mitchell attache encore une certaine importance – intervient, dans la différence des sexes, comme représentation, notamment dans le visible « masculin «  par rapport à l’invisible « féminin ». Mais, dans le type de société moderne, ce visible/invisible s’atténue, avec la connaissance que l’anatomie, la biologie et la physiologie apportent sur le corps humain. Qui parlait des ovaires et des ovules avant les progrès de la médecine au XIX°siècle ? Enfin Juliet Mitchell note que c’est par la transmission à l’inconscient à travers les générations – et non par un apprentissage quelconque – que se fait la prise en compte de la différence des sexes. Mitchell pense que la problématique de la lutte des homosexuels pour leur égalité de droits est différente de celle de la lutte pour l’égalité des sexes. La confusion des deux problématiques, celle de l’égalité des sexes – la différence étant au singulier – er celle du genre – à employer également au singulier – nuit à la lutte pour l’ égalité des sexes. .Il ne s’agit pas de mettre les deux problématiques en concurrence, mais plutôt de préserver l’efficacité conceptuelle aussi bien de la différence des sexes au singulier que de celle du genre également au singulier. Parler de genre humain , ou, en grammaire, de genre masculin et de genre féminin ne ruine pas la lutte pour l’égalité des sexes, à condition, dans le deuxième cas, de pratiquer l’écriture inclusive, qui rappelle opportunément que cette lutte est en cours ( en écrivant par exemple auteur-e-s et pas seulement auteurs).

Howard Chiang, nous dit Pierre Bras, met en évidence une sorte de concurrence entre les droit des homosexuels et celui des transgenres. Les transgenres ont obtenu, à Hong Kong, le droit de se marier. Solution choisie par le juge, dans un cas concret, ce luge se référant au fait que le mariage homosexuel n’est pas reconnu à Hong Kong. Mais Pierre Bras insiste sur la dimension géo-politique du débat. .Le juge évoque, pout statuer sur le cas, les décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme et la tradition chinoise. Il évoque également les liens entre les droits des homosexuels et les droits des transgenres. Un peu comme le juge luttant pour l’égalité des transgenres, Butler lutte contre la discrimination des homosexuels, Mitchell lutte pour l‘égalité des sexes. Elles ne peuvent être d ’accord. Michel Kail voit dans l’ « innocence du devenir » chez Nietzsche et dans l’«irresponsabilitéé » qu’elle suppoose un point départ pour la réflexion. Il me semble que c’est son commentaire qui est i important, car il refuse toute finalité en ce qui concerne le devenir et toute causalité qui le déterminerait. L’ »innocence » et l’ »irresponsabilité » sont une autre affaire.  Kail postule un anti-naturalisme rigoureux et un matérialisme libérateur. C’est aussi ma propre position. Le matérialisme échappe, selon Kail, à l’idée de causalité et conserve l’idée de liberté. La matière doit être conçue comme soumise au hasard. En multipliant les différences, Butler croit échapper au binaire qui en fait demeure, et, avec lui, la hiérarchie. L’accumulation des différences enferme dans l’identité. alors que l’idée de singularité excède la logique de la différenciation. L’abolition des genres et des différences soi-disant tolérées entraine une singularisation qui s’épanouit dans la socialisation. Enjeu géo-politique, dit Pierre Bras. L’enfermement dans l’identité ne permet pas d’opérer l’acte politique que requiert la lutte contre l’oppression. Tout se passe comme si la tolérance y suffisait. Si l’acte géo-politique se fait, un peu comme le veut Butler, dans un esprit de rivalité de pouvoirs, dans celui d’étendre les position identitaires aux dépens des relations de socialisation, cette extension provoque celle d’un angle mort qui occulte l’oppression. A propos de la fragmentation des corps, des droits et de la citoyenneté (thème qui fait l’objet d’un article dans le numéro), Bras évoque ces corps que l’on veut transformer en les artificialisant pour créer en quelque sorte de la « nature ». Le rapport entre cette soi-disant création de la nature et l’oppression se manifeste par le fait que cette esthétique inspirée de la nature s’est imposée. L’oubli de la différence des sexes, la « neutralité sexuelle » se signifient également dans le care (le soin) qui remplace la reproduction. Les riches ayant moins d’enfants font remplir les tâches familiales, qui auparavant incombaient aux femmes de la famille, par des étrangères plus pauvres. Le care devient ainsi un lieu d’indifférenciation qui empêche l’émancipation, notamment parce que le discours qui l’entoure oublie la différence des sexes, empêchant ainsi de voir la réalité à combattre : l’oppression. Par la géopolitique des idées à travers le monde, cette oppression commence à être niée dans son existence. La note critique de Richard Wolin « Heidegger : la question juive », qui ne se rattache pas explicitement au thème du numéro, soulève néanmoins une question de fond en ce qui concerne l’égalité des sexes. Heidegger ne parle jamais des femmes. Sa philosophie est faite pour les hommes, au masculin. Sur la discrimination, on peut noter que Georges Agamben élève de Heidegger, soutient que, si nous ne conservons pas le paradigme de l’anti-sémitisme, nous nous privons d’un mécanisme, ancestral et valable, permettant de critiquer les Juifs et le judaïsme.  Si tout propos critique ou négatif sur le judaïsme est condamné comme antisémite, cela équivaut à mettre les Juifs « hors langage ».. Pour Agamben, on peut penser que l’anti-féminisme maintiendrait les femmes « dans le langage ». En développant ses concepts d’être au monde, d’être dans le monde, d’oubli de l’être et en les accrochant, comme le montre Wolton, au concept de peuple tel qu’il le définit, Heidegger dit, par ailleurs, que les Juifs sont « hors peuple » et « hors monde ». Même s’il ne le dit pas explicitement des femmes, on peut se demander si cet homme qui aimait certainement sa femme et ses enfants, et qui fut, toute sa vie, amoureux d’Hannah Arendt qui était juive, ne met pas les femmes comme les Juifs « hors peuple » et « hors monde » (ce qui n’empêche pas les sentiments). Sttéfania Ferrando, dans sa note de lecture sur le livre de Geneviève Fraissse, « A côté du genre. Sexe et philosophie de l’inégalité », note que ce livre contenant la réédition de la Différence des sexes, de la Controverse des sexes et de nombreux articles, relève le défi d’une compréhension philosophique de la question des sexes. Cette réflexion se construit dans un rapport qui altère, en l’ interrogeant, la philosophie de la notion de genre. En se déplaçant, on dévoile de nouvelles possibilités et on peut porter le regard sur ce qui était auparavant caché. Il s’agit, en travaillant les rapports du sujet à l’objet, de penser une « sexuation du monde », d’envisager la question des sexes non comme une question particulière, mais comme un approfondissement de la compréhension de notre monde commun et de son devenir; Les axes majeurs de ce mouvement son, d’une part, une pensée de l’historicité d’une vie collective sexuée, d’autre part la centralité accordée à l’auto-émancipation par rapport à la domination. Je préciserai, pour ma part, qu’il s’agit d’une auto-émancipation approximativement légitime en référence à ce qu‘on peut appeler les repères limite de la condition humaine. La domination et l’excès de domination peuvent être approximativement légitimes, c’est-à-dire ne pas nuire à autrui et lui faire ce que je voudrais, ce que nous voudrions qu‘il nous fasse. Ce qu’on appelle la domination des hommes sur les femmes ou la domination masculine est un excès illégitime de domination, globalement et localement, à peu près partout (à peine 20% des sociétés humaines y ont plus ou moins échappé). Pour Fraisse, la différence des sexes est une catégorie vid , un lieu où s’échange de la pensée. Catégorie vide pour écarter toute définition naturalisée, ou psychologique, ou ontologique. C’est l’égalité et la liberté des femmes qui s’affirment aujourd’hui. La différence des sexes est un point incontournable (souligné dans le texte) de la constitution de la pensée et la structurant. La différence des sexes est un irréductible – ce qui selon moi, ne signifie pas qu’il n’y en a pas d’autres – « Il s’agit de considérer la question de la différence des sexes en référence (souligné dans le texte) à l’histoire, de montrer l‘historicité de la différence des sexes, en reconnaissant que les sexes font l’histoire et que l’histoire est sexuée. Par le concept de rupture, il devient possible de penser la question de l’auto-émancipation et, par cette voie, celle de l’égalité. L’historicité de l’auto-émancipation des femmes s’écarte de la simple histoire de la domination – pour moi elle est l’histoire millénaire de l’excès illégitime de domination des hommes sur les femmes -. Une historicité de la légitimation et de la légitimité sociales et politiques, notions tout aussi incontournables que celle de différence des sexes, peut contribuer à cerner l’inscription historique de l’auto-émancipation des femmes, bien avant 1830, déjà à la Renaissance, avec Christine de Pisan, au XVII° siècle avec un auteur-homme féminis
te, et à la Révolution française avec Olympe de Gouges. Historicité tramée de scansions temporelles et de ruptures jusqu’à aujourd’hui. Le projet d’auto-émancipation des femmes s’inscrit en tout état de cause dans un type de société radicalement nouveau, la société démocratique moderne avec sa démocratie oligarchique comme régime politique. L’égalité et les ruptures qu’elle introduit dans l’expérience politique (au double sens du mot politique) ne peut se concevoir sans la liberté et ses propres ruptures historiques. L’une d’elle est l’accès à la contraception c’est à dire, dans ce qu’on peut encore appeler le libre arbitre, l’emploi d’une méthode contraceptive. C’est le droit également de choisir d’avoir un enfant en le faisant ou en l’adoptant ou de refuser d’en avoir, le droit de décider de sa conception ou de décider de recourir librement et sans entrave à une méthode contraceptive ou, si la grossesse s’annonce, le droit de choisir et de décider librement et sans entrave de recourir à l’ICG. Ce droit de choisir, de décider d’accepter ou de refuser la maternité précède tous les autres. La liberté est une condition de l’égalité. La liberté qui qualifie la constitution d’un sujet, liberté inhérente à la condition humaine, est aussi liberté du désir Elle fait apparaître une loi propre au sujet humain. Je dirai que le désir exprime la loi, mais que la loi exprime également le désir, dans la mesure ou l’énergie humaine, ce que Freud appelait le pulsionnel, trouve sa limite en elle-même dans le politique qu’elle produit par rapport à l’objet – ici l’enfant -, C’est bien d’une loi propre au sujet humain, à tous les sujets humains qu’il s’agit, loi entérinée désormais, depuis 1975, en France, grâce à Simone Veil, par une loi juridique Par elle, les femmes se libèrent elles-mêmes de leur assignation à la nature par la disjonction entre l’acte sexuel et la reproduction et résistent, dans le même temps, à la domination masculine.. L’auto-émancipation inscrit liberté et égalité dans le type de société moderne,, Fraisse note que l’auto-émancipation et l‘historicité de la question des sexes permettent de penser, un incontournables. Selon moi, il n’y pas un, mais des incontournables, comme il n’y a pas un, mais des : le don, le commun et la différence, la légitimation et la légitimité, d’autres incontournable et irréductibles sans doute, qui tiennent à la condition humaine,. L’un de ces incontournables, à la manière du don qui enclenche les autres incontournables, s’implique à chacun d’eux : c’est ce que Fraisse appelle fort justement la sexuation du monde. Le genre peut être envisagé comme une proposition philosophique qui vise à dire la pensée sur la sexuation des rapports et à aller vers une généralisation qui dépasse la particularité du sexe. Mais le risque est double : enfermer le discours dans le dualisme nature/culture (sexe et genre), rester prisonnier d’une problématique de l’identité qui tourne en rond dans le dévoilement de la domination masculine. L’historicité et l’auto-émancipation, comme déplacement à côté, permettent de considérer le rapport entre êtres sexués, car c’est le rapport qui fait histoire.. La notion de contretemps (due à Anthony Giddens) vise, dans l’histoire de l’auto-émancipation, à saisir le propre de la temporalité des luttes pour l’égalité et la liberté des femmes par rapport à l’histoire officielle ou à celle d’autres mouvements d’auto-émancipation, Par la considération des contretemps, on saisit le moment où l’histoire des femmes fait apparaître leurs luttes comme intempestives, trop en avance ou trop en retard par rapport à l’histoire. On fait ainsi émerger les discontinuités et les divergences du projet politique (au deux sens du terme politique) d’auto-émancipation. Est mise en avant l’exigence d’une pensée  du positif, de l’affirmatif qui saisisse les logiques eu jeu dans la dynamique féministe et restitue la langue du construire plutôt que du déconstruire. A mon avis, l’un et l’autre sont nécessaires, à condition qu’elles ne franchissent pas la ligne, la zone rouges au delà de laquelle elles risquent, par excès de l’excès ou tout simplement par défaut, d’être illégitimes socialement et politiquement, c’est-à-dire de nuire à autrui. Si est posée, dit Fraisse la question du monde que nous voulons, le consentement peut alors être universalisé. Mais, selon moi, depuis toujours, la question du renoncement, appelé vis à vis du surnaturel sacrifice, s’est posée aux êtres humains, tout comme celles du don, de la transmission ou du permis/défendu. C’est le problème de leur excès illégitime qui se pose, dans la mesure où, par exemple, l’excès en forme de servitude volontaire ou l’excès par contrainte abusive sur l’autre en ce qui concerne le consentement nuisent à autrui. La servitude volontaire n’est pas ce que l’individu homme ou femme désire, c’est-à-dire un consentement voulu à n’importe quoi. Pour qu’il y ait consentement légitime, il faut l’autre, les autres face à soi et réciproquement. L’universalisation du consentement est degré de légitimation et de légitimité sociales et politiques (beaucoup plus que juridiques) qui mesure, par la responsabilité et la justice, celui du renoncement auquel, en référence au politique, à ses repères limite et à ses droits, chacun , chacune, et tous, toutes peuvent consentir.

Dans une note de lecture que j’ai faite sur le livre de Marcel Bol de Bal, L’Eloge du bon phallocrate, j‘ai tenté de montrer qu’en se bornant à la question de l’égalité des sexes sans l’historicité, l’auteur avait effacé l(histoire de la domination millénaire des hommes sur les femmes. En mettant face à face la bonne urocrate et le bon phallocrate, il les enferme, qu’il le veuille ou bon, dans une assignation à la nature. ,

Le débat Butler/Mitchel est évoquée par Mitchell dans une lettre à Pierre Bras, Juliet Mitchell rappelle sa rencontre avec le groupe PsychéPo et avec Antoinette Fouque qui le dirigeait. « Nous avions pris des positions différentes dit-elle, à partir du même matériel psychanalytique et des mêmes préoccupations féministes ». Elle pose ses propres questions : « Comment les femmes – la moitié du monde – vivent-elles, dans leur tête et dans leur coeur une définition de soi qui est fondamentalement une définition de l’oppression ? Il s’agit de se demander, non pas simplement : que fait l’oppression aux femmes ? mais : que font les femmes au concept même dans leurs/ nos joies et dans nos peines ? ».

Dans un texte intitulé : « Débattre de la différence des sexes, de la politique et de l’inconscient », Mitchell dit que « la différence des sexes prend forme à travers les prohibitions du désir et du meurtre, auquel tout sujet humain est confronté ». A mon avis, il s’agit , plus que du désir, de la pulsion de vie qui résiste à celle de mort. Elle est prohibée certes par l’individu et le groupe conscients, mais aussi inconsciemment par la limite que la pulsion de mort donne à la pulsion de vie. Cette limite se signifie dans le désir qui est impensable, non seulement sans la loi (au sens général du terme), mais surtout sans le politique. Quant au meurtre, il est la pulsion de mort lorsqu’elle agit sans limite sur des individus et des groupes, c’est-à-dire sans que la la pulsion de vie lui résiste suffisamment.

Gaëlle Rubin, auteure de « L’économie politique du sexe. : transaction sur les femmes et système de sexe/genre », dit que ses intérêts divergent de ceux de Mitchell, en ce sens qu’elle s’intéresse à l’oppression résultant de la domination hétérosexuelle. L’intérêt de Mitchell est plus centré sur la domination masculine. La problématique de la domination hétérosexuelle et celle de la domination masculine sont trop souvent confondues. Par ailleurs, Mitchell fait référence à un texte de Freud de 1933, où il dit que la féminité se définit à partir de la ligne qui délimite là où une femme ne peut pas être un homme et vice-versa. C’est le caractère de distinction entre les hommes et les femmes qui est commun (et non pas, à mon avis, universel) dans les sociétés humaines. Cette distinction n’a, comme l’a montré également Genevieve Fraisse, aucun contenu spécifique ou donné Si la sexuation est, selon moi, donnée, c’est à dire le processus par lequel les sexes sont humainement construits, la différence, la distinction des sexes ne l’est pas. La différence des sexes trouve son contenu de diverses manières, toutes liées aux interdits, aux prohibitions propres à la pulsion de vie et à la libido d’une part, à la pulsion de mort d’autre part.. L’une et l’autre ayant un socle commun et agissant l’une sur (‘autre. Selon Mitchell, si l’on développe son propos, les prohibitions, les interdits portent sur la pulsion de vie et la possibilité du désir, et sur la pulsion de mort comme imite à la pulsion de vie, celle-ci pouvant elle-même conduire au meurtre. Mitchell prend en compte le commun de la différence des sexes, mais également la variabilité du genre. Si l’on veut réfléchir au genre,, on peut parler de différences (au pluriel) des sexes. La différence des sexes et sa flexibilité – les différences de sexe – se retrouvent dans la prohibition de l’inceste et dans celle de la violence abusive du meurtre (la violence pouvant être aussi légitime). Prohibitions et interdits organisent la parenté. L’échange des femmes, Mitchell le pense plutôt comme une échange de droits sur les femmes. Mais ce qui l’intéresse, c’est ce qu’elle appelle la « loi » (les guillemet sont d’elle) au centre des relations de parenté, l’interdit pesant sur les relations sexuelles rangées sous la qualification d’ « inceste » et les formes d’atteinte à la vie que comprend la qualification « meurtre ». .Cette « loi » – que j’appelle le politique et ses repères limite – a ses effet sur la distinction toujours incertaine de la différence des sexes ; celle-ci est la frontière de part et d’autre de laquelle femmes et hommes, suivant leur apparence sexuelle reproductive, sont censé(e)s se tenir et ne se tiennent jamais complètement. L’objet du désir, dit plus loin Mitchell, est aussi étendu que le fantasme. Mitchell, avec une perspicacité apparemment simpliste, mais que je trouve singulièrement opérante, note que l’identification aux parents humains peut être prééminente dans la manière dont la personne est conduite dans le choix d’objet. Mais dit Mitchell, avec intelligence, le choix d’objet contient tous les objets non choisis. L’un des aspects de la transmission est, dans ce cas, la remontée aux parents et aux grands-parents .Je me borne à rappeler les thèses de Mitchell, et sa conclusion : que je fais mienne y compris pour d’autres faits auto-émancipatoires : « Le féminisme doit s’approprier la théorie et la pratique politique. Nous devons nous saisir du rocher qui bloque la rivière et le faire disparaître – je dirai plus prudemment : le diminuer au maximum -, combattre le contre-courant et aller de l’avant » Jacqueline Rose, lisant et écoutant Mitchell, dit qu’il s’agit de rapprocher l’activisme féministe et le langage de l’inconscient. L’intention de Mittchell, dit Rose, était d’analyser comment les hommes et les femmes vivent matériellement, en tant quhommes et femmes, leurs conditions d’existence ; elle voulait regarder comment la différence des sexes pénétrait la psyché et se logeait dans les recoins les plus profonds de l’esprit. .Rose dit que le mieux lui paraît être de penser dans des terme similaires à la fois la persistance et l’effacement de la différence des sexes. L’attention portée sur le caractère instable de la sexualité et du désir à a entrainé le risque de faire perdre à la loi de la différence des sexes sa position prééminente et de ruiner les transformations qui dépendent de la reconnaissance de la force de cette loi. Les vies sexuelles et leurs fantasmes sont prises en soi et pour soi pour s’être dispensées de la question de la loi. L’instabilité de l’inconscient est devenue une possibilité d’atteindre la liberté. mise au service d’un monde meilleur. La loi serait la réponse la plus imparfaite à nos pulsion les plu dangereuses. Si la transmission de la loi est invariablement contrariée, alors il n’y a pas de loi. Nous avons pénétré dans un monde adulte non genré. Des psychanalystes peuvent refuser ou accepter la maternité de substitution, non par acceptation ou hostilité de la maternité, mais parce que l‘un pense que la sexualité ne doit pas relever du domaine de la loi, l’autre pense que cette référence à la loi est nécessaire. Dans une introduction nouvelle à Psychanalyse et féminisme, Mitchell met l’accent, avec une force renouvelée, sur l’invariabilité de la loi. Rose pense aussi qu’on ne peut se passer de la loi. Pour Mitchell, la loi est tout près du sujet. Il y a disparité entre réalité et norme. Mitchell insiste sur le fait que la mère est psychiquement toute puissante pour le jeune enfant, qu’il n’y a a pas correspondance parfaite entre la culture et la façon dont nous vivons les uns et les autres et nous-même. Enfin , selon Lacan, il y a une perversion possible inhérente à la loi et un caractère frauduleux de ceux qui prétendent, illégitimement, l’incarner. (loi et surmoi).. Reconnaître la force de l’héritage et le rejet ou la reprise de ses pires excès, c’est reconnaître l’un des modèles les plus puissants et les plus pertinents pour réfléchir à la manière  d’éviter les pires composantes des identités ethniques, et communautaires tout en reconnaissant leur force qui demeure.

Toute la question, pour moi, est celle de la définition de la loi et de son origine. Qu’entendre par loi ? Dans la modernité, la loi au sens général du terme, c’est le politique. C’est la référence, pour moi, à des repères limite que tout le monde connait depuis toujours, sinon on n’aurait pas pu vivre n commun, mais qui précisément, avec la modernité, commence à s’expliciter. . La sexuation du monde, comme dit Fraisse, ou la loi de la différence des sexes qui est une loi si l’on veut, est, dans le conscient des êtres humains, sous l’ effet de la légitimation et de la légitimité juridiques, mais surtout de la légitimation et de la légitimité sociales et politiques que ceux-ci (les êtres humains) leur ( à la sexuation liée à la différence des sexes) donnent. Pour moi, l’avenir du féminisme comme celui d’autres tentatives d’auto-émancipation est à ce prix. C’est le combat contre les délégitimations, les illégitimations et les illégitimités sociales et politiques, combat de chaque jour, qui importe aujourd’hui, puisque le surplomb du surnaturel ne garantit plus aux êtres humains de la société moderne actuelle, sauf aux croyants en un sacré ou en l’une des religions monothéistes ou athée, un Salut quelconque.

L’article de Michel Kail s’intitule « Juliet Mitchell répond à Judith Butler. Nietzschéisme, anti-naturalisme, matérialisme ». Pour lui, ce qui donne sens à l’un et l’autre des partis pris, celui de Judith Butler et celui de Juliet Mitchell, c’est la réciprocité qu’il reconnait entre l’anti-naturalisme rigoureux et le matérialisme libérateur. La question de Kail est la suivante : comment mesurer les conséquences que la reconnaissance de cette réciprocité entraine sur la question de la différence des sexes et sur le traitement à réserver à la problématique du genre ? Pour ce faire, après avoir constaté que s’étaient défaits les liens qui rassemblaient la trilogie Marx-Nietzsche-Freud, il s’adresse principalement à Nietzsche qui dit : «  Je me suis toujours efforcé de démontrer l’innocence du devenir ; sans doute ai-je voulu par là conquérir le sentiment d’une pleine « irresponsabilité ». Ma…solution a été de nier toute espèce de fin et de comprendre que nous ne pouvions connaître aucune causalité ».Le principe ontologique, lorsqu’on l’avance, est l’être de part en part métaphorique du devenir. L’usage de la métaphore met en oeuvre la dualité du sens propre et du sens figuré. Or, dit Nietzsche, il n’y a pas d’Etre qu’on puisse rendre responsable du fait que quelqu‘un existe. On pourrait répondre aujourd’hui à Nietzsche, qu’avec les progrès de la médecine, un être humain qui fait un enfant, en sachant les risques que coure cet enfant à exister, n’est ni innocent ni irresponsable. Mais c’est principalement sur les soi-disant causes et finalités du devenir que Nietzsche insiste. .L’essentialisation (ou la naturalisation) c’est le mode de dénommer les dominé(e)s par les dominants, dit Kail, et il rappelle que c’est à tort que le déterminisme biologique fait figure de représentant du matérialisme. Après avoir mis en discussion les positions de Butler et de Mitchell – dont, à mon avis, il abandonne un peu vite la référence qu’elle fait constamment à la psychanalyse, non tant celle de Freud que celle de ceux et de celles qui, lui succédant, n’ont pas hésité à le critiquer -, il rappelle fort justement l’anti-essentialisme, le matérialisme et l’anti-naturalisme de Monique Wittig et de Christine Delphy.. Il aurait pu ajouter ceux de Véronique de Rudder. Ceux de Colette Guillaumin ne font pas abstraction d’une référence à l’inconscient. Quant à ceux de Nicole-Claude Mathieu, ils ne se séparent pas d’une analyse anthropologique constamment poursuivie, montrant, des le début( 1970), dans un article intitulé fort justement « Femme-nature, homme-culture », les dangers d’une idéologisation rigide et fausse de la dualité nature-culture. Les individus, dit Kail, (sont) confits dans leur « nature » de  propriétaire et leur devise est .« Notre liberté s’arrête là où finit notre champ et commence celui de l’autre ». C’était déjà la devise de Stirner qui n’y incluait pas plus que ne le fait l’individu propriétaire la liberté de l’autre. A cette devise Kail oppose celle de Bakounine : « La liberté de l’autre étend la mienne à l’infini ». Etre en soi, être pour soi, être pour autrui sont, dit Kail, strictement contemporains et de même valeur. Tous les trois sont à égalité constitutifs de la subjectivité; La singularité ainsi conçue et pratiquée est une réalité et une exigence. Une réalité parce que les trois modes d’être sont les éléments même de la subjectivité – encore faut-il analyser cette subjectivation et cette subjectivité non seulement philosophiquementt comme le fait Kail, mais anthropologiquement et sociologiquement, ce qui inclut son historicité -. Mais la singularité est aussi exigence parce que certaines configurations sociales délégitimantes, illégitimantes et illégitimes par rapport notamment à l’interdit de l’inceste et à celui du meurtre, suscitent la dislocation du subjectif. La désarticulation entre les trois modes d’être est provoquée et sollicitée par une logique qui est celle, selon moi, non pas seulement de la domination (car la domination peut être légitime), mais par la logique qui est celle de l’excès illégitime particularisé et globalisé de domination. Les droits peuvent y être et y sont souvent déformés, idéologisés négativement, biologisés, comme le montre Bernard Hours. Nietzsche dit : « Droits : : le plus puissant définit ceux des subalternes entre eux. Devoirs : le plus puissant définit ceux des subalternes envers lui ». On ne parle surtout pas d’obligations, parce que s’obliger soi-même suppose toujours l’autre. et que l’autre s’oblige toujours par rapport à un autre.que lui. Le dominant reprend à son compte le narcissisme auto-centré du propriétaire. Mais il a le pouvoir (j’ajouterai tout-puissant actuellement) d’y « intéresser » (j’ajouterai : de gré ou de force) les dominé(e)s. Les refus, les résistances, les guérillas, les ruses sont des formes de luttes à développer à la fois contre les formes particularisées de l’excès illégitime de domination (domination des hommes sur les femmes, discriminations, racismes, allophobies, ec.), et contre les formes globales que lui donnent le capitalisme libéral économique, les premières renforçant les secondes.

Les excellents articles sur des terrains divers ou proposant, comme celui sur le Subutex de Virginie Despentes, une interprétation littéraire, sociologique et anthropologique, sont à lire tels quels. Faute de place, je ne peux les commenter. Fort arbitrairement, je retiens l’un d’eux, celui que Alizée Delpierre a intitulé « Disparaître pour servir : les nounous ont-elles un corps ? «. Si je le retiens préférentiellement, c’est parce que, à mon avis, l’article tente d’aller jusqu‘au bout de ce qui peut être dit sur un tel sujet.. Les enfants devenus adultes qui ont été aimés de ces nounous-gardiennest pourront-ils, un jour, savoir, comprendre – et en tirer les conséquences pour eux-même et pour celles qui les entourent – que ces nounous qui les aimaient, dans le même temps, comme le raconte le roman de Leila Slimane, auraient pu les tuer ? Brièvement je mets en perspective les points principaux de l’argumentation de Alizée Delpierre. Son hypothèse est dans le titre de son article : pour servir surtout comme servante, il faut, tout particulièrement, faire disparaître son corps. C’est ce qu’avaient bien compris, deux auteurs Edmond et Jules de Goncourt (que Delpierre cite), d’une manière très positive pour eux, en utilisant l’un et l’autre leur servante comme objet sexuel, mais aussi d’une manière négative et subtilement condamnante dans leur roman Germaine Lacerteux.. L’auteure, pour rendre à la fois démonstrative et sensible son argumentation, s’appuie sur le roman de Leila Slimane, récent celui-là, et d’une toute autre teneur, D’abord quels sont aujourd’hui les critères de recrutement de la nounou ? Ce métier concerne des personnes qui, parce que les deux parents travaillent professionnellement, et sont suffisamment rémunérés, se substituent près de jeunes enfants, garçons et filles, à celle qui, pour les soins et la surveillance, accomplissait traditionnellement la fonction de gardiennage à la maison, c’est-à-à dire, le plus souvent à la mère. Le premier critère est d’avoir des papiers en règle, pour pouvoir faire appel, en cas d’urgence, à des services d’aide en dévoilant son identité. La nounou ne doit pas fumer, ni être trop vieille, ni être voilée ; elle doit être disponible. « La candidate blonde en retard, l‘Ivoirienne sans papiers et la femme obèse aux cheveux sales sont rayées de la liste » »La nounou trouve sa perfection dans son apparence discrète, polie et résolument docile ; elle doit incorporer l’habitus bourgeois de celle qu’elle sert et (être) avant tout une servante assujettie à ses maîtres par sa position sociale. Une fois au service de la famille, la nounou, censée s’occuper des enfants, cuisine, lave les pièces de l’appartement, le linge de la famille, fait les rangements. Elle devient employée de maison. L’activité de la nounou, même déclarée, n’a pas de contours juridiques précis. L’argent est de l’ordre de la vie privée, il est ce que les employeurs ne veulent pas savoir de la vie hors travail de la nounou. Elle sait tout de ses employeurs, mais eux ne savent rien d’elle. Cette règle que doivent respecter les employés domestiques est indispensable au travail à domicile. .Au square, entre nounous, on parle peu de soi. Néanmoins les parents et la nounou sont pris dans des relations fortes qui les rendent dépendants les uns des autres, à la fois professionnellement et émotionnellement. C’est précisément ce subjectif qu’il s’agirait d’analyser, aussi bien en sociologie qu’en anthropologie, par des analyses de discours sur des entretiens avec les parents et avec les nounous. Entretiens aussi peu directifs que possible. Et c’est, à mon avis, à ce niveau que littérature et sciences humaines sont face à face, attendant l’une de l’autre mutuellement ce qui leur manque., la littérature le subjectif dans son implication à l’objectif, les sciences humaines l’objectif dans son implication au subjectif. Quand l’auteur dit que la nounou n’a pas de corps pour ses employeurs, alors qu’elle a un rapport maternel et charnel à lieurs enfants qu’elle garde, suscitant parfois la jalousie de la mère, elle note elle-même qu’il s’agit d’une dimension centrale du travail domestique, dans lequel le corps des employés, bien que nécessaire à l’ouvrage, doit s’effacer. Le sur-dominant invisibilise, pour son propre usage, le corps de l’asservie, l’enferme dans un dispositif destructeur notamment de la liberté et de l’égalité. L’analyse de cet asservissement, qu’elle relève des sciences humaines ou/et de la littérature – comme l’auteure nous le montre dans le beau roman de Leila Slimane – peut contribuer, non seulement au combat contre l’oppression des femmes par les hommes, mais à celui contre toute oppression. 

Louis Moreau de Bellaing

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Ernest De Martino, La Fin du Monde, essai sur les apocalypses culturelles, Paris, Editions EHESS, 2014

La Fin du Monde d ’ Ernesto de Martino, l’ auteur de la Terre du Remords, est un livre posthume reconstitué par ses exécuteurs testamentaires. De De Martino lui-même, il ne reste que des notes de lecture d’auteurs divers (Sartre, Heidegger, Camus, Croce, etc) et quelques textes rédigés. C’est principalement sur ceux-ci que je m’appuierai, pour faire comprendre le projet de l’auteur. Giordana Charuty et Marcello Massenzio, dans l’introduction qu’ils ont donnée à l’ouvrage ou plutôt  à ce qu’il aurait pu être, s’efforcent de déceler la pensée directrice de l’auteur. Elle est faite de plusieurs composantes dont l’une consiste à se demander, à partir des diagnostics de « crise » et « déclin » de l’Occident, comment les transformer en symptômes pour redéfinir les rapports entre l’anthropologie et d’autres sciences sociales. Faisant référence à un autre ouvrage de De Martino, Le Monde magique, les auteurs de l’introduction rappellent que les sociétés dites primitives constituent ce que De Martino appelle le Monde magique. Pour  lui, « l’ethnologie atteint son but pour autant que l‘intelligence des cultures non occidentales suscite une nouvelle conscience critique au sein de la culture occidentale attentive à ses prérogatives comme à ses limites, pour les dépasser » . Ce que l’on peut retenir aujourd’hui de ce type d’argumentation, c’est qu’il ne s’agit pas de faire de l’européocentrisme face au monde magique, mais qu’il est nécessaire de faire l’histoire des religions, pour savoir ce qui caractériser ce que De Martino appelle la culture occidentale et ce que j’appelle, faute de mieux et avec d’autres le type de société moderne. « Il est désormais inutile d’en référer à l‘image du Christ, pour accueillir l’image de son prochain », disent les auteurs. Ils notent que De Martino distingue le psycho-pathologique au sens usuel du terme (études des troubles mentaux) des élaborations culturelles du monde magique, celui des sociétés, dites primitives. Il pense à la nécessité de mettre en relation le psycho-pathologique avec l’ histoire des religions. 

Dans un texte intitulé « Le problème de la fin du monde », De Martino note qu’actuellement, la question qui se pose, n’est pas seulement celle d’une catastrophe cosmique échappant à la volonté humaine, ni même celle d’une catastrophe nucléaire que l’homme peut contrôler, mais celle de la civilisation qui peut s’auto-anéantir par l’usage insensé du pouvoir de domination technique sur la nature utilisé pour anéantir toute possibilité de culture  et faire perdre le sens des valeurs intersubjectives de la vie humaine.De Martino pense qu’il y a, dans la culture occidentale,un éthos du dépassement de la vie vers des valeurs intersubjectives;.L’écroulement de cet échos entraine la perte de la distance entre ce que l’auteur appelle le « peut » et le « doit » et ce que j’appelle le pouvoir et l’obligation. Une conscience historique qui ne s’était jamais produite confronte notre époque à l’affirmation que le monde doit continuer, mais qu’il peut finir. L’homme, seul l’homme, porte l’entière responsabilité de cette obligation et de ce pouvoir qui n’est garanti par aucun plan de l’Histoire universelle, opérant indépendamment des décisions réelles de l‘homme en société .

Dans « Apocalypses du Tiers Monde et apocalypse européenne », ce que l’auteur appelle les mouvements prophétiques du Tiers Monde (on dirait aujourd’hui mouvements religieux dans la mondialisation et la mondialité ) ont subi l’influence de la tradition eschatologique du judéo-christianisme. Les mouvements prophétiques africains ont, en certains cas, reconnus explicitement cette influence, tandis que, dans d’autres cas, ce fut l’inverse ; par exemple, des traditions sacrées de sociétés amérindiennes ont influencé le mormonisme. La comparaison se fait entre deux perspectives gouvernée par un ethos de la confrontation entre des réalités historiques et culturelles auto-suffisantes se développant d’une manière dispersée, sans relation les unes avec les autres, et un ethos unificateur qui reconduit continûment les sciences de l’ homme à l’humanité que nous sommes ici et maintenant, dans la conjoncture historique et culturelle qui est la nôtre. Cet ethos unificateur ne peut se prévaloir d’un relativisme culturel. L’idéal scientifique ne consiste pas à considérer des hommes comme des fourmis, autrement dit à penser que l’humanité progressera fatalement vers une apocalypse sans eschaton, vers le naufrage de l’humain, prévision scientifique qui imposerait de s’adapter froidement à l’évènement, mais de prendre en compte les apocalypses. Il s’agit d’apocalypses sans eschaton (sans salut). La comparaison avec les prophétisme du Tiers Monde implique de connaître les apocalypses dans lesquelles, en tant qu’Occidentaux, nous sommes impliqués (ce qu’a fait, depuis la mort de De Martino, un auteur tel que Marcel Gauchet). Cela dans le but d’ouvrir une perspective où se déploieraient d’une manière médiatisée un être au monde et un être ensemble (je dirai un être en commun) compte tenu des différences historiques, culturelles et sociales possibles pour tous. Actuellement, une apocalypse occidentale insidieuse se caractérise par la perte du sens et de la familiarité du monde, le naufrage du rapport intersubjectif humain, l’appauvrissement des perspectives de fonder un futur commun reposant sur la liberté et la dignité (j’ajouterai la responsabilité et la justice) humaines, et, enfin, les risques d’aliénation qui accompagnent, si ce n’est le progrès, le technicisme et la fétichisation de la technique.

L’étude des apocalypses culturelles occidentales peut emprunter aussi une autre voie que celle de la comparaison entre prophétismes et sciences de l’homme : celle de la psychopathologie, qui témoigne de l’effondrement du monde et du rapport intersubjectif, de la catastrophe de l’humain et du mondain qui se joue dans les vécus de changement radical et de défamiliarisation du monde, dans les états de déréalisation, dans le délire de négation, dans le vécu de fin du monde. Les apocalypses culturelles ne peuvent être confondues avec les apocalypses psycho-pathologiques, dans la mesure où les premières peuvent jouer un rôle de réintégration et de production de valeurs intersubjectives. Mais la psychopathologie peut apporter à ces apocalypses culturelles un  éclairage qui se manifeste par le risque d’une crise nue, sans horizon. En conclusion, l’auteur promeut l’exigence d’une éthique de la rencontre et de la confrontation, de la relation et de l’unification, que l’humanité n’a sans doute jamais éprouvée d’une manière aussi dramatique qu’aujourd’hui. Trente après la mort de De Martino, on commence à se rendre compte que cette éthique qu’il promouvait se révèle insuffisante. Il faut lui ajouter l’explicitation d’un politique déjà là dans l’entre nous et qui, à travers les différences, soit perçue si possible, humainement, comme nous étant commun. Encore faut-il que le technicisme et la fétichisation de la technique accompagnant un ultra libéralisme économique qui envahit le social, le culturel, le politique et la politique, parviennent –et c’est la tâche de ceux et celles qui viennent– à se donner, par le politique impliqué dans le social, le culturel, l’économique et garantissant la politique, leur limite.

Dans un texte bref de deux pages, intitulé Le Projet, De Martino donne le plan de son ouvrage (qui sera remplacé par la suite par d’autres plans). Ce qui y domine, c’est son souci de faire une anthropologie critique de la civilisation occidentale en prenant comme repère l’ethnocentrisme culturel. Il met en rapport configurations culturelles et configurations psychopathologiques (ce que confirme, dans l’une des pages suivantes, l’un des deux préfaciers Marcello Massenzio).  « L’histoire occidentale, dit De Martino, se trouve soumise à un double traitement : servir de repère et d’instrument de mesure, tout en étant elle-même évaluée et remise en cause, dans l’exercice comparatif, afin d’élargir la conscience anthropologique  » . 

Dans le texte qui porte pour titre « Le cas du paysan de Berne », De Martino décrit le délire schizophrénique d’un paysan suisse. Ce dernier reproche à son père d’avoir déraciné un chêne. Du trou creusé par le déracinement l’eau jaillit et envahit la Terre entière, ne laissant vivants que les « étrangers », « les autres » et lui, le paysan. De ce délire du paysan de Berne, De Martino tire l’idée que la phénoménologie, notamment celle de Husserl et de Sartre n’a pas su écarter le sacré et le divin comme horizon, pour expliquer la crise existentielle du monde où nous vivons. Et il conclut ce texte en disant notamment : « Aujourd’hui le chemin est court qui conduit de l’homme à l’homme, tandis que celui qui passe par le divin apparait de plus en plus long et impraticable. Nos pères l’ont parcouru avantageusement par le passé et ce n’est que par ce détour (souligné dans le texte) qu’ils pouvaient se rencontrer. Mais ce qui était autrefois  « chemin, vérité, vie » signifie désormais obstacle, rupture des relations, évasion et mort. Et c’est de cette nécessité que nous devons prendre conscience pour y construire le nouveau régime de rencontre et de communication ». Il va de soi, à mon avis, que ce n’est pas le divin, ni les sacrés, ni les religions athées qui, sauf dans des fanatisme, sont obstacle, rupture des relations, évasion et mort, mais ce que la modernité, en construisant des religions séculières à prétention monopolisantes et didactiques telles que les totalitarismes et tel, notamment, que le capitalisme libéral, a fait des religions, des sacrés et du religieux. 

Les pages sur le mythico-religieux et l’éternel retour sont surtout des commentaires d’auteurs : Mircea Eliade, Pavese, etc. Sont rappelés les trois dispositifs du mythe : celui du mythique religieux qui va avec les grandes religions révélées ou les sacrés antiques ou anthropologiques ; le mythe de l’éternel retour qui n’est pas religieux et supprime, au profit du retour, la réversibilité ; enfin, dit de Martino, le grand problème de notre époque est celui d’un Salut de l’individu dans la société des hommes à travers une socialisation qui ne soit pas une massification, une bureaucratisation, une automatisation, un technicisme, une idolâtrie de l’Etat, une divinisation du chef, etc.. Il met en cause le temps cyclique aussi bien celui du mythe originaire qui se répète que celui de l’éternel retour : « Le temps cyclique est celui de la prévisibilité et de la sécurité. L’astronomie et les saisons lui offrent un modèle. Mais dans l’histoire humaine, le côté répétitif de la nature devient un risque. L’histoire humaine est justement ce qui ne doit pas faire retour, puisque cette réversibilité équivaut à l’effondrement de l’irréversibilité seule créatrice de valeurs ». L’auteur voit dans le temps cyclique un risque de naturalisation de la culture. Mais le problème est que De Martino ne parle que de la culture, jamais directement du social –il est vrai qu’il est anthropologue.  La catastrophe du monde et de l’être au monde, toujours dans un registre culturel, est un risque d’autant plus grand qu’il restreint la précarité du monde disponible avec ses instruments techniques et mentaux. Oui, mais où est le travail des êtres humains eux-mêmes par leurs pensées et leurs actes ? Le problème est ramené à celui de l’individu et de son Salut (sans doute par les valeurs) dans le monde moderne. 

En ce qui concerne les apocalypses psycho-pathologiques, De Martino, si l’on suit le commentaire de ses préfaciers, revient sinon au social, au moins au collectif. Ils notent que « l’effondrement de la co-construction de soi et du monde vient, au niveau spéculatif où se situe l’analyse demartinienne, se substituer aux théories phénoménologiques et existentielles de la vie psychique. Car l’accès au monde, tout comme le sentiment de soi, ne relève pas d’une perception individuelle, mais il est collectivement donné (c’est moi qui souligne et c’est, à mon avis, l’une des thèses du MAUSS). De Martino définit ce qu’il appelle un ethos du dépassement :  « Fond de familiarisation, horizon de disponibilité à valeur de domestication, surgissement de la présence comme recréation de valeur qui se reproduit continûment, sans jamais épuiser la totalité idéale de l ’être, ces trois moments constituent l’articulation concrète du dépassement de la vie » . Sans parler d’ethos, ni de dépassement, ni de totalité idéale de l’être, ce qu’on retrouve ici, ce sont de très vieux repères limite : l’identité  et la reconnaissance comme familiarisation, renoncement comme disponibilité à valeur de domestication (les parents), production d’oeuvres et d’actes sociaux et politiques comme surgissement du nouveau créant non seulement de la valeur mais renouvelant parfois le contenu social et culturel des repères limite. Le dépassement de la vie dans un ethos apparait plutôt à la fois dans l’implication et la distance que nous mettons entre nous et le politique. 

Abordant la question de l’apocalypse de l’Occident, De Martino compare effectivement des productions psycho-pathologiques à celles de l’art, de la littérature et de la poésie. « Des éléments communs peuvent surgir, disent les préfaciers. Cela signifie-il que Rimbaud, Sartre ou D.H .Lawrence relèvent de l’approche psycho-patholoqique ? Ils donnent une forme singulière à une expérience collective, mais on ne peut les considérer comme des malades délirants  ». De Martino le confirme lui-même en écrivant : « Manque totalement une confrontation systématique méthodologiquement fondée entre les manifestations dans le champ de l’art, mais aussi de la littérature, de la philosophie, des moeurs, et la documentation psycho-pathologique correspondante. Manquent également des règles méthodologiques claires qui définissent la collaboration entre l’histoire de la culture et l’anthropologue d’une part, le psychiatre d’autre part  ». Sur ce point ni Foucault (le philosophe) ni d’autres n’ont fait avancer les choses.

Il semble que, en posant le problème des rapports entre anthropologie et marxisme, De Martino pose celui de l’histoire. D‘après Simone Weil, Marx et, d’une certaine manière, le marxisme ont donné une histoire à ceux qui n’en avaient pas. D’où le refus de De Martino de rechercher du commun dans la condition humaine. Aujourd’hui, il me semble qu’il y a moins de contradictions entre une pensée historiciste et une pensée faisant sa part non à des principes, mais à des éléments communs de la condition humaine qui apparaissent mieux, notamment en anthropologie. Que ces éléments soient implicites ne les écarte pas pour autant de l’histoire et de la culture. Sur ce point, l’argumentation de De Martino – à coup sûr incomplète car interrompue par sa mort – semble néanmoins avoir quelque difficulté à aboutir à une ou des propositions provisoires. 

Les rapports entre anthropologie et philosophie sont fondés sur la culture et sur l’ethos du dépassement tel que De Martino l’a défini. Il faut y ajouter la valorisation et production de valeurs intersubjectives de la vie. L’auteur pense qu’on ne peut jamais s’abstraire de l’ethos du dépassement, pour atteindre une vie et une nature en soi indépendante de tout dépassement humain ou encore une valorisation exclusivement privée de toute autre perspective. L’ethos du dépassement devient la norme d’une vie qui se fait culture, norme déjà opérante lorsqu’elle demeurait implicite. Le devoir-être pour la valorisation intersubjective de la vie est un absolu qui, en tant que tel, met en cause les prétentions à l’absolutisation de chaque registre de valorisation des oeuvres et définit les limites à l’intérieur desquelles elles peuvent valoir. Mis à part l’ethos du dépassement qui me semble insuffisant pour justifier le légitime approximatif de vies humaines, on ne saurait mieux définir la légitimation et la légitimité approximatives dans une ou des sociétés. 

Louis Moreau de Bellaing

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Barbara Morovich, Miroirs anthropologiques et changement urbain, Qui participe à la transformation des quartiers populaires ? Paris, L’Harmattan, 2017, Préface de Monique Selim

Qu’en est-il réellement de ces fameux quartiers populaires dont la presse et les médias nous rabattent les oreilles, en les présentant parfois comme des lieux de non-droit ? A travers l’un d’entre eux, situé à Strasbourg où l’auteure a mené ce qu’on pourrait appeler une enquête participante, elle tente de faire comprendre non seulement l’histoire relativement récente de l’anthropologie urbaine, mais aussi comment, aujourd’hui, se jouent, dans ces quartiers, des sociabilités, des interactions entre individus ou groupes, des liens associatifs et des mesures diverses venues des pouvoirs publics. « Parfois, dit l’auteure, des individu(e)s, des associations parviennent à se frayer un chemin vers la déstigmatisation. Mais, le changement urbain rapide n’a pas souvent comme effet de diminuer les stigmatisations et les inégalités».

L’ouvrage se présente en quatre chapitres : « Pour une anthropologie dans les quartiers populaires », « Les coulisses de la recherche », « Faire société dans un quartier urbain imposé : le quartier strasbourgeois de Hautepierre », « La situation de rénovation urbaine au prisme de la participation : les transformations de l’engagement associatif ». Chaque chapitre est précédé d’une petite introduction qui définit le ou les problèmes posées dans le chapitre. Bien construit, écrit dans un style clair, cet ouvrage est, pour moi, un modèle de présentation d’une argumentation serrée à la fois théorisée et débouchant sur des pratiques – y compris sur celles de l’auteur dans l’association qu’elle avait créée – .Cela sur l’un des problèmes les plus difficiles qu’ils soient à aborder et à expliquer anthropologiquement : le vécu et la transformation du vécu de quartiers populaires.

Dans le chapitre 1, « Pour une anthropologie dans les quartiers populaires », l’auteure fait un bilan de ce qui s’est fait en anthropologie urbaine sur le sujet en France, en convoquant aussi des apports extérieurs.

Elle appelle précurseurs Chombart de Lauwe, Henri Lefebvre, et ne mentionne pas un géographe-urbaniste, André Georges proche de la sociologie et de l’anthropologie urbaine . Ils furent plutôt, en France des fondateurs que des précurseurs. Certes Henri Lefèbvre ne fit que tardivement des terrains dans l’urbain, abordant le rural (La Vallée de Campan), mais sa réflexion s’est étendue aujourd’hui notamment par son livre cité par l’auteure, « Le Droit à la ville », jusqu’aux Etats-Unis. Quant à Chombart, fort au courant des travaux de l’Ecole de Chicago, il fut réellement l’initiateur de la sociologie et de l’anthropologie urbaines en France, non au Centre d’Ethnologie sociale, mais au Centre de Sociologie urbaine (rue de la Tombe Issoire) qu’il quitta sans doute parce que les membres du groupe ne se ralliaient pas suffisamment à ses travaux sur les besoins et les aspirations. Mais ses ouvrages collectifs (Paris et l’agglomération parvienne, la Cité de la Benauge (à Bordeaux)) ont fait date. Commencés au Musée de l’Homme où Chombart était ethnologue, ils se sont poursuivis au Centre de Sociologie urbaine où œuvrèrent notamment, Paul Rendu, Maurice Imbert, Christian Topalov et Bernard Lamy. Il s’agissait déjà d’une socio-anthropologie beaucoup plus que d’une sociologie, malgré le titre du Centre. Mais ce qui intéresse à juste titre l’auteure c’est ce qu’elle appelle fort justement l’épistémologie de l’anthropologie urbaine et son positionnement au sein d’une tradition scientifique mouvante.

Après 1968, dans les années 70-80 et au-delà, deux écoles vont effectivement se partager, si l’on peut dire, le terrain de l’anthropologie urbaine en France, d’un côté Jacques Gutwirth et Colette Pétonnet, de l’autre Gérard Althabe et son équipe dont faisait partie Monique Selim. De part et d’autre, l’approche du terrain, la méthodologie et les engagements n’étaient pas les mêmes. Il s’agissait moins, à mon avis, d’une opposition théorique que de divergences sur la manière de faire de l’anthropologie urbaine. Monique Selim venait de la philosophie, Colette Pétonnet de la psychologie (non analytique).

Gutwirth et Pétonnet étaient des élèves de Bastide et de Leroi-Gourhan, Althabe était un élève de Balandier, auteur, notamment, de Sociologie des Brazzavilles noires qui, selon l’anthropologie britannique de l’Ecole de Manchester, ne faisait pas de grande distinction entre la sociologie et l’anthropologie. En 1979, parait, avec un certain retentissement, le livre de Isaac Joseph et Yves Grafmeyer sur l’Ecole de Chicago, où de nombreux textes d’auteurs de cette Ecole figurent, traduits en français. Sont redécouverts dans le même temps, par I. Joseph les travaux de Georges Simmel dont Robert Park, l’un des Chicago Boys, avait suivi l’enseignement, et ceux d’Erwing Goffman. Une importance nouvelle est donnée aux études de cas, au

« localisé », à l’approche biographique et à l’observation des pratiques. Revenue des Etats-Unis, Anne Raulin enseigne, à Vincennes, les méthodologies de l’Ecole de Chicago. Enfin, l’auteure note l’importance de la publication en France, en 1980, du livre du suédois Ulf Hannerz, « Explorer la ville », qui insiste sur la spécificité des rapports sociaux dans la grande ville et de ceux sur la scène anonyme des lieux publics. Gutwirth met en réseaux l’anthropologie urbaine française avec les recherches des Urban studies développées aux Etats-Unis. La question de la distance avec l’objet, celle de l’unité de l’objet suscitent de vifs débats. En 1984 est fondé par Gutwirth et Pétonnet le Laboratoire d’Anthropologie urbaine à Ivry. Il recommande non seulement l’unité de l’objet, mais l’« observation flottante », déjà expérimentée par Colette Pétonnet dans son livre « Ces gens-là » sur une cité de transit et dans celui sur les bidonvilles intitulé « On est tous dans le brouillard ».

Althabe réunit en 1979, une équipe de recherche, l’Equipe de recherches d’Anthropologie urbaine et industrielle, qui deviendra Le Centre d’Anthropologie des mondes contemporains (1994). Dans un texte, Pétonnet parle d’ « ethnologie du monde moderne », ce qui semble rapprocher les deux laboratoires, mais le Laboratoire d’Anthropologie urbaine cherche délibérément à privilégier la construction d’un objet circonscrit et découpé. Althabe, lui, est plus sensible aux dynamiques et aux conjonctures qu’aux structures. Il fuit, comme Gutwirth et Pétonnet, la tradition rurale « exotisante », mais il élargit le terrain aux questions contemporaines et n’écarte pas une attitude engagée. Alors que Gutrtwirth maintient une distanciation avec l’objet, Althabe prône plutôt une implication maîtrisée. Il pense que l’ethnologue est toujours acteur, qu’il le veuille ou non, sur le terrain qu’il étudie. Il semble que l’anthropologie, urbaine ou non, soit plus en prise aujourd’hui avec la contemporainéité, et que l’implication soit aussi importante qu’une certaine distance.

Il semble également qu’aujourd’hui le débat entre les deux écoles a vieilli. D’abord ils furent d’accord sur l’essentiel à l’époque : ne pas faire d’anthropologie exotique. Ensuite Colette Pétonnet ne s’est jamais voulue une théoricienne de l’anthropologie. Elle a innové, en allant, dès les années soixante, en tant qu’anthropologue, sur des terrains – les cités de transit, les bidonvilles – où ses collègues masculins et féminins ne s’aventuraient pas encore. C’est Gutwirth qui, à la fois, cherchait les convergences avec l’autre école, celle d’Althabe et maintenait les divergences : le regard éloigné (celui de Lévi-Strauss) et l’objet découpé et circonscrit. On ne peut nier, que, du point de vue de l’observation et de la connaissance des terrains, le Laboratoire d’Anthropologie urbaine a apporté beaucoup, tant en ce qui concerne des démarches que du recueil de résultats. En revanche, le « regard éloigné » ne l’était pas tant que ça. C’est plutôt du côté de la micro-anthropologie que les choses ont changé. Non que l’observation dite « flottante » n’y soit pas inclue. Mais découper à l’avance son objet : une cité, un bidonville, un cimetière, serait difficile à accepter par un(e) anthropologue aujourd’hui. Il/elle l’inclurait dans son contexte sociologique et anthropologique : par exemple, classes, catégories sociales, divisions du social, etc. Qui plus est, la plupart reconnaissent qu’une implication, voire un certain engagement peuvent coexister avec une distance maîtrisée. L’auteure dit fort bien, à propos de son objet de recherche, les quartiers populaire : « D’une lecture focalisées (en l’occurrence) sur les déviances, je passe à une lecture des transformations ». Barbara Morovich choisit, faute de mieux et sans y adhérer, de mettre en discussion une anthropologie du développement. Qu’est-ce que le développement ? Est-ce le changement social ? Ou est-ce le développement après le sous-développement ? Il s’agit bien, comme le dit l’auteure citant Donzelot, de la rénovation urbaine conçue comme une transformation des structures spatiales des banlieues qui permet d’y instaurer une (assez utopique) mixité sociale. C’est le lieu de rappeler que les « précurseurs » de la sociologie et de l’anthropologie urbaine luttèrent tant et plus contre la construction des cités urbaines et des villes satellites qui tendaient à ghettoïser les populations.

Dans le chapitre 2, Barbara Morovich fait assister le lecteur à sa propre réflexivité dans sa propre subjectivité en ce qui concerne le choix, la conception progressive et la mise ne place difficile de sa recherche.

Elle a choisi ce quartier populaire de Strasbourg, Hautepierre, qui lui offre à la fois les possibilités d’estimer ce qui s’est produit dans ce quartier depuis sa création – point sur lequel elle reviendra dans le chapitre suivant – jusqu’à la décision de la municipalité, aidée de services publics, d’en entreprendre la rénovation. L’auteure ne cache pas que la naissance de sa recherche vient d’abord d’émotions, celles qu’elle éprouve devant la méfiance de l’autre, le sentiment d’exclusion de certains groupes, la peur. Les contradiction sont reprises par elle entre le conçu du projet urbain, son vécu, et également les oscillations des points de vue dont l’écart majeur est celui qui se manifeste entre le regard des habitants sur les espaces de leur cité et celui des « extérieurs » globalement négatif.

Imprégnation par le lieu de l’enquête et les contacts avec ceux et celles qui y vivent, positionnement progressif par rapport à l’intérieur et à l’extérieur, choix de son camp par la chercheuse : celui de ses interlocuteurs et interlocutrices en «conversation compréhensive », par

notations sur un cahier de bord, et « observation flottante », mais aussi par engagement au sein d’une association, Horizome, La spectatrice engagée qu’est l’auteure accroche sa recherche à la fois au terrain, à la réflexivité et à une méthodologie souple. Faute de place, je ne peux entrer dans les détails de son parcours dont elle rend compte elle-même mieux que je ne sautais le faire. Son positionnement n’est pas seulement « moral », fondé sur des valeurs auxquelles elle tient, mais se veut, à mon avis, également, légitime, en se fondant sur des repères limite comme la transmission, le don pour recevoir et celui pour l’échange, la reconnaissance de chaque individu(e) dans sa singularité, mais aussi dans son contexte social et politique, et celle de groupes dans leur identité propre et non pas seulement celle que leur donnent les administrations.

Le chapitre 3 s’intitule « Faire société dans un quartier urbain imposé:

le quartier strasbourgeois de Hautepierre ». D’abord l’auteure s’efforce de montrer, à travers des témoignages de l’époque, c’est à dire du milieu et de la fin des années soixante, non ce que furent, mais comment ont été perçus les grands ensembles par l’opinion publique c’est-à-dire celle du haut de la classe moyenne et de la bourgeoisie reflétée dans certains médias. Elle note que les fameux grands ensembles ont été construits – comme ce fut le cas de Hautepierre dans

les années soixante-dix – sans aucune consultation de la population qui devait les habiter. Conçus comme des habitats destinés aux membres de la classe moyenne et de ceux de la classe ouvrière qui vivaient souvent encore dans des logements insalubres – qu’il ne fut pas question ou rarement de réhabiliter là où ils se trouvaient c’est à-dire dans les villes ou en banlieue -, la construction des grands ensembles se fit à l’extérieur non seulement des centres ville, mais le plus souvent à la périphérie des banlieues sur des terres rurales converties en terrains constructibles. L’habitat en hauteur permettait d’épargner tout financement onéreux qui aurait été nécessaire pour des bâtis sur un plus large espace. Ces bâtis auraient mieux convenu à des familles paysannes ou ouvrières d’origine paysanne peu habituées, même si, pour les ouvriers, le logement en ville ou en banlieue était trop exigu, à un habitat collectif d’une telle ampleur. Cela dit, Michèle Huguet n’avait pas tort, au moins au début, de s’opposer à Chombart qui voyait dans le grand ensemble un facteur possible de troubles psychiatriques et de faire valoir qu’au moins à ses débuts, si l’habitat était imposé et non adapté aux populations, les employé(e)s et les ouvriers qui y venaient néanmoins à cause des loyers abordables, y vivaient comme ils/elles avaient vécu ailleurs, mais avec un meilleur confort.

Barbara Morovich note que la stigmatisation des grands ensembles est apparue avant l’entrée de populations dites migrantes dans ce nouvel habitat. On peut ajouter que si la construction en hauteur relevait de la

volonté des promoteurs immobiliers de faire le maximum de profit avec le minimum d’investissements, le choix de reléguer la population

ouvrière et celle du bas de classe moyenne hors des centres-ville et de leur périphérie immédiate fut un choix politique au double sens du terme : mettre fin à la mixité sociale et isoler des populations peu souhaitées dans les centres-ville et les banlieues résidentielles. La stigmatisation par les médias, et l’opinion publique incriminant à la fois les lieux tels que les promoteurs immobiliers les avaient bâtis et la population qui y logeait, commence quand les habitants issus de la classe moyenne les désertent, après y avoir trouvé, comme le montrait Michèle Huguet, une « étape » entre le logement plus ou moins insalubre et un logement habitable en grande banlieue. Les habitants et habitantes ouvrier(ères) se sont retrouvés entre eux et elles, dans les

grands ensembles, un nombre important d’entre eux devinrent chômeurs quasi permanents vivant des aides du Service social, puis, plus tard, des minimas sociaux. La stigmatisation extérieure et interne augmenta avec l’immigration, elle était déjà largement médiatisée au temps où Althabe et son équipe faisaient leurs enquêtes. La situation de procès évoquée par l’auteur à propos des écrits d’Althabe et de Selim se mesure à une sorte de norme admise, grosso modo, celle familiale, pour ceux et celles qui étaient encore là, des membres du bas de la classe moyenne. Cette situation de procès entretint effectivement, à l’intérieur même des cités HLM, les discordes et les rejets. Rejets vis à vis de ceux et de celles, notamment, étranger(ère)s ou/et d’origine africaine ou maghrébine très vite racisé(e)s et stigmatisé(e)s, tandis que les médias et l’opinion publique, surtout celle de de la classe moyenne et de la bourgeoisie, répandaient à l’extérieur des cités cette stigmatisation et cette racisation de leur population.

L’intérêt que présente l’analyse historique et sociologique du quartier de Hautepierre faite par l’auteure est qu’il ne s’agit pas, même s’il est, lui aussi, imposée sans aucune consultation de la population, à proprement parler d’un grand ensemble. Les immeubles, sur les photos, ne dépassent pas six étages. Prévu pour être un quartier de Strasbourg, il est conçu et réalisé selon les plans d’un architecte qui y prévoit des espaces verts et des aménagements qu’on ne trouve pas dans les cités HLM. Hautepierre se conçoit, au départ, comme la réalisation d’une sorte d’utopie urbaine se donnant comme visée le

« vivre ensemble « et le « bien vivre ». La population qui y vient d’abord est, comme dans un grand ensemble, dans ces mêmes années soixante-dix, des employé( e)s et fonctionnaires de la classe moyenne et des familles ouvrières. Comme la cité dépend administrativement de la municipalité de Strasbourg, des associations vont se constituer pour défendre les intérêts des habitants du quartier. Par exemple, ceux-ci et les associations protestent contre l’absence d’espaces sociaux réservés aux associations dans les immeubles. Ces associations se réunissent dans les caves qu’elles aménagent elles-mêmes, sans éviter l’humidité et le froid. Des sociabilités se constituent soutenues par un tissu associatif très riche. Mais un témoignage montre que de subtiles discriminations se font déjà au niveau des enfants d’ouvriers et d’employés. Entre les enfants d’employés, on s’appelle pour venir jouer. Mais on n’appelle pas les enfants d’ouvriers qui viennent d’eux-mêmes, et tous jouent ensemble. Il semble que jusqu’en 1980 la population est majoritairement française et blanche. « A partir des années 1980, dit l’auteure, les images et les discours se distinguent de ceux du départ. Ils mettaient surtout l’accent sur l’effort commun de construction d’une nouvelle société. Un sentiment de déclassement est ressenti par les habitants, ouvriers ou appartenant au bas de la classe moyenne. Ils pointent du doigt des groupes sociaux nouvellement arrivés (les populations étrangères, non blanches) qui provoquent dans les groupe des « pionniers » un rejet « moral » ». On retrouve ici la situation de procès par rapport à une norme familiale, mais vient s’y ajouter, comme dans d’autres cités HLM, l’étranger .comme cible idéologique. « Les familles, qui en ont la possibilité envoient leurs enfants ailleurs que dans l’école du quartier, pour qu’ils ne deviennent pas des voyous ». Cette remarque d’un témoin, on l’entend partout où une soi-disant homogénéité sociale se croit menacée par une hétérogénéité qui lui est étrangère.

Le chapitre 4 « La situation de rénovation urbaine au prisme de la participation : les transformations de l’engagement associatif » est consacré principalement à la rénovation urbaine du quartier de Hautepierre.

Ce que l’auteure donne comme présupposé, c’est que les effets de l’engagement associatif dans un situation de baisse de l’emploi peuvent conduire à la concrétisation d’un projet professionnel et à modifier des trajectoires sociales. La situation de rénovation engendre une refonte importante de la manière de s’associer. Le principal enjeu est la volonté d’affirmation personnelle et de construction de soi tantôt au détriment, tantôt en accompagnement de l’action collective. Cette situation produit une compétition pour l’obtention des budgets fournis par l’action publique, municipale ou autre. Des tensions existent entre des structures, mais les solidarités se déploient dans de fréquentes actions non contestataires, actions portées par les institutions et parfois instrumentalisées.

Deux dynamiques apparaissent : d’un côté les actions menées par une association artistique, Horizome, largement externe au quartier, d’un autre côté une recomposition socio-spatiale au sein des associations de quartier issues d’individu(e)s d’origine migrante. Les projets de rénovation sont portées par les différentes municipalités strasbourgeoise : celle de gauche (Catherine Trautmann), celle de droite (Robert Grossmann et Fabienne Keller), de nouveau celle de gauche (Roland Ries). Le projet de la municipalité de droite se caractérise par le fait qu’il veut supprimer à Hautepierre ce qu’on appelle les mailles, espaces où il est interdit aux voitures de circuler. Cette municipalité envisage d’y tracer des axes routiers. Dès 1994, le quartier est désenclavé et désormais relié au centre-ville en moins de quinze minutes de transport en commun. Mais les habitants sont mis en face d’un projet ficelé dans ses grandes lignes sans qu’aucune consultation ou enquête ne soit menée près des habitants, dans le but de comprendre les usages des résidents.

Il s’agit, dans le projet, de casser les dynamiques déviantes et de rendre le quartier attractif pour des membres de la classe moyenne. Se fonde une association, l’Association des Résidents de Hautepierre avec des membre venus de la classe moyenne et en relation privilégiée avec les institutions. Elle ne représente pas les habitants les moins favorisés. A partir de 2008 (Roland Ries), par la mise ne place d’un conseil de quartier et surtout d’ateliers, il s’agit d’encourager les classes plus favorisées que les classes dites populaires (ouvriers, migrants) à revenir s’installer dans le quartier à travers des programmes d’accession la propriété. Le conseil de quartier et surtout les ateliers concernent les associations et leurs membres qualifiés de

« forces vives » par la municipalité et distingués de ceux qu’on appelle « les habitants ». Les forces vives ce sont principalement les associations, alors que les habitants restent empreints d’une connotation négative. Les chargés de mission du PRU (Projet de Rénovation Urbaine) présentent aux membres des associations les avancées du projet, les membres des associations en informent ensuite les habitants. Ces associations les « forces vives » ne sont pas des forces propositives. Deux associations et Horizome (l’association qu’a créé et dont faisait partie l’auteure) avaient suggéré la création d’un groupe inter-associatif pour questionner le projet à venir. L’élu du quartier a convoqué les trois associations et leur a intimé l’ordre de cesser cette démarche. Plusieurs associations dont une cultuelle se marquent par leur engagement et proposent des actions éducatives en direction des jeunes défavorisées. L’une de ces associations est composée de bénévoles d’origine maghrébine.

Existe également une association d’habitants jardiniers. Mais le but principal de la municipalité est de tenir les porteurs de projets informés de l’avancement du PRU (Projet de Rénovation Urbaine), mais non de le co-produire avec eux. La mise en place des ateliers, incluant les « forces vives », vise à impliquer les habitants. A l’aide de plans, on leur demande ce qui marche et ce qui ne marche pas au sein du quartier. Cette démarche permet une proximité moins ponctuelle entre l’équipe du PRU (Projet de Rénovation Urbaine) et les habitants. Mais on ne sait pas comment les résultats récoltés sont intégrés à la démarche globale du projet. Quant au conseil de quartier, il semble cautionner des décisions déjà prises dans leur globalité, non à favoriser un réel recul vis à vis des projets en cours.

Au travail des ateliers s’ajoute la démarche dite déambulatoire, mise au point par l’auteure anthropologue et des éducateurs. Il s’agit de bâtir un questionnaire pour atteindre le plus grand nombre possible d’habitants. Pendant quelques semaines, plusieurs groupes distribuent

les questionnaires et les récoltent une fois remplis. Les pouvoirs publics et la municipalité cautionnent ce questionnaire Mais pour l’analyse des réponses, ils se tournent vers une structure extérieure, dépossédant les initiateurs de leur démarche et refusant d’en faire une méthode générale. Et ils poursuivent la réunion des ateliers. Malgré quelques progrès et résultats dans la concertation, il ne s’agit pas de créer un espace de débat politique (notamment au sens du politique), mais d’instaurer une modalité « technique » de l’information gouvernementale. Le contrôle politique ne permettra pas à Hautepierre la mise en place d’une véritable « culture de négociation ».

Dans des entretiens semi-directifs fait près d’un échantillon d’ habitants de toute origine sociale, une question plus ouverte était posée : il s’agissait de définir Hautepierre en trois mots. Sur 112 mots récoltés, 29 sont clairement négatifs, mais 83 sont positifs. L’auteure y voit une volonté de renverser l’image stigmatisante du quartier donnée par les médias et l’opinion publique. J’y vois aussi, pour ma part, une petite analyse de discours qui nous renseigne un peu sur le subjectif du collectif constitué par les habitants. Sans doute, si elle était poursuivie, témoignerait-elle de la même manière de la valorisation apportée au quartier par des productions artistiques dont Horizome est l’une des associations initiatrices, également celle qu’apporte les tentatives de maintenir une « mémoire collective » et individuelle de Hauteopierre – points sur lesquels je ne peux m’étendre longuement ici -.

« L’impact des projets culturels portées par des acteurs de classe moyenne extérieurs au quartier a un rôle majeur. Ces nouveaux projets cohabitent avec d’autres : une mosquée, un restaurant associatif, etc. La résistance à l éradication des pratiques populaires se fait sous forme de ruse, la négociation des projets se fait en échange d’une position consensuelle ». Cela veut dire, à mon avis, que les habitants de Hautepierre acceptent le projet de rénovation urbaine de la municipalité, mais en échange du maintien relatif de pratiques populaires et d’interventions culturelles et artistiques moins élitistes qu’ailleurs. Enfin il faut noter que de longs entretiens auprès d’habitant(e)s de toute origine sociale témoignent qu’il y eut et qu’il y a, malgré les oppositions, une certaine solidarité entre catégories sociales apparemment disjointes ( classe moyenne, ouvriers, migrants)

En conclusion générale, l’auteure confirme ce point de vue : « Il y a urgence à reconnaître la fabrique du lien social des quartiers populaires et à donner de la valeur à des entreprises méconnues » (comme celles de résistances à la disparition des espaces verts, de valorisations artistiques et culturelles, de négociations pour un maintien relatif de pratiques populaires). Quant à la réduction de l’écart entre les quartiers populaires et les autres, elle ne se fera pas seulement par une acceptation réciproque progressive. Celle-ci est sans aucun doute l’un des éléments de commencement de résolution du problème. Mais, même s’il y a déjà de nombreuses passerelles entre les deux rives, ce n’est pas demain la veille – et jusqu’ici, au moins en France, cela n’a quasiment jamais été fait – que sera demandée par la politique, aux populations concernées, a minima leurs opinions, leurs avis, leurs recommandations sur ce qu’il y à faire pour elles. Cela passe par une « culture de la négociation » entre une société qui se donne sa politique, lui donne ce qu’elle doit lui donner et cette politique elle-même qui doit donner à la société ce qu’elle est en droit et en légitimité sociale et politique de recevoir d’elle. Mais, si besoin est, sur l’essentiel dont Barbara Morovich a su nous montrer où il se situait, les négociations ne se feront pas sans luttes, voire sans guérilla de ruses.

Louis Moreau de Bellaing

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Sous la direction de Mélanie Gourarier et  Séverine Mathieu, Parentés contemporaines, Journal des Anthropologues, 144-145, 2016

Avant même d’aborder le problème que ce numéro s’est donné à débattre, il paraît important de rappeler, à suivre Judith Hayem, présidente de l’Association Française des Anthropologues, dans son éditorial, que les revues de sciences sociales, et le Journal des Anthropologues ne fait pas exception, sont menacées de disparition par une nouvelle loi. Malgré la numérisation  des revues, leur archivage enfin accompli, malgré les possibilités financières qu’offre cette numérisation, la loi s’acharne à réduire les revues de sciences sociales  à un manque de ressources qui risque de les détruire. Tous et toutes, nous avons à lutter, en sciences sociales, pour que soit maintenu, aussi bien en anthropologie qu’en histoire, en philosophie, en sociologie ou en droit, l’ouverture indispensable à une pensée du présent pour que soit assuré l’avenir.

« Les manières de faire de la parenté sont-elles vraiment une singularité contemporaine ? Si tel est le cas, comment en rendre compte avec les outils de l’anthropologie ? », telles sont les questions que se posent, dès le début, les coordinatrices du numéro Parentés contemporaines, Mélanie Gourarier et Séverine Mathieu. Comme elles le disent fort bien, y répondre suppose une analyse comparative. Effectuée dans divers pays, elle commence à rendre compte, non seulement des formes diverses de la parenté dans l’actualité contemporaines, des innovations que lui apportent les nouvelles technologies médicales, mais des polémiques importantes qu’elles suscitent, sans pour autant présupposer que s’est produite une réelle rupture dans l’ordre de la parenté..

Enric Porquerès Gené, en exorde, pose la question du rapport entre parenté  et bio-technologies. Porquerès pense que  « l’entrée comme utilisateur légitime dans le langage est la condition sine qua non pour toute expérience humaine, a fortiori donc pour celle de la parenté ». L’auteur emprunte ses exemples et ses appuis aussi bien à des terrains  français qu’à ceux que les Etats-Unis lui donnent ou encore à l’Australie et à l’Afrique de l’Ouest. Il nous semble qu’il touche à l’essentiel (un essentiel de la parenté) quand il nous dit : « Tel que les prohibitions de l’inceste le signalent, l’Ego de la parenté inscrit sa relationnalité dans un corps qui est lieu de relations constituantes. Cependant, pour qu’il puisse habiter le système de parenté, cet Ego doit être aussi accueilli en tant que futur « je » du langage ». Voilà ce que, notamment, la post-modernité oublie.

L’article de Jérôme Courduriès s’inscrit dans la perspective qu’ouvre celui d’Enric Porqueres I Gené et en précise, sur le terrain, les composantes. Ce que Courduries montre avec acuité  – et qui échappait à notre vieil esprit de lecteur trop catégorisant -, c’est que la gestation pour autrui – interdite en France- institue de la parenté . L’aspect commercial, dans la pensée tout faite, a prévalu sur toute autre considération, bannissant, au nom du naturel, de la production naturelle (mot souligné par l’auteur et doublement souligné par nous) le fait qu’à la mère porteuse est confiée la charge de « faire » l’enfant . Celui-ci peut-être conçu à partir du spermatozoïde et de l’ovocyte des parents, mais pourquoi pas, aussi  à partir du spermatozoïde d’un des parents homogame et de l’ovocyte de la mère porteuse dans le cas d’un couple gay ou d’un ovocyte d’un des parents homogame et d’un spermatozoïde  d’un inconnu qui, en France, le resterait puisque le CEGOS refuse la divulgation de l’origine du spermatozoïde. Ce problème, du côté de l’inconnu pose une question relativement facile à résoudre : il suffit que l’inconnu devienne connu suffisamment pour que l’enfant sache plus tard son origine. Le vrai problème que pose Courduriès , c’est celui du rapport d’échange.  Il mène les couples hétérogames ou monogames/hommes ou monogames/femmes au  subjectif, à l’essentiel, autrement dit à ce qui se passe   entre la mère porteuse et les parents hétérogames ou monogames/hommes ou monogames/femmes et leurs enfants.  C’est le problème de l’insertion de l’enfant dans une filiation, une généalogie.  qui en fait, comme tout enfant, un être humain social et politique (au sens du politique). Certes, comme il est dit, mieux vaut que la mère porteuse ne soit pas trop loin, aux Etats-Unis par exemple plutôt qu’en Inde. Rarement, L’état civil accepte d’inscrire sur ses registres l’enfant né d’une mère porteuse, ce qui, à notre avis, contrevient gravement, en entérinant une erreur civique, à l’un des repères-limites  du politique en toute société, celui de la transmission. Intuitivement , c’est, selon nous, ce que Porqueres I Gené et Courduriès – et, pour cette fois, ce sont des hommes – ont su  comprendre.

« Le christianisme a accompagné et parfois suscité les mutations de la culture familiale occidentale » dit Sarah Scholl dans l’article qui suit, déclaration corroborée par Mélanie Gourarier et Séverine Mathieu. Il serait difficile, ici, faute de place, d’entrer dans un long débat sur ce point.

Ce que Sarah Scholl met bien en évidence, c’est la pénétration très profonde du modèle familial chrétien, toujours hétérosexuel comme on dit, avec le père, la mère, la fratrie, le pouvoir du père sur les enfants, la soumission de la mère au père-mari. La classe bourgeoise, reprend, dès le XV° siècle, à son compte ce modèle chrétien, tout en l’aménageant au moins autant que faire se peut : la famille souhaitée c’est un aîné pour hériter du patrimoine, un cadet pour remplacer l’aîné s’il meurt , et une fille pour accroître, si possible, la richesse familiale. La marque religieuse c’est aussi l’influence des congrégations catholiques et protestantes sur les vocations au célibat. Mais , quant à nous, nous pensons qu ‘une rupture se dessine – que les deux articles précédents esquissent – entre un modèle familial inspiré des sacrés et des religions hors monde humain et celui  dans les sociétés modernes fondées sur des repères-limites que les religions et les sacrés encastrent en elles, mais avec des contradictions telles , notamment du point de vue de la transmission, de la liberté de transmettre, qu’on peut se demander  aujourd’hui si elles ne font pas le jeu d’un excès abusif global de domination sociale et politique. Simple suggestion pour nu droit familial possible..Disons que l’excès abusif de domination bourgeoise accolé à l’excès abusif de domination familialiste ou congrégationiste est, pour certains groupes familiaux du XX° siècle, meurtrier.

Reprenant le problème de la sexualité et de la conception assistée, Noémie Merleau-Ponty propose une comparaison entre l’Inde et la France Elle analyse tout particulièrement,   dans ces deux pays, trois formes de la sexualité.: l’inceste possible, le recueil de sperme et l’infertilité. sexuelle pour les couples hétérogames. En conclusion, il  apparaît que, en Inde, les biotechnologies sont maniées comme des outils  au service d’une négociation pratique et secrète des normes . En  France, elles sont fortement régulées par la loi, pour se conformer à un modèle corporel et sexuel précis.

Mérylis Darius et  Jean-Hugues Déchaux abordent le problème des familles homoparentales féminines en France, en intitulant leur article : « Les deux mères ». D’abord on peut faire remarquer qu’en tout état de cause , dans le cas de familles homoparentales féminines, se pose, comme dans les autres cas, le problème de la transmission qui est l’un des repères-limites à interroger dans la condition humaine. Mais l’intérêt de l’article nous semble être dans le fait que la famille homoparentale féminine fait l’objet, plus que dans d’autres cas, d’une réflexion préalable sur la double maternité, sur le choix du nom, enfin sur le relation future de l’enfant à un père  qui, en France, est connu s’il est choisi par les deux mères, inconnu s’il est fait recours au CEGOS dont les dons de sperme sont anonymes et gratuits. Les auteurs font valoir  que rien ne s’oppose à une information donnée aux mères et à l’enfant sur la fonction grandissante de la « mutualité d’existence ».

Marta Roca i Escoda présente une réflexion sur la procréation partagée des couples lesbiens en Catalogne. La dissociation sexualité/procréation qui peut apparaître dans les cas de Procréation Médicale Assistée(PMA), y compris dans la Gestation Par Autrui (GPA), trouve ici une réassociation au niveau de la filiation dans la mesure où l’une des mères  fait un don d’ovocyte à l’autre. C’est, en Espagne, ce qu‘on appelle la ROPA. Le don de spermatozoïde peut demeurer anonyme ou être demandé par les deux mères à un partenaire masculin. Le renforcement biologique du côté des mères confirme leur volonté de constituer un couple et de « faire famille ». Cette volonté ne peut exclure le tiers nécessaire qui, inconnu, peut poser problème à l’enfant, mais qui, demandé à un partenaire masculin par le couple maternel, permet à l’enfant de connaître entièrement sa filiation. Là encore, c’est bien le problème de la transmission et de la « mutualité d’existence » qui prend de nouvelles formes dans la modernité, sans, pour autant, mettre radicalement en cause la parenté ni la transmission comme repère-limite de la condition humaine.

L’article suivant pose le problème  de la paternité à travers les conflits qu’elle peut engendrer. Béatrice Bertho étudie ces conflits au Burkina-Fasso, en donnant comme titre à son article un adage local : »Le sang ne ment pas ». La société mossi est une société patrilinéaire dans laquelle la filiation se fait par le père, celui-ci devant être obligatoirement connu de la mère et des enfants. Or, avec le développement des unions hors mariage, au Burkina-Fasso comme ailleurs, des enfants mossi naissent de père inconnu. Devant la multiplication des cas, le ministère de l’Action sociale a pris en charge la question. Bien sûr, l’enquête sociale sur le père présupposé est poursuivie, mais , en cas d’ambiguïté, c’est la « voix du sang » qui est censée donner la solution par des tests sanguins. Or, comme le fait remarquer l’auteure, le mythe ou fantasme de la « voix du sang » n’est pas propre à la société mossi. Le problème est que, contrairement aux tests sur l’ADN, il ne donne aucune preuve. A l’heure actuelle, les mères d’enfant de père inconnu n’ont guère recours aux tests sanguins. Mais l’auteure se demande comment une métaphore comme la « voix du sang », si les techniques se démocratisent,        parviendra, en société mossi, à donner la preuve de la paternité. Le problème est aussi celui de l’enfant qui, s’il cesse de croire à la métaphore, devra s’affronter, même s’il a un père légal, au problème du tiers manquant.

Ce numéro sur les parentés contemporaines s’achève, en ce qui concerne le thème, sur la question de la résidence alternée. qu’étudie Benoît Hachet. Dans les sociétés patrilinéaires  et dans les sociétés matrilinéaires, le problème ne se pose pas. En cas de séparation du couple, l’enfant est attribué au lignage prépondérant.

Mais dans les sociétés modernes contemporaines, c’est le rôle du père et celui de la mère qui posent aujourd’hui problème. On peut dire qu’en France, jusqu’aux années 2000, la résidence alternée pour les jeunes enfants n’était guère admise, ni par l’opinion publique en général, ni par les tribunaux. L’infans, voire l’enfant encore jeune, était automatiquement attribué, pour des raisons dites de stabilité et de sécurité, à la mère., comme si cela faisait partie de son travail domestique. C’est cette dissociation genrée, essentialisée, mère/père, qui est mise en question.  dans la co-parentalité. La résidence alternée devient possible, elle l’était juridiquement depuis 1987, les  tribunaux tendent, mais insuffisamment, à l’entériner.

On pourra , en annexe de ce numéro, lire des articles qui ne relèvent pas du thème présenté, mais constituent d’excellentes analyses : l’un de Maya Leclercq, Laurent Marty, Monique Selim sur la position d’anthropologue au XXI° siècle, l’autre de Jeanne Bouyat et Chloé Malavolti  sur la xénophobie en Afrique du Sud et les luttes menées contre elle, le troisième de Alice Desclaux et Koudia Sow sur des anthropologues face à l’épidémie d’Ebola.

Louis Moreau de Bellaing

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Sous la direction de Christophe Broqua et  Catherine Deschamps, L’échange économico-sexuel, Paris, Editions EHESS, 2014

Quels sont les rapports entre le sexuel et l’économique, ou, plus largement entre la sexualité telle qu’elle est pensée et représentée, et l’économie comme science sociale et humaine ? C’est à ces questions, me semble-t-il, que le livre de Christophe  Broqua et de Catherine Deschamps et alii (les autres) s’efforce de répondre. Certes, s’ils abordent les rapports entre sexuel et économique, ils n’abordent pas celui entre sexualité et économie. Sans cesse l’interrogation est présente dans ce qu’ils disent, mais il reste à y répondre. L’ouvrage tente de cerner le concept, développé par Paola Tabet, d’échange économico-sexuel. Il ne se réduit pas, contrairement aux stéréotypes, à la prostitution. Il se situe dans les rapports de genre : homme/femme, femme/homme; homme/homme; femme/femme, transsexuel(le)s, pour reprendre les catégories arbitraires utilisées couramment. On distingue usuellement sexualité ordinaire  et sexualité commerciale. Pour Paola  Tabet, le rapport de sexe est un rapport de classe, à la différence de Danièle Kergoat pour qui le rapport de sexe s’articule  au rapport de classe.  Les différentes formes des rapports de domination, ceux que j’appelle la domination en excès illégitime, s’impliquent à des formes de rapports de pouvoir  que j’appelle des pouvoirs « sur » en excès illégitime. Ils peuvent se manifester, mais de manière différente, dans les rapports de sexe, principalement – c’est certain – au niveau du rapport homme/femme, qui, en tant que tel, dure depuis des millénaires, au niveau des rapports entre hommes et femmes, entre hommes, entre femmes, entre transsexuel(le)s, c’est ce qu’on appelle , en France, l’inter-sectionnalité. Paola Tabet parle, elle, dans sa théorie matérialiste, des « rapports de sexe »,  de « continuum de l’échange éconnomico-secxuel », où, comme je l’ai dit, les rapports de sexe sont  des rapports de classe et où les services sexuels féminins sont rétribués par des hommes.

A partir d’une série d’exemples, de cas si l ’on peut dire, fournis par des chercheurs et des chercheuses de terrain, la thèse de Paola Tabet ne se trouve pas déstabilisée, mais nuancée, amendée dans sa rigueur matérialiste. Car, si le substrat matérialiste y apparaît toujours, y apparaissent aussi  les frontières ténues qui séparent intérêts et sentiments, contraintes et plaisirs, égalité   et  domination.

Dans le premier chapitre, est exposé par Paola Tabet elle-même, sa théorie du « continuum de l’échange économico-social ». « Si un autre monde peut voir le jour, cela dépendra, en grande partie, de la manière dont on affrontera le noeud des rapports entre les sexes ». C’est aussi mon hypothèse.  L’échange économico-sexuel (est) une gigantesque arnaque fondée sur le plus accompli, le plus solide et  durable  des rapports de classe de toute l’histoire humaine : le rapport entre homme et femme. Pour ma part, je ne dirai pas tant classe de sexe , mais domination en excès illégitime fondée sur des catégories de sexe dans des rapports de classe pensés dans une hiérarchie fixe (non mobile) illégitime. On retrouve,  en fin de chapitre, une phrase d’ouvriers nîmois, en 1844, adressée à) Flora Tristan, et  répétée telle quelle, dans les années soixante-dix du XX°siècle, aux Pinçon-Charlot par un ouvrier immigré (exilé) maghrébin : Il faut bien qu’il y ait des riches pour faire travailler les pauvres, sinon comment  les pauvres vivraient-ils ? . Le cercle de violence en excès illégitime et d’exploitation toujours illégitime se referme sur cette »singulière duperie » spécifique  aux rapports de genre et s’exerçant dans les rapports sociaux.

Les chapitres qui suivent sont les cas qui viennent nuancer, confirmer, amender cette théorie hypothétique  de Paola Tabet.

Le second chapitre, signé par Pascale Absi, porte sur la valeur de l’argent dans les maisons closes de Bolivie. Reprenant en conclusion le débat, ouvert par Colette Guillaumin, sur la sortie de l’oppression des femmes, Pascale Absi rappelle que les prostituées de Potosi possèdent les mêmes qualités que les autres femmes, mais elles en ont d’autres acquises  sur le terrain.  Elles traitent leurs clients avec des écarts subjectifs et objectifs (allant jusqu’à les dépouiller de leurs ressources). Ces écarts, qui paraissent dérisoires face aux inégalités sur le marché du sexe et  par rapport à l’oppression dans la famille,   sont, de plus,  subordonnés à l’idéologie, encadrée par la figure de la mère et par celle du pourvoyeur masculin des revenus. Leur expérience particulière, qui les amène à comprendre et à savoir subvertir certains mécanisme d’oppression, ne les rend pas moins impuissantes et aveugles devant d’autres mécanismes oppressifs. La connaissance et la pratique de contournement de ces mécanismes signifient, prennent sens comme esquisse d’une condition de passage de la subversion conjoncturelle à l’ébranlement structurel de l’oppression sexuelle. Autrement dit, le déterminisme classial de Paola Tabet s’y trouve quelque peu mis en cause. Une ouverture semble s’esquisser du côté de la subversion choisie et maîtrisée.

Le chapitre de Julie Castro (le troisième) analyse la sexualité pré-maritale et la prostitution au Mali.  Elle montre que, au Mali, le capital social et le capital économique, dans les liens et les rapports sociaux, sont étroitement liés. La protection sociale reste attachée à l’appartenance à des collectifs de type communautaire. Dans les villes, les femmes peuvent envisager des  protections sociales, ou sécuriser leur existence par les transactions pré-maritales ou conjugales avec les hommes, autrement dit en bénéficiant des moyens de l’appropriation symbolique des femmes par les hommes. L’émancipation est-elle possible individuellement, se demande l’auteur, dans la manière de jouer et de multiplier appartenances communes et  relations interindividuelles, pour échapper quelque peu au rapport de domination et de pouvoir masculin, sachant qu’il n’est pas possible de rompre avec les attachements communautaires ? Au moins, la question est-elle posée. Comment élargir l’entregent ? De telles questions nuancent légèrement l’hypothèse de Paola Tabet.

Dans le chapitre 4, Thomas Fouquet s’interroge sur la sexualité transactionnelle à Dakar et présente en l’occurence la clandestinité comme une stratégie. L’auteur distingue la femme mariée et fidèle de la mbaraane qui en principe n’est pas mariée, et se fait offrir des cadeaux soit par plusieurs hommes prétendant à l’épouser,  soit par des hommes en échange ou non de services sexuels. Il semble que la mbaraane concerne également des femmes qui vivent avec un seul homme, mais sont prêtes à en accepter un autre, si ce dernier surenchérit matériellement sur ce que lui offre l’autre. Fouquet insiste sur le caractère d’instabilité et de clandestinité de ce type de relations en ville. L’absence de cette relation concerne la caga, femme  indépendante matériellement, qui est assimilée à la prostituée. Entre ces trois types de relation : la femme mariée, la mbaraana et la caga, de nombreuses postures intermédiaires se manifestent, tendant, dit l’auteur, à la subversion des rapports de pouvoir et de domination. Bouquet note également que la mbaraana et la cava se sont délivrées de toute soumission à la parenté et au groupe parental. L’auteur en conclut qu’à Dakar, les « politiques du sexe » ne peuvent être  ramenées à une analyse de l’assignation à la domination. On peut admettre que les rapports de sexe, au moins pour les mbaraanes, sont beaucoup plus ambivalents que ls rapports de domination stricte entre homme et femme. Néanmoins, on ne voit guère s’y profiler une possibilité d’émancipation.

Françoise Grange Omokaro analyse, dans le sixième chapitre, la monétarisation de la sexualité et des sentiments en Afrique. Reprenant la thèse Paola Tabet, l‘auteure montre que la domination illégitime des hommes sur les femmes n’est pas remise en question ni du point de vue générationnel, ni du point de vue institutionnel. En prétendant à l’égalité des personnes, cette domination dans le rapport de pouvoir peut en partie échapper aux hommes, mais elle est reprise par  eux au niveau de l’union conjugale et de la procréation. En revanche, une rupture dans le continuum s’exerce avec et sur les représentants de la masculinité, dit l’auteur : les aînés sociaux masculins sont la catégorie sociale caractéristique de la masculinité hégémonique,par rapport aux ancêtres socuaux.Les cadets sociaux masculins  restent à la marge de l’exclusion socio-économique où désormais l’économique semble devenir dominant sur le social et le politique. Les représentations morales et imaginaires de la réussite, fondées autrefois sur la musique (le tambour) et sur la danse, cette dernière aussi bien pour les garçons que pour les filles, le sont aujourd’hui sur les « les beaux habits et l’argent »

Par exemple, à Bamako, la figure emblématique du « grand commerçant », est le symbole de la masculinité dominante. Les jeunes hommes rendent responsables de leur exclusion amoureuse et sexuelle celles qui montrent  et savent montrer que les stratégies d’une masculinité dominée commence à dessiner  la prise de pouvoir des femmes. Mais, face à la domination illégitime des hommes, à quel degré d’excès approximativement légitime socialement et politiquement se manifeste ce commencement de prise de pouvoir des femmes ?

Gianfranco Rebucini étudie, lui, au septième chapitre, le problème de l’économie des plaisirs et des échanges sexuels entre hommes au Maroc. Sont caractéristiques de la masculinité hégémonique, dit l’auteur, la liberté de contrôler son corps, la mobilité géographique et le fait d’être entrepreneur dans la sexualité. Ces caractéristiques peuvent apparaître chez des femmes, mais elles sont           alors considérées comme des prostituées. Ajoutons qu’une certaine égalité apparente est démentie au niveau de la participation au ménage et à la reproduction. A ce niveau, l’homme marocain, prostitué ou non à des hommes,, client ou non de femmes prostituées, possède une marge d’action  dans les partages sexuels que les femmes n’ont pas, remarque l’auteur en faisant référence à Nicole-Claude Mathieu. L’activité prostitutionnelle du garçon, qu’elle soit près des hommes ou près des femmes, est une épreuve vers l’acquisition d’une masculinité hégémonique. Tandis que la prostituée, en rompant (avec) ou en quittant  ((le) système oppressif du ménage et de la conjugalité obligatoire, en paie toutes les conséquences sociales, physiques et affectives. C’est,  aussi bien dans le cas des hommes que des femmes, la rupture explicite avec l’institution matrimoniale qui est signe de révolte et d’exclusion possible. Mais cette rupture et cette révolte semblent peser plus lourdement sur les femmes que sur les hommes. Elles sont, néanmoins, pour elles, une petite esquisse d’émancipation vis à vis du système masculin dominant.

Le chapitre de Corinne Cauvin Werner (le huitième)  s’intitule en sous-titre  Du coup de foudre en situation touristique au Sahara. L’auteure montre comment des femmes touristes au Sahara (Sud-Marocain) peuvent s’éprendre de leur guide et le rétribuer, d’une manière ou d’une autre, pour services sexuels rendus, soit en argent, soit par des séjours en France qu’elles leur offrent. L’auteure note qu’elles gardent le contrôle de la situation, notamment en rompant le lien au moment qu’elles choisissent, soit pendant le voyage, soit après le séjour en France de l’homme gagé. Néanmoins ces femmes ne peuvent s’assurer de la stabilité de l’union, même si elles la contrôlent. « Sujettes de leur sexualité, elles redeviennent des objets fragilisés par leur sentimentalité conforme à la règle morale, sociale, politique (au sens du politique) illégitime toujours et partout, de la dépendance des femmes ». Ce qui confirme plutôt, malgré le contrôle par elles-mêmes de la situation, l’hypothèse de Paola Tabet.

Dans le neuvième chapitre, au sous-titre significatif : Argent, sexe et sentiments (France, Sénégal), Christine Salomon étudie « les tractations intimes entre des femmes blanches européennes d’un certain âge et des hommes noirs Africains, plus jeunes et plus pauvres qu’elles ». L’intérêt de son chapitre est qu’elle inscrit son analyse, comme exemple, dans ce qu’on peut appeler la « monétarisation de l’intime. Le machisme, le racisme, le sexisme, le naturalisme, l’individualisme spécifique du pouvoir économique dans les rapports sociaux de sexe et  d’âge, sont des obstacles idéologiques et pratiques auxquels se heurtent la volonté de résistance et l’exigence de liberté d’individu(e)s, en l’occurrence femmes et âgées. Cette tentative de renouvellement de l’intime permet à ces individu(es) appartenant à des catégories reléguées à la marge, de « rêver d’une vie meilleure et de se frayer un chemin   contournant les limites qui leur sont imposées ». Cette conclusion nuance la théorisation et l’hypothèse par Paola Tabet.

L’enquête ethnographique de Philippe Combessie, dans       le        onzième chapitre,  s’effectue  dans plusieurs pays d’Europe et analyse le cas des femmes seules en milieu « libertin ». Libertin désigne, pour l’auteur, des groupes d’adeptes de pratiques de sexualité collectives. L’espace libertin semble se situer entre la pose de prostituée et le mariage à vie. Mais l’auteur montre que l’espace libertin est multi-situé dans le continuum.C’est une zone tampon , dit-il, qui établit une distance spécifique entre les pratiques libertines et   un lien trop visible entre le sexe et l’argent.  L’auteur montre que l’espace libertin est multi-situé dans le « continuum de l’échange économico-sexuel ». C’est une zone tampon , dit-il, qui établit une distance spécifique entre les pratiques libertaires et un lien trop visible entre le sexe et l’argent. On peut remarquer néanmoins que l’espace libertin ne s’isole jamais de continuum où la domination masculine en excès illégitime s’exerce.

Les trois dynamiques évoquées par l’auteur qui caractérisent cet espace-zone tampon  concernent toutes les femmes seules, les unes en recherche de partenaire pour des rencontres sans lendemain, les autres en recherche d’un conjoint, les troisièmes en quête d’une éthique alternative dans le domaine sexuel. des relations entre les femmes et les hommes. La recherche d’une telle éthique ne met pas en cause la domination masculine, même si l’argent est exclu de l’espace libertin.

Fatiha Madjoubi, au douzième chapitre, étudie ce qu’elle appelle, dans son sous-titre, « transactions et noces de papier pour hommes forcés ». L’auteure s’est efforcé d’identifier des femmes vivant en Europe, en mesure d’offrir un permis de circuler  à des hommes candidats à la migration. Les femmes qui peuvent faire circuler les hommes sont, dit l’auteure,                  aussi celles qui empêchent le passage, en recomposant de nouvelles frontières de l’intérieur du pays où elles sont. Néanmoins note également Tathia Madjoubi, le passage d’un contexte de violences subies  à l’apprentissage et au développement de compétences traansactionnelles entre soi à partir dr réalités que la notion d’identité passe sous silence. Doit-on entendre qu’il y a là, pour les miss Visa (titre de l’article), une possibilité d’émancipation ?

« La globalisation du marché matrimonial vu des Philippines » est le titre du chapitre de Gwenola Ricordeau. Il s’agit des très nombreuses femmes migrantes quittant les Philippines pour occuper, dans beaucoup de pays du monde, des postes subalternes  tels que femmes de ménage, nourrices, etc.  ou pour devenir prostituées. L’auteure les situe non seulement dans le continuum des migrations matrimoniales  et des migrations par le travail, mais dans le continuum de l’échange économico-sexuel. Se met en place une police mondialisée des femmes, pour les protéger, mais dont elles sont les premières victimes. On  ne peut réduire la capacité d’agir des femmes philippines migrantes à un risque encouru de prostitution.  Le mariage avec un homme étranger, même s’il est souvent risqué  et équivoque, répond à des attentes historiques et sociales qui leur permettent d’échapper au destin économique et matrimonial qui serait le leur dans leur pays d’origine. Pour celle-là, il peut y avoir tentative de subversion de la domination masculine dans l’échange économico-sexuel.

Sébastien Roux, dans le quinzième chapitre intitulé Sexe, tourisme et affects en Thaïlande, raconte l’histoire d’une jeune femme thaïlandaise interviewée plusieurs fois par l’auteur, qui, au moment où ce dernier s’apprête à quitter le pays, pleure et lui demande de l’emmener. En tant que chercheur-anthropologue, il ne peut accepter sa demande. Il interprète prudemment les larmes de la jeune femme, à la fois comme une marque de la domination qui s’exerce sur  elle, comme l’expression d’une subjectivité produite au sein de rapports de pouvoir imbriqués, et comme la marque aussi d’une capacité d’agir. Nous pensons naïvement, ce qui ne contredit pas le commentaire de l’auteur, que la jeune femme l’aimait un peu , et que lui aussi l’aimait un peu, peut-être sans qu’ils le sachent vraiment l’un et l’autre. Mais est-ce que ce début d’amour et l’acceptation de la demande auraient suffi à la tirer du guêpier de l’échange économico-sexuel, autrement dit à la sauver ? En tout état de cause, l’anthropologue ne pouvait accepter une transgression illégitime de sa propre tâche. Elle eut été illégitime et il le savait. Si nous nous permettons cette hypothèse, c’est parce                ce que nous pensons que la subjectivité du chercheur est impliquée dans  les individu(e)s qu’il rencontre dans sa  recherche et que, comme le disait GérardAlthabe, elle relève aussi de l’analyse.

Dans sa post-face, Rose-Marie Lagrave rappelle qu’il ne s’agit pas de confirmer ou d’infirmer  la thèse-hypothèse de Paola Tabet, ce qu’aucun auteur et aucune auteure n’on tenté de faire, tout en la confirmant grosso modo, mais ce qu’ils ont voulu lui apporter, ce sont des nuances et des perpectives.   Il s’agit, dit l’auteure, de garder le vif et le tranchant d’une approche, tout en en restant souvent à l’impensé de ce qui advient sous nos yeux. On ne peut que souhaiter d’autres travaux dans le fil que trace ce bel ouvrage où le désir, la passion de l’émancipation  des dominé(e)s trouvent une juste place.

 

 

 

Louis Moreau de Bellaing

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Olivier Douville et alii, Guerres et traumas, Paris, Dunod, 2016, coll. Inconscient et culture

De la guerre de Sécession aux U.S. A. à la fin du XIX° siècle au conflit russo-japonais au début du XX° siècle, jusqu’à la guerre de 14 et aux conflits actuels, une interrogation s’est développée peu à peu, d’abord en psychiatrie, puis également en psychanalyse sur les traumas de guerre et leur prise en charge « là où le politique fait effraction dans l’intime », autrement dit là où, du fait de la guerre, la transgression des repères-limites spécifiques au politique atteint l’intime notamment psychique. Dans leur livre sur L’Empire du trauma, Fassin et Rechtman rappelaient que, pendant la guerre de 14, les soldats traumatisés et refusant d’aller au feu étaient facilement considérés par certains psychiatres comme des simulateurs. Lorsque Freud eut, après la guerre, la tâche de porter une appréciation sur les « soins » apportés par l’un de ses collègues psychiatre, en ce domaine, à des combattants, il ne l’accabla pas, mais rappela qu’il ignorait ce qu’était l’inconscient. Entre autres réponses à l’interrogation sur le rapport guerre et traumas, celle de Frantz Fanon recourant à la psychothérapie institutionnelle dans le contexte de la guerre d’indépendance algérienne fut marquante. Et aujourd’hui les services de psychologie aux armées préparent des modèles de prévention des risques psychiques et de prise en charge des traumas de guerre. Requièrent également des structures d’accueil et de soins spécifiques les conflits en Afrique (enfants-soldats), en Colombie, au Moyen-Orient, jusqu’à la radicalisation des jeunes djihadistes. En huit chapitres, l’ouvrage entremêle avec précision le rôle des médecins et des psychologues en 1914 et, durant et après la guerre, celui des psychanalystes, les actuels dispositifs de soutien dans les commandos de marine, l’analyse des travaux de Frantz Fanon et le problème des enfants et adolescents dans la guerre…
Dans son introduction, Olivier Douville envisage la notion de nostalgie apparue au XVIII° siècle et reprise par Jaspers au début du XX° siècle.grosso modo avec le sens usuel qu’on lui donne. Douville fait état du très grand nombre de victimes civiles dans les conflits armés du milieu et de la fin du XX° siècle et du début du XXI° siècle. On peur noter également la diminution des victimes militaires dans les attaques au sol menées par les U.SA. et la Russie. Douville donne le fil rouge de l’ouvrage : les repères historiques, les situations actuelles, la place de la psychologie dans l’institution armée. Il rappelle la définition du traumatisme par Simmel : une défense du sujet contre la désintégration physique et psychique. Cependant, Simmel et Douvillle pensent que, plus qu’une réaction mécanique au danger extérieur, le trauma répond « à une conviction de culpabilité mélancolique relative au franchissement des digues morales et des interdits majeurs ». On retrouve là la question du politique.
Dans le chapitre 1, Médecins et psychanalystes dans la première guerre mondiale., Douville fait l’inventaire des théories psychanalytiques à propos du trauma de guerre et rappelle la définition du trauma par Simmel. Ce qui est en cause au moins individuellement, c’est la « férocité du Surmoi », le seul sentiment de culpabilité du sujet ayant vécu des situations de danger extrême, mais aussi ayant été le jouet et parfois l’acteur du franchissement de barrières morales. De mon point de vue, le droit, les droits, les morales et les éthiques, les idéologies, ainsi que la loi symbolique/réelle c’est-à-dire les repères-limites en forme de mots et de signes (la transmission, l’autorité, l’identité ou la responsabilité par exemple) font partie du politique. La nécessité de parler au sujet traumatisé apparaît alors comme une manière de faire pièce à la catastrophe physique et psychique qu’est pour lui le traumatisme notamment celui de guerre. Le sous-titre du ce chapitre est De la névrose traumatique à la folie traumatique. Douville note en final qu’une théorie psychanalytique de la psychose notamment de la psychose mélancolique a pu naître et se développer à partir d’une connaissance de la névrose de guerre.
Au chapitre 2, Laurent Melchior Martinez présente un dispositif de soutien médico-psychologique au profit d’une des forces spéciales, les commandos marine. On peut dire que le travail commence au niveau du recrutement : autonomie, stabilité émotionnelle, mobilité constante sont requises, avec des investissements suffisants pour permettre au futur marin de vivre personnellement et dans le milieu exigeant des commandos marine. L’éthique du psychologue militaire rend nécessaire, au moins du point de vue du politique, la référence à une série de repères comportant, pour certains, des interdits allant avec un renoncement à toute connaissance du sujet dans le respect de son intimité, une liberté de pratique du psychologue qui ne dépend que de l’autorité du médecin du service santé. Notons ici deux éléments du politique ; la liberté et l’autorité.
Lz service psychologique de la marine met en place le SLPA (dont le sigle n’est pas développé dans l’ouvrage) qui est le service (l’espace) de référence des commandos marine.
Nous ne pouvons reprendre ici toute le parcours que peut suivre le traumatisé, lorsqu’un psychologue du SLPA le prend en charge. Le service rend possible la première rencontre post-opérationnelle avec un psychologue. La prise en charge d’une victime de syndrome psychosociologique revendiqué intervient avant l’apparition des premiers signes cliniques : sensibilisation au traumatisme, mise en place d’un dispositif médico-psychologique, coordination des différents acteurs médico-sociaux, responsabilité du commandement ; elle est ainsi efficace pour le traumatisé. Le personnel médico-social travaille sur les rapports qu’entretiennent le sujet, son groupe d’appartenance et le traumatisme. Certains traumatisé peuvent être renvoyés dans leur foyer, mais, en tout état de caduc, il s’agit de soigner et de guérir.
Sandrine Behaghel, dans le chapitre 3, Des cliniciens, des guerres, des collectifs, jusqu’au dévoiement des soins ? , s’interroge sur le rôle des cliniciens face à des membres de collectifs de guerre. Quelles sont les méthodes de soins utilisées ? La mission de soins peut-elle être mise à mal par d’autres collectifs de soins ? Les cliniciens réagissent-ils à la pression du « chiffre » à réaliser et, sur le territoire français, maintiennent-ils leur volonté d’accompagner au mieux les patients s’il y a, selon l’auteur, guerre et « guerre du chiffre » ?
En France, le psychiatre militaire Louis Crocq a mené les premiers débriefings collectifs. On les appelle aussi psycho-dynamiques. Dans cette psycho-dynamique, l’offre de sécurité est prépondérante. Les débriefés sont invités à parler de l’évènement comme ça leur vient. Des collectifs d’urgence médico-psychologiques sont impliqués dans toutes les catastrophes d’envergure. Un clinicien a plus ou moins la possibilité de prendre distance vis à vis des dynamiques collectives, en pensée ou en acte, selon le degré d’autonomie autorisé par le groupe.
L’auteure note, dans un deuxième temps, que, hors des conflits armés, la violence dans l’établissement des soins est moindre face au traumatisme. Les soldats diagnostiqués hystériques de guerre ont été soumis aux méthodes de soins les plus brutales. Mais, face à la « pression des chiffres », une logique quantitative est susceptible d’engendrer des effets délétères sur les terrains. Des cliniciens résistent et s’opposent à cette logique.
Il y a des dévoiements de soins susceptibles d’exister et parfois existants, notamment en ce qui concerne les soins palliatifs. Mais les traumatismes peuvent durer longtemps après que l’évènement, en cas de conflits guerriers, se soit produit. L’auteure cite l’exemple d’un vieillard, ancien d’Indochine, dont le sommeil est hanté par des cauchemars. Il raconte à la clinicienne un évènement dont il n’ jamais parlé. Entrant dans un village où, d’abord, aucun signe d’alerte ne se manifeste, brusquement ça bouge et il tire. Le mort est un enfant de treize ans. Aujourd’hui le vieillard chouchoute son petit-fils. Des collectifs à la puissance de destruction massive sont à l’origine de la douleur du « meurtrier ». Comment traiter la transgression de l’interdit du meurtre ?
Le chapitre 4 est consacré à Frantz Fanon. Comment, se demande Douville, la pratique clinique peut-elle recevoir un éclairage des patients dont l‘histoire et celle de leurs camarades est marquée par des violences massives brisant le fil des générations qui la constituent ? On peut remarquer d’abord qu’est en cause un élément essentiel du politique : la transmission, lorsqu’elle prend la forme d’un don à transmettre aux descendants. « Les situations esclavagistes et colonialistes, dit Douville, ont causé la perte d’un patrimoine humain.
Fanon situe la folie dans ses liens avec le culturel, mais il ne fait pas de ce dernier un horizon immuable et temporel produisant des identités closes ; bien davantage la situe-t-il dans la forme historique concrète et conflictuelle que les références à l’identité prennent au moment des grandes violences. politiques qui tiennent pour rien ou peu l’identité de l’autre ». Références, là encore, à un élément essentiel du politique : l’identité.
Le rapport de Fanon, psychiatre et écrivain, à la psycho-thérapie institutionnelle, fait de lui un héritier et un inventeur. Douville évoque longuement Tosquelles, Saint-Alban. Le patient est un être porteur d’une histoire, histoire singulière et collective. Le projet de l’analyse institutionnelle est double : le soin immédiat par une reconstitution des subjectivités sociales ; psychiatrie et psychanalyse ont alors droit de cité dans cette politique du soin.
Les trois postures de Fanon sont celles du militant, du clinicien et de l’écrivain. Une dimension compte pour lui : celle du sujet réduit au silence ou à la dignité possible de la folie lorsqu’il est en prise avec un réel oppressif qui le dénie.
La violence constante de son écriture « donne hospitalité aux cris de celles et de ceux qui se retrouvent doublement exclus : les fous colonisés ».
La psychanalyse institutionnelle se tient sur la ligne de front : la non ségrégation, la lutte contre l’aliénation, la visée anti-racialisme. et anti-cannibalisme On relève, là encore, des éléments essentiels du politique toujours là depuis les débuts de l’humanité : dans le permis-défendu, l’interdit de l’inceste et de l’incestuel (anti-cannibalisme) ; dans le rapport à autrui , la lutte contre l’aliénation et, dans la non ségrégation la possibilité de la,réciprocité. L’identité, dit Douville, est régulée par l’échange dont elle est à la fois la scène et le garant Dans la garantie de l’identité,, on retrouve un autre élément du politique : l’autorité, non l’autorité/pouvoir de contrainte, mais l’autorité qui légitime le social implicite et explicite et, dans le social avec échange, le pouvoir de et le pouvoir sur. Aux dires d’un(e) témoin, Porot faisait battre à coups de bâton les « indigènes » musulmans de son hôpital psychiatrique à Alger, par des infirmiers français. Douville confirme la nécessité d’une référence au politique, lorsqu’il écrit : « La sociologie ne peut faire l’ impasse sur une analyse politique (c’est moi qui souligne) des rapports historique et sociaux. En Algérie, et ailleurs, elle va porter sur l’aliénation même des structures de réciprocité ( c’est moi qui souligne) et les modes de légitimation (souligné par moi) des personnes dans le cadre colonial. Ce sont bien les repères-limites et leurs excès illégitimes qui sont ici visés.
Fanon insiste, dit Douville, sur l’absence d’une « lutte pour la reconnaissance » (souligné par moi, l’expression est de Axel Honneth) Douville ajoute : « lutte entre deux consciences antagonistes contre une reconnaissance octroyée ». La reconnaissance est l’un des éléments (repères-limites) essentiels du politique. Mais aucun des éléments du politique n’est en soi déterminé, ni déterminant, ils sont toujours interrogés dans leur contenu, leur signification et leur sens par la philosophie accolée aux sciences sociales et humaines dont elle fait partie.
Pour revenir à la transmission, « la notion de dette est essentielle pour savoir ce qui permet la prise de l’histoire sur le sujet promis au devenir ». Douville ajoute que, lorsque le droit se sépare de la loi ( de ce que j’appelle le politique et, dans le politique, la loi symbolique/réelle c’est-à-dire les repères-limites), il a perversion du droit.
Toujours à propos de la transmission, Douville écrit : « Le contraire de la mémoire, c’est la destruction de la trace de la mémoire vive, sa néantisation. C’est contre cette perversion destructrice que résistent certaines formes de délire, à condition qu’on puisse accueillir et entendre ces délires ». « Ce ne fut jamais, dit encore Douville, par les artifices d’une perception de l’identité coloniale que Fanon accueillit le sujet aux prises avec l’actuel de l’histoire ».
En conclusion, suivant de près Fanon, Douville dit que lie déni du politique (mais s’agit-il réellement d’un déni ? LMB) ne peut déboucher que sur des idéologies culturalistes.
Enfin, chez Fanon, l’appel à une désaliénation (vis à vis d’un autre figé, LMB) est tissé d’une confiance dans un savoir du corps. La fixation du sujet dans son corps, » englué dans le stratagème du racisme, est…une violence extrême exercée contre une liberté (pour soi) destinale ».
Henri Cohen-Solal intitule son intervention (chapitre 5) Une adolescence entre l’insouciance et la gravité. Vivre et mourir ensemble. D’abord il présente un village aux confins d’Israël et de la Palestine, où une tentative fut faite d’une cohabitation de populations arabes musulmanes et chrétiennes, juives ashkénazes et séfarades, orthodoxes (traditionalistes et laïques). Elle dura entre 2001 et 2008. L’auteur s’interroge, à partir de cet exemple, sur la guerre et la mort dans l’oeuvre de Freud et dans l’histoire du XX° siècle, à partir de points d’appui psychanalytiques, littéraires et historiques (notamment sur les trois grands génocides entre 1915 et 2015, l’arménien, le juif et le tutsi). Il analyse les cent ans de guerre au Proche-Orient. Il en vient à la question des adolescents immigrés en Syrie pour rejoindre le djihad et note que, dans la guerre, « il faut entrer dans une autre logique où le nom du père sert de support et de prétexte pour tuer ses fils ». « La castration, dit-il, peut choisir la tête sur le corps comme objet phallique détachable ».
Freud, dit l’auteur, annonçait que « la pulsion de destruction est réversible, le dispositif de médiation en fournit les armes ». « La psychanalyse et les médiations, ajoute-t-il, sont convoquées pour passer ensemble sur la ligne de front ouverte par la pulsion de mort. L’une et l’autre, dans leurs dispositifs, interrogent notre capacité de ne pas se laisser saisir par la scène originaire des enjeux de la bouffée délirante des « seigneurs du sang » ». La même pulsion qui conduit vers l’amour peut se retourner en haine. Chaque génération peut régresser ou progresser. La pulsion est réversible.
Tania Roelens, au chapitre 6, traite de l’approche de la clinique dans le conflit social armé en Colombie. Elle note que la pratique psychanalytique en Colombie; s’est toujours installée dans un climat de violences sociales. L’intolérance ravage le lien social et la famille, suscitant l’envie, la honte, le rejet de toute différence du pauvre, de l’Indien, du noir, de l’homosexuel, des femmes et du féminisme.Dans l’inconscient tel qu’il se tisse notamment dans la cure du sujet , « tout est là, un enfant battu, enlevé, le meurtre, le cannibalisme ». L’auteure insiste sur la disparition des personnes, la perte des liens y compris chez les analysants. Il peut y avoir récusation de la responsabilité du sujet, négation de l’autre.Il y a, en Colombie une « histoire » de non rencontre et d’illégitimité de l’autorité qui s’inscrit dans une longue histoire de la répression de la libido par la religion catholique. Un sujet réduit à l’objet ne peut reconnaître la dette symbolique.
Àu chapitre 7, Olivier Douville analyse le destin d’enfants et d’adolescents sous la guerre. Figures modernes du meurtrier et du sorcier, environ trois cent mille mineurs combattent dans les conflits inter-ethniques et intra-ethniques C’est à une anthropologie clinique que Douville a recours, pour tenter de comprendre ce phénomène. « Par anthropologie clinique, s’entend un travail sur les nouveaux montages d’échanges, de subjectivations en lien avec les modifications brutales des équilibres économiques et culturels ». « Les revendications identitaires, ethniques chez les adolescents sous la guerre viennent masquer l’affect de honte de vivre ressenti par celui qui survit sous la menace et qui s’imagine être mis au ban du social, de l’histoire de son pays. Souvent rejeté, il se retrouve enrôlé dans une petite milice à la dérive s’il est garçon, pour les filles dans un bordel militaire rudimentaire » . L’ancestralité n’est pas vécue en eux comme espace d’identification, mais comme façon de condensation entre un adulte de la famille appartenant à une génération antérieure, et une voix féroce qui ordonne au sujet de venger et de jouir de la destruction. Venger, c’est s’acharner sur le corps de l’ennemi, de l’autre, parce qu’il fait intrusion. L’ennemi n’est pas, au delà du monde, un ancêtres capable de dialoguer avec d’autres ancêtres. Douville nous donne les coordonnées de l’expérience du jeune combattant : indifférence à la mort d’un pair, acharnement sur le corps d’un autre réduit à une image, puis à un rien, impératif de vengeance se superposant à un vécu irréel d’un monde dans lequel le sujet, souvent grâce à la drogue, se sent indestructible.
L’accusation sorcière qui leur est faite et parfois d’anthropophagie est un affolement par rapport à ce qui organisait le rapport à la naissance et à la mort. Il ne s’agit plus de sorcellerie traditionnelle. Les ancêtres ont une fonction continue. A l’inverse, les sorciers ont une fonction discontinue. Ils sur-individualisent celui qui les porte, au risque de la folie. Leur difficulté est de se réaffirmer comme appartenant à leur communauté, mais, plus radicalement encore, à la communauté humaine.
Le chapitre 8 s’intitule Relations, djihadisme, adolescence en Tunisie. Nadia Ben Smail note que la révolution en Tunisie, c’est-à-dire la chute du dictateur a révélé une scène insolite faite de de diversité de discours et de pratiques engagées dans de nouvelles modalités de relation à l’autre et de repères d’identification. Sous la dictature, soit les sujets s’adaptaient à l’ écrasement, par crainte des représailles, soit ils participaient activement et servaient le persécuteur, soit ils s’abandonnaient à une organisation dévouée et répondant à leurs exigences, soit (j’ajoute) un petit nombre de sujets combattaient le dictateur et son organisation.
Mais sont aussi apparus, depuis la chute du dictateur, la violence et le sadisme décuplés, déshumanisés. Impuissance liée au désespoir de certains de tisser un lien satisfaisant avec le monde. Rejoindre les troupes djihadistes, défendre un Islam fortement conquérant devient un mode de survie. Il s’agit de faire corps avec un espace protecteur narcissisant. Les sujets passent ainsi de la détresse psychologique au djihadisme . L’inégalité des sorts permet de rejoindre le père mythique, l’adolescent tunisien peut se récupérer dans la violence et la haine qui ordonnent de jouir sans la castration. L’ adolescent tunisien peut se récupérer dans la violence et la haine qui vont être les moyens d’affirmer son identité. A la guerre des surmois, l’auteure propose de substituer la coopération des identités comme ré-appropriation de l’histoire, dans la reconnaissance de la pluralité des subjectivités.
Variété des traumas, des guerres. L’enjeu est bien celui d’un politique qui se maintienne et se renouvelle dans l’histoire moderne et dans le lien social

 

Louis Moreau de Bellaing

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Georges Zimra, Les pouvoirs de l’excès, l’éloge de l’infini,  Paris, Berg International, 2016

Enfin un livre sur l’excès…Après les commencements d’analyse de l‘hubris (excès) aristotélicien par Alain Caillé et le revue du MAUSS, il en est rarement question. J’ai, pour ma part, marqué son importance dans une problématique globale de la légitimation et de la légitimité aussi bien idéologiques que juridiques et politiques (au deux sens du terme politique : le politique et la politique), sociales et politiques (au sens du politique). [1] Le livre quo nous offre Georges Ziimra est modeste, mais  è mon avis fort important, en ce sens qu‘il n’oublie pas d’articuler, dès le titre de l’ouvrage, l’excès au pouvoir et au non-pouvoir – ce que, pour ma part, je n’ai pas fait suffisamment -. Pouvoir de et pouvoir sur, semble-t-ii, produisant l’excès (les excès) légitime(s), mais surtout l’excès (les excès) illégitimes (c’est l’hubris aristotélicien) . Peut-être faut-il entendre le sous-titre du livre de Georges Zimra  Eloge de l’infini  comme l’antinome des pouvoirs de l’excès illégitimes, l’éloge de l’infini, selon Levinas, ayant à s’accompagner d’un désaveu de l’illimitation caractérisant aujourd’hui notamment le néo-libéralisme économique, dernière version idéologique du capitalisme.

Mais ce n’est pas sur ce chemin que Georges Ziimra entraine son lecteur et sa lectrice. Ce qui l’intéresse, c’est, précisément, dans l’éloge de l’infini, la limite impossible (et non pas l’illlmitation), et la limite infinie (et non pas l ‘illimité). Ce chemin il le trace à travers une série d’auteurs, Madame Guyon, Sade, Georges Batallle, Simone Weil, Kierkegaard, Antonin Artaud. Ces philosophes, théologiens, écrivains, interrogent un « au-delà du monde », des frontières de la connaissance et du possible. Ils font de l’impossible, dit-il à peu près, ce qui  résiste au silence,  un refoulement à l’oubli, cela aussi bien dans l’affect  que dans le sublime.

Psychanalyste, Ziimra rappelle, dès l ‘introduction, qu’il n(y a pas division entre Eros et Thanatos, mais une commune liaison, « l ‘amour dans la haine, la vie dans la mort ». La pulsion sexuelle, ajoute-il, ignore le bien et le mal (je dirai le légitime approximatif et l’illégitime, compte tenu de la délégitimation). La perversion devient le paradigme du mal (je dirai de l’illégitime). Mais il va de soi que les personnages évoqués s’inscrivent, chacun, dans une période de l’histoire, c’est-à-dire dans leur époque. C’est d’une manière quelque peu différente les un’e)s des autres qu’ils vont tenter de penser le bien et le mal, soit vers le Dieu chrétien, soit vers son absence. Zimra n’évoque pas les « religions séculières » actuelles qui ne sont pas de son propos. Elles copient la religion  le religieux, mais dans l’en deçà du monde, c’est-à-dire strictement dans l’humain, comme l’a compris Gauchet (fascisme, nazisme, stalinisme, maoïsme, capitalisme), elles copient aussi l’infini invisible  religieux, en font l’infini visible sans religion, autrement dit l’illimitation et l’illimité, notamment dans l’économique.

L’histoire du XVII° siècle est aussi celle du jansénisme. Ce dernier est l’héritier de Saint Augustin. Propagateur de l’augustinisme, il défend la théorie du libre arbitre  donné par Dieu à homme : la liberté du choix de faire le mal et de se damner, ou celle de faire le bien et son Salut. Il proclame la toute-puissance du divin, la prédestination. L’homme  voit un gage possible, mais non certain, sur terre,  de son Salut éternel, dans sa réussite notamment financière. Le jansénisme méconnaît Arminius, un disciple, au XVI° siècle, de Théodore de Bèze, Celui-ci prêche la prédestination. Arminius s’insurge contre son maître, prend en compte pour son Salut les mérites acquis devant Dieu par l’homme.

C’est dans ce cadre historico-religieux que se situe le premier personnage du livre, Madame Guyon. Elle est fille de Descartes et de son Dieu trompeur qui ne peut enlever à l’homme la certitude de penser. Elle est à la frontière de ce que Zimra appelle un « athéisme mystique ». Le seul amour de Dieu chez l’homme s’aime plus qu’il n’aime Dieu. Le Pur amour est, pour Madame Guyon, au delà du bien et du mal, il est est un renoncement au Salut. Il subsiste en dehors de tout espoir de Salut. D’abord protégée par Louis XIV et Madame de Maintenon, puis condamnée par Bossuent, Madame Guyon demeure intransigeante. Mais elle ne franchit pas la limite, millénaire en ce domaine, du permis et du défendu Elle ne  contestera jamais l’existence de Dieu.

Ziimra note fort bien que l’individuation de la notion d’intérêt est, à la fois, louangée par Mandeville et vilipendée par La Rochefoucauld, et trouve sa source, depuis la Renaissance, et même un peu avant, dans l’individu, le moi, le corps. Cette notion d’intérêt, dit Zimra, va creuser la pensée augustinienne, la travailler en quelque sorte. Pas complètement  néanmoins, car, si la Fable des Abeilles de Mandeville va du côté de l’intérêt et d’un certain utilitarisme qui reconnaissent au vice sa « vertu » dans la société (la prospérité), le reste de son oeuvre n’est pas en consonance avec ce présupposé. Non plus que chez Smith, fondateur de l’économie, mais qui la crée non sans regret  ni repentir. Smith (la main invisible) et Mandeville demeurent croyants  en Dieu

L’athée Sade fonde une nouvelle anthropologie. Son athéisme est une négation de Dieu. Sa conception de l’infini – l’infini n’est pas propre, spécifique au religieux chrétien –  se réduit à l’ilimitation, à l’illimité, au sans limite.  Déliée du sacré, l’obligation n’y apparaît plus. Le désir de destruction y est absolu. Le Sade révolutionnaire de 1789 se taira sur le politique. Au contraire, dans son texte Français, encore un effort pour être républicain, au coeur de son ouvrage La Philosophie dans le boudoir, il appelle,  au « silence des lois ». A partir de Sade et de ses oeuvres – dont l’ensemble ne sera publié qu’au XX° siècle -, « aucune demande éthique ne pourra éviter la confrontation avec la perversion, comme l’indique Lacan ».  Se déployant autour de la jouissance, du « plus de jouir », l’oeuvre sadienne (sauf, peut-être dans Aline et Valcour), introduit, dit Zimra, une stricte équivalence entre les hommes et les choses.

Avec Kierkegaard, dans ses excès mêmes dont on ne sait comment les qualifier – il ruine sa vie et celle de la femme qu’il aimait -, apparaît une conception anthropologique de l’amour, mais aussi de la cruauté. La femme devient « l’autre pendant de Dieu ». Il y a, chez lui, dit Zimra, une transfiguration de l’amour dans une quête de la limite, ni transgressée, ni dépassée (je n’en suis pas si sûr, LMB), traversée par l’émotion de jouir de ce qu’on ne possède pas. Il peut y avoir des transgressions « positives », du nouveau, du neuf, mais, chez Kierkegaard, il y a un choix délibéré du côté de la destruction de soi et de l’autre.

Georges  Bataille , qui vit dans la première moitié du XX° siècle, met la démesure, la dilapidation, l’illimité, le sans limite dans la dépense principalement improductive (à l’inverse du capitalisme qui se veut productif, mais est, lui aussi, illimité). L’athéisme de Bataille n’est pas, dit Zimra, négation de Dieu comme chez Sade, mais une théologie de l’absence, une a-théologie. L’érotisme, chez Bataille, est une figure d’un excès  (à mon sens illégitime, voire pervers), il est aussi une esthétique, « une transgression passée sous le signe de la souillure, car seule la souillure relève de l’humain »; le corps est, chez Bataille, expulsé de lui même, évacué, vomi. Ces rémanences a-théologiques ne peuvent-elles faire le jeu des « religions  séculières » ? « Où est la conscience, dit Zimra, si la conscience n’est plus conscience de la limite ? ».

Antonin Artaud fait partie des a-théologiens, au sens où en « marchant sur Dieu », il le fait encore entrer en lice. Mais le « pouvoir de l’excès » d’Artaud vient de sa propre souffrance qu’il parvient à exprimer, au théâtre comme dans ses livres, en la codant dans un langage sans égal. Chez lui l’excès se dépasse lui-même, non dans l’illimité, ni dans l’illégitimité, mais dans l’infini atroce de sa douleur.

`Le dernier personnage du livre de Zimra, Simone Weil, dont Aron qui la connaissait bien disait qu’elle était une « mystique », appartient, selon moi, quelque peu à la lignée de Kierkegaard et de Georges Bataille. Jusqu’où souffrir ? Cette question est au coeur de l’action de Simone Weil, dit Zimra (il ne dit pas de sa pensée).  On pourrait dire, avec Aron, qu’elle pratique un mysticisme sans athéisme, à la différence de Madame Guyon et de son « athéisme mystique ». Dieu est la limite absolue, la souffrance sanctifiée, « être rien pour que Dieu soit tout ». En révolte contre la condition faite aux ouvriers – elle sera ouvrière en usine et tirera de cette expérience  un livre La condition ouvrière, toujours actuel -, elle tend à « s’anéantir comme personne ». Elle veut préserver un désir hors de toute satisfaction. Ce désir de l’homme serait-il le désir de sa propre destruction et de la destruction de l’Autre ? La résistance d’Eros à Thanatos, la fonction de limitation de la pulsion de mort par rapport aux excès illégitimes de la pulsion de vie, Simone Weil n’en parle pas. Zimra ne dissimule pas que le destin de sa nièce, collé au sien, par sa famille, après sa mort, ne sera guère heureux. L’athéisme mystique de Madame Guyon ne nuisait à personne. La négation de Dieu par Sade aboutit au pire ; comme dans les totalitarismes futurs et les sociétés à religions séculières », Sade copie la religion et Dieu en les niant .Moins nuisibles que celles de Sade apparaissent les conceptions métaphysiques de k’amour de Kierkegaard et l’esprit égotiste du sacrifice total de soi de Simone Weil  qui, l’un et l’autre, croient en Dieu. Je l’ai dit,  -Georges Bataille  peut faire, à mon avis, sans l’avoir voulu, le jeu des « religions séculières ».

Se posent aux sociétés modernes la question de la laïcité.  qui exclut toute religion du politique et de la politique, mais elle n’exclut pas nécessairement les religions du social par le biais des morales et des éthiques qui font partie du politique approximativement légitime,.  à condition qu’elles ne mettent en cause ni le droit ni les droits ni ce que j’appelle les repères-limites (permis-défendu, transmission, etc). C’est ce que Caillé appelle le oolitico-religieux.  Elles se différencient des idéologies qui, si elles font partie du politique, n’y sont que par leur illégitimité (racisme, sexisme, etc.), pour pouvoir être combattues. Mais, s ’il y a laïcité, il a aussi nouvelle donne, autrement dit précisément le politique commun en construction-destruction perpétuelle.

 

Louis Moreau de Bellaing

[1] Cf. Mes ouvrages sur la question aux Editions l4Harmattan.

Louis Moreau de Bellaing

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Note critique au sujet de la décroissance

Lorsque Serge Latouche écrit l’Occidentalisation du Monde, il quitte le recours au marxisme et, dans le même temps, celui à des concepts  que, pour les critiquer, il employait : développement par exemple .Il nous fait entrer – ce fut au moins mon impression du moment, il y  vingt-cinq ans – , à la suite de L’Occidentalisation du monde, avec La planète des Naufragés (sur lequel j’avais faut une recension dans les Cahiers Internationaux de Sociologie) ) et avec  La Mégamachine, dans cet univers volontairement caricatural et, chez lui, comme grossi à la loupe, qu’est la globalisation capitaliste ou, pour mieux dire, l’excès global capitaliste. Il y fallait ce grossissement pour bien voir ce qui s’était mis en place. Très vite, Serge Latouche, en réel combattant, se mit en lice pour lutter, autant qu’il le pouvait, quasi individuellement – même si des soutiens l’entouraient – contre cet excès globalisé. Il expliqua fort bien que la décroissance fut et est toujours le « slogan » (c’est son terme) qu’il emploie pour bien marquer que l’autonomisation et l’autonomie de l’économique et de l’économie, doublée de son excès capitaliste menant lui-même à un capitalisme illimité, était l’obsession à laquelle il fallait  se mesurer, en recherchant – sinon une alternative – au moins d’autres voies pour vivre mieux en commun. D’abord, insistons sur le fait qu’à la manière du MAUSS ( Mouvement AntiUtilitariste dans les Sciences sociales) auquel il participe, il a créé un mouvement, la Décroissance, et un journal. S’alliant à  d’autres mouvements déjà là, sans cesse, ce mouvement lutte désormais pour casser  l’illimitation capitaliste et pour instaurer un mieux-vivre au sens matériel du terme sous le nom d ‘« abondance frugale » ( terme sur lequel je reviendrai, sans, disons-le dès maintenant, trop y croire ).

Quatre livre de Serge Latouche, parmi les derniers publiés, sont pris ici en compte : Pour en finir avec l’économie (2O15), Bon pour la casse (2012),  Les précurseurs de la décroissance (2016, Jean Baudrillard (2016).  Ils ne sont pas strictement analysés par ordre chronologique. Bon pour la casse constitue un exemple qui donne toute sa signification à Pour en finir avec l’économie. Dans un troisième temps Les Précurseurs de de la décroissance et le cas de Jean Baudrillard apportent des éclaircissements théoriques à ce qu’est, pour le mouvement qui porte ce nom, la décroissance.

Pour en finir avec l’économie est une sorte de dialogue entre Serge Latouche et Anselm Jappe. L’un et l’autre prennent à tour de rôle la parole, puis chacun d’entre eux s’adresse à l’autre pour marquer les congruences et les différence . Pour l’essentiel, le   livre pose la question, chez l’un et l’autre auteurs, de l’envahissement de l’activité humaine par l’économique et l’économie., ce que nous appelons l’autonomisation et  l’autonomie de l’économique et de l’économie. Cet envahissement par autonomisation et autonomie met hors jeu, si elles ne se soumettent pas à elle, non seulement toutes les autres sciences sociales , mais, si elles ne se soumettent pas à l’économique, toutes les activités humaines y compris celles qui concernent le subjectif et l’intime. Latouche parle de sociétés pré-capitalistes, pré-économiques, ce qui n’est pas notre vocabulaire. Mais peu importe. Il lance l’interrogation sur un court terme qui concerne le présent, celui qui valorise nos esprits et nos vies : « Réfléchir à un futur différent de celui sans avenir, penser l’imprévisible et l’improbable « pour sortir de l’économie » », ce qui ne signifie pas, à notre avis, effacer  des dimensions humaines et sociales l’économique. Relevons dans l’introduction de Latouche cette remarque sur Marx : « L’échec de Marx à se libérer de l’économique est largement lié à l’impasse qu’il fait sur la question de l’environnement et de l’existence de l’individu humain  dans un cadre bio-physique ». Ce qui rappelle les propositions de Baudrillard dans le  Miroir de la production.

La première partie montre comment l’économie a été inventée. Elle se divise en plusieurs chapitres. Le premier s’intitule  Contre toute forme d’économie,, le second L’économie comme religion, le troisième porte sur le fétichisme de la marchandise, le quatrième sur la décroissance et la critique de la valeur.

La deuxième partie est une interrogation à Marx. Marx est-ill nécessaire pour penser l’écologie politique, c’est-à-dire une nouvelle pensée qui prendrait en compte, parmi d’autres dimensions du social, l’économique ? Après une introduction de partie, les auteurs s’interrogent sur Marx et la décroissance, sur le « double «  Marx face à la crise écologique. Une conclusion de partie – pourquoi la décroissance implique de sortir de l’économie ? – et une         annexe complémentaire reprenant le thème Décroissance et critique de la valeur  font la synthèse de l’ouvrage.

Anselm Jappe et Serge Latouche   pensent l’un et l’autre que l’économie est  « une toile de fond anthropologique transhistorique , ce qui équivaut      à identifier le concept d’économie au processus de métabolisme avec la nature.

L’appropriation de la nature passe par un procès de codification symbolique présupposé et inconscient qui peut être la religion dans un cas et la valeur dans l’autre. «     

Serge Latouche signe le chapitre sur Economie et religion. «…Nous sommes  entrés dans l’économie, nous ne sommes pas seulement entrés dans l’imaginaire économique, mais nous sommes entrés dans la vie économique. On a économicisé nos vies « . Notre  société est  fondée sur le manque et la frustration, sinon les individu(e)s et les groupes ne consommeraient pas. 30% de ce qui est acheté va directement à la poubelle. La consommation, est le véritable carburant de notre société. L’idée est que nos besoins sont illimitées et  que cette illimitation est und bonne chose; Mais nous sommes condamnés, par la force des choses, à sortir de l’économie et de la consommation. illimitée. En revanche, contrairement à Latouche, je pense que nous sommes dans une démocratie institutionnelle qui, contrairement à d’autres régimes et sociétés politiques, nous permet de vivre en commun. Mais, comme dit Latouche, cette démocratie est oligarchique. « Nous vivons dans des oligarchies pluralistes qui nous concèdent un minimum de libertés individuelles. L’équation travail-production-consommation-spéculation-travail nous enferme dans sa rigueur au point qu’il est quasiment impossible aujourd’hui d’en sortir ». A notre avis, il ne s’agit pas tant de restreindre des besoins qui, pour la plus grande partie de la population, le sont déjà. La plus grande partie de la population mondiale est dans une frugalité frugale, mais, comme le dit par ailleurs Latouche, il s’agit de redistribuer  et de partager. Le MAUSS a proposé, il y a longtemps, un revenu de citoyenneté  qui dépasse la subsistance (manger, boire et dormir à l’abri). Ce minimum, comme le die Germaine Tillon, est bon pour les chiens. Il suppose également – ce qu’on ne dit plus guère – un maximum – la loi sur le maximum de 1793 –  qui limite  drastiquement les revenus de ceux qui produisent partiellement seulement  pour la consommation , mais surtout pour la spéculation. Ce serait un début, mais la mise en place d’un tel revenu  suppose, comme le dit Cingolani, de repenser travail, activité sociale, vie en commun, etc.

Le fétichisme de la marchandise est analysé par Anselm Jappe. Plutôt que de parler de critique de la valeur, il faudrait, dit Jappe, parler du fétichisme de la consommation. Auparavant, dit Jappe, toute réflexion avant l’apparition de l’économie était une réflexion sur éthique et morale. fondée essentiellement su la conviction  que l ‘homme est mauvais et qu’il faut faire un grand effort pour le rendre meilleur. L’               auteur raconte l’anecdote du visiteur français en Espagne qui, dans le cabinet du roi, dit : « C’est donc lci que le roi t travaille ». Son guide se met en colère, l’accuse d’insulter le roi. En effet, déjà en France, le travail commençait à être reconnu pour tous, alors qu’en Espagne, un noble et, qui plus est, un roi ne travaillait pas.

Pour ne pas se noyer, disaient Marx et Engels, il ne suffit pas de se libérer de l ‘idée de la pesanteur. « Les marchandises sont pour nous comme des dieux dont les volontés nous échappent. les marchés n’ont pas voulu…Les Bourses n’ont pas réagi »., dit l’auteur. Anselm Jappe conclut son chapitre en disant d’une part que la critique de la croissance doit être une critique du travail, d’autre part qu’il faut parvenir à une autre conception et organisation des activités sociales qui dépasse complètement la conception solipsiste du travail.

Un débat s’engage sur la  décroissance et sur la critique de la valeur, trop difficile à résumer sans le trahir. Retenons une remarque de Serge Latouche à un intervenant qui faisait valoir que le FN critiquait tout autant le pouvoir financier, financiarisé actuel que le fait la gauche. « La gauche pensait faire beaucoup plus en remettant en cause l’essentiel du système capitaliste., mais elle ne remet même pas en cause le pouvoir de la finance, laissant ainsi un boulevard à la droite »

Si nous comprenons bien cette remarque, ce n’est pas seulement le pouvoir financier qu’il faut, comme, par stratégie politique, le fait le FN, remettre en cause, mais l’excès global capitaliste dans son ensemble, l’économique et l’économie en tant qu’ils s’y coulent,  et, dans la dimension de cet excès,  tout particulièrement le pouvoir financier, c’est-à-dire l’excès de spéculation.

Abordant la question de Marx et de l’écologie politique, les deux auteurs font référence au MAUSS, à des articles dans un numéro spécial Que penser de Marx aujourd’hui ? Les deux auteurs y ont publié chacun un article. Celui d’Anselm Jappe s’intitule : Lz côté obscur de la valeur et le don.  Dans le chapitre de ce livre « Marx et la             décroissance », Latouche conclut :  « Le passage pat Marx a plutôt constitué un handicap pour beaucoup pour penser l’écologie politique. «. Il éloigne de l’écologie politique la pensée du maître et de ses disciples  qui l’un et les autres la bannit. mais le passage du capitalisme à l’écologie est, à l’ heure actuelle, fort justement, une « nécessité impérieuse ».

« Critique de la production pour la production », dit Jappe dan le titre du chapitre suivant, comme nous l’affirmons de tous ceux et celles qui, à a proximité (celle de la production), y croient comme à un acte de foi ou s’y complaisent par désir plus ou moins pervers, ou qui s’y sont résignés!e)s. Les autres la subissent. L’auteur conclut en disant qu‘il ne s’agit pas seulement de ré-encastrer l’économique dans les autres dimensions du social, comme. le pensait Polanyi, mais le dépasser et surtout dépasser l’identification de l’abondance marchande avec la richesse possible de la vie;

La conclusion des auteurs insiste sue « l’engagement à la responsabilité ». Ne pas déléguer à quelqu’un qui devrait penser à notre place.

Je serai, faute de place, plus bref sur les trois autres ouvrages qui sont d’un seul auteur : Serge Latouche.  Bon pour la casse, les déraisons de l’obsolescence programmée, est plus qu’un bon exemple illustrant Pour en finir avec l’économie ; c’est, sur l’obsolescence programmée, c’est-à-dire sur une usure à temps prévu et quasiment inéluctable de l’objet marchand, une démonstration serrée de ce qu’est à la fois le productivisme, le capitalisme et le démon de la croissance.

Dans la préface à la deuxième édition du livre, Latouche s’attache à recenser les tentatives actuelles qui tendent à se multiplier, pour atténuer les effets destructeurs de l’obsolescence programmée, ne fut-ce que par des techniques réparatrices ou compensatrices; Mais, comme il le dit, il y faut un changement de ce qu’il appelle, avec les historiens, des mentalités, de ce que nous appelons le subjectif collectif et individuel.

Le livre comporte, outre son introduction intitulée « L’addiction à la croissance », quatre chapitres . Le premier tente la définition et la caractérisation de la nature de l’obsolescence programmée Le second traite de son origine et de son domaine. Le troisième pose la question de la amorale et de l’éthique, et le quatrième celle des limites. .

. Dans son avant-propos à la  première édition du livre, Latouche rappelle que c’est Gailbraith, dans The affluent Society (traduit en français par l’ Ere de l’opulence) qui introduit la controverse sur l‘obsolescence programmée. Dan l’introduction, citant Gunther Anders qui  dit que la maxime du consumérisme est « Apprends à avoir besoin de ce qui t’est offert », Serge Latouche montre que l’obsolescence programmée est l’arme absolue du consumérisme. On est désarmé par rapport à la défaillance d’un produit notamment mécanisé. Lorsqu’il tombe en panne, il n’est plus réparable. On rachète. La consommation forcenée, dit Latouche, est voulue par les producteurs               marchands de rêve. Il y a bien addiction dans la mesure où ce n’est pas l’individu qui désire la chose, mais en quelque sorte la chose qui désire ; elle force à faire un besoin de ce qui n’est pas ancré en lui individu.

La première forme de l’obsolescence programmée est fondée sur la courte durée du produit. Mais il existe parallèlement une obsolescence programmée psychologique, esthétique, liée à la morale. Il s’agit de convaincre le consommateur de changer de matériel tous les deux ou trois ans.

La nature de l’obsolescence programmée résulte de la symétrie entre l’obsolescence technique (qui relève de l’invention perpétuelle de nouveaux modèles)  et les deux autres formes d’obsolescence programmée. Cette dernière est  aboutissement des deux autres., où le modèle du politique se conforme à elles. L’origine de l’obsolescence est dans les deux formes d’obsolescence, celle technique et celle psychologique et esthétique; Elle amène à désirer ne jamais perdre la face, parce qu’il s’agit d’objet, Cette limite peut être manipulée pour produire la consommation ostentatoire. Son domaine, c’est à la fois celui de la la fabrication qui diminue la qualité et celui du jetable, du déchet , c’est celui qui masque le social normal pour favoriser la communauté subjective , enfin c’est celui de l’évaluation alimentaire avec les dates de prescription aussi courtes que possible.

Quelle est la morale de l’obsolescence programmée ? Elle est une nécessité, elle diminue, par son rôle social, les prétentions  des consommateurs, elle en fait, comme co-salariés de l’industrie, des complices.

Il va de soi qu’une telle morale et l’éthique qui l’accompagne au niveau des possibilités et des conceptions sont fondées sur des plans « doublement malhonnêtes ». La stimulation artificielle est une compromission avec l’éthique ; la pratique  de la date de prescription est auto-destructrice à la fois politiquement et économiquement. Les croyants en Dieu diraient qu’elle est un crime contre la loi naturelle, parce que nous gaspillons ce que Dieu nous a donné. Plus simplement, le citoyen, l’individu dira que c’est une illégitimation et une illégitimité par rapport à un repère-limite du politique : le don. Celui-di enclenche en tout humain une certain degré de renoncement, de transmission et de préservation (objet gardé, objet circulant dans la réciprocité et l’échange).

Avec courage et sans emphase, Serge Latouche, à propos de l’obsolescence de l’homme, rappelle ceci :  Sont prévus des super-ordinateurs  capables de se reproduire eux-même, de concevoir des articulations puissantes et plus autonomes. A ce moment là, ,l’homme n’aura plus de raison d’être et, privé de son pouvoir humain dans un monde ravagé pare la pollution, il ne pourra plus devenir qu’en devenant à son tour une super-nature mi-mythique mi-numérique. La vérité complexe d’une telle évolution, est-ce une contre-humanité ? A ce stade, l’obsolescence de la morale (et de l’éthique) ne permet pas d’en juger ».

Sur les limites de l’obsolescence programmée, Serge Latouche écrit : :On ne  peut sortir du dilemme de résoudre à la fois la préoccupation sociale et celle écologique que par la construction d’une société de prospérité..,, d’abondance frugale économe   des ressources naturelles et du labeur humain, dans laquelle les gains de productivité sont obligatoirement transformés en idée du temps de travail et non plus en capitalisation de la production-consommation des humains. Mais cela c’est une révolution ». Il conclut, après le rappel d’un merveilleux souvenir d’enfance qui est encore celui d’enfants et de petits-enfants) : « La faculté d’émerveillement est la condition de réussite d’une société de décroissance …pour échapper au destin funeste d’une obsolescence programmée de l ’ homme ».

Oui, c’est probablement en partie ce que nous souhaitons tous (même si l’abondance frugale demeure  mal définie), mais je pense qu’on ne construit pas une société selon un projet préconçu. Que Serge Latouche et le mouvement de la décroissance contribuent avec courage, force, persévérance, sans désespérer, à une meilleure société, je le pense comme eux. Mais une société de décroissance, d’abondance frugale n’est pas d’emblée un projet de société , elle ne prend un sens que si des êtres humains  ont envie de la faire et la font. Ce qui fait société, tout doucement, c’est ce qui est déjà là, c’est la société de décroissance  en germe et qui  cherche  à se propager  un peu partout  par celles et ceux qui, en équipe et individuellement, produisent, à partir d’un politique qui, humainement, n’a pas cessé d’être  l’imaginaire constructeur, si l’on veut, en plus précis, du social, du culturel de l’économique, du pédagogique, du religieux et qui, dans le même temps, mettent en place, remettent en place, si nécessaire, ce politique,  pour juguler sans cesse les erreurs, les illégitimations et les illégitititmités transgressives telles que la domination millénaire des femmes, l’esclavage, le travail forcé, l’exploitation et l’oppression des sans abri, des exilés, des précaires, des ouvriers, des petits employés. Il s’agit aussi d’une politique cherchant à être démocratique sans l’oligarchie. Enfin il s’agit toujours  de la conscience d’un « inconnu à creuser » qui ne soit pas les dogmes fixes que nous avons tendance à nous imposer. Mais suis-je si loin, en disant cela , de ce que veulent les objecteurs de croissance et Serge Latouche ?

Les deux autres ouvrages de Serge Latouche, Les précurseurs de la décroissance , une anthologie, Jean Baudrillad ou la subversion par l’ironie, me semble être une recherche des fondements même du mouvement de la décroissance à travers d’abord  la recension d’auteurs et le bref commentaire d’oeuvres de ces auteurs qui veulent contribuer à la décroissance et à la mise en acte du mouvement. Mais c’est ensuite, en se confrontant avec Jean Baudrillard  qui, par ses écrits notamment sur la société de consommation, a été l’un des plus actifs et des plus vigilants critiques du productivisme, de l’’autonomisation de i’écononomique et du capitalisme Plus encore, ce que Serge Lataouche tente de montrer, c’est ce qu’il appelle la subversion par l’ironie, autrement dit, pour moi, la critique indirecte, mais efficace , d’un monde voué à l’économie avec la monstruosité d’un libéralisme économique devenu dogme et d’un excès productiviste. Plus encore, Jean Buudrillard incarne en lui le malaise, la désespérance, le retrait non délibéré  comme ceux de Caillé, de Latouche ou, plus modestement,n le mien, d’un individu, en l’occurrence, pour Baudrillard, d’un écrivain aux prises avec l’ excès productiviste-consumériste-oonsommatoire qui lui paraît sans issue.

Outre son introduction et sa conclusion, Les précurseurs de la décroissance comporte sept temps : d’abord celui de la découverte, de la publication et de la lecture des précurseurs de la décroissance, puis celui de l’économie du bonheur et de l’idéal de la frugalité, qui correspond à celui des grands anciens, des sagesses et traditions anonymes, le troisième temps est celui de la pensée critique par des « éclaireurs » de la révolution industrielle.  Le quatrième temps est celui de la critique de la société contemporaine par les pionniers et fondateurs de l’écologie politique. Le cinquième temps fait état du sursaut des consciences   chez des romanciers, des poètes et des journalistes. Le sixième temps montre que les infréquentables, Ezra Pound et Heidegger par exemple, ne se réduisent  pas à cette à cette impossibilité de les fréquenter. Enfin le septième temps trace de nouvelles pistes pour un chantier en cours.

A partir du deuxième temps, Serge Latouche fait se succéder les auteurs, brièvement. Chez les Anciens, on retrouve Diogène et Epissure ; chez les critiques de la révolution industrielle,  Fourier, Stuart Mill, des inconnus injustement oubliés ; dans la longue liste des critiques de la société contemporaine, apparaissent également les célèbres, les connus et les moins connus : Benjamin, Mundorf, Bataille, Anders (moins célèbre que son ancienne épouse Hanaah Arendt),  Rougemont, Gorz, Elul, Illitch, mais aussi S. ,Weil, Debord, Castoriadis, Baudrillard, oui Lanza del Vasto (avec son livre Le Pèlerinage aux sources, souvenir d’adolescence), Berlinguer, Rosak, Ralignan Le sursaut des consciences se fait, selon Latouche, chez Tolstoï, Tagore, Bernanos, Huxley, ,Giono, mais aussi d’Eaaubonne et Pasolini. . Nous avons nommés les deux principaux infréquentables. Dans les pistes. pour un chantier en cours, Latouche nomme Rousseau et Jouvenel, zt « d’autres encore ». La conclusion les rassemble, en fait une sorte de brève synthèse face au délabrement créé par les excès spécifiques plus ou moins globalisés de la modernité et face à l’excès global productiviste, consommatoire, illimitant et illimité du capitalisme.  Des noms rappellent les actuels compagnons de route de la décroissance parmi lesquels je me compte.

Le petit livre sur Baudrillard  présenté comme un précurseur de la décroissance, le montre d’abord comme un critique incontestable de la société de consommation. Je suis tenté de lui reprocher ce terme de société de consommation   qui, comme celui de société capitaliste, fait bon marché de ce qui est en train de se produire, autrement dit qui ne tient pas compte de tous ceux et de toutes celles qui refusent la consommation excessive et/ou le capitalisme. Latouche dit qu‘il est un objecteur de croissance, mais non un partenaire de la décroissance. Dans son deuxième chapitre, il le montre étranger (ironique) vis à vis de l’éthique de l’abondance frugale . »Seule est mobilisante, dit Baudrillard, l’analyse précise des évènements. toute analyse radicale est d’un optimisme fulgurant ». Latouche lui-même croit à la possibilité d’une sorte d’abondance frugale après un effondrement commencé.

Répétons-le, nous ne pensons pas qu’une société puisse être projetée, ni construite d’avance. Ce sont les êtres humains concernés – ils le sont tous -, mais plus particulièrement, ceux et celles qui prennent conscience de ce qui les concerne, qui sont à même  d’en décider.

L’entretien final portant sur la manière dont la curiosité et l’érudition contribuent à faire lever, chez un auteur, ses imaginaires, se conclut par quelques phrases qui confirment la «subversion ironique » de Baudrillard : « Il convient, me semble-t-il, de ne rien conclure, de laisser ouvertes la disparité des termes, la singularité de chacun » « Mon lieu c’est le désert, là où je retrouve une lueur de désert, une impression d’avant la culture, non pas l’archaïque, mais le sauvage ». Si l’abondance n’y est-pas, on y perçoit la frugalité.

 

 

 

Louis Moreau de Bellaing

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Sous la direction de Anne Querrien, Monique Selim, Monique Zerbib, Les paradoxes du rêve, Chimères, n°86, Toulouse, Erès, 2015

Qu’on n’attende pas de ce numéro de Chimères une énième resucée de L’Interprétation des rêves  de Freud. Telle n’est pas l’intention des auteur(e)s qui, tout en reconnaissant son importance notamment dans l’un des articles consacré à la Traumdeutung, se donnent l’impulsion de l’esprit freudien comme une vérité à chercher par  rapport à ce que Freud avait découvert.

« Le rêve,disent les préfacièeres Anne Querrien, Monique Selim, Monique Zerbib, est un miroir sans find, un langage de  la nuit qui ne cesse de nous captiver ». En fait, ce sont les sociétés et leurs rêves, ceux des individu(e)s et des groupes, rêves individuels et collectifs, les dimensions politiques du rêve, qui constituent le pivot de l’argumentation, plus que le rêve individuel raconté en séance.

Il s’agit de « mettre  en évidence  la dimension politique du rêve à la fois comme création et comme résultat du politique au sens propre du terme.  « Le fil d’or (le fil dort) mène à l’avènement, c’est-à-dire à la connaissance et à la reconnaissance d’un soi méconnu. Le fil d’or défie la censure et ses interdits au risque de se déplaire à soi-même ».

Dans le premier article sur la Traumdeutung, et  ses éditions successives, Sylvianne Lecoeuvre rappelle le risque couru par le livre : y voir abandonné l’accomplissement du désir dans le rêve au profit de la métaphore ou d’une clé des songes. Freud s’élève  par ailleurs contre l’affirmation  que tous les rêves doivent être expliqués par le sexuel.

Max Dorrra, dans « Pour une révolution de l’entendement », montre comment l’affect intervient, ainsi que la mémoire, pour fonder quelques certitudes dans la pensée. C’est du sens que confèrent, lors de l’interprétation, les associations issues d’un passé plus lointain sorti peu à peu de l’ombre.

Dans « Angoisse, constatations, rêves au Laos », Monique Selim étudie,  par le rêve, notamment ceux de médiums, de ,magiciennes, le « retour » du passé dans le nouveau régime. Le « retour » qui est aussi un « départ »    est celui de génies dont sont possédées les magiciennes, mais qui peuvent s’enfuir ailleurs là où l’argent abonde. Tout se passe comme si le nouveau régime politique ne pouvait se donner son propre imaginaire.

Etudiant la prostitution en Bolivie, Pascale Absi est en quelque sorte prise dans le rêve d’une prostituée qui utilise ses rêves pour dominer sinon meurtrir sa clientèle, s’assurant        ainsi d’un pouvoir sur elle. Ce rêve de  Yuli l’informatrice devient en quelque sorte un impensé commun de déchiffrement entre la chercheuse (Pascale Absi) et son interlocutrice.

Barbara Gloceewski aborde la cosmologie aborigène, notamment celle des Warlpiri. Ce n’est pas cette cosmologie qui est dominante, mais l’imaginaire. Les « itinéraires » totémiques appelés  lignes de Dreamings ou lignes de chant sont dynamiques et constamment en mouvement. Diverses formes de devenir sont propulsées dans des formes humaines et non humaines. Y participent les phénomènes atmosphériques et cosmiques.

Lucia Sagradini rend compte d’un film d’Alex Pou, Histoire de l’ombre, histoire de France. Elle nous dit en conclusion que « chassant nos rêves, en quête des rêves de l’autre, (on peut) garder de ce film un souvenir inoubliable ».

Abrahao de Oliveira de Santos revient sur le condomblé, à propos du rêve, de la résistance et de la singularisation  de la culture africaine au Brésil.Les participants du condomblé incorporent et manifestent les expressions innombrables des enchantements ancestraux  sous forme d’éléments cosmiques dans leurs pratiques de soins. Le rêve, expression ancestrale des femmes et des hommes en devenir est le vecteur d’une hybridité subjective cosmique.

Le beau poème d’Olivier Apprill se lit sans commentaires.

Olivier Douville voit dans les rêves de psychotiques une possibilité d’inclure la doxa psychanalytique. C’est l’inscription du Réel dans la vie du sujet, dans ses hallucinations, ses symptômes, dans l’ enjeu de la cure, qui est à retenir et à prendre au sérieux sans enfouir nécessairement le psychotique dans la seule folie parentale.

Danielle Roulot s’interroge sur le travail du rêve et sur le travail du deuil. Il est difficile, pour un non psychanalyste, de  commenter son texte. L’auteure montre non seulement l’extrême difficulté de la cure pour les névrosé(e)s, mais surtout pour les psychotiques. Aussi bien au niveau du transfert que du contre-transfert. Dans les cas  cités, où il y a deuil, et deuil mal vécu, mal fait, le travail du psychanalyste est encore plus complexe. Il y a, tant du côté de l’analyste que de l’analysant, une impossibilité qui se présente non comme barrière, mais comme limite indéterminée et néanmoins à reconnaître par l’un et par  l’autre. C’est sans doute là que le travail du rêve et le travail du deuil se rencontrent.

Keramanat Movallali se demande quel est le rapport entre le travail du rêve et la neuro-physiologie du sommeil. Le désir humain porte en soi sur le trauma du réel, dans la mesure où celui-ci ne cesse de se soustraire à lui en tant que rencontre. «  L’aventisation est la tentative du sujet de parvenir à l’envers du réel, c’est-à-dire de venir à bout de son impossibilité …Quoi de plus approprié qu’un rêve, pour tenter l’envers du réel ».

De Richard Abibon, dans son article intitulé L’impossible : réel de la physique ou Réel de la psychanalyse ?, ce que nos retenons, c’est que le Réel, que l’auteur distingue de l’adjectif « réel », est impossible à symboliser. IL reste dans la névrose, sans trouver ni représentation ni écriture.

Parlant d’un Rêve végétal en psychiatrie, Quentin Vergiette conclut : « Créer une lisière  à l’interface de la psychiatrie et de l’agro-écologique..   modifie les lignes de démarcation dominantes, (notamment) entre la ville et la campagne, le sujet et ses autres, végétaux et animaux ».

Rêves, hallucinations et états psychotiques, relèvent pour Monique Zerbib, autant de la psychanalyse que de la psychiatrie,. « Le rêve est, dans tout traitement analytique, dans la névrose comme dans la psychose, il est   l’idéal psychanalytique ou plutôt son paradigme. L’abord psychanalytique constitue la seule éthique  thérapeutique respectueuse du sujet dans la cure individuelle ou dans le social collectif ».

Les articles qui suivent, celui d’ Evelyne Lopez Campillo sur » La restitution de la Joconde »,  de Marco Candore intitulé « Songe rouge », de Sonia Hopf,  « Extrait de mon voyage avec Félix Livre II », les commentaires d’Emmanuel Valet au film de Viviane Perelmuter Le vertige des possibilités, le texte de Annie Vacelet-Vuitton « La déchirure » sont à lire, selon moi, beaucoup plus  en interrogation qu’en interprétation personnelles. Ces textes sont, pour moi, tous très beaux et très riches, tout comme celui de Marc Hatzfeld intitulé «  Mezzogiorno » et celui de Joani Hocquengem Songe du Jocalo.

Y a-t-il des   mesures anti-rêve ?  se demande Guy Trastour. Face à l’uniforrmisation, se pose la question de la vulnérabilité et celle des voies de recours contre elle. Il y a des déterritorialisations qui replient, d’autres qui déplient.

En note de lecture, Anne Querrien rappelle l’importance du livre collectif Rêve et sociétés auquel Roger Caillois participa et qui fut publié chez Gallimard en 1967.

 

 

Louis Moreau de Bellaing

 

 

 

 

 

Louis Moreau de Bellaing

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Mariana Saad, Cabanis, Comprendre l’homme, pour changer le monde, Paris, Classiques Garnier, 2016.

Cabanis, médecin et philosophe, fondateur de la psychophysiologie en France, témoigne, durant sa courte vie – il meurt à cinquante et un an – , mieux encore que les grands philosophes qui l’ont précédés, Locke, Hume, Helvetius, Condillac, Condorcet, Rousseau, qu’il évoque, de la rupture qui s’accomplit, avec la Révolution française – précédée de celle américaine (1776-1788) –  et de l’apparition explicite d’un type de société radicalement autre que tous les types de société  depuis la préhistoire. Toutes se donnaient comme référence un extérieur radicalement distinct de l’humain , un Tout Autre comme disait Ricoeur.

Cabanis, contemporain de Condorcet et de l’épouse de ce dernier, Sophie de Condorcet dont il est le beau-frère, ne fait même plus référence à l’Etre Suprême. C’est, comme le dit sa biographe qui commente surtout l’oeuvre Mariana Saad, l’homme qu’il veut comprendre, supposant qu’en comprenant l’homme on peut changer le monde. Pour autant, Cabanis ne renonce pas à puiser dans les oeuvres du fondateur de la médecine, Hippocrate qui la sépara de la philosophie, ni  dans celle des philosophes antiques qui mettent les dieux dans la nature, voire dans celles  de philosophes de son temps pour qui l’Etre Suprême demeure le Grand Horloger. Cela dit, il n’en retient que ce qui concerne le corps et les rapports de l’homme à son corps, rapport qu’il définit par causalité et  en se servant de l’analogie,  comme il est d’usage à l’époque au Muséum d’Histoire Naturelle; Mais est néanmoins refusée l’idée d’une nature providentialiste à la Buffon ; Cabanis ne la réduit pas au fameux melon qui naît en tranches pour être mangé en famille.

Dès l’introduction, l’auteur note que, si Cabanis se voulait un savant, il accompagna ses recherches et ses réflexions d’une articulation à la science de l’Idéologie qui est en fait une philosophie. C’est au nom de ses convictions à la fois philosophiques et scientifiques qu’il joue un rôle politique comme député dans l’une des assemblées créées sous le Consulat et propose des projets de réforme, par exemple « réunir en un système commun la législation des prisons et celle des secours publics ». L’auteur note que l’Idéologie, à laquelle se réfère sans cesse Cabanis, est une philosophie radicalement nouvelle dans l’histoire de l’humanité, ce qui accuse la rupture entre le type de société moderne et ceux qui l’ont précédé.

Se maintenant dans le cadre d’un matérialisme strict, Cabanis affirme l’existence d’une sensibilité sans sensation. Il développe une nouvelle théorie du « signe       pathologique » qui  se distingue de celle du symptôme, comme par exemple la douleur.

Dans le premier chapitre, L’excès et le manque, l’auteur montre que, pour Cabanis, le signe pathologique apparait dans un système de signes que le corps et la parole du patient donnent à déchiffrer. Médicalement, l’excès ou le manque mène le corps de l’homme vers la pathologie. Ce qui n’est pas nécessairement vrai du point de vue des liens et rapports sociaux entre  les êtres humains et entre leurs groupes  où un excès ou un manque légitimes peuvent apparaître et où l’illégitimité n’est pas le pathologique.

La sensibilité et non la sensation se confond, pour  Cabanis, avec le principe vital. Le sensible, la sensibilité permet aussi de mettre en évidence l’unité de l’homme. La base de l’homme est le corps humain sain. Le corps, les corps, pour Cabanis, sont cause du social, du politique et de la politique. L’unité de l’homme est, pour lui, contrôlée par le corps.

Dans le deuxième chapitre de l’ouvrage,  intitulé La maladie est un langage, Cabanis apparait comme novateur. Croire déchiffrer une lésion, ce n’est pas connaître la maladie, c’est rester du côté du mécanisme et rater la sensibilité, dit l’auteur en le commentant. La maladie est, pour Cabanis, non seulement un langage, mais une langue et, de plus, une langue étrangère. L’interprétation est une description naïve et les dénégations ne font que résumer sans jamais forcer ni déguiser. Rien n’est trahi du sens de la maladie. Analyser c’est décomposer, séparer c’est-è-dire abstraire. Mais l’analyse de déduction relève de la rhétorique, c’est-à-dire du langage. « La parole, dit Aristote cité par  Cabanis, est envahie d‘éléments symbolisant les états de l’âme ». Encore faut-il que le médecin soit « au lit du malade », autrement dit qu’au déchiffrage des signes donnés par la parole  du malade, il joigne l’observation même du malade et de son corps.

La médecine est un art, c’est-à-dire, selon Cabanis, une techné. Elle a la charge, dit l’auteur dans son commentaire,, de produire la santé. en prenant la maladie comme modèle. Car la maladie n’est pas seulement le mal, elle est l’effort vers la santé. Cabanis insiste également sur l’ordre des éléments. Il s’agit de décomposer le mal comme une langue et c’est finalement  l’ordre, la combinaison qui donne le sens. C’est parce qu‘il s’inspire de la sémiotique lingiusique que Cabanis attribue un rôle déterminant aux éléments dans l’étiologie des maladies.

Cabanis donne un rôle à l’intuition et à la répétition. Mémoire et sympathie contribuent à une identification à l’être souffrant. C’est en s’accordant à ses douleurs par une imagination sensible que le médecin voit la maladie d’un seul coup d’oeil, dit-il. Ce qu’il appelle l’instinct, en quelque sorte partagé dans la relation médecin/malade, fait du médecin le spectateur et du malade l’interprète de son mal (au sens d’une interprétation d’acteur ou d’actrice).

Le troisième chapitre, Une logique médicale, traite des relations de causalité, de parallélisme et d’analogie. L’inférence causale naît de la seule expérience d’une conjonction constante. Post hoc, ergo propter hoc. Mais, dans le cas d’une connaissance insuffisante, ce sont des conjectures, des probabilités qui tiennent lieu de savoir. C’est à cette thèse qu’il se rallie  quand il dit : « Du moment qu’on entre dans les applications pratiques, on ne se dirige plus que d’après certaines conjonctures fondées sur des motifs plus ou moins solides;  on ne fait que des calculs de probabilité ».

Cabanis, met à part, en lui donnant un statut particulier, le climat. Celui-ci est au XVIII° siècle et au début du XIX°, dit Canguilhem, « l’influence qui s’exerce du ciel sur la terre ». La science de l’homme a besoin d’une bonne géographie médicale, dit Cabanis. « La sensibilité, ajoute-t-il, subit des dégradations continues dans son extrême en excès dans les régions équatoriales, jusqu’à son extrême en défaut dans les zones polaires ». Il va jusqu’à faire un parallèle, toujours dans le contexte du climat, » entre la bile noire et la liqueur séminale ».

Ces analogies sont empruntées par Cabanis à ses précurseurs et à ses contemporains médecins. Sur le cerveau, il annonce que « les faits apparents de la vie ne font que manifester au dehors les dispositions secrètes et répartir les représentations. L’homme intérieur c’est l’organe cérébral ». Il pense qu’il y a une constance du système cérébral. Pinel disait qu’ « un  très grand nombre de cas d’aliénation mentale étaient contraires aux observations d’anatomie « . Autre:ment dit, il n’y avait pas nécessairement lésion organique. Cabanis laisse une place au doute ; mais il maintient néanmoins une homologie, dit Mariana Saad, entre pathologie physique et maladie mentale. Le raisonnement par analogie de Cabanis, ajoute-t-elle,  le contraint à attribuer à des maladies mentales comprises comme des excès de sensibilité des déséquilibres du mêmeordre dans les organes correspondants.

Le quatrième chapitre, La place du fou, affirme dès l’abord que tous les désordres de l’âme sans exception doivent se comprendre comme des désordres physiques. Il ne s’agit pas, comme dans la médecine traditionnelle, de distinguer entre délire, né d’une cause physique comme la fièvre, et affections de l’esprit ayant leur source dans l’intensité des passions purement morales.

Cabanis n’ignore pas les discussions  de ses prédécesseurs sur la partie du cerveau où les nerfs transmettent les impressions par vibration  au travers d’une »liqueur », et l’autre partie du cerveau (la cervelle) entièrement passive. Mais pour Cabanis c’est l’impression qui est transformée systématiquement en idée par le cerveau.

Entrée dans le cerveau et la moëlle épinière, la folie trouverait son origine , selon Cabanis, dans le diaphragme et l’estomac, dans les viscères et le bas-ventre et dans les organes de la génération. La folie est le produit d’un développement renforcé (excès) ou atrophié (manque) des organes impliqués dans cette pathologie. Cabanis introduit un rapport causal entre le crétinisme ou idiotie (aujourd’hui débilité mentale), le climat (en l’occurrence celui des pays de montagne), l’onanisme et le « grand volume des organes sexuels chez les hommes » (à ce sujet, il ne parle pas des femmes). Cabanis souligne le contraste entre capacité intellectuelle et sexualité, tout en insistant sur la part du climat. En ce qui concerne la mélancolie, Cabanis l’attribue à l’excès physiologique et à la grande production d’idées. Il semble proche d’Aristote qui lie mélancolie, génie, bile noire et grande capacité créative. L’humeur séminale vient alors renforcer la bile noire.

Le cinquième mémoire de Cabanis est entièrement consacré à la différence des sexes. Les femmes possèdent, par rapport aux hommes, une affection singulière : la plus grande grande fécondité d’idées, les plus brillantes manifestations font place, chez elles, au bout de quelques temps, à la médiocrité d’esprit la plus absolue. Les hommes subissent les mêmes bouleversements, mais on observe plus ordinairement chez les femmes cette exaltation et cette chute de la sensibilité.

Il identifie les menstruations à un excès pathologique. Les goûts des femmes, détournés, par leur sensibilité, sont « des bizarreries et des caprices ». La femme enceinte, elle, est, selon Cabanis, réglée par un instinct animal. Elle est dépassée par une folie primitive, hors des règles de la civilisation. Sa sensibilité est  exacerbée.

L’homme est présenté sommez la norme par laquelle tout ce qui est physiquement féminin est évalué. Cabanis présente les caractéristiques qu’il  découvre chez les femmes comme des vérités établies et non douteuses.

L’objet principal de la vie des femmes est de plaire aux hommes. Ce sont les particularités physiques qui déterminent les morales. Tout ce que l‘homme et la femme ont  de commun est de l’espèce, tout ce qu’ils ont de différent est du sexe. La délicatesse des fibres du cerveau se montre ordinairement chez les femmes et c’est ce qui leur donne cette grande intelligence pour tout ce qui frappe les sens (Malebranche). Autrement dit, leur humanité se limite à la sensibilité.

Cabanis reprend de Galien le caractère plus fort de la semence mâle par rapport à la semence femelle. Il note également la proximité des femmes avec la folie, avec le délire imaginatif venue de leur sensibilité. Mais ces caractères peuvent appartenir à certains hommes : les génies. Cabanis, qui entend caractériser les femmes par une capacité intellectuelle limitée par le développement particulier de leur sensibilité,  les rapproche à la fois de la folie et du génie (celui des hommes). Il maintient néanmoins l’interdiction de tout rôle public des femmes.

Ce qui est en jeu dans la relation entre médecin et philosophe anatomiste, c’est  la relation entre les affections du coeur et le dérangement des viscères, entre génie et mélancolie. Relation dont on retrouve l’origine philosophique chez Démocrite.

Pour Cabanis, il est important de maintenir la division entre « folie intellectuelle » et folie s’organisant dans une affection du corps. Mais celle intellectuelle est liée néanmoins à l’organe cérébral.

Les Anciens, en rapprochant songe (rêve) et délire, cherchaient à éclairer leur connaissance. Cabanis considère que le sommeil est une forme à part entière de la folie.

A propos des rapports entre société et folie, il note que le crime est une forme de folie. Une méthode curative, dit-il, doit permettre de le traiter comme  les autres espèces de folie. Il s’enthousiasme pour les expériences britanniques qui aboutissent à de véritables « infirmeries du crime », mais il n’a pas de mots assez durs, dit  Marina Saad, pour la taxe des pauvres créée pour faire face au nombre croissant de miséreux.

Cabanis considère le travail comme la meilleure thérapeutique contre le crime. Mais ce qu’il réclame c’est la prise en compte de toutes les formes de sensibilité. Il s’agit de permettre à des « êtres infortunés » (criminels, agités, êtres immoraux) de se développer normalement. L’exemple des maladies de l’âme fait prendre la mesure des circonstances dans l’épuisement de la sensibilité et fait apparaître le rôle joué par la société.

Le mode de gouvernement d’un pays influe sur le moral de ses habitants, de même qu’un élément  peut  provoquer un profond déséquilibre de la sensibilité. La morbidité peut trouver son origine dans les lois. Le haut degré de morbidité des pauvres est plus élevé que celui des riches. La morbidité des pauvres apparait comme le résultat d’une politique. Il fustige l’Ancien Régime en y voyant le dernier degré de la corruption. Les uns (les riches) par l’excès de jouissance sans désirs, les autres (les pauvres) par excès de besoins. Le corps social est en déséquilibre par la distance incommensurable que le hasard  a mis entre eux et les êtres de la première espèce (les riches). . « Le médecin est investi d’une mission politique, mais l’homme politique a aussi un rôle de soignant à jouer ». Le malade n’est pas à considérer comme personne privée, mais comme membre de la Nation. La thérapeutique de l’âme peut se mettre en place grâce à une pratique de sensibilité à sensibilité. Les modes de guérison sont associés à une autorité politique. « Le médecin important par son autorité, peut faire tourner au profit des lois, de la morale, l’empire que lui donne la confiance de ses malades et l’intimité de ses rapports avec eux ». Le sens de cette pratique est aussi celui de la production de la bonne santé individuelle.

Cabanis distingue la charité particulière de la charité publique. Il se distingue de la conception habituelle de la bienfaisance  et affirme la nécessité de constituer la bienfaisance publique en science ; elle relève du politique.

Pour l’homme politique, accomplir son   devoir, c’est agir en médecin, comme magistrat. Cabanis fait de la Nation un corps où le mal peut être à l’origine de sa guérison. Par exemple dans le cas d’adoption d’enfants de familles pauvres par des familles riches.

Ce sont des centres nerveux que la sensibilité découle. En politique c’est la Constitution qui doit faire ressentir l’impulsion vitale à la Nation.

La société, dans la Déclaration des droits de Sieyès (qui se distingue de l’autre), celle de 1789), doit des secours à tout individu hors d’état de pourvoir à ses besoins, rappelle Cabanis. Sans liberté, il est impossible de rendre heureux des êtres qui font usage de leur raison.

Cabanis dépasse l’idée de Condorcet du perfectionnement et de la perfectibiilté de l’esprit humain. Pour lui, la nature est à corriger. Il reconnait les possibilités offertes par ce qu’il appelle l’attraction chimique ou attraction élective. L’homme peut jouer le rôle d’agent dans une continuité dont le prolongement prend la forme d’une nécessité.

A l’égalité des droits – qui, pour lui, est naturelle -, Cabanis ajoute l’idée d’égalité de moyens (venue de Sieyès) qui est à construire historiquement et n’est donc pas naturelle. Elle ne peut-être décrétée par la loi, elle est un but à conquérir. Une longue culture physique et morale doit apporter l’égalité de moyens « contre les inégalités factices de l’état social, qui seules sont cruelles, tyranniques, désastreuses ».

Le naturalisme de Cabanis est de son temps et on aurait quelque mal, en sciences humaines ou exactes, à le suivre. Il vaut mieux, comme le laisse penser Mariana Saad, retenir la « voie nouvelle » qu’il esquisse.

D’abord on peut le créditer de son idée de compléter une pathologie du symptôme par celle de signes pathologiques où l’observation du corps et l’écoute de la parole du malade trouvent leur place. Mais, à mon avis, son grand apport est cette idée d’une sensibilité sans sensation qui a fait son chemin en psychologie, en dépassant son auteur. Par ailleurs, il semble que son attribution aux femmes du génie liée à la folie, caractéristique qu’il accorde aux hommes, crée une sorte d’ambivalence dans son attitude et ses propos vis à vis des femmes . Cette attitude n’est guère féministe, mais elle n’est  plus du sexisme ordinaire, elle est une ambivalence, rare à l’époque. Retenons aussi, parmi d’autres points à retenir, l’idée d’égalité de moyens. Cabanes cesse d’être naturaliste et voit  cette égalité de moyens – il ne la définit guère – complétant l’égalité des droits comme une conquête possible des êtres humains.

 

 

Louis Moreau de Bellaing

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Nicolas Pinet,  (coord.), Figures de la révolte, rébellions latino-américaines, 16°-20° siècles, Paris, Editions Syllepse, 2016

Comparer des révoltes en différentes époques, en divers lieux et en des circonstances diversifiées constituait une gageure qu’a voulu affronter le coordinateur du livre, en empruntant à divers historiens leur  texte sur chacune des révoltes évoquées. Pinet note avec justesse que ces révoltes, en Amérique du Sud, du XVI° à la fin  du XX° siècles, se situent sur ce qu’il appelle un continuum. Autrement dit, si elles n’ont aucune continuité entre elles, en revanche on peut y repérer ce que, d’après Wittgenstein, Pinet appelle  « des ressemblances de famille ». Elles ne sont pas complètement différentes les unes des autres.

Mais il nous semble que le livre veut, avant tout, présenter une série de très beaux récits sur ces révoltes. Nous ne les raconterons pas ici, ce qui serait déflorer leur image pour les futurs lecteurs et lectrices, mais nous nous efforcerons, à chaque fois, de les caractériser et de les situer, pour montrer leur importance non seulement en Amérique du Sud, mais aussi, en Europe et ailleurs, comme typologie donnant à réfléchir.

La première révolte est intitulée, dans l’ouvrage : «Rebelles noirs : Retour sur l’histoire des Cimarrons du XVI° siècle » (Ruth Pike). Les Cimarrons sont des esclaves noirs en fuite, qui n’acceptent pas leur état de servitude et se réfugient dans les montagnes  où « ils mènent une vie libre inspirée des coutumes tribales d’Afrique ». La première mention d’une rébellion d’esclaves date de 1525. Elle        a lieu dans l’actuel Panama. Dans certaines parties du pays, la population des esclaves devient supérieure à celle des colons espagnols. La première révolte de 1525 fut écrasée dans la sang par les Espagnols. Méis, en 1549, un esclave marron, dit Bayano, avait créé un palanque, c’est-à-dire un espace spécifique à une population révoltée et séparée de celle des Espagnols. Ce palanque comportait 1200 personnes. Nous n’insisterons pas sur l’histoire de Bayano et de ses compagnons, sur leur longue révolte qui aboutit à             sa mort. L’une des caractéristiques de ses succès provisoires dans sa révolte vint de son alliance avec un pirate anglais et ses hommes, le fameux Drake. ils se battirent ensemble contre les Espagnols.  En 1577, un corps expéditionnaire espagnol venu du Pérou parvint à maîtriser les Cimarrons et à faire la paix avec eux. Ils formèrent une colonie. Bayano avait été tué et, dès la fin du XVI° siècle, les royaumes des Cimarrons n’existaient plus.

Venons-en à la rébellion de Tupac Amaru. au Pérou. Elle est racontée par Charles Walker et le récit s’intitule : « la rébellion de Tupac Amaru (1780-1781), proto-nationalisme et revivalisme inca ». Laissons la parole un peu longuement à l’historien qui relate cette rébellion.  Tupac Amaru destinait son mouvement à une coalition de groupes sociaux plus facilement identifiables d’une  manière négative : les non-Espagnols. Il s’agissait des Métis, des Créoles et des Noirs,  de leur sort commun, maltraités en tant qu’individus par les Espagnols. En revanche, l’application du concept de proto-nationalisme à la rébellion n’est pas aussi évidente qu’elle ne parait. Tupac Amaru n’a jamais précisé quelle forme de pouvoir remplacerait celui des Espagnols et il mélangeait des éléments apparemment contradictoires comme le monarchisme (nous dirions plutôt le despotisme) inca, le colonialisme traditionnel et des aspects de l’esprit des Lumières. Cependant, son objectif immédiat ne laisse aucun doute : détruire le colonialisme des Bourbons.

Rappelons notamment que l’augmentation des impôts vers la fin des années 1770 au Pérou,  tout particulièrement des impôts sur la vente des terres, répandit un mécontentement général. La populatios y répondit d’abord par des pasquinades, c’est à dire des pamphlets manuscrits moqueurs vis à vis des autorités. C’est principalement  à Arequipa et autour de Cuzco que la révolte prend de l’ampleur. Le bureau des impôts de la ville est mis à sac. Les forces gouvernementales encerclent Arequipa et pendent bon nombre des rebelles ou suspects de l’être. La rébellion de Tupac Amaru   n’est qu’une suite de soulèvements . Les rebelles    affirment néanmoins leur fidélité au roi d’Espagne. L’un des premiers faits d’arme de Tupac Amaru est de s’emparer d’un gouverneur de province, Arriaga, et de le pendre. Il remportera  certes plusieurs victoires sur les Espagnols, dans la guerilla qu‘il mène contre eux, mais il ne parvient pas à s’emparer de Cuzco. Les Espagnols finissent par le capturer et le tuent. La rébellion s’éteignit lentement. Incontestablement la révolte de Tupac Amaru accompagnée de celle de Tupac Katari (dont nous ne parlons pas), affaiblit le colonialisme espagnol.

Ce qui rapproche les deux rébellions, celle de

Bayano et celle de Tupac Amaru, c’est une commune haine des non-Espagnols contre les Espagnols. Les Cimarrons de Bayano étaient d’origine africaine, mais alliés avec des Anglais et des populations locales. Amaru rassemblait autour de lui, deux siècles plus tard, Créoles, Métis et Indiens Incas. La continuité avec les rébellions du XIX° et du XX° siècles est donc réelle, mais les motifs de ces rébellions ne sont pas les mêmes que ceux des révoltes qui sont analysées ensuite dans le livre. Les révoltes modernes sont toutes des révoltes du peuple contre les dirigeants politiques, beaucoup plus d’ailleurs que contre les propriétaires fonciers ou les puissances économiques.

Nous l’avons dit, il serait trop long et un peu dommage pour les lecteurs et les lectrices de les évoquer toutes. L’une des plus célèbres, celle dont Mario Vargas Losa  a fait un très beau roman,  La Guerre de la fin du monde, fut menée par une sorte de prophète nommé par ceux et celles qui l’entourent Conselhero. Vilipendé par la bourgeoisie brésilienne de l’époque, sali par les commentaires de ses ennemis, Conselhero est réhabilité en quelque sorte  par l’historien Robert M. Levine qui étudie les évènements de Canudos, de 1893 à 1897. Canudos est la ville créée par Conselhero, « la Jérusalem aux murs de pisé ». Ce qui marque cette révolte, c’est bien sûr, à notre avis, son caractère religieux, messianique, mais c’est aussi la volonté et le désir de Conselhero et de ceux et celles qui l’accompagnent de vivre en paix dans la ville qu’ils avaient créée. A aucun moment, Conselhero ne s’opposa au catholicisme, ni même au clergé politique. Il était certes opposé  à  la politique « démocratique » de l’heure, mais non, à proprement parler, à la démocratie. Au moins, ce n’était pas son souci. C’est un peu sa réussite qui contribue à sa perte. Lui-même ne se conduit pas, comme Tupac Amaru ou Bayano, comme chef de guerre. Sa préoccupation était de reconstruire des églises détruites. Sa misogynie personnelle n’allait pas jusqu’à exclure les femmes des activités réservées d’ordinaire aux hommes. Même si la population de Canudos, isolée dans les montagnes, était pauvre, elle subsistait par ses propres moyens et aurait survécu sans le désir de vengeance du gouvernement régional soutenu par le gouvernement central. Quand Canudos fut prise par les troupes gouvernementales, Conselhero était déjà mort de maladie.

Nous laissons de côté les deux révoltes du début du XX° siècle en Argentine, celle de Buenos-Aires, du 7 au 14 Janvier 1919  et celle de Santa Cruz en Patagonie, au Sud de l’Argentine, en 1923, décrites l’une et l’autre par Felipe Pigna.  Elles auraient pu figurer dans la deuxième partie du livre qui traite des révoltes modernes, c’est-à-dire n’ayant plus un caractère religieux. Nous en venons directement au Bogotazo en Colombie en Avril 1948 (Arturo Alape), au Cordobazo en Argentine les 29 et 30 Mai 1969 (James P. Brennan, Monica B. Gordillo et Ezechiel Adamovski) ), au Caracazo au Venezuela du 29 Février au 30 Mars I989 (Fernando Coronil et Julie Skurski), enfin au Santiaguenazo en Argentine, le 16 décembre 1993.  Nous ne parlons pas de la révolte sanglante au Chili, décrite par Pedro Milos,  qui précéda de loin, en Mars-Avril 1957, la chute d’Allende au début des années 1970 et la prise de pouvoir du général Pinochet.

Les quatre révoltes évoquées ici ont toutes la même caractéristique : la misère de la population dans des pays relativement riches tels que le Venezuela, la Colombie et l’Argentine ; la population est  affamée par la corruption des élites politiques, par la puissance des grands propriétaires fonciers (les haciendas) et par le capitalisme international. très présent dans ces trois pays avec l’intervention directe du Fond Monétaire International (FMI), dispensateur de fonds en cas de dette publique. Déjà l’austérité payée par la population pauvre et misérable faisait son apparition.

Le Bogatazo commence par l’assassinat de l’avocat Gaitan favorable aux aspirations populaires. Il s’achève par la déroute des manifestants aidés, un temps, par une division de la police où se trouve le jeune Fidel Castro : incendies et mitraillages par les troupes gouvernementales. Par une manoeuvre, le président Ospina parvient à garder le pouvoir, en neutralisant ses adversaires. « Le peuple, conclut Arturo Alape, a offert sa vie pour des idéaux semés entre les ombres d’un brutal oubli ».

Le Cordobazo, en fin Mai 1969, est, lui aussi, l’un des signes de l’auto-affirmation d’un élément central de la politique latino-américaine, la capacité du peuple d’agir par lui-même, en débordant non seulement les institutions de l’Etat, mais aussi les organisations politiques et syndicales.

A Cordoba, ville d’Argentine, le déclenchement des évènements qui marquèrent les journées du 29 et 30 Mai 1969 vint d’abord d’une alliance entre les ouvriers et les étudiants à la suite de l’assassinat d’un étudiant favorable aux revendications présentées, puis d’une alliance  entre toutes les catégories sociales de la ville et les ouvriers. Mais ce fut principalement les ouvriers qui menèrent les manifestations et firent exister leurs revendications dans la perspective d’un péronisme peu radicalisé.  Les sources de leur activisme étaient non seulement individuelles (intérêt économique), mais politiques et culturelles. La dictature d’Ongania avait         remplacé celle de Peron. Les syndicats réclamaient par exemple la nationalisation de Ika-Renault et exigeaient que les ouvriers participent à l’administration de l’entreprise. De plus, les salaires des ouvriers diminuaient de 9% par mois . Les manifestants incendièrent les bureaux de Xerox, une succursale de Citroën. et beaucoup de bâtiments. Mais les ouvriers abandonnèrent les barricades en fin d’après-midi pour rentrer chez eux. On pense aux paysans de la révolte de Thomas Munzer qui, à la fin  du Moyen Age, rentraient chez eux, après les combats, pour faire les récoltes. Une coupure d’électricité  arrêta, pendant un temps de la nuit, les affrontements qui reprirent sur le tard. L’une des conséquences positive du Cordobaza fut, un an  plus tard.  la démission du dictateur Ongamia. La révolte ne fut pas, à proprement parler, révolutionnaire, mais dirigée contre l’absence de démocratie. Elle fut plus politiquement démocratique qu’idéologique. Elle constitua la dernière étape avant le déchainement de violence  que le pays allait connaître dans les années1970 avec la prise de pouvoir des généraux.

Au Venezuela, à Caracas, en fin Février 1989, le soulèvement fut provoqué par la brusque augmentation – un doublement – des tarifs des transports notamment ceux en autobus. Elle se manifesta par des pillages de magasins  du centre-ville par la population pauvre et misérable venue de la périphérie. En fait, il y a à la fois une atmosphère d’insurrection et celle d’une fête. Les pillages furent la principale forme de protestation, accompagnés du slogan : « Le peuple a faim ». Ils étaient considérés comme justes. Ce vol de nourritures n’était pas dans la même catégorie morale que celui d’autres marchandises. Selon nous, c’est là que se pose aussi le problème du politique dans sa légitimation. Où commence-t-elle ? Où finit-elle ? Une morale sans politique (au sens du politique c’est-à-dire sans un minimum de principes communs non dogmatiques, devient incompréhensible.

Chavez considérera le Caracaza comme un évènement fondamental du système politique qu’il met en place, « révolution pacifique » qui revendique d’avoir réuni les militaires et la population dans une lutte nationaliste.

Le Santiaguenazo, dans la ville de Santiago del Estero au Nord-Est de l’Argentine,  fut une brève révolte en Décembre 1993 .L’Etat provincial ne versait plus, depuis trois mois, de traitements à ses fonctionnaires.On était au bord de l’estallido, c’est-à-dire du basculement dans la déstabilisation sociale, économique et politique.  Successivement les manifestants se sont emparés du siège du gouvernement, du palais de justice et du Parlement  Puis ils mirent à sac les domiciles des principaux membres du gouvernement régional. Cent cinquante à deux cents personnes participèrent au pillage de ces domiciles. Toutes ces actions furent politiques et non commerciales ou économiques. Comme dans une autre révolte, celle du Cordobazo, l’atmosphère était à la colère et, en même temps, festive. Il n’y avait ni affrontements avec la police, ni répression. L’historienne Marina Farinetti, qui relate ces faits, se réfère à un ouvrage de Carlo Ginzburg, rapportant qu’à Rome, au moment de la mort des évêques et, encore plus, de celle du pape, leurs biens étaient rituellement pillés par la foule. Les pillages à Santiago del Estero étaient-ils une compensation plus ou moins symbolique vis à vis de celui qui avait atteint le sommet du pouvoir et de l’accumulation des richesses ? Il n’y eut aucune bagarre pour le butin. De même, les pillages, lors des Carnavals, se rapprocheraient de ceux évoque par Ginzburg. Y a-t-il une sorte de « contrat de réciprocité » entre les dominants politiques et les dominés ? Ce sont ces interrogations qui nous permettent de ne pas conclure sur le sens  des révoltes anciennes et modernes en Amérique du Sud.

 

 

Louis Moreau de Bellaing

Louis Moreau de Bellaing

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Michel Lallement, L’Age du   faire,   Hacking, travail, anarchie, Paris, Editions du Seuil, 2015

A distance  des exigences imposées par le marché et les grandes organisations bureaucratiques, les membres  des hackerspace et autres laboratoires de fabrication font du travail une fin en elle-même, sans que personne s’impose d’objectifs, de délais, de contraintes. « Juste l’envie de faire pour soi ». Dans son introduction, l’auteur confirme cette définition et fait valoir que le hackerspace de la baie californienne constitue, selon lui, « un des meilleurs terrain pour apporter, à travers (l’)anarchisme (des  hackers), des éléments de réponse empirique è la question du capitalisme et de ses normes contestataires ». Le livre comprend trois parties : Aux sources du mouvement faire, Noisebridge qui est le terrain-laboratoire des hackers inventorié par l’auteur, enfin Le monde hacker aujourd’hui, avec ses terrains, ses figures et son rayonnement.

Dans la première partie, l’objectif de l’auteur est de comprendre comment, avec le mouvement faire, peut se manifester un tel désir de bidouiller, qui tranche avec les représentations habituelles du travail. Bidouiller signifiant : «  aimer triturer les choses, pouvoir imposer des trucs, explorer ».

Dans le premier chapitre, Le mouvement faire, l’auteur raconter la naissance, à Berlin, du hacking et son succès principalement aux Etats-Unis. Il montre qu’effectivement certains hackers sont entrés dans la mouvance capitaliste, notamment le fondateur de Apple. Il reste que « certains porteurs du mouvement , qui sont les premiers à en tirer des bénéfices pécuniaires, surfent aujourd’hui sur la vague du faire. Peu soucieux de gratuité, et très loin des mouvements sociaux anti-capitalistes, ils soulignent la (pseudo) propension « naturelle » de chacun et de tous à devenir hackers ou makers  Nous naissons makers, certains d’entre nous peuvent devenir hackers ». Enfin Lallement ajoute que « en rupture avec les anciennes représentations du travail, le hacking constitue un foyer de recomposition multiforme où des acteurs d’horizons divers agissent en fonction d’un nouveau modèle de société dont les contours exacts restent à définir ».

Sur ce point, bien que séduit par son argumentation, nous ne pouvons, pour notre part, suivre l’auteur. Il est impossible, à partir d’une tentative tout à fait légitime de la part d’individus et non de groupes sociaux,  de prétendre créer une ébauche d’institutionnalisation de leurs actes, de leur  vécu apparemment commun, d’y voir des « recompositions multiformes », autrement dit des formes sociales et encore moins de soutenir que ces recompositions concourent à la définition éventuelle d’une nouvelle société.

Dans le deuxième chapitre, D’Est en Ouest, une brève histoire des hackers, l’auteur note que la première génération de hackers avait pour ambition de faire de l’ordinateur un outil d’émancipation, de contestation anti-bureaucratique et non un instrument de contrôle collectif. Il rappelle qu’il ne faut pas confondre les crackers qui tendent de dérober des données grâce à l’informatique avec les hackers dont les exigences éthiques sont réelles. Mais nous ajouterons qu’on ne sait trop si elles font référence à un politique déjà là dans la société moderne, même si les visées du libéralisme économique et du néo-libéralisme autonomisent par trop l’économique et, dans sa suite, le travail.

Le troisième chapitre, Le creuset californien, insiste tout particulièrement sur le fait que, pour beaucoup d’ingénieurs, l’ordinateur porte les mêmes promesses que le LSD, celles de participer à l’extension des capacités de l’esprit humain et à la création d’une nouvelle activité économique. Pour ce faire, Google a organisé, pour ses ingénieurs, un « petit paradis » en Californie. Il y a, de plus, une homologie entre la       culture Google et la contre-culture californienne. L’idée de Google est de laisser aux ingénieurs un temps d’autonomie dans leur travail, car c’est dans ce temps que se multiplient les inventions et créations. Mais  les pratiques sociales qui résultent de cette liberté peuvent être et sont le plus souvent en contradiction avec celles des hackerspaces de la baie californienne.

Dans le quatrième chapitre, Hackers et hackerspaces de la baie, l’auteur montre que le petit groupe des producteurs de la baie fonctionne en prenant toutes ses décisions sous une forme consensuelle, comme s’il s’agissait d’un contre-modèle à la grande firme américaine.

La deuxième partie. Noisebridge, rappelle d’abord que le hacking bouscule les formes traditionnelles d’activités productives. Le faire crée du lien social, dit Lallement. Est-ce si sûr ? Ne s’agit-il pas plutôt de liens inter-individuels qui pourraient ou non devenir liens sociaux ? La plupart des individu(e)s hackers, notamment à Noisebridge, sont issus des classes moyennes supérieures.

Le cinquième chapitre, Faire communauté, à partir d’une multitude d’exemples, que nous ne pouvons citer, fait voir que le mythe fondateur qui, aux Etats-Unis, assure l’éthique de l’égalité, celle de l’égalité communautaire, et la croyance que le progrès économique sert la cohésion sociale est travaillé par une tension irréductible qui oppose, d’un côté,  l’exaltation  de la réussite, du succès, de la confiance en soi, de l’intérêt individuel, de l’autonomie , et, de l’autre côté, l’altruisme, le lien social, la solidarité, le partage des valeurs communes. Noisebridge témoigne de cette tension. Son projet est de permettre à chacun de faire ce qu’il aime, de travailler comme bon lui semble, de hacker (bidouiller) en toute quiétude. N’importe qui peut passer la porte, se servir d’un outil, ou s’installer derrière un ordinateur. La communauté et ses projets ne s’opposent pas nécessairement à l’individu et à ses envies. Il s’agit de transformer une activité normale en un travail conforme aux valeurs du monde hacker.

Sur ce point, on peut faire valoir qu’il s’agit toujours d’individu(e)s, de leurs envies, et de la manière dont ces individu(e)s avec leurs envies parviennent à faire une communauté, à ne pas s’opposer à elle, ni elle, lorsqu’elle est constituée, à ceux et celles qui y sont, à ceux et celles qui y viennent. Mais, là-dedans, où est le politique ? Où est le social par rapport au politique ? Il semble que tout parte de l’individu(e), des individu(e)s, dans les meilleurs des cas d’un lien social sans rapport social. Quel rôle peut jouer la politique ? Et en quoi la communauté peut-elle agir sur le politique et sur la politique ?

Le chapitre sixième s’intitule significativement De l’éthique à la pratique. Par exemple, dit l’auteur, la reconnaissance que les hackers peuvent tirer de leurs activités démultiplie en retour le plaisir de hacker et la capacité de faire. L’auteur  n’évoque pas le désir de faire chez le hacker.  L’activité venue de son  désir  de faire engendre, par la reconnaissance d’autrui,  le plaisir de hacker et sa capacité de faire. Il serait important, selon nous,  de le dire, pour échapper à tout naturalisme. Est favorisée la coopération des forces individuelles au profit de l’efficacité et de la créativité. D’où la valorisation des outils techniques  et un décuplement des possibilités. Les divisions sont structurantes. Dans les hackerspaces, les interactions physiques favorisent les coopérations, et, plus souvent, les décalages de classes  et d’ethnies, les oppositions de sexe, les différences statutaires. L’alimentation des tensions et des conflits appellent un minimum de régulation sociale.

Là encore, une série de questions  se pose : d’abord peut-on passer de l’éthique à la pratique ? Encore faudrait-il savoir où se situe l’éthique et plus précisément les morales collectives et personnelles en référence à l’éthique. En principe, l’éthique ne se situe et ne prend sens que   dans le politique, tout comme le droit. c’est-à-dire dans des principes a minima universalisables. Que les hackers et les hackerspaces y fassent en partie référence,    sans nommer ces principes : par exemple, don, sacrifice, transmission, permis/défendu, autorité, altérité, reconnaissance, réciprocité, rapport à autrui, identité, à lire l’Age du faire, on ne peut guère en douter. Mais, à n’être pas situés explicitement par rapport au social et à l’individu(e) dans le social, dans le commun de principes communs (avec leurs expressions culturelles diversifiées), les inventions, les créativités, les possibilités des hackers et des hackerspaces se trouvent singulièrement  restreintes.

Venons-en au septième chapitre, Faire commun. L’auteur rappelle que le problème du consensus dans les hackerspaces renvoie à celui de la manière de devenir hacker. A s’en tenir à Noisebridge, où la décision est collective, cette décision suppose, même s’il y a de grosses tensions, que les hackers soient capables de mettre de l’eau dans leur vin. La régulation par le consensus appelle nécessairement, à un moment donné, parce que les petits groupes sont dans des grands groupes, voire dans des sociétés, la délégation de pouvoir et la décision par vote. Ce qu’apporte la recherche du consensus c’est-à-dire la décision collective dans un petit groupe, c’est bien, pour le grand groupe, voire la société, l’idée à retenir  qu’à la base une démocratie directe est fondée sur un consensus, c’est-à-dire sur des décisions qui s’obtiennent en mettant de l’eau dans son vin. Mais demeure tout aussi nécessaire, à partir de cette démocratie directe (qui n’existe réellement qu’en Suisse et d’une manière quasi informelle et peu vérifiable) des délégations de pouvoir et des décisions par vote. Dans la démocratie  représentative, il peut y avoir et il y a des erreurs. Les sociétés modernes démocratiques   représentent à peu près la moitié des sociétés actuelles. La démocratie représentative  n’y est qu’oligarchique. La démocratie directe peut  faire aussi des erreurs. « La volonté générale peut errer » disait déjà Rousseau, comme nous le rappelle Stéphane Corbin dans sa belle thèse sur cet auteur. Mais, pour le moment, l’expérimentation du consensus se borne à de petits groupes comme les hackerspaces.

Dans le huitième chapitre, Devenir hacker, l’auteur fait remarquer que les hackers de la baie, héritiers des pratiques contestataires des années  soixante,  sont convaincus que l’art et la technique peuvent changer le monde. Lallement insiste à nouveau sur le fait que l’écrasante majorité des hackers du Nord de la Californie  est issue des classes moyennes supérieures. Il note que « devenir hacker serait un moyen privilégié  pour compenser un déclassement social dont les conséquences subjectives sont amplifiées par les douleurs infligées par une culture américaine que les jeunes  gens concernés jugent conformiste à l’excès ».

Dans la dernière partie, Le monde hacker aujourd’hui, Lallement prend parti.  Deux tensions, selon lui, sont particulièrement significatives aujourd’hui dans le monde hacker. La première concerne le mode      d’activité à privilégier, soit le cracking c’est-à-dire le détournement de données, soit le making (le faire) ; la deuxième concerne le matériau à hacker (des groupes à la société tout entière). Ces deux tensions, toujours selon l’auteur, en recouvrent une troisième. c’est qu’un même appétit de liberté  fonde la doctrine anarchiste et le capitalisme le plus débridé. Pour notre part, nous pensons que, dans l’anarchisme et dans le capitalisme, cette liberté n’est pas de même nature sociale et politique. C’est à partir de  ces trois tensions  que l’auteur pose la question : les innovations que porte le mouvement faire sont-elles irrémédiablement condamnées par un capitalisme en recomposition structurelle ?  Dans les derniers chapitres, l’auteur va s’efforcer de montrer pourquoi sa réponse est négative.

Dan le neuvième chapitre intitulé Le cracker, le techie, le militant, Lallement rappelle que, demeurant toujours proches d’actions pirates, certains hackers sont spéculateurs et plus souvent encore en marge de la légalité. Les crackers, ajoute Lallement, sont des forbans qui pénètrent illégalement dans des systèmes, afin d’y voler ou détruire les données à des fins multiples (idéologiques, défi gratuit, espionnage). A Noisebridge, les escroqueries dues au cracking organisé ont toutes été condamnées. Le terrain craker-maker oblige, à notre avis, à un choix. Le hacking est légitime socialement, politiquement, juridiquement. Le problème est de savoir à partir de quel degré d’excès transgressif le hacking devient cracking illégitime, jusqu’à quel degré d’excès non transgressif il demeure légitime socialement et politiquement, même s’il est juridiquement et légalement illégitime.

Ce qu’on appelle le freeganisme présuppose  la mise en dehors du système capitaliste, mais il ne défend ni l’exploitation de l’environnement, ni les injustices sociales  inhérentes à la structure du pouvoir du capitalisme. La communauté  s’oppose, à Noisebridge, à une conception élitiste du hacking. Celui-ci est avant tout une forme de spiritualité, un art de vivre. A l’élitisme du hacking s’opposent ceux et celles  qui assimilent le hacking à de la bidouille qui aide à vivre et à survivre  dans un monde dont on conteste l’ordonnancement. «  La culture du faire demeure écartelée entre un idéal de perfection technologique  et un souci  d’action politique, l’articulation entre les deux faisant plus que jamais débat ». Un auteur, Kevin Kelly, cité par Michel Lallement, écrit : » Lorsque la multitude qui détient les moyens de production  travaille pour obtenir un objectif commun, et partage ses produits, quand elle contribue à l’effort sans toucher de salaire et en récolte les fruits sans bourse délier, il n’est pas déraisonnable de qualifier ce processus de socialisme ». Le  techie est à la fois  technicien et acteur. Le politique serait le politique humain du hacking.

Le dixième chapitre parle de la liberté et du marché, des     ambiguïtés que ce rapport soulève. Pour articuler faire et formes, des temps forts peuvent être mis en évidence. Le premier est celui des controverses et des « coups d’éclat » liés à la question des intérêts individuels, que la naissance d’Internet a pu motiver ; le second marque comment les hackerspaces et les hackers eux-mêmes ont pu s’accommoder, en pratique, de la tension liberté/marché. Quatre formes de la liberté dans l’intervention des logiciels : liberté    n°0, faire tourner un  programme en vue d’atteindre n’importe quel  objectif ; liberté n° 1, pouvoir accéder au code source d’un programme et le modifier si l’on en a envie ; liberté n° 2,   pouvoir aider un proche ou dupliquer et fournir des copies d’un programme à qui le souhaite ; liberté n°3, pouvoir contribuer au collectif en s’impliquant et en fournissant des copies des versions modifiées d’un programme. Pour Barlow, le cyberespace se tient en dehors des fonctions matérielles, il n’est pas là où vivent les corps. Chacun peut y exprimer ses idées, aussi singulières qu’elles puissent être, sans crainte d’être réduit au silence ou à une norme. Est donnée une définition de l’autorité peu compatible avec celle du politique  et de son implication au social : « L’autorité émane de l’éthique, de l’intérêt individuel éclairé et du bien public ». Les règles qui structurent les échanges sur Internet à partir de 1995, dont l’ensemble est surnommé la Nétiquette, préconisent, par exemple, de ne jamais oublier que son interlocuteur est un être humain, de ne pas blâmer les administrations-systèmes pour leur politique envers les utilisateurs, de ne jamais présumer qu‘une personne parle au nom de son organisation. L’engagement du hacker se veut, selon Barlow politique au sens de la politique, mais  est oublié, selon nous,  en grande partie le politique On pourrait dire, par exemple, que Barlow n’indique pas de limites  précises qui permettent le refus, la résistance, la lutte contre le fanatisme religieux ou autre. Le credo libéral s’exprime en laissant de côté les inégalités, le racisme, la pauvreté, l’homophobie, les discriminations sexuelles, le consumérisme, la pollution, la précarité. Il n’ignore pas ces « pathologies », mais l’idéologie californienne consiste, selon ses détracteurs, à faire croire que, dans l’utopie numérique, tout le monde pourra être à la fois riche et célèbre.  Sans se rebeller ouvertement contre le système, les travailleurs du virtuel ont accepté que le héros des temps post-modernes soit un entrepreneur hacker à succès. S’y ajoute la croyance aux vertus de la croissance, notamment celle du marché et de l’informatique.

Dans cette optique, par rapport au logiciel libre (free), la préférence pour l’Open Source est fondée sur des critères de performance (donc de pratiques), tandis que les logiciels libres relèvent d’un dispositif éthique (respecter  la liberté de l’utilisateur, promouvoir le sens de la communauté). Mais, note Lallement, le mouvement Open Source se propose de travailler à la prospérité pour tous sur la base de technologies distribuées et décentralisées.

Les hackers californiens considèrent le partage de l’information comme une exigence morale, non comme un outil individuel d’investissement. Mais ce partage de l’information comme exigence morale est lié à une éthique  qui, elle-même, selon nous, entre dans le politique, marque l’implication du politique au social et suppose la mise en évidence  des degrés de légitimation et de légitimité approximatives, degrés d’excès  légitimants et légitimes approximativement, c’est-à-dire ne prétendant pas par exemple à l’égalité et à la justice absolues, parfaites,  mais aussi de degrés d’excès délégitimants, illégitimants et illégitimes, notamment  ceux qui se manifestent globalement dans le capitalisme mondial.

Dire que le faire est gouverné par une éthique du travail étrangère aux exigences de rentabilité est quasiment illégitime. En effet, la tentative totalitaire stalinienne faisait fi de la rentabilité des entreprises et a ruiné les pays où celle-ci n’a pas du tout été prise en compte. Dire que ce faire étranger aux exigences de rentabilité n’est pas l’ennemi du marché est une contradiction dans les termes qui porte en elle le risque de l’illégitimation et de l’illégitimité ; car un marché qui n’est pas rentable est nocif au plus grand nombre. Adopter plus ou moins le marché n’est certes pas adopter  seulement la rentabilité et a fortiori le surprofit capitaliste, mais c’est néanmoins reconnaître  au marché sa place légitime approximative.

Selon l’auteur, les hackerspaces, et notamment Noisebridge, mêlent intérêt individuel et intérêt collectif, pratiques désintéressées et innovations marchandes, don et contre don. On approche là tout doucement d’une déséconomisation qui ne serait pas un refus pur et simple de l’économique, lorsqu’il prend place (mais pas toute la place) dans le social, le politique, le culturel de la société moderne.

Est-ce une alternative actuelle au marché que d’allier liberté de créer, sens du partage, refus des hiérarchies oppressives matérielles  ? Est-ce qu’il suffit d’avoir du goût pour les logiciels libres pour       en venir individuellement et collectivement aux valeurs de partage et de liberté ? Nous en doutons. Dans les années 1990, dit l’auteur,  les entreprises de la Sillicon Valley ont réussi à mobiliser les valeurs de la contre culture pour donner vie à un capitalisme capable d’exploiter la subjectivité et la créativité (Cf. sur ce point et d’une autre manière, Boltanski et Chiapello dans Le Nouvel esprit du capitalisme).

Les hackers d’aujourd’hui pratiquent l’art du judo social en se servant du marché comme d’un matériau au profit d’inventions contestataires. On peut faire remarquer à Michel (Lallement) que l’invention contestataire est là depuis longtemps, qu’elle n’a pas attendu le hacking  ni le making pour se manifester et qu’enfin la nécessité de tenir compte du capitalisme actuel pour alimenter la subversion collective et individuelle  (et non l’inverse), ne fut-ce qu’en utilisant transports, voire techniques produites dans un but de surprofit et de surpuissance, n’a rien d’un art. Se servir du marché actuel tel qu’il fonctionne, ne délégitime pas les contestataires, mais pose néanmoins à ceux et à celles qui luttent des  problèmes sans cesse à résoudre, quasiment au coup par coup et avec prudence.

Trois  conclusions engagent respectivement  le lien entre faire et travail, la fabrique démocratique de la décision, le statut de l’utopie en sociologie contemporaine.

L’auteur pense d’abord, contre Weber, que la cage d’acier de la rationalisation n’est pas implacable. Et en cela nous le suivons.

De même sommes-nous d’accord avec Philippe Bernoux et son livre déjà ancien (1981). Des éléments d’argumentation dans ce livre commençaient déjà d’apparaître avant même 1968. Sans doute furent-ils avivés par la révolte de 1968, puis par l’expérience,  en tant qu’ouvrier d’entreprise, de  Bernoux. L’hétéronomie, dit Lallement reprenant l’idée de « travail à soi », n’est jamais totale. De nombreuses poches d’autonomie apparaissent. Cela n’est pas suffisant pour créer une légitimation et une légitimité sociales et politiques approximatives du travail. Comme l’a confirmé, dans ses dernières publications, Patrick Cingolani, cela peut néanmoins contribuer à une nouvelle manière, chez certains précaires,  de vivre leur précarité,pour y trouver des possibilités de création et d’inventivité.

Mais ni Lallement, ni Bernoux, ni Cingolani ne prétendent  qu’il y a un écart entre le « travail à soi », le travail ouvrier ou les « révolutions précaires » et le système. Tout  au plus cela permet de penser qu’il n’y a pas et qu’il n’y a sans doute jamais eu de société capitaliste, mais une société moderne sur laquelle s’est greffé le capitalisme comme excès global illégitime.

L’autonomie des hackers et des hackerspaces est présentée comme une tentative d’autonomie d’individu(e)s (et non, à proprement parler, de groupes, plutôt d’indivdu(e)s se mettant ou non en groupe), à l’écart et, parfois, contre le libéralisme économique et le néo-libéralisme.  Au fond, le hacking-making est en soi grosso modo positif, puisqu’il commence à affirmer  réellement une liberté individuelle dans une communauté d’individus. De plus, il s’agit en somme d’une utopie concrète et non d’une utopie en surplomb.

Pour notre part, nous pensons que Bernoux ou Cingolani, travaillant, comme Lallement, sur des groupes réels, sont prudents. Des individu(e)s se réunissant ne font pas un groupe social, ne produisent pas nécessairement,  en tant que tels, communautairement, du lien social, encore moins des rapports sociaux. Chez Bernoux et  Cingolani, la question du politique est  sous-jacente à l’idée même de création, de possibilité de création par des groupes et des individus dans leurs groupes sociaux. Rien de tel dans le monde du hacking-making. Des individu(e)s, pour la plupart de classe moyenne supérieure, se disent anarchistes, produisent des objets, des techniques matérielles ou idéelles peu importe. A notre avis, cela ne fait pas un mouvement social, tout au plus une tentative d’exister, dans le meilleur des cas (Noisebridge), en tant qu’individu(e)s, mais en n’exprimant leur légitimation et leur légitimité sociales et politiques approximatives que par rapport à l’excès global illégitimant et illégitime capitaliste. Que cette tentative soit positive, l’auteur nous en convainc. Mais l’on distingue mal sociologiquement et anthropologiquement sa signification et son sens. La question qu’elle pose n’est pas tant celle des rapports entre faire et travail, faire et liberté, faire et capitalisme. .Elle est surtout, à partir de celles que pose l’auteur, une question à débattre.

 

 

 

Louis Moreau de Bellaing

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Marcel Bol De Bal-Leclercq, Eloge du bon phallocrate, Mon idéal d’homme féministe, Paris, L’Harmattan, 2015

Le titre peut paraître provocant. Ce n’est pas l’intention de l’auteur qui ne donne au terme phallocrate aucune teneur péjorative, l’associant plutôt à sa signification dans un contexte démocratique. L’une des idées  importantes défendue par Marcel Bol De Bal est d’ailleurs celle d’égalité des sexes. Il définit le phallus comme le pénis en érection  et, par ailleurs, considère les organes sexuels féminins, l’utérus, comme équivalents au pénis en érection. A cette différence près, ajoutons-nous volontiers, que l’appareil sexuel masculin est visible alors que celui féminin est invisible ; il est demeuré inconnu jusqu’à la Renaissance et n’est devenu connu que lorsqu’ont eu lieu les premières dissections.

Le livre de Marcel Bol De Bal se veut avant tout un témoignage sur lui-même et la manière dont il perçoit sociologiquement son couple conjugal. Pour autant, l’auteur, étant psycho-sociologue, s’efforce d’analyser, à partir des concepts de cette discipline, par exemple celui de reliance, de déliance, et de liance, les rapports entre hommes et femmes. il se garde bien de négliger la sexualité. Il fait valoir la différence des sexes à la fois dans son aspect organique et dans ce qu’il pense être lié à cet aspect organique, la différence des sexes du point de vue social, dans les rapports sociaux. Bol De Bal insiste sur le fait, apparaissant dans la différence organique, que la mère porte l’enfant pendant neuf mois, En cela, il rejoint Kant qui, dans l’un de ses textes, défend l’idée d’une égalité organique des sexes conjointe à leur égalité sociale.

Synthétisant son propos dans un sommaire et une introduction, intitulée Genèse, l’auteur présente sa thèse : machiste ? : non ; phallocrate ? : oui. Il la fonde sur des thèses contradictoires de quelques un(e)s de ses ami(e)s auxquel(le)s il l’a soumise. Certain(e)s sont pour, la plupart  contre. Mais, faisant retour au passé,dans un chapitre trois (Anamnèse), Marcel Bol De Bal  oppose aux ouvrages des féministes classiques (Badinter, Sullerot) le système phallocratique patriarcal et il prend acte des mutations du pouvoir patriarcal. Le dernier chapitre tente de dépasser les oppositions manifestées par les ami(e)s et intègre les soutiens de celles et de ceux qui admettent la thèse proposée. La conclusion en trois temps confirme la véridicité, selon l’auteur, de sa thèse, propose deux termes pour caractériser la complémentarité nécessaire :du terme phallocrate : hystérocrate ou utérocrate. Les citations finales se veulent articulées au rapport à l’oeuvre.

Il y a donc une argumentation dans cet essai qui se veut aussi  plus ou moins ludique et non dépourvu d’humour.

C’est peut-être à partir de là qu’une critique globale peut être adressées à l’auteur. Il semble oublier que des êtres humains subissent historiquement ce qu’on peut appeler un excès de domination illégitime dont, jusqu’à maintenant, il est difficile de donner une explication. Celle de Françoise Héritier sur le désir du père d’inscrire l’enfant dans son lignage est importante, contrairement à la remarque un peu rapide d’un des protagonistes de l’auteur. D’autant qu’elle vient compléter l’une des caractérisations du sexe féminin : l’invisibilité. L’enfant demeure invisible pendant neuf mois dans le corps de sa mère (aujourd’hui, l’écographie a diminué cette invisibilité) et apparait visible au monde à sa naissance. Les organes sexuels sont soit visibles, soit invisibles, mais, aujourd’hui, ils sont l’un et l’autre connus.

Nous n’entrerons pas dans le détail des explications de l’auteur, ce serait trop long. Notre objection est spécifique à sa thèse qui prend sens dans un contexte situé, répétons-le, en psycho-sociologie. Cette thèse, selon nous, néglige beaucoup trop l’analyse du subjectif, du subjectif humain, que l’on soit homme ou femme. Plus précisément, il le réduit, selon nous, à un subjectif psychosocio-individuel, sans aborder suffisamment son aspect historique et collectif. L’auteur s’en tient aux fonctions organiques, la génération, la fécondation de part et d’autre, pour en déduire des pouvoirs sociaux égalitaires. Les fonctions organiques apparaissent comme causalité du social et des pouvoirs sociaux. Pour nous, l’égalité sociale des sexes, dans la mesure où elle est recherchée, est conquise peu à peu, mais jamais absolument comme toute autre forme d’égalité, par des êtres humains eux-mêmes investissant leurs organes et leurs fonctions organiques. Mais l’égalité ne peut être postulée dans les organes et leur fonction.  Cela dit, peut-on reprocher à l’auteur cette absence d’analyse du subjectif humain, en l’occurence dans l‘un des phénomènes les plus plus énigmatiques de la condition humaine, en un temps où  des sociologues, des anthropologues et certains psychologues se soucient fort peu et beaucoup moins que lui, en tous domaines,  du subjectif historique et collectif et de ses liens avec le subjectif individuel ?

Restent donc la ténacité de l’auteur, sa volonté de témoigner sur lui-même, par lui-même et pour lui-même parce que, pour lui, il y a l’autre  et notamment sa femme et  ses enfants.. C’est bien à la caractérisation de la sexualité qu’il nous affronte.

Louis Moreau de Bellaing

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Sous la direction de Catherine Zittoun, Sommes-nous  bientraitants  avec nos enfants ?, Paris, Doin éditions, 2015, préface de Pierre Rabhi

Les stéréotypes véhiculés sur l’enfant sont de deux types ; soit  l‘enfant d’autrefois si bien tenu par ses parents en éducation contraignante ou, au pire, maltraité exagérément par eux, soit l’enfant d’aujourd’hui élevé avec compréhension et bienveillance par le couple parental, ou, au pire, gâté, laissé à l’abandon dans les rues, etc. L’ouvrage que présente une équipe d’auteur(e)s s’intéressant aux enfants et aux adolescents fait valoir que la bientraitance vis à vis des enfants n’est pas l’inverse de la maltraitance. Le souci des auteur(e) est d’inscrire l’enfant et son éducation, non tant dans un cadre, mais dans des dimensions  qu’indiquent à notre avis fort bien les titres des parties de l’ouvrage . La première partie pose les questions classiques, la seconde s’interroge sur la protection de l’enfance, la troisième délimite le champ éducatif et la quatrième en vient aux questions sociétales. Un entretien avec un artiste enseignant et sculpteur clôt le livre.

L’originalité de cet ouvrage tient, nous semble-t-il, à ce que les auteur(e)s n’hésitent pas, notamment dans la partie Questions sociétales, à élargir le débat sur la bientraitance à enfants,  en abordant le problème de la culture, celui du réchauffement climatique, et, en conclusion, celui de la poésie.

Dès la préface, Pierre Rabhi, qui est médecin, s’élève, dans le sillage de Serge Latouche et de ceux et celles qui se battent pour ce qu’ils/elles appellent la décroissance, contre la croissance sans limites qui, actuellement, risque de détruire la planète et les humains. Il plaide pour « la solidarité et la puissance de la modération, pour un avenir digne d’une véritable intelligence ». Il n’oublie pas de rappeler que « l’héritage laissé à nos enfants est celui d’une planète exsangüe ». Dans son introduction, Catherine Zittoun, qui est pédopsychiatre, tout en donnant la teneur de chacun des chapitres de l’ouvrage, note, dès le début, que « l’enfant est au centre de toutes les attentions ». Il prend place dans le débat démocratique. Mais il contribue également à la réflexion pouvant mener à  des changements  sur un plan individuel, dans les champs professionnels et sur un plan sociétal.

Au premier chapitre, Catherine Zittoun s’efforce de cerner la notion de bientraitance. Elle montre l’émergence de la notion et son indissociabilité avec celle d’altérité. La bientraitance peut se concevoir comme des échanges et des réponses, dans les interactions de l’environnement proche et élargi, « à ce qui est perçu des besoins et aspirations de l’enfant ».

Delphine Saliou,  infirmière dotée d’un CAPES littéraire,  fait,  dans le deuxième chapitre, fort justement la différence entre l’enfant d’avant dans les sociétés que nous appellerons, pour faire court,, théocratiques, et l’enfant des sociétés démocratiques. Elle pose           aussi avec justesse, à  notre avis, le problème de la limite, des limites, évoquant ces enfants qui poussent à bout les adultes pour en faire des despotes et trouver ainsi leurs propres limites. Nous ne sommes pas d’accord avec elle lorsqu’elle ne voit dans les droits de l’homme qu’une simple production des sociétés libérales (grosso modo la thèse de Marx). Sans tomber dans le droit de l’homisme, nous y voyons, pour notre part, un « minimum éthique », certes à reprendre et à améliorer par tous et toutes, surtout au niveau des droits sociaux de la déclaration des droits de l’homme de l’ONU en 1948. Bien sûr, cela mériterait un débat.

Michaël Rigenbach, psychanalyste, distingue, dans le troisième chapitre, le désir d’enfant qui, à proprement parler, n’existerait pas, du désir d’être parent. Là encore, se pose le problème de la limite, des limites :  maintenir « une place transférentielle suffisamment forte pour qu’enfin quelque chose fasse autorité, quelque chose sur quoi s’appuyer et où la confiance permettra d’accepter la frustration que les parents auraient à s’imposer eux-mêmes », « préserver l’écart nécessaire qui a été gommé avec leurs propres parents ». Pour autant, faut-il en appeler aux générations précédentes ? Peut-être, mais pas trop.

Olivier Douville, psychanalyste et  anthropologue, consacre le quatrième chapitre à un sujet qui lui est familier  : l’adolescence errante et la cité moderne. Nous retenons ici, dans sa conclusion, ces deux indications : « la génération qui vient va tenter de subvertir pour toucher le site des métamorphoses et des passages…, cette fragile lumière qui insiste et défie les abêtissements de l’esprit et les paresses de nos pensées » ; pour les errants, il s’agit de créer des points d’accueil, d’écoute et de repos « où on peut recevoir le minimum,  rythme du sommeil, rythme de l’alimentation, sans avoir nécessairement pour cela à décliner son identité ».

Le cinquième chapitre confronte, avec Benoît Virole, linguiste et psychothérapeute, la bientraitance à la responsabilité. L’exemple clinique est celui d’enfants sourds venus de l’étranger. Une éthique des la responsabilité exige, en ce cas, l’évaluation des chances d’amélioration de l’audition, la construction, lorsque l’amélioration est possible, avec les parents, d’une prise en charge légale en France avec l’accord des autorités sociales du pays d’origine. Dans le cas d’une contre-indication à l’opération, il s’agit d’accompagner psychiquement les parents face à un  refus motivé et de développer une coopération avec le pays d’origine.

Autisme, bientraitance et maltraitance :  MoÏse Assouline, médecin, fait le bilan de ce qu’on pourrait appeler une politique de l’autisme. Nous en retenons ce qu’il dit sur les pièges spécifiques à l’autisme : les exclusions dans les accompagnements, les services qui se désistent et qui sont de plus en plus tentés de le faire, la seule »éducation » substituée à tout ce qui est nécessaire à une personne. L’auteur évite, à notre avis à juste titre, le débat comportementalisme/psychanalyse, en parlant d’expérience psychodynamique, celle pratiquée dans les hôpitaux de jour et qui se révèle bien souvent et positivement comme « une bientraitance multimodale active ».

Nous laissons de côté faute de place  la partie sur la protection de l’enfance, avec le chapitre synthétique de Hervé Hamon, enseignant et magistrat,  contre le néo-libéralisme actuel, celui de Stuart Harrison sur l’intervention bientraitante  et son éthique, celui de l’avocate Catherine Brault  sur le fonction de l’avocat pour enfants face au JE (Juge des enfants) et au JAF (Juge aux Affaires Familiales). A ce niveau, l’idée de confier des divorces aux notaires exigera une protection renforcée des enfants par les avocats et les magistrats. Comme le montre, à notre avis, ce chapitre.

Venons-en au dixième chapitre dans la partie sur le champ éducatif, où Didider Maurel, professeur de Lettres aborde la violence et le penchant à la maltraitance. Les sous-titres de son chapitre parlent d’eux-mêmes : une très lente et difficile évolution, d’où viennent les résistances ?, elles sont conditionnées par  notre passé, individuellement collectivement et culturellement, par  une image négative de l’enfance où pèse le poids des mots,  où l’amour des parents peut aller jusqu’au désamour des enfants ;  comment défaire ces conditionnements ? restaurer l’image de l’enfant que nous avons été, identifier clairement le mal que nous avons subi, connaître les compétences innées des bébés, attachement, empathie, entraide et altruisme, ainsi que le sens de la justice et de la vérité, vivre et « vivre avec », donc s’adapter, maîtriser émotions et langage devant l’agressivité des bébés, renforcer la « civilisation des moeurs ». La preuve par les Justes, qui sert de conclusion au chapitre, est significative. Un fasciste italien avait été nommé, pendant la guerre, attaché d’ambassade en Hongrie.  Il en profita pour sauver un grand nombre de Juifs menacés d’être déportés. Sans doute avait-il eu des parents affectueux, lui inculquant l’altruisme, lui faisant confiance, dont l’éducation était non autoritaire et non répressive. Son fascisme était une croûte superficielle. Il ne se vanta pas de ce qu’il avait fait en Hongrie et fut retrouvé par  hasard en Italie après la guerre. Il figure parmi les Justes.

Pierre Merle, sociologue, analyse, dans le chapitre onze, les dimensions de la maltraitance scolaire. La maltraitance scolaire, dit-il, reste l’expérience singulière d’un sujet. Evaluations, classements, compétitions sont susceptibles de contribuer aux situations de maltraitance scolaire.La notation bienveillante rencontre de grandes résistances. Merle achève son chapitre par cette citation de Montaigne, bien plus belle que « la tête bien faite plutôt que la tête bien pleine » de Rabelais : « L’élève n’est pas un vase qu’on remplit, mais un feu qu’on allume ».

Au chapitre douze, Sophie Bouquet-Rabhi, fille d’agriculteurs, mais aussi fondatrice d’une école s’inspirant des principes de Maria Montessori et d’Alice Miller, veut en faire un espace pédagogique, écologique et intergénérationnel. A la question, Sommes-nous bientraitants avec nos enfants ? , elle répond non. En compensation, nous ne sommes pas assez bienveillants avec nous-mêmes. « Il nous appartient, dit encore l’auteure, de préserver (l’enfant), de laisser émerger enfin la nature humaine (?, LMB), celle de l’enfant comblé par un accompagnement conforme à ses besoins, nourri par des actes véritablement aimants et porté parc la cohérence bienveillante de son entourage ». Cela dit, nous ne doutons pas que, dans le lien de confiance d’elle-même vis-à-vis des enfants, les siens et ceux des autres, et des enfants vis-à-vis d’elle, elle n’impose des limites, ne fut-ce que de sécurité, et que son autorité légitime juridiquement, mais légitimée aussi par la confiance des enfants, lui permette d’exercer un pouvoir sur ces enfants limitatif  du « sans limites » néo-libéral, c’est-à-dire du capitalisme.

Jean Gadrey, économiste, juriste, sociologue, altermondialiste, sut nous faire comprendre, au moment des élections européennes, ce que pourrait être l’Europe politique, tout en ne négligeant pas de rappeler qu’elle était actuellement économique et quasi seulement économique.  Il s’interroge ici, aidée de sa femme, sur le contexte socio-économique de la maltraitance et de la bientraitance aux enfants. Ce qui compte, dit Gadrey, c’est la structure des pouvoirs qui régissent les pratiques économiques (souligné par lui). Il note que les Etats-nations ne saisissent  pas toujours, dans le capitalisme financiarisé, les rapports entre la fiscalité et la loi. Le pouvoir actuel et le pouvoir politique sont atteints par la réduction des coûts qui se fait sentir dans les unités sociales de base. Quand les temporalité font mal aux adultes, quand  ces derniers en rajoutent dans le remplissage frénétique de leur vie, les enfants risquent de « trinquer ». L’incidence des inégalités, de la pauvreté ou du chômage sur la maltraitance des enfants se manifeste  par le fait que, statistiquement, la pauvreté et l’inégalité des revenus augmentent la maltraitance et la négligence envers les enfants. Ce constat vaut aussi pour les pays riches. Selon l’UNICEF, trois cents millions d’enfants sur plus de deux milliards, seraient victimes  d’exploitation et de maltraitance. « Le combat contre la maltraitance passe aussi par une lutte contre les précarisations des conditions d’existence des familles ». Gadrey dit qu’il ne s’agit pas seulement de l’effet du capitalisme, mais parle néanmoins du néo-libéralisme qui fait partie de la « culture capitaliste ». Enfin, Gadrey ne parle pas, à propos de la maltraitance, de la nocivité du naturalisme, notamment de cette croyance – démontrée fausse par N. Bisseret et P. Bourdieu -,en une causalité physique, physiologique d’une intelligence soi-disant innée chez des individus qui aboutirait à des degrés d’intelligence physiquement diversifiés chez les uns et chez les autres. Gadrey achève son chapitre par les cinq axes d’une politique du « prendre soin » : prendre soin des personnes, de leur santé, de leur éducation, culture, bien-être, en favorisant leur activité propre et en réduisant leur vulnérabilité, prendre soin du lien social à préserver et renforcer, des objets et des choses pour les faire durer, les utiliser, les concevoir et les produire, prendre soin de la nature et des biens communs naturels dans toutes les activités humaines,  de la démocratie au delà de la démocratie électorale.

Pierre Marie, médecin et psychanalyste, se pose la question, Sommes-nous bienveillants avec nos enfants ? C’est surtout du nouveau-né qu’il s’agit dans son chapitre. Pierre Marie rappelle que « le bruit de la mise en  route de la fonction respiratoire devient, par l’action (souligné) de l’autre, le signe de l’appel du bébé dont la cause serait sa détresse, alors qu’il n’en est rien : le nouveau-né n’appelle pas, il n’en a pas la capacité. Le nouveau-né ne dispose ni d’un « esprit » ni d’un langage  et n‘accède à un langage, à un esprit que si un autre l’apostrophe en supposant qu’il réponde à l’appel de ce nouveau-né. La mère (ou son substitut) a intérêt (souligné) à s’occuper de l’enfant sous un rapport qui lui est propre et c’est parce qu’elle est concernée par l’enfant que l’enfant apprend son langage » (nous avons supprimé des « son » conformément d’ailleurs à ce qui est dit dans le paragraphe suivant) du texte de l’auteur). Le père, le tiers, n’a que le pouvoir que la mère (ou son substitut) lui octroie , guère plus. Enfin, déclaration finale de Pierre Marie – à laquelle nous souscrivons également -: C’est sur la place publique qu’il faut cesser de dire que le destin inéluctable et prioritaire des femmes serait la maternité. « Il est donné aux femmes d’être mère lorsqu’elles souhaitent faire d’un homme un père ou d’une autre femme un parent en position de tiers, voire se réaliser seule ainsi ». Hors de ce cadre, nous continuons à n’être pas si bientraitants que cela avec les enfants. Devenir bientraitants est  de plus en plus est un travail politique au sens du politique.

Sophie Jehel, sociologue, aborde la difficile question des médias par rapport   aux enfants. Il faut, dit-elle en conclusion, remettre à l’honneur la notion de régulation, de service public, d’intérêt général et ne pas confondre politique d’accompagnement sur le numérique et équipement. Nous ajoutons qu’Internet pourrait devenir l’un des instruments de transmission les plus précieux du politique c’est à dire de ce qui légitime nos vies individuelles et collectives.

Les trois derniers chapitres sur la bientraitance, la culture et la poésie échappent au commentaire. Le premier, de Catherine Zittounn porte  sur la culture,  le second, de Valérie Masson-Delmotte,  sur le réchauffement climatique (comment, en ce domaine, respecter les droits des enfants et leur vulnérabilité ?), le troisième, d’Emmenéel Filliot,  sur la poésie et l’enfance. Ils dépassent infiniment la question de la bientraitance et de la maltraitance à enfants. Ils ouvrent largement l’horizon sur les problèmes qui se posent  à nous tous, à nos enfants et petits-enfants. Il faut les lire et les relire. Chacun et chacune les ressentiront à leur façon.

Un beau livre qui laisse augurer de nouvelles perpectives vers un commun socialemrnt et politiquement   plus  légitime  et  meilleur à vivre.

Louis Moreau de Bellaing

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Sous la,direction  de Eva Brenel et Virginie Valentin, Esthétique, sens et personnage dans les arts de la scène, Paris, L’Harmattan, 2015, Coll. Logiques sociales.

Sous ce titre apparemment très orienté – il s’agit d’un terrain bien délimité : les arts de la scène – se dissimule une théorisation, ou au moins son esqquisse assez précise qui fait entrer en ligne de compte la culture au sens savant du terme ; le théâtre, le cinéma, la chanson, mais aussi le politique et la politique. Car on ne peut s’y tromper, tant l’intérêt de l’ouvrage est d’inscrire, dans des types de société diversifiés : la France actuelle, Cuba castriste, etc. , le rapport de l’acteur au spectateur. Or il nous semble qu’à bien y réfléchir, les auteures, lorsqu’elles parlent d’acteurs (avec une critique du personnage) et de spectateurs, introduisent, dans leur argumentation, une mise en cause délibérée d’un stéréotype. Ce dernier  veut que, lorsqu’il y a un acteur, un agissant devant soi, celui qui lui fait face, le spectateur, se contente de le regarder, d’ admirer ou non son jeu, son habileté, son savoir-faire, son art de gouverner ou de choisir. En fait, ce qui nous est présenté par les auteures, c’est une tentative de compréhension  et un désir de faire comprendre aux lecteurs et lectrices qu’il ne peut y avoir seulement un agissant et un regardant qui approuve ou non, voire, en analysant les individus, des agissants et, en face d’eux, des regardants approbateurs ou non. Il y          a, parce que cela relève à la fois de l’autorité, du don, d’une ascèse, d’un refus de la confusion et néanmoins, d’un désir d’alliance, d’aimance, sinon de plaisir, implication de l’acteur au spectateur et, en quelque sorte, action du spectateur avec et  sur l’acteur. Nous prétendons que ce type d’implication réciproque n’est pas réduit aux arts de la scène, mais est l’un des éléments légitimants et légitimes de la condition humaine.

A notre avis, il faut faire attention aux petits livres  qui, apparemment ni par leur titre, ni par leur format, ne se présentent comme de première importance. Mais, en fait, quand on les lit et relit, on s’aperçoit qu’ils découvrent  un phénomène nouveau.  Chacun et tous, nous le connaissons déjà, mais nous ne parvenons pas à en commencer réellement l’explicitation. C’est le grand mérite de ce livre de la tenter.

Comment si l’on peut dire, les auteures s’y prennent-elles ?

Très simplement, en faisant défiler devant les lecteurs et lectrices une actrice, un clown une chanteuse, un « traitement scénique » spécifique, un mythe, le personnage, puis le personnage et l’acteur, enfin les techniques du corps.

Dans un  bref avant-propos, Eve Brenel et         VirginieValentin rappellent que ce livre est issu d’un colloque organisé en Novembre 2011 à la Bibliothèque Nationale de France (BNF). La réflexion a fait dialoguer histoire, anthropologie, sociologie, esthétique. L’anthropologie esthétique est celle, figurative, que développent actuellement les auteures. L’intérêt des chercheurs et chercheuses  porte sur la formation des oeuvres artistiques, sur l’opération de façonnage en quoi elles consistent, mais aussi sur la « culture des apparences » et sur la manière dont elle inscrit l’humain dans le monde. Faisant référence à Leroi-Gourhan, Brenel et Valentin souligne que les arts primitifs et ceux de la scène sont destinés à signifier et constituent un langage émotionnel.

Virginie Valentin consacre le premier chapitre du livre à Antonia Méric, dite « La Argentina », une danseuse internationalement reconnue, morte juste avant la dernière guerre. Elle a créé en chorégraphie un genre, le flamenco théâtral. Le localisme du flamenco parvient, grâce à elle, à toucher à l’universalité de l’émotion, esthétique. Collaborant avec des musiciens et des poètes de son temps, notamment Manuel de Falla et Fédérico Garcia Lorca, la Argentina mêle le savant et le populaire, dans le souci de faire à la fois revivre la tradition du flamenco  et lui donner, par un travail de métissage esthétique  du populaire et du savant, toute son extension  artistique. Il s’agissait en somme de faire vivre, pour les spectateurs comme pour les danseurs et danseuses, un savoir enraciné, en lui donnant une autre dimension qui, pour les uns et les autres, l’universalise.

Sylvain Fagot, dans le second chapitre, s’empare du personnage du clown, plus particulièrement, de l’Auguste. Celui-ci, dit l’auteur, incarne les caractéristiques d’une humanité extravagante qui exprime l’aspect émotionnel de l’homme, ce quelque chose d’indestructible et de contestataire contre l’ordre social de la communauté. Ce que le clown, l’Auguste exprime, c’est beaucoup plus qu’une mise en cause de son intégrité physique ; c’est sa personnalité et sa sensibilité sociale. Le rire du spectateur le fait exister, mais on pourrait dire  que lui clown fait exister aussi le spectateur en le faisant rire.

Piaf, un mythe de la voix, par ce titre Catherine Dutheil-Pessin  résume ce qui fait la voix de Piaf, d’abord celle populaire et gouailleuse d’une chanteuse de rue, mais dont la raucité toute particulière est remarquée par un créateur de spectacles, puis, formée peu à peu par ceux qui prennent Piaf en charge , aussi par les paroliers et parolières et  les musiciens qui composent les chansons  – Piaf fut aussi sa propre parolière -, cette voix comme mythe, comme « explication du discours », selon la définition du mythe donnée, par Barthes,  voix que la chanteuse incarne en même temps qu’elle  chante. « La voix comme corps » est « l’opérateur symbolique » par lequel se déroule l’identification de la chanteuse à la fois  à ce qu’elle joue et à elle-même. Il y a bien souffrance, passion, compassion. si l’on veut, mais, dans le ressenti du spectateur, cette voix qui exprime ses sentiments et affects devient sienne, celle du spectateur, comme si, sans le savoir, il se l’appropriait. Dans une chanson de Piaf un peu oubliée, le Clown, elle parvenait, sur scène, à faire de chaque spectateur de la salle entière, semble-t-il, ce clown ‘en petite robe noire qui chantait son destin comme l’Auguste du précédent chapitre offre au spectateur sa propre irrationalité à voir et à ressentir. Mais Piaf, dans ses chansons écoutées ou/et vues,  « sortait, comme le dit Cocteau, de sa poitrine étroite, les grandes plaintes de la nuit ». C’est par la dimension sacrificielle de la voix et du jeu du corps qu’elle rejoint au plus profond de lui-même l’être humain qui l’écoute ou/et la voit.

S’approchant encore plus près de cette conjonction acteur/spectateur qui, selon nous, est le grand thème du livre et qui lui donne , au delà, des arts de la scène, toute sa portée, Jean-François Dusigne  raconte comment, jouant sur scène des personnages réels dont certains pouvaient être dans la salle, les retrouvant ensuite en sortant de scène, il comprend  que son jeu d’acteur fait partie de leur histoire. La racontant, ils l’inter pelant pour lui rappeler tel détail, comme s’il pouvait le connaître. Mais, plus encore, jouant un bourreau, celui-ci, présent dans la salle avec sa femme et ses enfants, vient le féliciter, après le spectacle, de la justesse de son jeu d’acteur, au point que lui,acteur finit par douter que son vis à vis fut réellement un bourreau responsable de la mort de nombreuses victimes, ce qui était pourtant la réalité historique. « Le processus du jeu, dit l’auteur-acteur, sans faire référence à Diderot et à son Paradoxe du comédien, prend  la vie courante à rebours ».

C’est du mythe lui-même que parle Pauline     Vessely, dans le cinquième chapitre. Elle choisit le mythe de Carmen, mis en scène si l’on peut dire par Mérimée dans sa nouvelle (tirée d’un fait divers), transcendanté  déjà par Bizet dans son opéra, puis, selon l’auteure, impliqué à Cuba, au politique, à la politique et à la « révolution castriste ». L’imaginaire y est incarné par une cubaine, Alicia Alonzo, à la réputation internationale. Carmen « s’y mue en emblème du lien social ». L’auteure  rappelle que cette position s’inscrit entre soumission aux normes traditionnelles et ambiguïté de la la place des femmes à Cuba ; elle permet d’organiser le mythe émancipateur. Paradoxe qui participerait à la création d’un « espace de liberté » ou « zone d’incertitude », pour reprendre une expression qui fut d’abord, avant d’être celle des deux sociologue cités, celle de l’historien Philippe Ariès. Production d’un lien particulier au sacré et à son mythe fondateur ; la « révolution castriste ». « s’incarnant dans le quotidien et lui donnant vie à travers des personnages humains ».

Geneviève Schwoebel, dans l’avant-dernier chapitre, montre comment « le personnage est mis à nu par le spectateur ». Il y a, dit l’auteure, dans la scène moderne et, selon nous, aussi, ailleurs, une défection du personnage. Comme le dit également R. Abirached dans son livre La Crise du personnage dans le théâtre moderne, il y a mise en cause du personnage comme personnage. D’abord, par exemple dans le théâtre de Beckett, il perd son nom comme personnage ; il s’ensuit  le passage par le zéro, le rien qui « met en fragilité tout l’humain ». Une rencontre émotionnelle se produit  entre le spectateur ou plutôt le regardant et celui ou ceux qu’il regarde. Il est difficile de répéter l’exemple cité par l’auteure, tant il est atroce. Mais ce punctuum dont  parle Barthes, ce quelqu’un, ce quelque chose nous atteint, nous touche. Nous sommes la seule autorité pouvant interpréter, comme le disait Lefort,  ce que l’acteur, et l’auteur de l’œuvre, nous font entendre et voir.

Enfin, Jean-Marc Leveratto donne une dernière « preuve » de la confluence regardant/regardé, regardé/regardant, en rappelant le partage entre nous des techniques du corps, quelles que soient les formes culturelles qu’elles peuvent prendre, comme le montre l’article de Mauss. Mais s’agit-il seulement de théâtre, de danse, de chansons, de clowneries ? Ne s’agit-il pas, pour nous répéter, très simplement d’un élément sinon oublié, au moins peu explicité, de la condition humaine ?

Louis Moreau de Bellaing

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Sous la direction de Bernard Castelli et de Monique Selim, Réparer les inégalités ?, Paris, L’Harmattan, 2O16, Questions contemporaines/ série Globalisation et sciences sociales, dirigée par Bernard Hours.

Les ouvrages sur l’inégalité et l’égalité, l ‘égalité et la liberté sont suffisamment rares en sociologie et surtout en anthropologie, pour que soit prêtée une grande attention, notamment du point de vue théorique, à celui qui vient de paraître, Réparer les inégalités ?, dans une collection d’anthropologie des Editions l’Harmattan.  Les inégalités constituent un champ permanent et essentiel de recherche théorique, pratique et politique. Les figures de l’altérité sont  impliquées par la matrice régnante entre égalité et inégalité, se manifestant elle-même sur des espaces narratifs et de contestation. La période contemporaine est caractérisée par « l’impossible association de l’égalité et de l’inégalité ». Dans la période antérieure, les communismes concrétisaient en eux toutes les pensées possibles d’une autre construction sociale, économique et politique. Ils sont remplacés aujourd’hui par ce qu’entendent signifier « les paradigmes de la communauté et du commun ».

L’ouvrage se divise en deux parties : l’une, théorique, montrant  les caractères spécifiques de l’égalité, notamment le droit et les droits scrutés dans leurs contradictions intrinsèques et leur caractère fictif ; une deuxième partie plus concrète, où ce sont des imaginaires solidaires, « leurs amphibologies et leurs impasses » qui sont présentés.

On peut dire que les nombreux auteurs qui tentent de répondre à la question posée : Réparer les inégalités ? se donnent une visée commune, une hypothèse si l’on veut, qui, pour réveiller les esprits, se veut d’emblée négative. L’égalité n’est pas réfléchie dans  le cadre des multiples déclinaisons de la question sociale. Une pléthore de droits liés au marché ne débouche pas sur moins d’inégalités, mais fait plutôt office d’exorcisme. La notion d’équité, elle-même révèle « ses ambiguïtés intrinsèques et ses inflexions dans le jeu des rapports de domination ».  Au delà de la segmentation des phénomènes, apparaissent leur totalisation présente et les modes pluriels de subjectivation des inégalités expliquant les logiques de la révolte. La globalisation des inégalités se traduit par la fabrique et la reprise de répertoires globaux de revendications. En elles se signifie la singularité de contextes où des 1 collectifs de sujets individuels peuvent produire des sujets politiques. Le don -nous dirions plutôt, selon Mauss, le don-poison -, est producteur de perceptions d’illégitimités, il contribue à la permanence des inégalités et à s’habituer au spectacle de la misère. Sont inévitablement impliqués dans la fabrique des inégalités les ONG et les meilleures intentions solidaires. Enfin, dans la période contemporaine, l’Algérie et la Tunisie, le Pérou et l’Amérique latine, jusqu‘à l’Afrique du Sud, la Chine et la France illustrent le travail de redistribution solidaire et le problème de la santé et témoignent, pour répéter Castelli et Selim, «  de « l’impossible association de l’égalité et de l’inégalité ».

La première partie est la plus difficile à saisir et à comprendre dans sa totalité. Elle commence par un chapitre intitulé Tribulations conceptuelles de l’inégalité, chapitre écrit par Monique Selim. Il s’agit bien  de l’in-égalité. Elle ne peut être pensée et agie que par rapport à l’égalité , « vieille chimère », mais néanmoins repère, principe, pivot de légitimation et de légitimité hors de l’excès global capitaliste (dont on voit mal comment il pourrait se penser par rapport à elle). Monique Selim insiste à juste titre sur la dualité sexuelle qui est sans doute la plus ancienne « métaphore » politique des rapports hiérarchiques de domination en excès illégitime (excès de domination et autoritarisme). La réhabilitation de la différence remet en place légitime (nous dirions remet apparemment en place légitime) l’égalité complémentariste des sexes. « Gérer les inégalités, donner l’illusion de leur réparation, sont au coeur de (la) gouvernance ». Cette dernière prône la protection de communautés différentielles basées sur l’origine, l’appartenance, la   confession, le territoire, le sexe voulu. L’idée et la  pratique de l’égalité et les luttes pour l’égalité dans le cadre des classes sociales et de la rupture capital/travail sont apparemment obsolètes. Les nouvelles communautés instituent  l’inégalité (sans trait d’union). C’est l’achèvement de l’unification du monde autour de la démocratie et du marché. Ou inachèvement de cette unification autour de démocraties oligarchiques et autour d’un marché à concurrence et à profit illimités ?

Dans le deuxième chapitre L’équité érigée en principe de droit ou une nouvelle lecture du principe d’égalité, Frédéric Mertens de Wilmars s’interroge sur le principe d’équité par rapport à l’égalité, l’un et l’autre juridiques, en posant le problème de leur justification interne et de leurs limites. Mais il ne pose pas celui de leur légitimation et légitimité externes dans le politique impliqué au social. Ce qui est , il est vrai, plus le problème du sociologue que du juriste. La jurisprudence n’est pas unanime sur les variations conceptuelles de l’égalité : formelle, réelle, des chances, des résultats. Les inégalités et les injustices se rapportent également à la coexistence du principe d’égalité avec celui de liberté. Enfin, les mesures et les politiques d’actions positives dépassent le cadre traditionnel de l’égalité.

C’est pourquoi l’équité, plus proche de l’idée de justice que d’égalité au sens strict du terme, définit les actions positives comme une mesure équitable orientée  à rétablir un équilibre entre les groupes d’individus différenciés. L’équité tend à être érigée au rang des principes du droit. au même titre que l’égalité. Cela dit, l’auteur nous rappelle que le binôme égalité/équité renvoie, par le principe d’égalité, à des données non juridiques. « La combinaison des deux principes détecte les inégalités et les déséquilibres concrets ». La combinaison de l’égalité et de l’équité constitue un renforcement des liens entre droit et non-droit. Cette combinaison doit conduire à une meilleure explication et compréhension des décisions de justice. Elle constitue une protection contre les actes liberticides, contre les mesures et les politiques contraires aux principes d’égalité et d’équité. L’auteur voit dans la consécration normative du binôme égalité/équité la constitution d’un cadre permanent à travers l’égalité et flexible à travers l’équité. Actuellement le Conseil d’Etat privilégie le concept d’intérêt général, seul le Conseil constitutionnel a fait référenc,e en      plusieurs décisions, à l’équité. La justice consiste, selon les juristes, en « l’établissement d’une relation sans domination entre les sujets de droit ». Loin de l’intégrer, dit l’auteur, l’action positive participe à l’éclatement de la cohésion de la société. Il y voit une perversion, notamment du point de vue statistique. La politique d’égalité doit consister non pas en la création d’actions positives mais « à corriger les situations de discrimination prohibées ».

Du point de vue du droit et du non-droit, de la flexibilité de l’équité dans le principe d’égalité, l’argumentation de l’auteur est difficilement contestable, y compris lorsqu’il nous rappelle les inconvénients de l’action positive. Mais la sociologie et l’anthropologie, la philosophie et l’histoire  n’ont pas fait en ce domaine, leur travail  sur la légitimation et la légitimité sociales et politiques au sens du politique. Cela aurait aidé le législateur et le juriste à mieux saisir les situations partielles et globales  qui, actuellement, en grande partie lui échappent. Quelle égalité souhaitons-nous ?, se demande Frédéric Tarrit. Pas celle d’Aristote qui dit : « Le juste est le légal et l’égal, l’injuste l’illégal et l’inégal », ni celle de Rawls plus récemment, dans Théorie de la justice, qui note l’absence de cohérence entre égalité et justice et défend l’égalité comme garant de la liberté A chacun selon ses droits, à chacun selon ses besoins, à chacun selon ses mérites.  Les inégalités liées aux circonstances doivent être compensées. Selon Rawls, la justice doit élaborer un indice des biens sociaux primaires. Pour ce qui est juste ou injuste, cela relève de la façon dont les institutions traitent des faits de répartition naturelle.

Dworkin propose le critère d’opportunité du bien-être en ce qu’il permet d’intégrer la notion de responsabilité individuelle et d’éviter la chance brute, celle qui nait d’activités risquées et ne se protégeant pas d’une assurance quelconque. Amartya Sen propose un critère de capabilité en vue de dépasser l’opposition entre l’utilité et les biens premiers. Capabilité et liberté peuvent apparaître dans le cadre du débat entre égalité et liberté. Sen distingue capabilité et midface. Par exemple, un bébé n’aura pas de capabilité puisqu’il n’est pas capable de se nourrir seul, mais il acquière un  midface en conséquence des aliments qu’il consomme.

Sen et Dworkin proposent de réintégrer la subjectivité sans abandonner la possibilité de mesurer le bien-être. Dworkin veut intégrer la responsabilité individuelle dans le débat sur l’égalité. Sen voit dans la capabilité la possibilité de dépasser l’opposition entre l’utilité et les biens premiers et de garantir l’association entre liberté et égalité.

Selon l’auteur, Sen ouvre, avec le critère de capabilité, des voies vers la construction d’une égalité émancipatrice.

Pour notre part, la notion de capabilité, dont nous ne contestons pas le caractère novateur, demeure trop proche de l’économie, elle ne suffit pas à rendre compte de la fonction de l’égalité comme repère de légitimation et de légitimité politiques au sens du politique dans le social  et le  politique.

Bernard Hours considère, au moins à titre d’hypothèse, les droits humains comme une fiction de l’égalité. Comment fonder l’inégalité en justice ?, se demande Nathalie Heinich .Jusqu’où doit aller l’égalité des droits ?, se demande Piketty. Bernard Hours considère que c’est la mission  du politique d’articuler égalité et inégalité. Il analyse la globalisation des inégalités et la division du monde entre pays riches solvables et consommateurs de biens et de services, et pays pauvres peu solvables et peu consommateurs. Il analyse également la question des droits. Quels droits ? Garantis par quelles autorités ayant pouvoir de les mettre en oeuvre ? Il conclut la première analyse en disant que le creusement manifeste des inégalités à l’échelle globale et les risques de réactions et de protestations sociales ont été identifiés. Des pare-feu ont été mis en place via la rhétorique des droits.

A la  deuxième analyse répondant à la question Quels droits ? , Bernard Hours répond que les droits reconnus aux hommes et aux femmes du XXI° siècle demeurent largement abstraits vu l’affaiblissement de la souveraineté des Etats face au marché.  Les inégalités atteignent une cote d’alerte hors de toute responsabilité dans des sociétés diverses.

A la troisième question, l’égalité comme alibi   dans une société insuffisamment démocratique ?, l’auteur répond en montrant que l’égalité sert d’alibi aux institutions, comme fiction égalitaire des droits face à   des inégalités trop visibles et trop criantes. Il ajoute que « les discours et les initiatives sur la solidarité se présentent comme des issues, des sorties de l’étau mortifère des inégalités ». Les initiatives solidaires somment l’Etat d’assurer sa fonction de redistribution, sinon c’est la société qui s’effondre et le marché. Mais la société a à refuser au marché de faire société (l’économique n’est qu’une dimension dans le social et le politique). Elle a à  renvoyer l’Etat à ses missions économiques et sociales dont celle de donner un sens partagé aux inégalités légitimes qui contribuent au bien commun. Comment ne pas être d’accord avec de telles propositions ? Elles ouvrent à la légitimation et à la légitimité sociales et politiques un avenir vers un monde meilleur.

Le chapitre de Judith Hayem est à la frontière entre le théorique et les pratiques de l’inégalité par rapport à l’égalité, à la liberté et la justice. Elle introduit les notions de subjectivité, de subjectivation et de singularités subjectives. On peut analyser un conflit dont la centration est une forte hausse de salaire dans le cadre étroit d’un affrontement capital/travail. Mais il peut incarner une figure ouvrière autonome revendiquant son indépendance par     rapport aux syndicats et d’autres types de porte-parole. Pendant un conflit, il faut, outre la prise en compte de l’opposition capital/travail, identifier la teneur des singularités subjectives en présence. Il peut s’agir d’une mobilisation à distance de l’Etat. Pour saisir le processus de compétition à l’oeuvre pendant un conflit, il faut,  outre la prise en compte de l’opposition capital/travail, identifier la teneur des singularités subjectives en présence. Les gens pensent et seul l‘examen de leur pensée donne accès à leur subjectivité. Par exemple, au delà d’une hausse de salaire demandée, cela peut être la question de la dignité recouvrant à chaque fois des revendications différentes. Peut être mis en avant le principe d’être reçu, eux- mêmes en tant que grévistes, par le responsable, principe accompagné du refus de quitter un lieu tant qu’ils n’ont pas eu de réponse  par le patron, sans intermédiaires. Il s’agit pour eux d’affirmer leur rôle dans le processus de production et de ne pas être renvoyés au rang de « singes » ou d’ « enfants » par leurs interlocuteurs. Défendre ses droits au travers de ses structures autonomes. « Nous sommes des êtres humains et nous demandons à être traités comme tels ». Au delà de la négociation, c’est la reconnaissance des individus peu qualifiés comme des interlocuteurs valables pour le directeur qui se joue. C’est à l’endroit des pauvres que le refus d’inter-locution s’applique. C’est ce contre quoi peuvent exprimer, dans des formes diverses, les singularités subjectives. Tout est dit dans ce texte, selon nous, de ce qui peut être dit actuellement de l’égalité et de l’inégalité, de la liberté et de la justice. Tout commentaire nous paraît superflu. L’exemple choisi par l’auteure était celui d’une révolte d’ouvriers mineurs en Afrique du Sud.

Faute de place, nous ne pouvons insister sur la manière dont se pose le problème de l’égalité et de l’inégalité, de la liberté, de la justice dans différents pays et continents du monde. Dans son article intitulé L’emploi solidaire  générateur d’inégalités, Dominique De Facci  montre que, en Tunisie,  le milieu associatif est un champ d’accès – soutenu par l’Etat et par les bailleurs de fonds internationaux – à l’emploi et aux revenus. Fondées pour dépasser les situations de précarité de populations-cibles, les associations ne semblent pas atteindre leur objectif,  et protègent plutôt les opportunités de carrière de leurs opérateurs et de leurs membres.  Wenjing Guo situe, dans son article sur l’illégitimité des personnes sans abri en France, cette illégitimité entre le donner et le recevoir. Elle est liée à l’édification, dans le contexte socio-économique actuel, d’une figure négative de l’étranger. Un décalage et un hiatus s’établissent « entre le vécu et la conscience des sujets et les visions et pratiques extérieures d’ »aide » ». La diminution de ces écarts est la condition d’une plus grande efficacité pour les services destinés aux sans abri ; ceux-ci refusent d’être exclus tout en l’étant. Leur demande est de pouvoir donner pour accepter de recevoir. Jeanne Burgart Goutal s’efforce de définir l’écoféminisme comme une pensée de « l’égalité dans la différence ». L’égalitarisme écoféministe vise à construire une civilisation du non-pouvoir où seraient abolies les « logiques de la domination ». Le facteur   d’équité majeur est la prégnance du commun sur l’individuel. Les écoféministes insistent sur le rôle indispensable des communautés alternatives  et  des expérimentations militantes. Pour elles, rien n’est jamais acquis. Leur espoir est de remplacer la structure sociale et mentale de la pyramide par celle du cercle ( comme le recommandait Mauss à la fin de son Essai sur le don, mais en ne parlant que des hommes ). Cette exigence d’étendre le modèle de communauté démocratique s’applique  aux relations non seulement  entre humains , mais avec les autres espèces. Sororités, connexions, solidarités « se tissent dans l’infini diversité  du réel ». « Il ne s’agit plus de partager équitablement le gâteau, mais de changer la recette ». Pour notre part, nous pensons que  ce sont l’excès de domination et celui de la hiérarchie, lorsqu’ils se déploient spécifiquement et globalement dans l’illégitimité, qui sont à combattre. La vision radicale de l’écoféminisme y contribue déjà. Laurent Bazin et Monique Selim comparent la revendication masculine en Algérie et la déréliction féminine en Chine. Ils notent que, dans les deux cas, le statut d’homme est privilégié par  les individu(e)s eux/elle-mêmes. Ils/elles reprochent à l’Etat de ne pas leur permettre de se réaliser dans et par  le travail. Les auteurs, face à l’articulation symbolique de la différence des sexes, ne se  questionnent pas pour deux raisons : ils n’ont pas fait l’inventaire des inégalités de sexe, ils ne se sont pas identifiés à leur appartenance de sexe. Leur entreprise fait de l’anthropologue un individu dans et hors de la dualité sexuelle. Ils ont choisi des hommes algériens au plus bas de l’échelle sociale, des femmes chinoises sur-diplômées, tous, les uns et les autres, bornés dans leur désir d’ascension sociale. Les processus observés  articulent des logiques conservatrices et restauratrices des dominations et d’autres logiques orientées vers une « libération » inspirée par les idéologies globales de genre. Dans Politiques d’égalité de genre et féminicide au Mexique, Mathieu Gaulier  note que « objets de la violence et symboles glorifiés de la maternité, de la famille,  les femmes existent en tant qu’actrices et activistes, mais leurs voix ne semblent  pas porter  jusqu’aux plus hautes instances de l’Etat ». » Les femmes sont plus que jamais un enjeu politique, que ce soit à travers la possession de leur corps par les militaires censés punir les habitants  de supposées collusions avec les narco-trafiquants, ou par la voie de lois bio-politiques d’inspiration religieuse qui criminalisent leur choix reproductif. Claude Didry s’interroge sur le travail et les restructurations en France. Il relève quelques acquis, par exemple le parcours, à travers les différentes formes d’emplois précaires, d’accès à un .CDI, la croissance de l’ancienneté des salariés révélant un attachement à l’emploi, l’accès des tribunaux aux syndicats, aux comités d’entreprise et aux salariés pour demander la nullité des licenciements collectifs, l’ambition de la CFDT de créer des « parcours professionnels sécurisés », celle de la CGT de mettre en place une «  «  sécurité sociale professionnelle ». L’espoir est de changer l’avenir, celui de l’entreprise en tentant, pour les représentants du personnel, d’en saisir les contours, et celui des salariés, en envisageant le devenir de ceux qui perdent leur emploi, à la fois par des compensations indemnitaires substantielles et par l’association des représentants syndicaux à leur suivi. Bernard Castelli, dans le face à face des Etats latino-américains et des inégalités sociales,   fait lui aussi le bilan des acquis : redéploiement de l’Etat vers l’accès aux services publics, à la protection sociale et aux ressources monétaires, bénéfice, grâce à une croissance massive de la dépense publique,  des avantages sociaux pour des pans entiers de la  population jusque là exclue. Les crises de 2008 et de 2009 sont responsables de la baisse des revenus disponibles pour le financement des services sociaux et les transferts monétaires aux ménages. « La part d’informalité importante des économies empêche d’atténuer les risques sociaux des populations par une participation effective aux marchés du travail et à un meilleur accès aux services publics. Mais l’accoutumance à l’aide publique monétaire rend plus difficile le retour éventuel  sur les marchés du travail productifs. La chute du cours des matières premières entraine la raréfaction des flux financiers vers une population captive de l’illusion d’une abondance illimitée pérenne ». Ce qui, selon l’auteur, pourrait être visé, c’est la constitution  d’un Etat social en Amérique latine. Mais la question se pose de savoir ce qu’est un Etat social.  Pour nous, la société donne à la politique et la politique donne à la société. Elles ont l’une et l’autre obligation de donner, l’une au nom du politique l’autre, avec son instrument exécutif l’Etat, au nom de principes de la politique démocratique  inspirés par le politique, même s’ ils ne les reproduisent pas tels quels.  Najaz Zatla se demande si les politiques distributives en Algérie sont des palliatifs aux inégalités sociales. Une économie strictement tributaire de la rente pétrolière et dans laquelle la croissance est à la baisse ne  peut contribuer durablement à la résorption du chômage et des inégalités. Tout emploi subventionné est un emploi transitoire, tout comme les emplois induits par un accroissement  « administré » de la demande globale de biens et de services. La faiblesse des revenus, liée à la précarité des emplois, maintient durablement les populations concernées dans une dépendance de l’Etat via ses différentes politiques distributives.  .Elle pérennise ainsi leur incapacité à prendre en charge de manière autonome les besoins primaires et les enferme dans une posture d’assistés permanents. « Au delà  de l’inégalité dans l’ordre de l’avoir, elle pérennise les inégalités en terme de capabilité dans l’ordre du pouvoir ». Belle démonstration sur le terrain d’une inégalité pour tous et toutes, sauf les privilégiés de la rente pétrolière. Pascale Phélinas tente de  mettre en ordre les inégalités au tra
vail et les inégalités de revenu en milieu rural au Pérou. L’inégalité face à l’emploi explique en grande partie, au Pérou, l’inégalité des revenu du travail. La dynamique de la croissance, face à une amélioration de la répartition des revenus, ne peut  provoquer cette amélioration  que si elle porte sur les activités les plus accessibles aux plus pauvres et que si l’accessibilité des pauvres aux postes les plus  prometteurs s’améliore. La capacité  de l’agriculture à absorber la main d’oeuvre disponible  est limitée. Il y a peu d’emplois offerts en dehors de  l’agriculture dans les zones éloignées des grands centres urbains.   Les individu(e) ont des difficultés à se positionner sur les « segments » les plus rentables du marché. L’agriculture souffre au Pérou d’un environnement naturel peu propice. La productivité de l’agriculture n’est pas susceptible d’améliorations si ne sont pas introduites des techniques requérant la plus grande attention de la main d’oeuvre. A la faible demande locale pour les produits agricoles, s’ajoute les difficultés d’écoulement sur les principaux marchés urbains. en raison des coûts de communication dus au fait de la distance et de l’état des routes. En ce qui concerne les emplois créés hors agriculture, ils sont ceux de micro-entreprises en milieu familial. Les banques imposent à ces micro-entreprises des taux d’intérêts élevés.  Les coûts à l’international diminuent la possibilité des exportations. S’y ajoutent les lourdeurs bureaucratiques et celles des réglementations nationales. Enfin les politiques visant à accroître la scolarisation dans les familles rurales se heurtent aux multiples difficultés à promouvoir l’enseignement secondaire et supérieur en milieu rural. On pourrait dire que, comme  en France dans les années 1870-1880, l’amélioration de la qualité des routes en milieu rural peut avoir des effets puissants sur l’assiduité des enfants à l’école, et, en conséquence, sur l’accès à l’emploi. Samira Guennif tente de montrer que la licence obligatoire est un outil pour privilégier  la santé publique et réduire les inégalités sanitaires Nord/Sud. Qu’est-ce que la licence obligatoire ? Tout pays membre de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) octroyant un brevet à une invention en attend en retour  la satisfaction de quelques obligations industrielles et sanitaires. Le bréveté est tenu de produire localement l’objet bréveté pour le commercialiser à un prix raisonnable et dans des quantités satisfaisantes. La non-satisfaction de l’une ou de l’autre  de ces obligations peut donner lieu à une licence obligatoire au bénéfice d’un tiers. Cette méthode d’évaluation des licences obligatoires ainsi définie est appliquée à la Thaïlande et au Brésil qui ont benéficié de licences obligatoires. Elles ont conforté la lutte contre le VIH/Sida et l’accès gratuit aux antirétroviraux (ARV). Introduire un concurrence générique à la faveur d’une licence obligatoire  a permis d’améliorer l’accessibilité des médicaments vitaux dans ces deux pays.  Cette méthodologie d’intervention des licences obligatoires reste à étendre à un plus grand nombre de pays en développement. Actuellement, du fait des pressions collectives exercées par les pays du Nord, en comparaison de ces pays les pays du Sud n’ont que faiblement recours aux licences obligatoires. Bel exemple d’inégalités résultant de l’actuel néo-libéralisme, autrement dit du capitalisme. En conclusion, Monique Selim met en confrontation la globalisation des inégalités et la production de l’étranger. Il faut lire  en détail son texte qu’il serait trop long de commenter entièrement ici. La globalisation économique c’est-à-dire l’action du capitalisme n’a pas unifié des fragmentations, émiettements, fractures sur la carte des pays. Revendications nationalitaires, identitaires, religieuses se multiplient un peu partout sur le mode d’une répartition d’inégalités de plus en plus fortes. Elles se fondent sur l’affirmation de différences de culture, de morale et d’origine. Les Etats se légitiment en consolidant leur domination, en focalisant les frustrations partagées sur les altérités négatives,. Des mouvements ouvertement xénophobes explosent, auxquels s’ajoutent la         lutte généralisée contre le terrorisme et la mise en  place d’états  d’urgence. Ces fragmentations, émiettements, fractures ont achevé de produire la figure d’un étranger radical, menaçant, à abattre : étranger intérieur (de même nationalité), étranger extérieur (d’une autre nationalité), étranger extrême et globalisé qui constitue un  risque absolu. Trois états actuels de l’étranger sont produits par la xénophobie d’Etat et les allophobies plus ou moins spontanées. A partir de la fin des années soixante du XX°siècle, la positivité de l’altérité résultant en partie de la décolonisation s’est rapidement effondrée devant les « lézardes de la croissance ». La différence s’est estompée, mettant en scène les inégalités  et appelant de nouveaux traitements idéologiques.

Le concept d’ethnicisation a été utilisé pour rendre compte de types de rapports sociaux ayant pour source la représentation de l’altérité. Il a été remplacé par celui de racialisation /racisation. L’abandon des catégories sociales (classes, statuts, éducation, professions) et politiques (nationalité) a donné lieu à des notions caractérisées par, d’un côté, la « visibilité »,   de l’autre le postulat de la substantialité.  Le « réel » est « visible » et tout ce qui est « visible » est « réel ». Le primat de la « visibilité » annule médiations idéales, distanciation intellectuelle et réflexivité conceptuelle. Il contribue à la propagation des fictions ethnicistes et racialisées. Celles-ci se présentent comme des attributs idéologiques de la globalisation. Elles effacent la question des inégalités économiques et sociales. Plus l’étranger occupe les plateaux imaginaires de l’identité sur un mode offensif, plus la « diversité culturelle » s’étale comme le « paradigme hégémonique de la production des inégalités ». Dans une soumission de la « diversité culturelle » à l’ « universalité », les discours spécialisées évoluent vers un contrôle de l’altérité ou vers sa disparition programmée.

Des catégories nationales d’adoption d’un imaginaire subjectif de l’étranger – statistiques ethniques, voile – s’offrent en rupture pour des identités individuelles et collectives malmenées. La globalisation idéologique semble s’appuyer sur une multitude d’entreprises similaires « qui ont pour efficacité de marier les politiques xénophobes et les allophobies de populations en déshérence » ; épuisées par les inégalités qui les enferment dans l’infériorité, elles contemplent de loin « les nouveaux héros du capitalisme entourés de luxe ». La haine allophobique tient lieu d’étendard identitaire des inégalités qui affectent le sujet,  et de masque au sentiment de ne pouvoir jamais les amoindrir. Elle réunit les désirs quotidiennement observés de voir disparaître l’Autre. Dans la configuration actuelle, où la sortie des inégalités parait de plus en plus lointaine, une multitude cherche des appuis symboliques à son enfermement dans une position inférieure. Dans les temps globalisés actuels, se met en scène une rebiologisation de l’Autre, de la femme, du fou, du pauvre, transformés en avatars génétiques. Offres abusives de sécurité en trompe-l’oeil qui alimentent les marchés de l’identité et fortifient, dans l’imaginaire, des inégalités  supposées irréparables.

,Plus que jamais, l’égalité, conjointe à la liberté sert de repère pour analyser les inégalités telles qu’elle se manifestent tant dans les pensées que dans les actes. L’originalité du présent ouvrage st qu’il nous offre, d’un point de vue théorique sur lequel nous avons insisté, une actualisation sociologique, anthropologique et juridique des inégalités par rapport à l’égalité possible, et,, d’un point revue pratique,,  de terrain,  à travers les exemples de plusieurs pays  – exemples que nous n’avons que partiellement commentés – , un tableau des inégalités actuelles, économiques , sociales et politiques  Transversalement, la figure interne (femmes, pauvres, etc) et externe (Arabes, Africains, Chinois, Roms)  de l’étranger(ère), renforçant la toute-puissance sociale, culturelle, politique et économique du néo-libéralisme, nouvel avatar du capitalisme, tend à dominer, à un degré extrême d’illégitimité et d’illégalité, les liens et les rapports sociaux et politiques.

Louis Moreau de Bellaing

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Louis Moreau de Bellaing, Vivre sans le capitalisme ? Inconscient et politique. L’Harmattan, 2016

Vivre sans le capitalisme ? La question posée par Louis Moreau de Bellaing est aussi radicale qu’incongrue dans l’univers néolibéral qui est le nôtre aujourd’hui et dans un monde global où le marché fait la loi aux Etats et aux sociétés. Cet ouvrage imposant , le dixième de l’auteur, vient clore un volet de son œuvre consacré aux processus de production de la légitimité  auparavant analysés sous quatre angles spécifiques : le sujet et son libre arbitre ,le pouvoir et  le politique, le social, l’échange et le don. Le travail précurseur de Louis Moreau de Bellaing à la fin des années 80 sur les sans domicile fixe est important dans cette trajectoire intellectuelle :sous le beau  titre de la misère blanche, le sociologue avait été un des premiers à vouloir saisir concrètement , avec les acteurs sociaux eux-mêmes , le sens des nouvelles formes d’exclusion et d’errance urbaines , perçues à l’époque – de façon hétérodoxe dans le champ marxiste alors dominant – comme le fait d’un lumpen  prolétariat amené à croitre. L’évolution du monde contemporain a donné largement raison aux intuitions sociologiques de l’auteur et aujourd’hui l’ethnographie de tous ceux qui peuplent à la marge  tunnels ,rues et trottoirs  des villes est à la mode et proposécomme un exercice aux étudiants ,répertoriant les formes d’habitat précaire, sur le même mode que l’ancienne ethnographie coloniale. C’est dire que le phénomène est désormais durable, accepté et banalisé comme une sorte d’accompagnement nécessaire du capitalisme. Le refus intime  de Louis Moreau de Bellaing de considérer de telles évolutions comme inéluctables explique ce  nouveau livre au titre provocateur parce qu’il émet la possibilité de sortir de la voie capitaliste dans laquelle nous sommes plus que jamais englués.

Le questionnement inaudible pour beaucoup  de vivre sans le capitalisme se décline d’abord dans ce dernier  ouvrage en s’interrogeant sur la légitimité, la légitimation et leurs contraires, l’illégitimité et l’illégitimation. Le champ est évidemment politique mais l’auteur l’aborde avec certains outils de la psychanalyse, plus précisément ceux développés par Freud dans « Malaise dans la civilisation ». Louis Moreau de Bellaing fait en effet partie de cette minorité des chercheurs en sciences sociales qui considèrent que la dimension subjective des processus sociaux ,leur coproduction par les acteurs  doivent  être prises en compte , d’où l’attention qu’il accorde  aux études microsociales qu’il chronique en abondance dans les différentes revues auxquelles il participe (Le Journal des anthropologues, L’homme et la société). Le sous-titre de l’ouvrage inconscient et politique,tout aussi subversif que le titre, sonne ainsi comme un rappel des ambitions intellectuelles  qui habitèrent le XX ème siècle ,voulant réconcilier Freud et Marx .Tel n’est néanmoins  pas le propos présent de l’auteur qui appartient au collège international de psychanalyse et d’anthropologie et   qui  ne s’est jamais au sens propre rangé dans les marxistes  mais a , tout au long de sa vie ,mis l’accent sur les apports de la psychanalyse , l’omniprésence de l’inconscient  dans les phénomènes sociaux et politiques et ce qu’il dénomme le pulsionnel. Là encore il montra une longueur d’avance en insistant sur les affects et les émotions , ceux du chercheur ,ceux de ses interlocuteurs dans la fabrique de la recherche, thématiques devenues courantes ,voire inesquivables  pour tout apprenti chercheur actuellement .Sur ce plan le lecteur se reportera aussi aux volumes 138 et 139 de la revue l’Homme et la société qu’il codirigea  et qui  furent publiés dans les années 2000 sur psys et société. Depuis ,l’auteur a approfondi sa réflexion et met en avant l’investissement privilégié de la pulsion  de vie et de mort dans l’objet ,qui étaie  à ses yeux la sortie du religieux ,ce qui par ailleurs pourrait être une ligne de déchiffrement des phénomènes meurtriers qui ont jalonné  les dernières années un peu partout dans le monde.Le nouveau  travail de 430 pages que nous livre l’auteur  se veut  donc un regard en surplomb ou une œuvre de synthèse dont la richesse pourra déconcerter le lecteur trop pressé mais retiendra le lecteur en quête de déstabilisation de ses habitus . En vingt chapitres, l’auteur se penche sur la légitimité et les processus de légitimation. Il intègre l’examen des subjectivités et subjectivations avant d’aborder les excès qui alimentent les processus de légitimation évoqués : excès sociaux et politiques, excès économiques aussi. Ces mêmes excès produisent des effets délégitimants et illégitimants via les idéologies et les représentations qu’elles produisent.

En appliquant son analyse au capitalisme Louis Moreau de Bellaing développe les instruments  qu’il a mis en place de manière convaincante et argumentée, conformément au projet annoncé qui est « de poser, de comprendre et d’expliquer l’illégitimité du capitalisme … non dans un perspective marxiste … mais plutôt dans celle de la socio-anthropologie actuelle » (p. 11). L’auteur s’appuie en partie  sur le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales auquel il appartient depuis son origine ) et sur Alain Caillé pour souligner qu’après Dieu, la nature, les humains se font le don du sens entre eux , produisant un « sacré civil/civique » proprement moderne.

L’illégitimité profonde du capitalisme et des excès qui le nourrissent traverse cet ouvrage qui s’affirme « anti-naturaliste, anti-évolutionniste, anti-progressiste » (p. 408) et qui s’inscrit donc sur une ligne de crête étroite et ambitieuse, loin de toute vulgate et à l’écart des facilités les plus communéments pratiquées dans la recherche. Louis Moreau de Bellaing est persuadé que le capitalisme « perdra la guerre »,en raison « de ses propres erreurs et des fautes lourdes » qu’il accumule .De nombreux évènements actuels paraissent lui donner raison ,ce que nous espérons profondément avec lui. Il appelle, dans les dernières pages , avec vigueur  à sortir des résignations, des hésitations et des illusions entretenues par  le capitalisme, au moins à se tenir suffisamment  éloigné de ce capitalisme thanathofère et en cela il se situe en phase avec les multitudes de contestations qui montent et  dérangent de plus en plus les planifications ordonnées.

Bernard Hours, Monique Selim, CESSMA

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Isabelle Guérin, La Microfinance et ses dérives, Emanciper, discipliner ou exploiter ? Paris, IRD Démopolis, 2015

Il ne s’agit pas, dans cet ouvrage, de dénier à la microfinance les avantages non seulement économiques, mais sociaux et politiques qu’elle peut apporter à des populations vivant dans des conditions matérielles difficiles. Il va de soi que l’investissement du substantiel fait partie de la vie sociale et politique de ces populations et que l’excès par défaut de cet investissement contribue à les condamner à la grande pauvreté, voire à la misère. Dès l’introduction, l’auteur insiste sur la nécessité de dépasser les dysfonctionnements des sociétés actuelles, pour mieux penser ce dépassement sous l’angle des possibilités réelles concrètes de changement  et  de lutte.  Auparavant, elle montre, dans cette introduction, l’envahissement  grandissant de l’opinion publique par un débat technicisé et sophistiqué et surtout a-politique. Or Il est injuste de contester, par un tel débat, la légitimité d’une approche politique (sociologique) des questions d’inégalité et de pauvreté.

Le livre comporte six chapitres dont cinq sont des interrogations. Le premier présente la micro-finance, le dernier confronte micro-crédit et démocratie.

En présentant, au chapitre premier, la micro-finance, en multipliant des exemples puisés dans tous les pays du monde, tout particulièrement en Inde, au Bangladesh, mais aussi au Chili et dans d’autres pays d’Amérique du Sud, Isabelle Guérin insiste sur le fait que l’émergence de formes de crédit destinés à des populations précaires n’est  pas une idée nouvelle. Les monts de piété dans l’Europe pré-industrielle marquent un besoin très pragmatique de trouver des fonds, besoin que le don et la charité ne peuvent plus couvrir.

Aujourd’hui, l’approche du problème est double : une approche commerciale qui repose sur la rémunération des investissements, une approche dite de social-business qui repose sur le réinvestissement dans  l‘organisation et dans les contrats d’intérêt collectif. La seconde approche semble la plus légitime, mais pose question dans sa volonté  de se substituer  à toute forme de politique publique. Il est difficile, en tout état de cause, de combiner offre de qualité et rentabilité; Le statut non lucratif ne garantit pas la qualité des services payés et leur caractère solidaire. L’approche charité n’a pas disparu. Face aux excès des politiques néolibérales, banques et programmes de crédit, représentant une part non négligeable du secteur, tendent à ressurgir en Inde et en Amérique latine, Ils s‘apparentent beaucoup plus,  comme les « aides » aux populations précarisées en Europe,  à du saupoudrage clientéliste qu’à des pratique d’appui au renforcement des  tissus économiques locaux.

Le Conseil d’échange et d’information sur les systèmes d’épargne et de crédit pousse à l’adjonction  croissante  d’indicateurs et de processus de certification  de « performance sociale » et à une mission de conservation pour éviter les dérives. La Smart Campaign s’efforce de protéger les clients en prévenant le surendettement et en rendant transparentes les transactions et les prix. Mais de tels efforts restent limités tant que nest pas remise en cause lutopie dun marché autorégulateur maximisant le bien-être de tous.

On peut sortir dorganisations, en refusant d’être enfermés dans des dictatures financières et en défendant les dimensions sociales de lactivité. Mais les clients ont tendance  à aller au plus offrant en terme de contrats, de crédits, de simplicité des procédures, dabsence de garantie et d’épargne forcée, de non obligation dassister à des réunions, de rapidité doctroi des fonds. Quant aux financeurs, ils se concentrent sur les organisations les plus grosses et les plus rentables, ce qui marginalise les autres.  

Le deuxième chapitre pose la question : soutenir lemploi ou la consommation? ? Les entreprises nées pour le microcrédit sont rares. Les effets sur lemploi consistent plutôt à renforcer et stabiliser des activités existantes. Ce qui est problématique, cest lexpansion du microcrédit à large échelle et de politiques demploi qui vivraient sur le capitalisme populaire ou en fonction des organismes prêteurs. En Egypte, non seulement la microfinance ne crée pas dentreprises, mais les entrepreneurs existants, bien installés, se transforment en micro-entrepreneurs fictifs, pour bénéficier du microcrédit. Barnejie et Duflot, réputés grands spécialistes de la question, soulignent que, sur de petites unités, le profit est maigre, voire négatif, si lon tient compte de la rémunération  du travail. Dans le secteur agricole, lalliance avec lagro-industrie ne résiste pas à leffondrement des cours. Le microcrédit, dans sa forme    actuelle, est inadapté au financement de lagriculture. Vouloir transformer la masse des précarisé en entrepreneurs à succès de microcrédit est une double méprise. Si les quantités de crédits injectées dépassent les capacités dabsorption des ressources locales, il y a un risque élevé de saturation et de surendettement. Le microcrédit nest pas un  instrument de lutte contre le sous-emploi. De même, la croyance en une demande illimitée, croyance qui est celle de certains investisseurs, se révèle dangereuse et nuisible,  si la demande nest  pas couplée avec des mesures de redistribution et de protection sociale. Certains investisseurs peuvent avoir intérêt à susciter une demande là où celle-ci nexiste pas. En France, le rôle du microcrédit peut être salutaire en permettant à des personnes en inemployabilité de se remettre en selle. Mais une dizaine de milliers de microcrédits sont tout au plus octroyés chaque année. Le rendement est inférieur à sept cents euros par mois. De plus, pour les personnes en situation dauto-emploi, la couverture sociale est déficitaire. Au Sud, une large partie des microcrédits sert à boucler les fins de mois et à consommer.

Àu cours des Trente glorieuses, le crédit à la consommation a eu un rôle dintégration sociale, mais il était couplé à des mesures de redistribution et de protection sociale. Son effet était modéré par linflation. Aujourdhui où ces conditions ne sont plus réunies, crédits à la consommation et microcrédits risquent daccélérer les processus de paupérisation et daccroissement des inégalités, en entretenant lillusion de la croissance et de la non récession.

Autre interrogation au chapitre III : lutter contre lusure ou endetter les pauvres ?  Yunius constate 1/ l’écart, le fossé entre les richesses promues par le développement et la somme dont les affamés ont réellement besoin pour survivre.  2/ le remboursement  par les gens de leurs emprunts. Il décide de créer une banque qui lutte contre lusure, cest-à-dire  les taux démesurés des prêteurs  privés, taux socialement injuste. Rappelons quen France, sous lAncien Régime, lEglise avait fixé le taux de lusure à 13% et au delà et que, au XIX° siècle, des banques familiales avaient pris naissance à partir de lusure pratiquée antérieurement par des paysans riches, notamment des meuniers. Mais, dit Isabelle Guérin, la prétention de Yunius d’éradiquer la finance informelle est chimérique. « Les personnes pauvres, hommes ou femmes, dit-elle, sont liées à un enchevêtrement de dettes et de créances, mais parfois de solidarité, souvent de hiérarchie et de domination. Hiérarchie et domination peuvent, paradoxalement, jouer localement un rôle déterminant dans la protection et le soutien des populations, autrement dit dans la survie matérielle et sociale »

Lendettement peut sappuyer sur le principe de réciprocité dans le court terme, mais peut aussi sinscrire dans le temps long des obligations sociales (naissances, initiations, mariages, funérailles), dans des contre dons et des formes d’épargne rotatives comme les tontines (où les femmes sont largement impliquées). Enfin, les avances octroyées par les propriétaires terriens à leurs employés permanents peuvent créer une véritable situation de servitude, avec une oscillation entre protection et domination, respect mutuel et exploitation. On peut ajouter les avances sur salaire venues comme une garantie demploi et les prêt sur gage (or et bijoux en Asie, biens de consommation durable en Amérique latine). Ils forment ainsi des prix compétitifs par rapport au microcédit. Le temps que demande lobtention dun microcrédit est souvent vécu comme une contrainte conditionnant lobtention du prêt. Certes certains prêteurs sur gage sont mus par lappât du gain. Mais la vente à crédit peut être un service rendu, sans attendre de contre-partie. Les dettes – c’était vrai au Maroc, à Casablanca, dans les années cinquante du XX° siècle, y compris pour les Européens – sont notées sur un cahier et remboursées en fonction des rentrées dargent du débiteur. Mais, dans de nombreux villages marocains, sendetter est néanmoins vécu comme un déshonneur. En revanche, en Inde, lhomme naît en tant que « dette » et celle-ci porte la marque de sa condition humaine (Cf. Malamud). Elle fait pleinement partie de la condition humaine, dit Isabelle Guérin, et « même si elle est source dexploitation et de hiérarchie, il serait très étrange de chercher à sen défaire ». Au Kenya, dettes remboursées et non remboursées sont inter-personnelles et les premières ne sapprécient quen lien avec les secondes. La vérité est que les sciences sociales ont insuffisamment travaillé sur la dette, sauf le MAUSS et Maurice Godelier. En propre terme, dans les représentations locales, la dette est source de reconnaissance et  de respect lorsquelle favorise les rituels sociaux et religieux. Le débiteur supporte sacrifice et risques afin dassumer ses responsabilités et ses obligations. »La signification culturelle de la dette est ce quelle révèle en termes didentité, de statut, de fonctionnement social des partenaires de la transaction ».

Le micrcrédit, quel(le)s que soient pour certain(e)s emprunteurs(euse)s, ses avantages, peut plonger des familles dans le surendettement. La migration internationale peut être un moyen daborder lexcès de microcrédit. Il peut y avoir spirale infernale entre revenus et dette, donc surendettement. Mais cest le microcrédit lui-même et ses agents dexécution qui peuvent devenir infernaux : ventes dorganes par exemple, pour rembourser. Notons que les clients du microcrdit peuvent se transformer eux-mêmes en prêteurs.

Le poids des travailleurs précaires samplifie. Les mécanismes de redistribution, de protection sont soit inexistants, soit insuffisants. Avec la globalisation du capitalisme, les besoins ne cessent daugmenter. Cela dit, « lexploitation financière dont sont victimes les populations précarisées dépasse le cadre du microcrédit et doit se comprendre comme un processus dextraction de richesses par la sphère financière dans son ensemble. Le microcédit ne sen présente pas moins comme une alternative peu crédible aux options existantes. Qui accepterait, en France, demprunter à un taux annuel de 30 è 40% pour boucler les fins de mois ? Dans les années quatre-vingt-dix du XX° siècle, le taux dun emprunt gagé sur le salaire moyen dun fonctionnaire atteignait au maximum 20%.

A propos de l’épargne, le quatrième chapitre pose la question : protéger les pauvres ou les discipliner ? « L’épargne, écrivent Barnejie et Duflot, est la prochaine révolution de la microfinance. Si les pauvres sont pauvres, cest parce quils n’épargnent pas suffisamment ». Doù la nécessité dune éducation financière. A ces formules choisies, lauteur répond en reconnaissant lintérêt dune association épargne-crédit  qui peut éviter le surendettement, tant au niveau individuel que collectif et mettre en cause  le lien de dépendance opprimant et aliénant. Mais, fait-elle valoir , les pratiques locales de stockage  de la richesse  ont une « fonction sociale, symbolique et économique qui peut être supérieure aux pratiques d’épargne monétaires. » Par ailleurs, la mobilisation de l’épargne réinjectée ailleurs ne peut  quassécher des économies fragiles. Le tableau des pratiques d’épargne  à travers le monde montre que ce sont les pays riches qui épargnent le plus. On pouvait sen  douter. Barnejie et Duflot expliquent que « les pauvres agissent comme des consommateurs impulsifs et impatients. Leur échelle de temps est celle de limmédiateté. Ils souffrent de procrastination – remettre au lendemain ce quon peut faire le jour même – et manquent de contrôle de soi ». En épargnant deux bières par jour en moins de celles quils boivent, les petits vendeurs indiens de légumes peuvent  économiser quarante roupies par jour. Par manque dauto-discipline du au manque doptimisme et despoir, ils restent ou retombent dans lendettement ou dans le surendettement.

Ce que montrent les études de terrain et un autre type de réflexion, cest que la fonction sociale, symbolique et économique de certains types de dépenses rend floue et aléatoire la séparation (occidentale) entre consommation, investissement et épargne. Par exemple, les dépenses pour les mariages sinscrivent dans un jeu complexe de dons-contre dons qui s’échelonnent sur plusieurs générations et sont au coeur des solidarités de lignées. Lauteur rappelle que les biens de consommation sont des contenants sociaux, des signes, des indices, des marqueurs sociaux qui participent dun processus de réinvention sans cesse renouvelée des catégories sociales. De la même manière, l‘épargne varie, dans ses formes, en fonction des contacts et des groupes sociaux.

Par exemple au Sénégal, à la question : « Epargnez-vous ? », les femmes répondent quelles prêtent ; le prêt à autrui est considéré comme une forme parmi dautres d’épargne. La tontine est une forme de contrainte individuelle transformée en une contrainte prise en charge à un niveau collectif, comme le dit Servet. Les tontines, le prêt à autrui restent plus attractifs que la banalité dune épargne monétaire. Le karaté (beurre de karaté) est censé jouer un rôle d’épargne de précaution, mais, depuis quelques années, il est largement réapproprié par lagro-industrie et transformé en produit à haute valeur ajoutée pour les consommateurs occidentaux.

La Gramen Bank a longtemps imposé une épargne forcée, bloquée sur un compte collectif, aux emprunteuses bangladeshies. Mais ces femmes ont réclamé le droit de pouvoir utiliser  leur épargne forcée et elles ont refusé, en un nombre important, de rembourser leurs emprunts. Elles ont eu, en grande partie, gain de cause,  Mais l’épargne forcée est encore, ailleurs,  pratiquée.

Une multitude de programmes sont mis au point, un peu partout, pour l’éducation financière des pauvres. Mais, dit lauteur, les pauvres ne sont pas seulement des individus et des groupes préoccupés uniquement de joindre les deux bouts. Ils aspirent à maintenir, protéger et construire une dignité ainsi que des identités collectives et individuelles. Ils sont insérés dans une multitude de réseaux de droits et obligations quils cherchent à maintenir, renforcer, soutenir. Lorsque des femmes, suite à des aléas de la vie : perte denfant, maladie, divorce, ne peuvent assurer la vie courante, les cours dalphabétisation ou laide de conseillers en crédit, si bien intentionnés soient-ils, ne sont que dun maigre secours.

La prévoyance, dit Ewald, représente la vertu libérale par excellence. La bienfaisance apparaît de plus en plus comme une action dindividus et  non pas comme une action humiliante. On peut dire que la bienfaisance accompagne l’éducation budgétaire comme vaste entreprise mondialisée des pauvres. Elle limite les débordements dune classe dangereuse. Ce sont surtout les femmes qui sont visées. Il sagit de leur donner des notions de comptabilité pour quelles tiennent au mieux la bourse du ménage. La microfinance est enrichissante pour les investisseurs et moralisatrice pour les emprunteurs. Au fond,pour le libéralisme le micro-créit est une charité bien ordonnée.

Emanciper les femmes ou essentialiser la subordination féminine ?, telle est linterrogation qui ouvre le cinquième chapitre. Lillusion est de croire améliorer le pouvoir économique des femmes par le microcrédit. Au mieux, dit lauteur, il leur donne une certaine marge de manoeuvre dans la gestion de leur trésorerie familiale, parfois de leur petite entreprise. Leur faible mobilité, leur sens de l’«honneur » (masculin ?) et leur docilité assurent de leur degré de consentement et donc de « succès » par le microcrédit. Par des réunions demprunteuses et des séances de formation, la microfinance peut consister souvent à cadrer le comportement des femmes, à les discipliner et à les responsabiliser pour quelles sautonomisent par rapport à leur époux ou par rapport à leur communauté dappartenance. Leur accès à une parcelle de pouvoir, grâce à la microfinance, se fait plus à l’égard des autres femmes qu’à celui de la communauté masculine. Isabelle Guérin note que la subordination féminine (y compris entre femmes) ne relève pas dune inégalité de ressources au sein de lespace interfamilial, mais dinégalités de pouvoir qui traversent lensemble des structures sociales, économiques, culturelles et politiques.

Le dernier chapitre, Microcrédit et démocratie : les illusions démocratiques du marché, tente de montrer ce que sont ces illusions. « Marché » et « démocratie » (les guillemets sont de lauteur, mais nous y souscrivons) forment un couple indissociable, mais reconnu mal assorti du fait des rapports de force très inégaux et dune croyance en la suprématie du pouvoir. La relation contractuelle entre individus anonymes et égaux et régulée par un prix – relation qui définit le marché – existe rarement. Ce que lon observe, ce sont des transactions qui se construisent socialement et qui restent intimement mêlées aux institutions sociales, culturelles, et politiques dans lesquelles elles prennent place, y compris dans la manière dont se fixent les prix. Ce que disait Polanyi, ce que répètent aujourdhui quelques économistes. Ces conditions que réclame la dimension émancipatrice du monde  (Etat de droit certes, mais aussi bien dautres encore) nexistent guère et, en leur absence, la liberté par le monde nest quune illusion. Le « capital social » qui prétend respecter les besoins, intérêts et aspirations locales, lorsquon le rattache en fait avec la dynamique de globalisation du capitalisme, continue à jouer son rôle de reproduction des inégalités.

Dire que oute société quelle quelle soit est un tissu de dettes  composées comme un ensemble de droits et dobligations qui relient les personnes entre elles, et avec les autorités, quils sagisse  des dieux, des mythes et des ancêtres, de Dieu ou de lEtat  demeure une conception restrictive de la dette, conception qui oublie les dons, les groupes et lhistoricité de lEtat, qui oublie également que le « droit » des dieux, des ancêtres, des mythes ou de Dieu nest pas celui de lEtat aujourdhui. Cela dit, il nen reste pas moins que le microcrédit  tout à la fois rassure et stabilise des groupes qui le vivent comme une substitution à lEtat défaillant, inefficace et injuste ou à un marché incapable de répondre à des besoins non solvables, comme la montré en Occident la crise des subprimes.

En conclusion, lauteur se demande : Que faire ? et tente de répondre à sa propre question.

1/ Les excès actuels et répétés de la micriofinance ont pour effet pervers d’ôter toute légitimité aux initiatives de financement destinées à des territoires démunis.

2/ Les pratiques informelles au sens où elles ne sont pas régulées par la puissance publique répondent à des besoins  et reposent sur des motivations multiples. Elle font preuve dune grande capacité dadaptation .

3/ Dautres exemples que celui du microcrédit apparaissent ici ou là et ne sont pas sans efficacité. La plupart sont des outils financiers concédés par la force publique dans une économie planifiée. Mais le Etats sont, le plus souvent, complices de la mondialisation de la microfinance quils ont largement contribuer à  provoquer.

4/ Quelles que soient les oppositions ou contestations apportées au microcrédit ou à dautres outils financiers,  elles demeurent incapables de saisir la pluralité des motivations humaines et la légitimité dune pluralité de principes d’échange

5/ « Il est néanmoins possible de sappuyer sur les avantages du marché et de la redistribution sans en subir les dérives ; il convient pour cela de larticuler avec un projet solidaire et citoyen porté par des hommes et des femmes des terrains dintervention ». La fonction de la microfinance doit être économique, dit lauteur en faisant référence à J.M. Servet, dans une perpective globale d’économie solidaire qui ne refuse pas de reconnaître la légitimité dinitiatives localisées, pour quelles se multiplient, Ajoutons, pour notre part, que cette perspective d’économie solidaire ne peut que saccompagner – comme cest le cas dans ce beau livre disabelle Guérin – dune réflexion sur la dette, sur le don et le contre don, sur la légitimation et la légitimité sociales et politiques.

 

 

Louis Moreau de Bellaing

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Wenjing Guo, Internet entre Etat-parti et société civile en Chine, Paris, L’Harmattan, 2015, préface de Monique Selim

Paradoxalement, ce qui est important dans le livre de Wenjing Guo, ce n’est pas Internet en tant qu’instrument de communication nouveau rendant possibles à des individu(e)s et à des groupes l’expression de leurs revendications, de leurs désirs, de leur recherche de légitimités par des légitimations communes. C’est très profondément le fait que l’opposition au pouvoir politique en place (totalitaire), celle au pouvoir politique local, par exemple à Canton, oppositions mitigées par des alliances avec les institutions, voire avec le gouvernement lorsqu’elles paraissent nécessaires, s’inscrivent très largement dans la vie privées et collective des hommes et des femmes ici étudié(e)s. Or, de ce point de vue, Internet apparaît beaucoup plus comme un révélateur de vies privées et publiques d’individu(e)s en groupes. En ce sens, le livre est remarquable, puisqu’il nous délivre de la surenchère autour d’Internet, du numérique, etc., en nous montrant comment un instrument technique est en quelque sorte socialisé, mis en fonction sociale par ceux et celles qui choisissent son usage. A ce titre, n’importe quelle technique ne vaut pas en soi parce qu’elle est, mais parce qu’on en fait et surtout par la signification et le sens que lui donnent humainement, socialement, psychiquement, des êtres humains, qu’il s’agisse de techniques de chasse ou de guerre, de cuisine, de manipulation du corps humain ou de communication : téléphone, télétypes, et, aujourd’hui, Internet.

Venons-en au déroulement même du livre qui, à notre sens, illustre notre proposition initiale.

Dans sa préface, Monique Selim note que « l’un des intérêts majeurs de cet ouvrage, outre les connaissances essentielles qu’il apporte sur les mobilisations actuelles en Chine, est celui d’une expérimentation, d’une épreuve épistémologique dans le cadre de la discipline anthropologique ; (elle doit) en permanence critiquer les nouvelles dimensions du monde globalisé et déceler les contradictions des sujets individuels et des multitudes en formation. … Et pour déceler comment ces sociétés fissurent les dominations étatiques, il faut que l’anthropologue évite de s’enfermer dans une position normative, au risque de ne voir, à travers ses enquêtes, que la reproduction des normes ».

Dans son introduction, Wenjing Guo raconte comment elle est devenue anthropologue et caractérise son objectif : « L’émergence de nouvelles dynamiques sociales et politiques liées à l’usage de nouvelles technologies de communication telle qu’Internet constitue l’objet de recherche principal de ce travail ». Cet ouvrage se structure en deux parties : la première est consacrée à la description du cadre théorique, à l’analyse des contextes en Chine, à l’évolution de la régulation d’Internet par l’Etat-parti et à la réforme sociale visant à contrôler les dynamiques sociales dont celles formées sur Internet. La deuxième partie analyse successivement, par enquêtes, une ONG, la famille, les parents, les amis d’homosexuels ; puis l’analyse se centre sur le combat d’un groupe de résidents contre la construction d’une usine d’incinération produisant des déchets ; enfin elle présente les mouvements sociaux de jeunes cantonais pour la protection de la langue et des vieux quartiers de Canton.

 

Le premier mail posté depuis la Chine avait pour contenu un slogan : « Franchir la Grande Muraille pour aller vers le monde ». Wenjing Guo insiste sur l’investissement du chercheur ou de la chercheuse dans l’usage de nouvelles technologies (Internet, etc.). La réflexion porte sur la signification et le sens donnés par les structures aux nouvelles techniques, mais aussi « sur les nouveaux liens interpersonnels tissés entre le chercheur et les internautes observés et étudiés sur Internet et/ou sur leur engagement social et politique dans la vie quotidienne ».

La réforme sociale promue par le gouvernement chinois cherche à construire une image bienveillante de ce gouvernement. Mais elle rencontre de plus en plus de résistance chez les acteurs. Ces derniers ne retrouvent pas les deux notions « nouvelles » d’intérêt public et de société civile lors de la mise en œuvre de la réforme. En fait, il s’agit de rapports de patrons à employés. Les employés peuvent redouter non seulement la perte de leur autonomie, de leur indépendance face à des puissances financières et à des contraintes imposées, mais aussi la perte matérielle de leur emploi. La censure exercée par l’Etat-parti sur Internet va dans le sens de cette perte d’autonomie.

Wenjing Guo se demande, à titre méthodologique, comment Internet nourrit une prise de conscience qui contribue ensuite à l’investissement des acteurs individuels et collectifs dans les mouvements sociaux et politiques. Elle se demande également comment les rapports sociaux s’articulent dans la vie sociale et politique et dans la sphère numérique dont le support est Internet, comment désormais les internautes peuvent voir dans la Toile un moyen de communication pour une démocratie participative.

Dans la deuxième partie, l’auteure va étudier trois groupes à Canton. Les deux groupes d’homosexuels présentés choisissent l’ONG FPAH. Dans l’un d’eux, le leader, Junwei, recherche plus de liberté, en s’inspirant des modèles d’ONG et du mouvement LGBT, voire de la catégorie de « genre ». On retrouve l’idée de société civile et de démocratie. L’autre groupe dont le leader est Maman Shang, femme et mère prudente, se contente de l’espace social et politique octroyé par le gouvernement aux internautes, tout en attendant un « éveil » social, mais apolitique.

Dans le combat contre l’usine d’incinération dans un quartier de Canton nommé Panyu, nous retenons quatre personnages parmi d’autres. Wenjing Guo montre comment leur combat contre les autorités de cette usine s’insère dans leur vie. Il s’agit de demeurer dans le combat, en refusant d’être représenté, mais en apportant une coopération avec le gouvernement. La peur politique « navigue entre l’autocensure et l’autorisation ». Peiyun se contente d’un engagement moral à faible intensité par crainte des retombées politiques négatives. Un autre leader refuse de céder à l’injustice des autorités. PommeDePassion cherche, elle, à se protéger de ses parents et se considère comme menacée par l’usine d’incinération. Elle conteste les rapports hiérarchiques notamment entre administrateurs et administrés. Quant à Alon, il insiste sur la dimension non subversive, sur la participation citoyenne. En l’occurrence, Internet sert principalement d’outil de communication entre la population chinoise et le gouvernement. Le combat pour le patrimoine culturel cantonais (langue, vieux quartiers, etc.- s’est en quelque sorte inscrit dan une équipe de jeunes dit groupe Lingliai. Elle s’est faite contre l’urbanisation exclusive et la disparition des vieux quartiers. De même, la réduction nécessaire des émissions en cantonais, preuve nécessaire pour le gouvernement de l’unification du pays, a été perçue par la population comme l’imposition de l’ordre administratif et comme la violation de la liberté d’accéder à un marché culturel. Des jeunes, avec Internet, pour défendre la langue cantonaise, envisagent de participer à la gestion de la ville. La proximité géographique de Hong Kong, considéré par les Cantonais comme un modèle, accélère leur désir d’accéder au monde de la liberté.

On peut noter que, qu’il s’agisse d’ONG ou de groupes en discrimination, dans les trois cas ils cherchent tous à s’intégrer à la scène politique contrôlée par le gouvernement. Ils veulent entrer dans la voie de l’institutionnalisation présentée par l’Etat-parti, qui est une issue pour quitter leur situation de précarité à la fois financière, sociale et politique. C’est à travers cette institutionnalisation contrôlée qu’ils perçoivent la voie de la « société civile » et une voie vers un monde meilleur.

Il s’agit, en conclusion, pour l’Etat chinois, d’un besoin d’ouverture pour la croissance économique et d’une nécessité de fermeture politique pour préserver la légalité du pouvoir. L’introduction d’Internet en Chine a pour objectif la croissance économique par l’informatisation et la modernisation du pays. L’évolution des mesures de contrôle de l’Etat-parti va d’une censure simple à une logique de « gouvernance » promouvant la « force positive ». Mais la répression violente de l’Etat-parti persiste. L’innovation technologique, en articulation aux prises de parole et de mobilisation sociale et politique annonce, en Chine, une configuration nouvelle.

Louis Moreau de Bellaing

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Salvador Juan, L‘Ecole Française de Socioanthropologie, Paris, Sciences Humaines Editions, 2015, Préface de Georges Balandier

Durkheim s’engage non plus tant sur le chemin qu’ont tracé les précurseurs – Montesquieu, Rousseau, Condorcet, Saint Simon, Comte, Marx et Proudhon – pour poursuivre leurs oeuvres, mais sur une voie nouvelle, l’idée de créer la sociologie comme science. Il la crée, non pas comme science exacte, même si, comme nous disait Gurvitch dans ses cours, il prenait quelque peu modèle sur elles, mais comme science sociale et humaine. Très vite il parvient à assembler autour de lui une équipe dont fait partie, dès les années 1890, son neveu Mauss. Cette équipe se donne comme première tâche la fondation d’une revue qui traque littéralement, dans toutes les nouvelles publications de disciplines déjà existantes : linguistique, économie, droit, anthropologie anglo-saxonne, philosophie, histoire, tout ce qui peut contribuer à constituer la sociologie. Mais, tout aussi rapidement que la création de l’équipe, celle de la sociologie comme science humaine et sociale devient celle de la socioanthropologie. Avant même les années 1900, la Prohibition de linceste et ses origines. De quelques formes primitives de classifications, l’étude sur la magie, celle sur le sacrifice sont écrite et publiées dans la revue LAnnée sociologique.

C’est l’histoire de cette Ecole Française de Socioanthropologie que nous raconte Salvador Juan, avec, à la fois, une précision d’horloger et une recherche d’amplitude maximale. Il parvient ainsi à nous montrer l’importance qu’elle a pu avoir et qu’elle a toujours non seulement en France, mais à l’étranger. Lorsque le wébérianisme apparaîtra, dès avant la dernière guerre, par l’intermédiaire de Raymond Aron, et tentera de privilégier la compréhension plus que l’explication, il prendra certes sa place en sociologie, voire en anthropologie avec Le Judaïsme antique et les livres de Weber sur l’Inde set sur la Chine. Mais il n’effacera pas le travail des précurseurs et des fondateurs.

Les empiristes sociologues réduisent, aux Etats-Unis et en France, le rapport social – objet de la sociologie – à l’interaction interindividuelle (Boudon, Bourricaud en France, Goffman aux Etats-Unis), ou à un fonctionnalisme non plus anthropologique comme celui de Malinowski qui en fait une démarche de terrain, mais soi-disant théorique à la manière de Crozier, de Parsons et de Merton. Ils prétendent néanmoins puiser des enseignements chez Durkheim. Nous nous souvenons d’un cours, fait par Boudon dans une salle du Collège de France peu après l’arrivée de Lazarsfeld en France dans les années soixante. Boudon transformait Le Suicide à coups de variables et de pourcentages en un squelette dépourvu de sens.

Durkheim et ses disciples – notamment Halbwachs – avaient inauguré une sociologie empirique – et non un empirisme sociologique – devenue nécessaire dans la modernité. Et, comme le rappelle Salvador Juan, Gurvitch ne répugnait pas à envoyer sur le terrain ses doctorants (notamment P.H. Chombart de Lauwe), même si lui-même préférait, à partir de Durkheim et de Mauss – il n’aimait pas Weber -, construire une sociologie théorique.

Nous ne pouvons reprendre ici l’ensemble des étapes que l’auteur nous fait suivre dans son livre. Ce serait trop long. Nous nous bornerons à accrocher, ici ou là, des commentaires à ce qu’il nous dit.

D’abord les précurseurs. Montesquieu, dans LEsprit des lois, mais aussi dans Grandeur et décadence des Romains, s’intéresse aux moeurs et aux manières. Juan le crédite de ses apports sur les normes, aussi de son attachement aux manières. Son ennemi est le despotisme (celui du Grand Turc) et ce qu’il cherche c’est un pouvoir politique possible et soutenable, à condition qu’il soit divisé. Par ailleurs, il garde les habitudes d’un seigneur féodal. La liberté est pour lui individuelle. Contrairement à Aron, nous ne pensons pas que sa protestation contre l’esclavage soit de pure rhétorique. Pour lui, les esclaves africains étaient d’   anciens hommes libres.

Juan voit bien que Rousseau rompt non seulement avec sa culture d’origine (celle familiale), mais aussi avec le sens commun de l’époque. Dans ses différents traités plus que dans Le Contrat social, apparaît une conception de l’autre sans laquelle le moi et le soi ne peuvent exister. Dans l’état hypothétique de nature, si bien souligné dans ses articles par Stéphane Corbin, la devise des êtres humains n’est pas tant « Aimez-moi » qu’ « Aidez-moi ».

Juan ne parle pas de Condorcet dont l’influence sur Benjamin Constant, Madame de Staël et surtout Auguste Conte est indéniable. Le perfectionnement de l’esprit humain est le processus central dans Le Tableau historique des progrès de lesprit humain. Il s’agit bien de l’esprit humain et non de l’être humain, ce qui écarte Condorcet de tout évolutionnisme (Juan ne l’envisageait pas d’ailleurs à ce titre dans un précédent ouvrage sur l’évolutionnisme). C’est sans doute l‘idée de perfectionnement, de progrès, avec ses étapes, qui sont à discuter. ,

Les industriels, chez Saint Simon, n’ont jamais été les patrons d’usine, les chefs d’entreprise, les industriels au sens d’appartenance à l’industrie. Ceux-ci n’existaient quasiment pas, en Europe, de son temps. Ils n’étaient pas les maîtres-artisans des corporations, qui subsistaient, bien qu’interdit légalement. Les industriels, c’était, pour Saint Simon, tous ceux qui avaient un savoir-faire : le laboureur, le peintre en bâtiment, le commerçant, etc. Le gouvernement des hommes était remplacé par l’administration des choses. Cette administration était faite par les meilleurs laboureurs, les meilleurs savants, les meilleurs techniciens (comme on dit aujourd’hui). En revanche, dans le second saint-simonisme, celui d’Enfantin, qui se refonde sous le Second Empire, les industriels deviennent les directeurs et chefs d’entreprise, les grands financiers, acquérant et vendant des biens économiques.

Juan note fort bien que l’assise naturaliste de la réflexion sociale se situe, au XIX° siècle, entre Comte, Spencer et Espinas. Comte, à notre avis, demeure proche de Condorcet. Dans Le Système de politique positive, s’il refuse de réduire les inégalités sociales et les hiérarchies, c’est qu’il veut moderniser une sorte de féodalité qui lui paraît indispensable pour l’extension de la religion positiviste, religion civile avec sa Grande Déesse et son pontife qui est Auguste Comte lui-même. « Il est, dit pertinemment Juan, contrairement à Darwin et à Spencer, imprégné d’un profond humanisme ».

Chez Darwin, il faut mettre à part La destination de lhomme, qui affirme le fossé entre l’homme et la nature, tout en postulant la continuité entre l’un et l’autre. Chez Spencer, dans ses Principes de sociologie, le fossé n’existe plus, il n’y a plus que la continuité entre la nature et l’humanité. Le darwinisme social trouve son essor avec lui et se poursuit de nos jours.

Juan montre que, parallèlement à l’Ecole Française de Socioanthropologie, se crée un courant libéral d’individualité : Tarde, Simmel, Tönnies, Vehblen, Weber, Gaston Richard (dont Roger Bastide fut un disciple), Roger Worms. On peut dire d’eux ce que Juan dit de Tarde : leur apports à la connaissance sociologique, tout comme ceux des précurseurs, sont réels. Nous ne dirons rien de Marx que Juan évoque de nombreuses fois , mais dont il parle peu, parce que Durkheim n’en a pas parlé, bien qu’il ait lu, comme la plupart des penseurs de son temps, le petit livre d’Antonio Labriola qui résumait la doctrine marxiste (il ne faut pas confondre Antonio Labriola avec Arturo Labriola qui devint fasciste). Mauss, face aux suites de la Révolution de 1917 en Russie, a pris très vite, sans faire référence à Marx, ses distances avec le bolchevisme. Juan relève l’importance du solidarisme de Léon Bourgeois qui est la doctrine officielle de la III° République, solidarisme démocratique (il y a un solidarisme réactionnaire) et associationniste. On ne peut oublier qu’il est à l’origine des grandes institutions sociales ébauchées en France avant la dernière guerre et développées dès 1945 : Sécurité sociale, allocations familiales, Service social, etc. Juan note sur ce point l’influence du mutuellisme de Proudhon (celle notamment de son livre posthume, De la capacité des classes ouvrières) sur le durkheimisme. Mais il note également la proximité de Durkheim non seulement avec le solidarisme, mais avec le socialisme de Jaurès. et l’adhésion de Mauss et d’Halbwachs au socialisme jaurésien. Il y aurait un travail à faire (mais il a peut-être été fait) pour retrouver, dans Le Progrès de Lyon (journal qui existe toujours), les articles que Halbwachs y écrivit entre les deux guerres peut-être même avant la guerre de 14.

Lorsque Durkheim commence son oeuvre autour des années 1885-1890, on ne peut oublier que Le Play a réussi à articuler l’Ancien Régime à la modernité, en prônant un paternalisme ou patronage, dont il pense qu’il se manifeste un peu partout dans l’histoire et qu’il en reste des traces en Bavière, au Pays basque, etc. Les patrons sont les pères des ouvriers, les propriétaires fonciers notables sont les pères des paysans, l’Etat est le père des pères-propriétaires et des pères-patrons. Le       paternalisme industriel n’a eu qu’un succès mitigé, mais le paternalisme politique, lui, imprégnera longtemps les pratiques politiques au sens du politique et de la politique. Il marque encore, à notre avis, le technocratisme et un certain managérisme. Il y aurait également une ou des études à faire sur le paternalisme quasi mondial des Etats-Unis, accompagnant le capitalisme globalisé.

Nous n’insistons pas sur Durkheim lui-même et son oeuvre. Juan rappelle avec clarté les grands axes de sa pensée, l’importance qu’il donne à l’institution, à l’éducation institutionnelle, à l‘individuation et à la morale laïque. Juan insiste surtout sur les dimensions anthropologiques que Durkheim donne à la sociologie, produites aussi bien dans La Prohibition de linceste et ses origines que Dans quelques formes primitives de classifications (en collaboration avec Mauss), déjà citées, et surtout dans son grand livre les Formes élémentaires de la vie religieuse. Y apparaissent, malgré un évolutionnisme sous-jacent, le lien social et le rapport social dans les fêtes australiennes, ce que Mauss et Gurvitch appellent, comme Durkheim, l’effervescence de la vie sociale. La métaphore a fait long feu. Au moins a-t-elle permis de distinguer le lien social et le rapport social du lien et du rapport interindividuels chers aux libéraux. (Tarde, Weber). Le déclin de la conscience collective – déclin manifesté, selon Durkheim, par l’augmentation des suicides – serait compensé par le rapport à l’Etat démocratique. Toute la sociologie durkheimiennne est progressiste et fondée sur la recherche de la cohésion sociale. Nous n’en sommes les héritiers que si nous poursuivons la recherche, au lieu de nous attarder sur les premiers résultats durkheimiens discutables et discutés comme ceux de toute science et probablement de toute recherche de vérité approximative et provisoire.

Notons au passage que des repères communs sont mis en évidence par le durkheimisme : la justice et la responsabilité (Fauconnet), la prohibition de l’inceste (Durkheim), le sacré confondu par Durkheim avec la religion, le sacrifice (Mauss et Hubert).

Mauss innove par rapport à l’oncle, et demeure cependant fidèle à la ligne et à la lignée que celui-ci a tracée et produite. Venu de la philologie, il est beaucoup plus anthropologue que Durkheim. On peut dire que, après la guerre de 14 et la mort de Durkheim en 1916, sans lui l’Ecole Française de Socioanthropologie aurait probablement disparu. On peut même ajouter que c’est la fondation de l’institut d’Ethnologie qui a contribué à la sauver.

Juan souligne le rôle essentiel de Mauss. On connaît aujourd’hui les prolongements; grâce à Caillé et au MAUS, de l’Essai sur le don. . On oublie les articles : Commentaires sur un texte de Posidonius,De quelques formes de contrat chez les Thraces, qui renforcent la thèse de LEssai sur le don. On connaît mieux Les Techniques du corps et l’article sur la notion de personne. L’effervescence de la vie sociale est toujours présupposée chez Mauss, mais, avec lui, on peut voir à la fois la substantialité, la subjectivité et l’objectivité des liens sociaux et des rapports sociaux. Qu’il s’agisse de la marche ou du masque de l’acteur-personne, ou de faits sociaux ou de faits sociaux totaux à construire, Mauss est à l’affût, non plus seulement de symboles, mais du symbolique, moins de l’imaginaire (les mythes l’intéressent peu). Mais il est surtout à l’affût de l’articulation entre les trois niveaux. Sans lui, Gurvitch n’est pas compréhensible, encore moins Balandier.

Dominique Schnapper, a renié, à juste titre à notre avis, l’anti-durkheimisme de son père et ses réserves vis-à-vis de Mauss, qu’il ne citait jamais dans ses cours. La soutenance de thèse d’Aron l’affrontant à Bouglé est bien racontée par Juan. On pense à la soutenance de Touraine, presque quarante ans plus tard, qui l’affronta à Friedmann. Dire qu’Aron changeait de camp serait un peu trop rapide, Mais ce qui l’attirait, c’est le libéralisme politique. Il a été toute sa vie un libéral politique, convaincu, beaucoup plus qu’un libéral économique, même s’il s’est résigné, semble-t-il, à l’économisme, voire au capitalisme. Mais il était capable, nous pouvons en témoigner, de protéger le ou la plus faible (mal quelquefois), ce qui n’était pas le cas de tous ses collègues y compris de   gauche ; il était capable de s’élever contre les injustices, de marquer son mépris pour les dictatures (il nous aida lorsqu’avec un ami, nous tentâmes de protéger des colonels grecs le vieux Papaandreou).et, avec le temps, pour le totalitarisme poststalinien, Il fut conscient, dès 1933, alors qu’il se trouvait en Allemagne, du danger que le nazisme représentait, ne se méprit pas sur l’enthousiasme populaire que ce dernier suscitait et s’opposa dans un séminaire, à ses exactions.   Hannah Arendt a raconté qu’étant, cette année-là, à Berlin, il essayait de sauver des juifs en les faisant partir par l’ambassade de France, alors que Léo Strauss leur disait de rester.

Juan a découvert un durkheimien inconnu : Hubert Bourgoin qui fit de nombreuses notices dans l’Année sociologique du temps de Durkheim. Dans l’oeuvre de Halbwachs, il s’attache surtout à témoigner de ses ouvrages moins connus sur la classe ouvrière, sur les niveaux de vie, sur les causes du suicide. Gérard Namer a réhabilité La Mémoire collective, les Cadres sociaux de la mémoire, en oubliant Topographie légendaire des Evangiles en Terre sainte. A moins qu’on ne trouve, un jour, traces de commentaires sur ce livre dans des inédits de Namer.

De Henri Hubert et de sa Civilisation des Celtes, la valeur historique et celle de l‘historien sont certaines. Celle anthropologique est sans doute plus discutable. Lorsque le fils de Henri Hubert – que nous avons rencontré – proposa à Mauss, sans doute dans les années 1940, de faire éditer ou rééditer La Civilisation des Celtes, Mauss lui répondit que cela n’intéresserait ni les historiens, ni les anthropologues, ni les éditeurs. Le livre parut néanmoins dans une bonne collection. Plus riche semble avoir été la collaboration d’Henri Hubert avec Mauss dont témoigne leur article sur le sacrifice.

Célestin Bouglé, l’auteur durkheimien du Système des castes, écrivit un livre sur le solidarisme, juste avant que cette doctrine fut détrônée par le keynésianisme. Bouglé mourut en Mai 1940. Cela n’empêcha pas ses ennemis de le brocarder sous le nom de Vichy-Célestins.

Gurvitch a réellement fait revivre, dans l’après-guerre, l’Ecole Française de Socioanthropologie. Dès 1943, il fondait, aux Etats-Unis, le Cercle européen de Sociologie. On a oublié – et c’est une grande injustice – l’oeuvre philosophique de Gurvitch et notamment son Fichte, et surtout ses travaux sur le droit spontané. Notre intention, si nous trouvons les fonds, est de faire rééditer une partie de sa thèse publiée chez Vrin en 1933, De la même manière sont tombés dans l’oubli ses travaux de 1940 à 1945 à l’Ecole Française de New-York. Ses travaux russes, datant d’avant la révolution de 1917, notamment un Rousseau,, ont été republiés chez l’Harmattan. Ont été réédités récemment par les PUF – enfin ! – La Vocation actuelle de la Sociologie et Le Traité de Sociologie, travaux majeurs qui non seulement prolongent la sociologie durkheimienne et maussienne, mais la renouvellent. Georges Balandier, Pierre Ansart, Jean Duvignaud, Jacques Lacan (dans sa période durkheimienne d’avant la guerre) surent tirer profit de l’Ecole Française de Socioanthropologie. Les Cahiers Internationaux de Sociologie qui, dans les années soixante, accueillaient les jeunes sociologues, en un temps où l’Année sociologique était passée au mains des empiristes sociologues (Boudon, etc.) a su maintenir les axes de recherche de l’Ecole, les amplifier, leur donner un sens dans le contemporain. Balandier, par ses livres d’anthropologie qui ne négligent pas la sociologie, a su, lui, si l’on ose dire, historiciser, sociologiser, anthropologiser une Afrique que le colonialisme avait non seulement dévastée, mais rendue quasiment inexistante, sauf pour des peintres européens et des sculpteurs locaux dont les oeuvres, pillées, étaient ramenées en Europe.

De 1960 à 1980, on a pu croire, comme après la guerre de 14 et celle de 1940 en France, que l’Ecole Française de Socioanthropologie allait disparaître. Nous n’étions plus très nombreux à défendre son existence : Ansart, Balandier, Duvignaud, Farrugia, et quelques autres. Puis l’empirisme sociologique et anthropologique – la sociologie et l’anthropologie empiriques subsistaient tant bien que mal – a été mis à distance par les jeunes générations qui ont relu les vieux auteurs, les ont rajeunis par leurs interprétations vives et neuves. Aujourd’hui, la relève semble assurée. Mais la sociologie et l’anthropologie ont à se souvenir que, si Durkheim et Mauss, Halbwachs, Fauconnet et d’autres ont toujours analysé l’objectif, le concret, ils n’ont jamais oublié le subjectif, non pas le subjectif individuel, mais celui dans les liens sociaux, c’est-à-dire mes articulations des représentations et des affects au réel, ce qu’on appelle aujourd’hui le symbolique. A trop le laisser de côté, le risque est grand de priver de sens les sciences humaines et sociales, de les couper de leur légitimation et de leur légitimité sociale et politique et de faire le jeu d’un nouvel empirisme sociologique, anthropologique, psychologique, au dépens de la sociologie et de l’anthropologie empiriques et théoriques. Le terrain oui, mais avec le sens qu’il offre à découvrir. Le beau livre de Salvador Juan nous y aide.

Louis Moreau de Bellaing

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« Anthropologie critique ». Une collection pas comme les autres

Cette collection qui date de la fin des années 1990 fut dirigée, à ses débuts, à la fois par deux anthropologues, Gérard Althabe et Monique Selim, puis, après la mort d’Althabe en 2004, par Monique Selim seule. Elle est, en Sciences humaines et sociales, l’une des collections des Editions l’Harmattan. Si nous lui consacrons cette note, ce n’est pas pour lui faire une publicité dont elle peut fort bien se passer, mais pour attirer l’attention, et notamment celle des anthropologues, d’abord sur la place spécifique qu’elle occupe parmi d’autres collections en anthropologie et en sciences sociales, ensuite sur la « nature » particulière des ouvrages qu’elle publie, enfin sur l’orientation qu’elle s’efforce de donner, sans prétendre à une prérogative affirmée, à l’anthropologie telle qu’elle la produit et la publie.

 

La place spécifique d’ « Anthropologie critique » parmi d’autres collections en anthropologie et en sciences humaines et sociales

C’est une place à part. Elle a voulu, dès le départ, se démarquer des collections d’anthropologie classique ou des publications d’anthropologues faites dans des collections de sciences humaines. On pourrait multiplier les comparaisons, reprendre les collections où ont été publiés les grands anthropologues français : Griaule, Dieterlen, Levi-Strauss, Godelier, etc. ou ceux traduits de l’anglais en français : Morgan, Frazer. Voire revisiter les collections plus récente chez Payot ou la collection « Terres humaines » chez Plon dirigée par Jean Malaurie.   Il nous semble qu’en aucun cas il n’est possible de confondre les ouvrages publiés par « Anthropologie critique » avec avec ceux qui paraissent dans ces collections d’anthropologie ou de sciences humaines et sociales actuelles.

Pour prendre des exemples, choisissons Gallimard et Payot. Les petits formats de Payot sont connus, on y retrouve nombre d’anthropologues dn passé, notamment Malinowski. Les ouvrages chez Gallimard dans la collection « Bibliothèque des Sciences Humaine » ou en dehors d’elle font une grande part à l’anthropologie. Le dernier livre d’Alain Testart Avant l’histoire ou celui de Philippe Descola Au delà de la nature et de la culture, de parution relativement récente, en témoignent. Sans compter un classique comme Marshall Sahlins. Dès 1969, y paraissait L’Individu dans sa société de Linton et Kardiner. Incontestablement, que ce soit chez Payot ou chez Gallimard, ces ,ouvrages représentent, en anthropologie, une somme de savoirs et de connaissances rendues ainsi disponibles à tous les lecteurs et lectrices, qu’ils/elles soient ou non « spécialisé(e)s » dans l’une des sciences humaines et sociales. La plupart des ouvrages publiés repose sur des enquêtes de terrains minutieusement faites par des observateurs(trices) exercés et maîtrisant les sujets qu’ils/elles peuvent aborder. Beaucoup de jeunes anthropologues marchent sur leur trace. Ce n’est plus l’ethnographie-ethnologie-anthropologie telle que la concevaient Spencer et Gillen explorant l’Australie et inspirant à Durkheim Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Ce n’est même plus celle de Margaret Mead ou de Ruth Benedict. On ne peut comparer les interprétations de Levi-Strauss (qui fit très peu de terrain), ni celles de Godelier, y compris dans ses dernières oeuvres, à celles précitées. Mais leur démarche nous semble commune : un homme ou une femme anthropologue, un terrain avec une population, des observations, des entretiens à l’aide d’informateurs, une reconstitution et une interprétation.

Sur ces points, « Anthropologie critique » n’innove pas. Les anthropologues qu’elle a publié(e(s vont sur le terrain, observent, font des relevés de paroles, d’actes, d’objets. Mais, comme l’a bien vu Fernando Rava dans l’un des livres publiés par la collection, livre intitulé Qui suis-je pour mes interlocuteurs ?, vient s’introduire un biais que l’on ne retrouve pas dans les ouvrages d’autres collections et d’autres anthropologues. Ce biais consiste, pour l’anthropologue, à se laisser impliquer, sur le terrain, par la population observée, de telle sorte que ce soit elle qui ait la maîtrise de la relation entre l’observant et l’observé. Ce biais, cette démarche spécifiée changent la donne. Il n’y a plus surplomb du savant sur ceux/celles qu’il veut connaître, il y a ou non désir de connaissance de l’anthropologue par ceux, celles qu’il veut rencontrer, et, si la rencontre se fait, une sorte de travail en commun entre l’enquêteur (trice) et l’enquêté(e).

On dira : c’est en fin de compte l’anthropologue qui écrit le livre. Oui, mais c’est en quelque sorte « sous la dictée » de ceux et celles qui le liront ou ne le liront pas.

 

La « nature » particulière des ouvrages publiés par « Anthropologie critique »

Il est impossible, dans cette brève note, de reprendre l’ensemble des ouvrages publiés, depuis l’an 2000 jusqu’à aujourd’hui,dans cette collection, pour montrer, en fonction de la démarche évoquée précédemment, qu’elle vient manifester une « nature » particulière de l’anthropologie. Nous nous en tiendrons à quelques ouvrages puisés dans les deux périodes qui se sont succédées depuis la création de la collection. Ces ouvrages, à notre avis, se démarquent de la démarche classique, mettent en oeuvre celle supposant implication du chercheur à son objet de recherche. Leur « nature » particulière renouvelle d’une certaine manière l’anthropologie.

Dans un ouvrage signé par Laurent Bazin, Bernard Hours et Monique Selim, L’Ouzbékistan à l’ère de l’identité nationale, Travail, sciences, ONG, Laurent Bazin s’est efforcé de montrer comment la dictature sur le pays empêche toute opposition et exerce sa censure ; mais il a surtout montré, en se laissant impliquer par des individu(e)s de la population, la détresse de certains d’entre eux et de certaines d’entre elles, dans des familles et des entreprises. Par exemple, détresse d’un jeune homme aimant une fille et qui se voit imposer dans sa famille un mariage forcé ; détresse de femmes divorcées, qui, dans des entreprises, sont considérées comme des prostituées. Bernard Hours a montré, lui, que les ONG qui s’étaient établies dans le pays et aidaient à survivre des populations dans une grande pauvreté ou qui intervenaient dans la culture savante, par exemple par la création d’un dictionnaire financé par Georges Soros, avaient été chassées par le dictateur Karimov faisat prévaloir sur l’agriculture et l’industrie son pouvoir économique et renonçant à la connaissance réelle au profit d’une histoire nationalitaire. Enfin, Monique Selim étudie la condition de chercheuses scientifiques , autrefois, aux temps de l‘URSS, relativement libres dans leurs recherches, et désormais réduites à un statut matériel et financier qui les empêche de poursuivre leurs travaux.

Après la mort d’Althabe l’un des premier livres publiés est son posthume écrit en collaboration avec Alina Mungiu-Pippidi Villages roumains, Entre destruction communiste et violence libérale. Impliqués à la population actuelle de villages par les entretiens qu’ils y mènent, les auteurs reconstituent le destin de deux d’entre eux. en montrant comment fut mise en oeuvre, dans l’un d’eux, le village natal de Ceauscescu, l’invention par le dictateur des « agrovilles ». Ils montrent comment, dans l’autre village, les villageois résistèrent à l’emprise de la dictature. La Roumanie étant maintenant insérée dans l’Europe, ces village se retrouvent confrontés à une sorte de restitution de ce qu’ils étaient avant le communisme, c’est-à-dire à l’emprise libérale économique capitaliste.

Dans la liste des ouvrages publiés de 2004 à aujourd’hui, nous retenons deux des plus récents, celui de Roch Yao Gnabeli, Les mutuelles de développement en Côte d’Ivoire, Idéologie de l’origine et modernisation villageoise et celui de Yannick Fer et Gwendoline Maloigne-Fer Le protestantisme évangélique à l’épreuve des cultures. Le premier, grâce à une connaissance acquise dans la population même des trois villages, parvenait à montrer que les mutuelles de développement qui se reconstituent dans ces villages après la mort d’Houphouët-Boigny, comportent des individus originaires de ces villages et qui y sont restés. Ils excipent de leur origine et de leur présence, pour faire partie des nouvelles mutuelles de développement qui se créent dans chaque village, Mais elles comportent aussi des individus originaires des villages, mais les ayant quittés et y revenant. Ceux-la prétendent les diriger. Dans deux villages, la revendication des originaires qui y sont restés prévaut sur celle de ceux qui y sont revenus. Elle oblige ces derniers à ne pas se prévaloir des statuts et des promotions qu’ils ont pu obtenir à l’extérieur, pour être les maîtres des mutuelles de développement. Dans l’un des villages, il semble que c’est la constitution d’un élitisme villageois qui s’est produit, le village réclamant d’ailleurs à l’Etat ivoirien le statut de chef-lieu de canton. Les mutuelles de développement, dans chaque village, rassemblent des fonds, pour créer l’école, assainir les chemins et les routes, faire vivre un dispensaire, etc. Autrefois soumises à l’Etat, ces mutuelles acquièrent une autonomie qui leur donne une réelle action sur la politique.

Le deuxième ouvrage que nous avons retenu, celui de Yannick Fer et de Gwendoline Malogne-Fer Le protestantisme évangélique à l’épreuve des cultures témoigne également de la « nature » particulière des ouvrages de la collection. Il suppose, de la part des auteurs, une implication à l’objet qu’ils ont choisi, notamment au niveau de la relation avec les personnages inventoriés et avec lesquels ils sont entrés en contact. La plupart sont des sorte de gourous, hommes et femmes, établis en France, à Nantes, à Rennes ou dans la banlieue parisienne. Ils ne font pas concurrence au protestantisme local, celui des pasteurs, mais parviennent néanmoins à avoir leur propre statut et un espace d’action qui leur est réservé. L’évangélisme se localise, ne met pas en cause le christianisme, mais contribue, semble-t-il, à une nouvelle conception du religieux dans la vie quotidienne. Ce n’est pas tant le nombre de ses ministres et de ses adeptes qui importe que l’importance qu’il peut prendre peu à peu dans des cultures locales et, plus largement, dans la culture « nationale ».

La « nature » particulière des ouvrages évoqués caractérise l’ensemble des ouvrages de la collection, celui, par exemple de Nicole Khouri et de Joana Pereira Leite Les Khojas smaili,du Mozambique colonial à la globalisation, celui de Nicole Forstenzer Politiques de genre et féminisme dans le Chili post-dictature, celui de Marie Bonnet sur un service de cancérologie pédiatrique.

 

L’orientation donnée par la collection « Anthropologie critique » aux ouvrages qu’elle produit et publie

Cette orientation est explicitée, dès le début de la collection, dans une brève présentation de G. Althabe et M. Selim que nous reproduisons d’abord, puis que nous tentons de commenter. Cette présentation est demeurée la même, après la mort d’Althabe.

« Cette collection a trois objectifs principaux :

  • renouer avec une anthropologie sociale détentrice d’ambitions politiques et d’une capacité de réflexion générale sur la période présente.
  • saisir les articulations en jeu entre des systèmes économiques devenus planétaires et les logiques mises en oeuvre par les acteurs.
  • étendre et repenser les méthodes ethnologiques dans les entreprises, les espaces urbains, les institutions publiques et privées, etc.

Dans un premier point, il s’agit, pour l’anthropologue, d’ »ambitions politiques » et de contemporainéité. Que veut dire, selon nous, pour l’anthropologue « ambitions politiques » ? A lire les ouvrages, il s’agit à la fois du politique et de la politique. Du politique en ce sens que les auteurs s’interrogent tous plus ou moins explicitement sur les « principes » mis en jeu, non seulement dans la vie quotidienne des populations étudiées, mais plus largement sur ces mêmes « principes », ceux du sacré religieux ou ceux du sacré civil/civique, à l’échelle d’Etats-nations, voire, dans la critique, à l’échelle mondiale. La préoccupation du contemporain n’exclut pas, dans ces ouvrages, celle de l’histoire et surtout celle de l’historicité sans laquelle le contemporain est difficilement compréhensible. Mais il s’agit, il est vrai, principalement de bâtir une anthropologie critique du présent qui, par les conclusions provisoires qu’elle produit, contribue non seulement à la pensée, mais à l’action.

Le deuxième point – et c’est peut-être le plus novateur dans ce type d’anthropologie – prend en compte ce que les directeurs de la collection G. Althabe et M. Selim ont appelé « les systèmes   économiques devenus planétaires ». Ne nous y trompons pas, il s’agit des systèmes         économiques issus du capitalisme globalisé, ceux du libéralisme économique avec ses variantes culturalisées, par exemple celles du socialisme de marché qui est tout simplement le capitalisme dans les « totalitarismes ». Mais cette prise en compte des « systèmes économiques devenus planétaires » est inconcevable sans l’analyse de la « logique » des « acteurs » c’est à dire de la mise en place par les populations, avec ou contre les « système économiques », de leurs propres manières d’être, de penser, de faire, de dire et de produire. Cette analyse de la logique des « acteurs » suppose, pour être féconde, l’implication, par des individu(e)s et des groupes locaux, de l’anthropologue dans leur vie sociale quotidienne.

Enfin – troisième point – comment maintenir, dans une telle approche anthropologique, la méthodologie classique enquêteur/enquêtés, c’est-à-dire l’interrogation, le plus souvent par l’intermédiaire d’informateurs ou d’informatrices, d’individu(e)s et de groupes d’une population donnée ? Comment maintenir le recueil de matériaux rapportés strictement à une culture locale ou localisée et l’interprétation – telle celle que firent Griaule et Dieterlen sur les Dogons – de cette culture locale ou localisée ? Certes, comme nous l’avons dit, l’anthropologue critique ne refuse ni l’information, ni le recueil de matériaux, ni la restitution-interprétation de ce qu’il recueille. Mais ce qu’il refuse, c’est le culturalisme qui enferme une population dans une « boîte » dont elle ne peut plus sortir. Ce sont également la non prise en compte de la pénétration de la modernité dans la plupart des sociétés de la planète et l’évitement de toute analyse des excès spécifiques au capitalisme. L’anthropologie critique ne peut donc plus limiter ses recherches aux villages et aux espaces ruraux. Elle est tenue désormais de s’intéresser, non seulement aux institutions publiques et privée, mais aux villes, notamment aux grandes métropole et surtout aux usines et aux entreprises

nées de l’introduction de l’économique, non seulement autrefois par le colonisateur, mais aujourd’hui par les entrepreneurs de petites et moyennes entreprises et par les capitalistes.

La collection « Anthropologie critique » mérite son nom. Elle est une brèche dans une anthropologie classique qui tend au conservatisme. Objectivement et subjectivement, elle tente de renouveler quelque peu les apports à la connaissance en sciences humaines et sociales.

Louis Moreau de Bellaing

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Bruno Tardieu, Quand un peuple parle, ATD Quart Monde, un combat radical contre la misère, Paris, La Découverte, 2015

Le livre de Bruno Tardieu est celui d’un militant liant très largement son destin et sa pensée aux luttes de l’association ATD Quart Monde, l’une des associations les plus importantes dans le monde, qui s‘attache, depuis 1957, à connaître très directement la très grande pauvreté et la misère. Cette dernière concerne des individus qui, en tout état de cause, ont vécu à la rue, peuvent en être sortis, ou alterner hébergement et errance forcée. La très grande pauvreté est celle de populations de  cités urbaines. Ces cités se sont d’abord spontanément établies sous forme de camps (comme à Noisy le Grand) dans tous les pays de la planète, puis, lorsque les pouvoirs publics aidés par les bétonneurs ont remplacé les constructions de fortune par des bâtiments en hauteur, elles se sont trouvées getthoïsées et maintenues dans leur pauvreté antérieure. Le chômage de ces populations est celui des chômeurs permanents ayant autrefois travaillé et celui des jeunes qui n’ont jamais trouvé detravail, soit faute de formation technique, soit parce que tout simplement il n’y en avait pas. Le chômage a aggravé la vie sociale et politique quotidienne de milliards d’individu(e)s. L’auteur met directement en valeur le rôle du père Joseph Wrezinski dans la création d’ATD Quart Monde ou celui de Geneviève de Gaulle-Anthonioz. Il met également en valeur l’action, depuis trente ans, de l’association et ses réussites, par exemple la création de la CMU (Couverture Mutuelle Universelle) dont on sait qu’elle permet, depuis la fin des années 1990, à n’importe quel(le) individu(e) sans ressources de se faire soigner gratuitement. Dans les titres du livre, ce ne sont pas tant ses sous-titres (ATD Quart Monde, Un combat contre la misère) qui nous intéresse en tant que sociologue un peu anthropologue, mais, si l’on peut dire, son grand titre : Quand un peuple parle. D’autant que le peuple évoqué par l’auteur est bien celui qui se trouve placé, dans la hiérarchie sociale, politique et économique, au dessous de l’ouvrier OS au travail. Il comporte massivement tous les individu(e)s et les groupes notamment familiaux qui sont, comme nous l’avons dit, à proprement parler dans la pauvreté et dans la misère, soit qu’ils vivent, avec un logement de fortune, dans une pauvreté telle qu’aucun projet de vie individuel et peu de projets communs sociaux et politiques, pour chaque peuple considéré, soient apparemment possibles, soit qu’ils alternent hébergement et errance forcée, soit qu’ils soient complètement à la rue. Ces « catégories » empiriques, à notre avis nécessaires pour l’analyse, les maintiennent néanmoins dans un même peuple, un peuple qui parle et n’est guère écouté. Car ce que veut montrer l’auteur et c’est sans aucun doute l’un des apports novateurs de son livre du point de vie sociologique et anthropologique où nous nous plaçons, c’est que ce peuple, chaque peuple, parle. il s’exprime, dit ses pensées, ses savoirs, il dit le plus souvent la conscience qu’il a de la souffrance et de l‘humiliation qu’il subit, il dit son subjectif par rapport à l’objectif auquel il se trouve réduit matériellement, administrativement, par des sociétés qui ne respectent pas les principes qu’elles se sont données. Ces principes sont pourtant inscrits dans la Charte des droits de l’Homme de l’ONU dont ces sociétés font partie. N’est pas respecté notamment le droit non seulement, pour chacun et pour tous, à la subsistance et à une vie liée seulement à cette subsistance (manger, boire et dormir), mais à une vie comportant, comme toute vie individuelle et collective, sa socialité et sa sociabilité. Comportant également la manière dont, objectivement et subjectivement, des individu(e)s et des groupes, compte tenu de leurs choix culturels, vivent en commun. Or, lorsqu’ils/elles ne naissent pas directement dans la très grande pauvreté (sociale, culturelle, politique, économique) ou dans la misère, la plupart de ceux et de celles qui s’y retrouvent proviennent soit du bas de la classe moyenne, c’est-à-dire de la grande masse des employé(e)s dont une partie va aujourd’hui au chômage, soit des ouvriers OS eux-même frappés par le chômage. Ailleurs qu’en Occident, ils proviennent de populations rurales qui, sans travail (Brésil, Argentine) ou avec des ressources minimales, fuient vers les grandes métropoles pour y trouver un emploi (Chine, Inde, pays d’Afrique de l’Ouest). Il proviennent également aujourd‘hui de populations frappées, dans leur pays, par la guerre, d’exilé(e)s politiques, d’individu(e)s et de familles fuyant la trop grande pauvreté et la misère. Si nous admettons avec l’auteur qu’un (et non le) peuple parle, et que le temps et l’espace où il parle n’est pas sociologiquement et anthropologiquement neutre, sans signification ni sens, il nous est suggéré, à nous lecteur – à ce niveau il ne s’agit pas du je ou du moi, mais du nous qui est en je – de rechercher dans le livre lu, relu, ce que l’auteur nous dit d’ « un peuple (qui) parle ». Cet auteur n’est pas sociologue, il est ingénieur et mathématicien. Mais c’est précisément cela qui nous rend son propos – moins par l’éloge mérité qu’il fait d’ATD Quart Monde et de ses fondateurs , mais surtout par les exemples précis et variés qu’il donne – particulièrement éclairant pour le sociologue que nous sommes et, par là même, susceptible de pousser certains « intellectuels » (pas nous, trop âgé) à l’action. Nous allons tenter de glaner, dans ce livre, ici ou là, ce qui très souvent échappe à la sociologie et à l’anthropologie classiques, donc à de nombreux sociologues et anthropologues actuels. L’un des problèmes que pose en tout premier lieu Bruno Tardieu est celui des savoirs et des connaissances. Il cite l’exemple d’un enfant orienté dans une classe de déficients mentaux, qui le battait régulièrement aux échecs. Tardieu choisit, pendant quatre ans, de mener des bibliothèques de rue dans des quartiers pauvres de New-)York. Il puise dans sa formation l‘idée d’introduire l’informatique, pour faire de l’ordinateur un outil communautaire de partage des savoirs. L’auteur dit avoir lui-même, auparavant, reconnu et pratiqué l’idéologie des aptitudes c’est-dire l’idée que les plus pauvres échouent à l’école et que, s’ils échouent, c’est parce qu ‘ils ne sont pas doués. En dénonçant cette idéologie, Tardieu reprend la suite des travaux de Bourdieu, de Noëlle Bisseret et d’autres qui l’ont précédé. L’auteur insiste aussi, à partir de l’expérience de Wrezinski fondateur d’ATD Quart Monde, sur la nécessité de conserver des données, en notant le soir tout ce qui a été constaté dans la journée . « Il s’agit, dit Tardieu, de travailler sur sa propre tentation d’oublier, d’éviter, de nier ». Il note également que, «  si quelque chose échoue avec un élève, les enseignants on tendance à en imputer la responsabilité au jeune et ne veulent plus en entendre parler ». « Plus les organisations sont verticales, plus elles produisent l’effort de cacher ses échecs à soi-même et à la hiérarchie ». « Il ne faut pas avoir peur d’être jugé, dit Tardieu, ni craindre pour son poste ». Sauf en période de chômage et de licenciements où, dans les organisations hiérarchisées, les directeurs ne pardonnent guère les échecs. Les effets du capitalisme social, culturel, économique et politique n’effacent pas la nécessité de cette auto-analyse d’action sociale à un premier degré de réflexion, mais oblige à l’ouvrir vers un subjectif et un objectif à creuser, pour sans cesse, mieux connaître ces effets. capitalistes.« Il est essentiel de comprendre, dit l’auteur, que le geste, l’engagement quotidien, l’action précèdent l        a libération de la parole ». « Seule l’action durable, bibliothèques de rue, développement des bébés, défense juridiq
ue, formation et recherche du Travail, amélioration des quartiers, parvient à…délier les langues ». L’auteur cite un parent d’enfant : « Si nos enfants réussissent avec vous, c’est qu’ils ne sont pas incapables, comme nous le dit l’école ». L’auteur insiste sur l’aspect législatif de la lutte contre la pauvreté et la misère. « Il s’agissait de mettre les lois de lutte contre la pauvreté en cohérence avec l’ambition des droits de l’homme » Dans la loi d’orientation du 8 Juillet 1998, la question de l’égale dignité est posée. De cette loi découlera celle sur la CMU (Couverture Mutuelle Universelle) et celle sur le droit au logement opposable.La pyramide de Maslow, longtemps enseignée dans les écoles de Service social, pyramide qui part des besoins primaires pour aller jusqu’à sa pointe, les besoins spirituels, a été mise en cause par ATD Quart Monde. L’une des fondatrices de l’association, ancienne déportée à Ravensbrück, qui bataillait pour le droit à la culture, répliqua à une journaliste lui demandant si le droit à manger, à boire et à avoir un abri ne passait pas en priorité : « Manger, boire, un toit, c’est ce que je peux souhaiter à mon chien, mais un homme (un être humain) c’est autre chose ». Le droit à l’égale dignité des êtres humains, c’est reconnaître à chaque être humain et à tous leur savoir quel qu’il soit. Un sans abri cité par l’auteur avait pour maxime : « Sans abri, mais pas sans avis ». C’est ce que l’auteur appelle le savoir social. Tardieu relève également que la personne en situation de grande pauvreté ou de misère n’est plus considérée comme un « être familial » avec des parents, des ancêtres. « Elle est niée dans son appartenance sociale, historique et politique ». Ce que l’auteur appelle réflexivité est le contraire de la pensée guidant l’action. « Elle un effort pour comprendre les choses, en se formant peu à peu à les comprendre » . A propos d’une séance plénière d’une université populaire Quart Monde, « il s’agit, dit l’auteur, de sortir de l’intime, de passer d’un décalage intérieur à soi à un dialogue avec des proches, puis à une parole presque publique ». Enfin « la parole de gens blessés par la vie exige qu’ils ne soient pas contraints à   une participation à grande vitesse qui est toujours contre-productive ». Tardieu évoque le rapport de force entre des individu(e)s et ceux qui, dans le capitalisme économique, les oppriment. Des personnes parlent des ménages de nuit dans les bureaux, payés au nombre de bureaux et constatent qu’elles travaillent gratuitement la moitié de la nuit. « On est là, dit l’auteur, dans la prise de conscience d’une exploitation brutale et du nécessaire rapprochement avec des syndicats éloignés de tels lieux de t travail ».On peut disputer sur Darwin et l’altruisme comme produit de la sélection naturelle. Comment sont venus le social et le politique est l’une des grandes questions auxquelles auront à répondre non seulement les sciences de l’action et le savoir social, mais, à partir d’elles et avec elles, l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, la psychanalyse, l’histoire, la philosophie et la plupart des sciences dites exactes ou dures. On en est, nous semble-t-il, aux balbutiements.Ajoutons avec l’auteur que « les rapports au savoir, au nom de la vérité, pourraient amener les puissants à reconnaître leur aveuglement, leurs manque de connaissances, à déconstruire leurs certitudes et parfois à devenir les alliés des plus faibles ». Tardieu défend l’idée d’un « croisement des savoirs » c’est-à-dire de la rencontre des individus et des groupes du Quart Monde, des membres des universités populaires ATD Quart Monde avec des intellectuels de tout bord comme René Rémond historien, Michel Serres philosophe. avec des sociologues, anthropologues, psychologues, psychanalystes, physiciens. Les expérimentations tentées se sont révélées positives. Etant donnée la hiérarchie des acquisitions de savoir fondée sur l’idéologie des aptitudes et sur les effets du capitalisme sous toutes ses formes, le croisement des savoirs ne peut prendre actuellement grande ampleur. Mais ce que Tardieu met en valeur, c’est ce que G. Althabe, un anthropologue, avait découvert par une autre voie : si, dans les sciences humaines et sociales, il n’y a pas implication par la population, dans sa vie quotidienne, du chercheur ou de la chercheuse qui veut l‘étudier, si cette population n’a pas la maîtrise de la relation avec le chercheur ou la chercheuse, les produits du savoir et de la connaissance se trouvent biaisés, déformés par le surplomb du chercheur ou de la chercheuse voulant connaître, dans son propre univers, l’univers de l’autre. Cela dit, savoirs et connaissances, quelles qu’ils soient, provenant des plus faibles ou des plus forts, sont marqués par la doxa, première approche d’un phénomène, aussi par des idéologies tendant à enfermer le fait, le phénomène dans une structure fixe, plus simplement, par des erreurs de fait ou de raisonnement dans la pratique. Donner de l’importance aux savoirs et aux connaissances de ceux et celles qui peuvent le moins s’exprimer est une chose. Reconnaître la valeur de vérité par intuition, sentiment et expérience est nécessaire. Il est tout aussi nécessaire que les intellectuels  n’oublient pas leur métier. Etre impliqués, dans sa vie quotidienne, par une population ayant la maîtrise de la relation avec eux, ne les dispense pas d’abord de la réflexivité telle que la définit Tardieu, mais aussi de la réflexion pat notions, concepts, problématiques, hypothèses   provisoires. Seule cette démarche peut permettre non l’accumulation des savoirs, mais le cumul lent, difficile, comportant oppositions et comparaisons, toujours provisoires, des savoirs et des connaissances dans les sciences. Ce cumul est indispensable, si les personnes en situation de grande pauvreté et de misère (à tout point de vue) et celles qui sont plus ou moins marquées par les doxas, les idéologies et les pratiques idéologiques des sociétés modernes et par l’excès global capitaliste, désirent qu’elles-mêmes dans leur Etat nation, quand les intellectuels y sont présents et quand ils en sont absents, aillent peu à peu vers un meilleur vivre en commun. L’implication du chercheur ou de la chercheuse et le croisement des savoirs n’auraient aucun sens sans la problématisation, la conceptualisation, et le travail de compréhension et d’explication à renvoyer autant que cela est possible à ceux et à celles qui dans la population étudiée, peuvent l’exiger. Ce qu’il faut reconnaître, et c’est par là que passe le travail de légitimation et de légitimité sociales et politiques des savoirs et des connaissances, c’est que le rapport au savoir, au nom de la vérité, des plus faibles n’est ni supérieur ni inférieur.

Louis Moreau de Bellaing

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Grégoire Cousin, Gaëlla Loiseau, Laurent Viala, Dominique Crozat, Marion Lièvre (dir.), Actualité de l’habitat temporaire. De l’habitat rêvé à l’habitat contraint, coll. « SHS », Terra HN éditions, Marseille, 2016

« L’habitat temporaire […] est en quête de légitimité[1] ». Partant de ce constat, les auteurs de l’ouvrage collectif,Actualité de l’habitat temporaire, mènent l’enquête. Qu’est-ce que l’habitat temporaire ? Se réduit-il à ce que l’on entend habituellement par le terme de bidonville, dont la vocation semble être la destruction comme ce fut le cas, en août 2015, à La Courneuve ? Englobe-t-il le modèle du campde transit[2], qui est réapparu en Europe avec la poussée migratoire récente, et dont la « jungle » de Calais est emblématique ? Faut-il, pour comprendre l’habitat temporaire, privilégier la question de la temporalité, qui sert à le définir, et orienter la réflexion sur les rythmes et les raisons qui poussent à s’installer pour un temps en un lieu? Les seize contributions du volume, dont l’origine est un colloque tenu à Montpellier en octobre 2013, nous apprennent que cet « objet chevelu[3] » regroupe aussi bien les platz des Roms que des formes d’habitat choisi comme la yourte ou la caravane, en passant par les installations d’urgence construites à la hâte après une catastrophe naturelle. Suivant l’approche initiée dans le numéro de Techniques & Cultures, « Habiter le temporaire. Habitations de fortune »[4], les auteurs croisent différentes disciplines en montrant que l’habitat temporaire  suscite la plupart du temps « une reprise en main drastique [par le] politique ». En effet, la structure temporaire de l’habitat renvoie généralement à l’absence de droit de leurs habitants, ou à l’application précaire du droit, soumis à la bonne volonté des autorités compétentes sur le territoire concerné. Pour comprendre l’habitat temporaire dans ses différentes dimensions, les auteurs ont choisi – c’est un parti pris qu’il nous faudra interroger – de privilégier la dimension imaginaire de l’habiter.

 

La première partie, intitulée « Imaginer l’habiter », propose de faire dialoguer les réalités multiples de l’habitat temporaire, en apparence difficilement conciliables, à travers la notion d’imaginaire. Les quatre contributeurs saisissent la temporalitééphémère de lieux qui, dans nos représentations communes, semblent comme hors du temps : les zones, les friches, les passages. Figures de l’intemporalité, ces lieux racontés sont chargés d’une charge imaginaire qui éveille chez le lecteur « l’expérience du flâneur[5] » chère à Walter Benjamin. Chaque contribution s’apparente à une promenade à travers des zones urbaines occupées par des habitatstransformés en types imaginaires : on découvre des tiny house, des yourtes, des maisons flottantes, des terrains vagues –possibilités d’habiter, mais aussi etpeut-être surtout, pour les auteurs, rêveries architecturales[6]. Ces fantasmagories urbaines sont autant d’invitations à découvrir ces espaces : les photographies accompagnant certains textes en dévoilent également la richesse concrète. Ces quatre premiers textes, plus proches de l’expérience du promeneur que de celle de l’habitant, rappellent « ces contre-espaces, ces utopies localisées » que « les enfants […] connaissent parfaitement[7] ».

 

La seconde partie propose une réflexion de type phénoménologique : « éprouver le temporaire ».Les descriptions des cinq contributions émanent de domaines différents : droit, géographie, travail social, anthropologie. Partie kaléidoscopique dans laquelleles auteursexplorent successivement l’ « habitat léger[8] », puisl’« habitat illégal[9] », et les formes diversesde la caravane, cabane, des « baraques précaires[10] », ou encore du bus, de la yourte et du tipi.

Les auteurs de chaque article mobilisent des matériaux et des méthodes très variés : l’article de Floriane Bonnafoux et de Béatrice Mesini s’appuie sur les résultats d’une enquête menée en Ardèche méridionale par une association d’éducation populaire (AVRIL) en relation avec le CNRS. Les deux auteures, qui étudient les « trajectoires résidentielles » des habitants interrogés,montrent en quoi ces parcours conduisent à la « requalification des compétences et des savoirs » et à la « mutualisation des moyens humains et financiers »[11].Dans l’article « Roms, avocats et juges », en s’appuyant sur des observations effectuées entre 2010 et 2013, Grégoire Cousin analyse sous forme de « déroulé linéaire » les étapes d’un procès-type de référé-expulsion au Tribunal de grande instance de Bobigny[12]. Gaëlla Loiseau, quant à elle, fait appel à une œuvre de Marcel Hognon et à sa propre expérience de médiatrice sur une aire d’accueil pour présenter ce qu’elle nomme « l’expérience voyageuse »[13]. L’article de Dominique Crozat, à partir de l‘étude de« la cabanisation dans l’Hérault » et des processus de son acceptabilité relative,propose une réflexion sur le « processus de production discursive des espaces en périphérie urbaine »[14]. Enfin, Laurence Nicolas interroge les « savoir-faire » et les « savoir-vivre » des habitants de Beauduc qui font de l’habitat un « langage subversif » que le politique semble incapable de saisir[15].

 

La dernière partie – « Dominer les corps » – s’ouvre sur un article de Marc Bernardot qui montre comment le « changement de rapport du capital à l’espace » acontraintles classes populaires à réinvestir la mobilité. Ces mutations urbaines et économiques ont eu pour effet « la réduction et l’appropriation des espaces publics accessibles »[16]. Les politiques urbaines de gentrification, les « institutionnalisations de squat » et la folkorisation des quartiers populaires « à destination exclusive des classes aisées » ont provoqué l’éloignement des ménages les plus pauvres et le développement de « formes d’habitat non ordinaires, en particulier mobiles ». Les études d’Enrico Marcore et d’Arnaud Le Marchand, l’une sur l’habitat temporaire mis en place après une catastrophe, l’autre sur les gens de mer, ouvrent des perspectives nouvelles en élargissant le champ d’investigation de l’ouvrage. Il est intéressant de constater que l’habitat d’urgence, un des seuls habitats temporaires à être institutionnalisé, ne connaît pas la réappropriation par ses habitants, alors même qu’une forte personnalisation est ce qui semble lier toutes le formes d’habitat temporaire.L’article de Alice Sophie Sarcinelli et le compte-rendu d’une table ronde d’élus par Mathilde Costil présentent le sujet de l’habitat « précaire » des Roms venus s’installer récemment en France ou en Italie sous l’angle des politiques publiques et de groupes associatifs qui gravitent autour de ces « bidonvilles ».

 

Deux figures traversent cet ouvrage collectif : la première est celle de Michel Foucault dont la plupart des auteurs se réclament ; la seconde est celle des tsiganes, Roms, « gens du voyage » qui semblent incarner l’habitat temporaire. L’ouvrage aurait gagné à ce que les concepts d’hétérotopie et de biopouvoir, auxquels il est souvent fait référence, soient réinterrogés en fonction des contextes précis dans lesquels ils sont utilisés. S’agissant des insubordinations au biopouvoir, on peut regretter l’absence de la voix propre de ceux qui habitent ces lieux. Les articles parlent des militants, des associations, des pouvoirs publics, des gestionnaires, des juges, mais restent elliptique sur les habitants eux-mêmes.

 

La conclusion la plus forte de cet ouvrage est que l’habitat temporaire dans ses différentes formes ne reçoit presque jamais l’agrément des pouvoirs publics. Pourtant, l’habitat temporaire semble proposer une autre façon d’habiter, tournée vers l’avenir, qui épouse le milieu dans lequel il s’installe. Laurence Nicolas explique que l’habitat autour des lagons de Beauduc se caractérise par son « extrême adaptabilité » car il est « évolutif [et] prompt aux changements », témoignant non seulement d’une « économie de la débrouille » mais d’un sens aigu des réalités écologiques[17]. Les Beauducois utilisent avec inventivité les « matériaux déclassés, récupérés, rebuts » pour créer un lieu au « caractère fortement personnalisé ». Laurence Nicolasvoitdans cette façon d’habiter une « utopie populaire […] effectivement réalisée ». A l’inverse, analysant l’habitat temporaire mis en place par les pouvoirs publics après le séisme de la province de L’Aquila de 2009, Enrico Marcore s’aperçoit que ces constructions ne laissent que très peu de place aux futurs habitants, car rien n’y est laissé au hasard, « même les ustensiles de cuisine ont été fournis »[18]. A cela s’ajoute, dimension autoritaire de l’utopie, l’interdiction faite aux habitants par les institutions de « retoucher les lieux de la vie quotidienne », leur empêchant ainsi de se les réapproprier. Ces deux articles illustrent le fait que l’institutionnalisation de l’habitat temporaire est en contradiction avec l’esprit même qui l’anime, celui d’une très grande souplesse d’adaptation et d’une puissance remarquable d’invention d’un lieu à soi.

[1] Grégoire Cousin, Gaëlla Loiseau, Laurent Viala, Dominique Crozat, Marion Lièvre, « Introduction générale. L’habitat temporaire : un objet chevelu ? », in Actualité de l’habitat temporaire. De l’habitat rêvé à l’habitat contraint.

[2]Michel Agier (dir.), Un monde de camps, Paris, La Découverte, 2014.

[3] « Introduction générale. L’habitat temporaire : un objet chevelu ? », op. cit.

[4]Agnès Jeanjean et Ingrid Sénépart, « Habiter le temporaire. Habitations de fortune, mobiles et éphémères », Techniques & cultures, n° 56, 2011.

[5] Walter Benjamin, Paris. Capitale du XIXe siècle, 1939.

[6] On pense parfois à l’Italo Calvino des Villes invisibles (1972).

[7] Michel Foucault, Les hétérotopies. Le corps utopique, Paris, Editions Lignes, 2009.

[8] Floriane Bonnafoux et Béatrice Mesini, « Habitat léger et mobile de résidence. éCo-Habiter en Ardèche méridionale », in Actualité de l’habitat temporaire, op. cit.

[9] Dominique Crozat, « La cabanisation dans l’Hérault. Lire l’habitat illégal pour comprendre les processus de normalisation spatiale de la périphérie », in Actualité de l’habitat temporaire, op. cit.

[10] Grégoire Cousin, « Roms, avocats et juges. Regards ethnographiques sur les audiences référé-expulsion au Tribunal de grande instance de Bobigny », in Actualité de l’habitat temporaire, op. cit.

[11] Floriane Bonnafoux, Béatrice Mesini, op. cit.

[12] Grégoire Cousin, op. cit.

[13] Gaëlla Loiseau, « Matérialiser l’expérience ”voyageuse” dans un système de co-présence entre nomades et sédentaires », in Actualité de l’habitat temporaire, op. cit.

[14] Dominique Crozat, op. cit.

[15] Laurence Nicolas, « Beauduc, une pratique habitante ”insaisissable” par le politique ? De l’utopie à la normalisation », in Actualité de l’habitat temporaire, op. cit.

[16] Marc Bernardot, « Remettre les pauvres en mouvement. Enclosures, invisibilisation et émancipations », in Actualité de l’habitat temporaire, op. cit.

[17] Laurence Nicolas, op. cit.

[18] Enrico Marcore, « Le projet C.A.S.E. L’habitat temporaire dans l’après-séisme aquilain », in Actualité de l’habitat temporaire, op. cit.

Lise Foisneau. Doctorante à L'Université d'Aix-Marseille. IDEMEC

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Dans le contexte économique et politique de la Grèce contemporaine, The liminal worker porte une attention particulière à la manière dont les travailleurs font l’expérience d’un marché du travail et d’une vie quotidienne marqués par le chômage et l’insécurité économique et sociale. Comme le rappelle l’auteur, des recherches sur le monde du travail avaient déjà eu recours au concept de liminalité utilisé par Van Gennep pour décrire le processus de métamorphose opéré lors du rituel. Manos Spyridakis le mobilise ici pour décrire la condition précaire de précarité qui demande une renégociation constante de l’identité sociale.

Le premier chapitre consacré au contexte de l’émergence de cette condition, montre qu’elle ne peut-être comprise sans prendre en compte la flexibilité des marchés encouragée par l’Union Européenne, à l’origine d’une baisse du salaire minimum, d’une facilitation des licenciements et d’une politique d’austérité qui ont considérablement diminué la protection sociale des travailleurs grecs. Une analyse fine de l’idéologie néolibérale interprète la production du « fexi-secured liminal subject » par des décisions économiques distantes qui préconisent le laisser faire de la main invisible. Dans cette logique, le citoyen social étant remplacé par le citoyen économique, la protection sociale n’a plus à être assurée par l’Etat mais par le potentiel d’employabilité et de flexibilité de chacun sur le marché du travail. C’est donc au chômeur de s’adapter au libre-marché en faisant les « bons » choix rationnels économiques, faute d’être considéré comme passif et perdant. Cette situation n’est pas sans encourager des formes de gestion capitaliste de sa propre existence, ceux qui s’en sortent étant les plus flexibles, les plus dociles et les moins chers. En adoptant la posture marxiste qui remet en question le supposé libre choix rationnel, l’auteur montre que l’expérience liminale nous rappelle que dans l’actuelle période dite postindustrielle et tertiaire, les notions de classes, de prolétarisation, d’exploitation, d’inégalité et de subordination du travail au capital sont toujours d’actualité.

L’approche anthropologique de Manos Spyridakis démontre précisément que les travailleurs ne sont pas passivement soumis. Ils résistent de différentes manières en exploitant le système et ses failles, ils créent, détournent, développent des stratégies de survie et redonnent du sens à leur quotidien, préservant leur identité sociale, défendant leur éthique du travail et recouvrant leur dignité. Ce sont ces expériences et leurs relations aux institutions de pouvoir, qui sont racontées dans ce travail ethnographique décliné sur trois terrains.

Le chapitre intitulé « Tobacco workers » donne la parole aux chômeurs d’une grande fabrique de tabac familiale de Piraeus, devenue une holding en 1998, avant de faire banqueroute en 2007.  Cet exemple, nous dit Manos Spyridakis, remet en question l’idéologie libérale selon laquelle le chômage est une cause naturelle du système économique. Il montre qu’il est au contraire le résultat de décisions économiques et politiques qui remettent en question la notion même de méritocratie. Après des années de sécurité de l’emploi, ces chômeurs font face à une soudaine dégradation de leur condition de vie privée, familiale et sociale. Leur condition liminale se définit par une tentative de maintien d’une position et d’une identité sociale dans un contexte de protection minimale où beaucoup sont devenus des « inqualifiés » selon les termes du marché du travail. Ceux qui refusent le déclassement tentent de défendre une éthique professionnelle pour assurer la reproduction sociale. Loin de se soumettre passivement à leur condition, ils développent des stratégies de survie via la mobilisation de leurs réseaux sociaux, le recours au travail au noir, voire aux emplois sous payés.

« Shipbuilding workers » est un chapitre consacré à la précarité de l’emploi dans la zone portuaire de Perama (banlieue ouest de Piraeus). Depuis les crises pétrolières des années 70, l’industrie navale locale souffre d’une inefficacité du rôle de l’Etat et des syndicats qui n’ont pas su encourager la modernisation pour faire face à la concurrence des pays balkaniques et asiatiques. L’absence d’emploi et de protection a accru la flexibilité du travail, faisant du travail informel et sous-payé une norme acceptée par les travailleurs. Dans ce contexte de « chasse au travail » à la journée, chacun est tiraillé entre les relations de camaraderie solidaire et les relations de tensions compétitives. Chacun développe des stratégies en mobilisant ses réseaux et en fréquentant les lieux de circulation de l’information, dont Manos Spyridakis montre qu’elle est encore largement maîtrisée par les syndicats qui participent ainsi à l’exploitation des travailleurs. La description ethnographique fine nous embarque dans cette « zone » où se dégagent les figures déloyales du lapin (celui qui double les autres sur la recherche d’emploi) et du serpent (celui qui agit à l’encontre de l’éthique locale en acceptant par exemple d’être sous-payé), lesquelles s’oppose à la figure du bon travailleur qui défend la valeur de l’ouvrage bien fait de l’exemplaire mastoras (artisan en idiome local) garant de l’éthique professionnelle.

Enfin, le dernier chapitre « Bank employees » montre que le tertiaire n’échappe pas aux effets de la rationalisation, de la flexibilité et de la dérégulation des relations de travail. Dans une banque où les employés doivent sans cesse « chasser » les clients pour faire face à la concurrence, Manos Spyridakis décrit comment le harcèlement sur les employés est le moteur de leur productivité, de leur subordination et de leur exploitation, facilitées par des dispositifs panoptiques informatiques et spatiaux. Aussi le harcèlement semble t-il être devenu un outil de la discipline et de l’organisation postindustrielles, l’employé menacé redoublant d’effort pour préserver son emploi. Les effets de ce harcèlement sont finement décrits (mise à l’épreuve identitaire, encouragement d’un individualisme cynique, etc.), ainsi que les ajustements de chacun pour rendre supportable leur situation par des formes de résistance quotidienne.

Ces 3 ethnographies contribuent à une réflexion contemporaine sur le travail et le chômage dans le contexte européen. Elles réinsistent notamment sur le fait que ce sont les valeurs inhérentes à l’éthique du travail et les formes d’intégrations sociales qui lui sont liées, qui sont le plus mises à mal par les politiques néolibérales. Avec cet ouvrage, l’auteur souligne la nécessité de sans cesse rappeler les dimensions sociales, politiques, morales et culturelles du travail trop souvent omises par les économistes. Il offre une analyse détaillée, appuyée par un cadre théorique riche qui emprunte autant à l’anthropologie économique qu’aux sciences du politique. Documentée par de nombreuses comparaisons ethnographiques, elle est rythmée par de nombreux témoignages d’expériences, de trajectoires de vie, qui rappellent combien ce n’est pas seulement la production économique qui est en jeu mais bien la reproduction sociale, menacée par la condition liminale du travailleur.

Corine Vedrine. Maitre assistant à l’Ecole National Supérieure d’Architecture de Lyon. Chercheur au Centre Max Weber (UMR 5283)

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Le titre lui-même est quelque peu, surtout pour un sociologue un peu anthropologue. La psychanalyse tente de l’expliciter à partir de sa propre démarche, ce qui laisse de côté la masse selon les « spécialistes « de la question en sciences humaines et sociales, par exemple Ortega y Gasset, Tchakotine ou, plus récemment, Moscovici. Pour, le psychanalyste, « il y a forces d’opposition de la masse, tout en tenant compte aussi de ses caractéristiques en tant que matrice de l’individualité » dit Marie-Laure Dimon en introduction (p. 12)

Michel Brouta, toujours en introduction, semble aller dans le même sens lorsqu’il écrit : « A la naissance, les êtres humains ont en commun cette masse égoïque que, dans l’élan vital, ils forment avec la mère et c’est de cette masse que précisément ils s’extraient grâce à leur mère – être social avant eux – par notamment la rencontre bouche-sein (ou biberon ?) ». p.34

La première ^partie de l’ouvrage s’intitule fort pertinemment, compte tenu de l’introduction, « Au commencement était la masse » et Monique Selz titre son article « L’origine est à la masse ». Elle fait remarquer que le texte de Freud sur la psychologie de masse porte pour l’essentiel sur les processus d’ identifications. Ce qui est, nous semble-t-il, une manière de rejoindre ce que disaient M. L. Dimon et M. Brouta. En ce sens que, si, à la naissance, les processus identificatoires ont à voir avec le rapport mère/ enfant, ils peuvent permettre, lorsque l ’enfant sort de la masse égoïque, « l’établissement d’une véritable structure individuelle ».. Encore faut-il que, lorsqu’il devient adulte, « cette structure soit suffisamment solide pour ne pas céder à l’attraction des idéologies ou des slogans de masse ». Autrement dit, ils doivent permettre de « rester agent dans le socius en conservant ses propres objectifs »… « On retrouve là la valeur fondamentale de l’acquisition et de la conservation de la liberté ».

Georges Zimra reprend l’interrogation « sortir de la masse ? » , à notre avis, un peu trop du point de vue de l’individu et d’une solidarisation entre individus singuliers. « (Il s’agit) de nous organiser comme une toile hégémonique qui cconporte des singularités qui se répondent, puis se regroupent, qui se refont, se défont en fonction de leurs intérêts à la fois inventifs et créatifs  de nouveaux réseaux de solidarité et de travail ». Oui, mais à condition d’admettre que le     « regroupement » qu’évoque Zimra tienne compte   des « regroupements » déjà là lorsque l’individu singulier paraît sur la terre, soit pour s’y inclure (aux regroupements), soit pour lutter avec d’autres contre eux. Sortir de la masse peut vouloir dire entrer dans des groupes ou s’en exclure volontairement.

Emmanuel Diet répond en partie à ce problèm . Il souhaite une psychopathologie des liens qui permette d’aborder la clinique et, avec de nouvelles perspectives, le statut, la fonction et le devenir de la masse et de la foule. Mais, en psychanalyse, c’est d’abord « en nous-même et en nos liens, dans l’élaboration de nos résistances et de nos projections que doit opérer le travail de l’interprétation » (p. 1112).

Dans son article sur le film Festen, il nous semble qu’en final, Anne-Lise Diet fait sa place à l‘archaïque, ou plutôt à la régression vers l’archaïque, à propos de l’ inceste père/enfant.   « La transgression de l’interdit de l’inceste par le père, le retour du groupe des frères à la horde primitive réalisant le meurtre du père » ne sont-ils pas un retour à la masse de l’origine ?

On retrouve singularité et masse dans l’article de Michel Wolkowicz. « Et pourtant, écrit l’auteur, parfois le masculin persiste à un faire du Un (du Tout) sans la virgule. qui lui enlève un bout de sa certitude d’être Uber ou Unter ». Masse originaire de l’Un, qu’elle se place comme régression dans l’au dessus comme dans l’en dessous.

Le titre de la partie ou se situe l’article de Marie-Laure Dimon – dont le thème, le fantas’e d’auto-engendrement structure, selon nous, l’ensemble de l’ouvrage – porte l’expression « non sexuel ou sexuel ». A partir d’une citation de Piera Aulagner, l’auteure insiste sur la fonction d’un référent assurant au discours un noyau non questionnable comme point d’arrêt, garde-fou. C’est là où l’objet n’est plus incorporé, mais introjecté. Autrement dit, c’est à partir d’un ancrage (au non questionnablee ?) que se maintiennent des repères identificatoires. D’où des affirmations possibles   qui sont celles-mêmes du « sortir de la masse » ; l’humain ne s’origine pas que de lui-même (ce que disait aussi Lefort), il n’est pas transparent, le règne de la mère n’envahit pas tout, le fils n’épouse pas la mère, le père n’est pas uniquement celui de la horde (ni celui de l’Oedipe ?) « Le lien à l’autre semblable est condition d’un espace à l’existé (souligné dans le texte). Ce maillage intersubjectif est caractéristique de l’intégration du fantasme d’auto-engendrement » C.e dernier nous apparaît à la fois nécessaire et sans cesse à fuir, sous peine d’écraser les dualités et les pluralités.

Si, dans l’article d’Emmanuel Diet sur l’idéologie queer, nous récusons l’idée qu’elle porte en elle  « une haine très archaïque de la sexualité, de la procréation et de la femme » – nous n’avons rien trouvé de tel dans la lecture du livre de J. Butler Trouble dans le genre -, il nous semble que les diversités et les différences des discours et des pratiques dites queer sont marquées par les souffrances des femmes, mais n’ont pas suscité pour autant une idéologie queer, plutôt une interrogation sans fin, notamment sur le devenir de la sexualité, mais surtout sur le rapport hommes/femmes. Il n’y a pas là retour à la masse originaire, mais, bien au contraire, une recherche difficile notamment sur les identifications et les identités.

L’article de Sylvie Faure-Pragier sur le psychanalyste à l’épreuve des familles d’aujourd’hui fait sortir de la masse l’enfant du désir d’enfant ; adopté ou produit médicalement, n’est-il pas très structurant pour l’enfant d’apprendre que ses parents ont fait des efforts considérables pour l’avoir parce qu’ils le désiraient intensément ?

L’histoire du sujet n’est sans doute pas superposable à la réalité historique, comme le dit l’auteure, mais néanmoins elle ne peut en être complètement détachée. L’article est beaucoup plus riche que ce que nous en disons, mais peut-être les psychanalystes peuven-ils mieux le comprendre qu’un sociologue.

Françoise Sironi, dans son article sur la maltraitance théorique, s’intéresse à ce qu’elle appelle les transidentités, par exemple des personnes transsexuelles et transgenre. Dire qu’il n’est jamais question de vérité scientifique en sciences humaines et sociales est un peu rapide. La vérité scientifique y apparaît, dans la mesure où elle est reconnue provisoire et toujours susceptible d’être remise en question. L’auteure note elle-même que les « trans » sont un exemple paradigmatique de nouvelles constructions identitaires contemporaines et qu’ils ont une fonction politique, celle de maintenir que les identités sont mouvantes, en mouvement aujourd’hui. Ne pas psychopathologiser le vif et tout ce qui ne rentre pas dans des cadres théoriques habituels, n’est-ce pas précisément chercher des vérités scientifiques (autrement dit à démontrer ou provisoirement démontrées) en sciences humaines ? N’est- ce pas refuser de les abandonner aux idéologies de masse ?

Dans son article, « Le triomphe de l’illimité, droit et traitement du corps », la juriste Nathalie Felzenswalbe s’en prend aux abus dont sont victimes les corps des sujets comme sujets de droit et de droits. Elle note, à notre avis fort justement, que « le corps est un instrument de lecture du monde social ». Si le terme « instrument de lecture » semble l’éloigner du monde social, l’affirmation que la personne a un corps, mais qu’elle est aussi un corps, l’inscrit à notre avis en tant que personne ayant et étant un corps d’emblée dans le monde social qui l’a d’ailleurs précédé et qui lui survivra, monde social dont elle est en quelque sorte une production. Le droit édicte ce que l’auteure appelle des   valeurs nouvelles qui nous semblent être aussi des limites légitimes et légales dans l’absolu, approximativement légitimes dans le meilleur des cas (summum jus, summa injuria) : intégrité corporelle, dignité du sujet, etc. , limites transgressées trop souvent par la justice des juges, la société et l’Etat, comme le montre les exemples cités par l’auteure. Le sujet a une place, le corps un statut, le désir une signification et un sens et sur ce point la psychanalyse, ne fut-ce qu’en montrant le point d’arrêt que constitue le fantasme d’auto-engendrement, confirme le droit.

Chritine Gioja-Brunerie conclut l’ouvrage par un texte intitulé »De la masse au sexuel, vers quelles nouvelles origines allons-nous ? ». Elle relève la fragilité accrue d’une symbolisation qui, en se produisant, nous confronte à la « chose sans profondeur ». Elle revient en final à la question de l’auto-engendrement., c’est-à-dire « à une perversion archaïque, barbare, enracinée dans cet auto-engendrement  dans lequel l’objet se déploie et s’installe comme mode immédiat de nos actes ». « C’est dans un monde en auto-engendrement permanent qu’il convient désormais , en réclamant comme point d’arrêt cet auto-engendrement inévitable, de découvrir des formes d’accordages et de désaccordages ».

Le livre est nouveau. Il transforme la question de la masse telle que l’avait posé Freud ou Canetti ou les contempteurs des « larges masses , en une question d’auto-engendrement, sur la nécessité de cet auto-engendrement à l’origine et sur les risques à trop y revenir.

Louis Moreau de Bellaing

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Dès le début du livre, le problème est posé. Il n’y a pas apparemment aujourd’hui de définition possible de la morale et de l’éthique, encore moins lorsque la confrontation est faite entre d’une part morale et éthique, d’autre part économie. Adam Smith pouvait croire que nous apprendrions sur la terre des choses qui sont dans le ciel. Mais la modernité sépare désormais ceux et celles qui font référence à un « ciel » quelconque de ceux et celles qui font référence à eux-mêmes en groupe et individuellement.

Bernard Castelli, Isabelle Hillenkamp et Bernard Hours exposent, dans l’ introduction de ce livre de structure binaire, d’abord des débats théoriques et des expériences de terrain, en recourant à l’analyse dialectique des relations entre l ‘économique et les valeurs en vigueur : ressources morales ou immorales du marché. Ils tentent ensuite de montrer les différentes réponses d’ordre moral telles que la solidarité et la philanthropie qui tentent, au moins pour la solidarité, d’atténuer, sinon de contenir les excès les plus criants de la course capitaliste.

Dans le premier chapitre intitulé « La production des marchandises morales ou les fictions morales de l’économie de marché », Bernard Hours pose notamment le problème des valeurs morales et des normes consécutives qui contribuent à forger « un jugement sur la légitimité de l’activité économique et des conditions dans lesquelles sont produites les richesses ». Le problème ne peut être posé réellement, au niveau de l’économique actuel, en terme de justice et de vérité. « La production collective d’un « régime de vérité » appuyé sur des valeurs morales opératoires est ainsi largement interdite. Sauf erreur, c’est d’ailleurs ce qu’on nomme une révolution et le caractère global du marché le rend particulièrement résistant, sauf crise systémique grave, dont l’hypothèse n’est ni probable, ni totalement utopique ».

Cem Ozatalay traite, dans le deuxième chapitre, principalement de « l’encastrement moral de l’économie dans la Turquie néo-libérale ». Il distingue en final, en ce qui concerne la Turquie, deux groupes différents : celui constitué par des dirigeants de micro-entreprises animés d’un esprit protestant et religieux et souhaitant un Etat fort qui protège les plus faibles. Ils sont à protéger contre ceux qui font partie du deuxième groupe, celui composé de cadres moyens, parfois supérieurs, croyant en la méritocratie et en l’individualisme, se ralliant à une éthique des affaires comportant les notions de bonne gouvernance, de responsabilité sociale des entreprises, de développement durable, etc. De part et d’autre, malgré les différences, l’intégration au monde capitaliste semble en bonne voie.

L’article de J.M. Servet sur les corporations sous l’Ancien Régime se situe dans la sphère économique, sans doute à juste titre. Mais il nous semble que cette économie des corporations était avant tout commerciale. Il s’agissait bien, pour les artisans, de produire et de vendre et, pour les commerçants, d’échanger des produits contre de la monnaie. Fort justement, à notre avis, Servet note que « l’observation des corporations montre que, pour qu’elles puissent assurer leur rôle économique, (au sens substantiel, c’est ce que nous appelons, tout en suivant Polanyi, commerce, LMB) de produire et d’échanger, ilfallait que des cadres non économiques les instituent » (souligné par nous). Les restrictions de la production et la lutte contre les accaparements de denrées ou de marchandises mènent à s’interroger sur « le fonctionnement et l’utilité des corporations et sur la légitimité dont elles ont pu jouir auprès du plus grand nombre ». Mais cette légitimité s’inscrivait dans un dispositif tout autre que le nôtre, dont néanmoins les repères, s’ils ont changé de sens, demeurent les mêmes. Il s’agit bien de donner, recevoir et rendre, de renoncement, de permis/défendu, d’autorité, etc. , Mais, à notre avis, cela se produit dans un « sacré » politique (au sens de la politique)  extérieur à l’humain, alors que dans la société moderne, il est politique seulement au sens du politique et intérieur à l’humain. On ne peut oublier que les corporations avaient toutes leurs confréries religieuses.

C’est le sous-titre de l’article de Delphine Pouchain sur le commerce équitable : « Aristotélisme pragmatique versus pratique » qui, selon elle, fait débat. Si nous la comprenons bien, l’auteure se refuse à englober purement et simplement l’économie dans le politique. Elle y voit le risque de refuser une morale et une justice propre à l’économie. Elle oppose un Aristote interprété comme pragmatique à un Aristote pratique qui, dans ses textes, distingue une injustice au sens universel d’une forme d’injustice qui fait partie de la première et porte le même nom. De notre point de vue, l’économie n’en reste pas moins politique (au sens du politique), mais, si l’on suit Delphine Pouchain, l’économie est politique avec un statut particulier qui tient à ses rapports avec la justice, à une justice particulière qui est une partie de la justice. C’est déjà, selon nous s’avancer – et l’on peut relever toute l’importance de cette avancée – au delà de la légitimation et de la légitimité juridiques et légales, vers un nouveau développement du rapport entre social, économique et politique.

« Cause morale des partie, normes globales de genre », l’article de Monique Selim reprend, sous un autre angle, le débat sur morale et économie. Elle n’hésite pas à écrire : « La catégorie de genre véhicule intrinsèquement dans sa cohérence idéologique globalisée, une légitimation de l’économie de marché et du marché comme structure idéelle qu’elle déplace au plan symbolique sur le marché des appartenances de sexe ». « Paradoxalement, ajoute-t-elle, le marché des           appartenances de sexe ouvre sur des ruptures morales mutant vers des ruptures politiques dans des sociétés… ». La morale, le débat moral qui se donnent comme norme le marché les récupèrent, mais ne parviennent pas à « canaliser complètement les désirs d’affranchissement des sujets ».

Dans la seconde partie, qui va donner des exemples de rencontres entre économie et morale, – elle s’intitule « Capitalisme, solidarité, philanthropie » -, le premier article, de Isabelle Hillenkamp, étudie l’économie solidaire  « comme économie morale » en Amérique du Sud. Il y a, peut-on dire, une économie populaire solidaire latino-américaine, à base de ce qu’on pourrait appeler l’éthique solidariste qui elle-même comporte de multiplies « univers de sens » que, pour notre part, nous appellerions des morales.Par exemple un courant autogestionnaire, ou une charité lîbératrice, non assistantialiste par l’Eglise progressiste catholique, ou le modèle du Vivre bien en Bolivie et en Equateur. Bien entendu ces univers de sens, ces morales supposent des luttes travail/capital dans l’autogestion, ou contre le racisme du capitalisme dans le Vivre bien, ou au niveau des rapports sociaux de sexe dans les organisations de femmes.

Dans cette économie solidaire, dans ces « univers de sens «  que nous appelons morales, surgissent des contradictions, des décalages, des divergences entre eux. Des modèles différents de relations hommes/femmes apparaissent entre les groupes de femmes de l’économie populaire en contact avec les normes de femmes indigènes et avec les ONG féministes. Des coopératives de paysans indigènes se voient interpellées par le mouvement autogestionnaire poursuivant la lutte de classes, et par les défenseurs du Vivre bien qui revendiquent leur identité ethnique. Des collecteurs de déchets sont confrontés à une vision radicale de l’autogestion véhiculée par certains mouvements d’usines récupérées. De ces décalages, de ces contradictions surgissent des blocages dans la mise en oeuvre des conceptions et des pratiques de l’économie solidaire tant dans le corporatisme solidaire que dans les réseaux.

Il s’agit, pour l’économie solidaire, de construire un mouvement contre-hégémonique au niveau local, national, supranational, régional. Il suppose des alliances et des compromis entre acteurs. Pour eux-mêmes, l’exploration des contenus normatifs de chaque courant constitue une base indispensable où les intellectuels ont un rôle à jouer, car il s’agit de l’émergence d’un nouveau « sens commun » partagé, avec la solidarité comme principe organisateur de pratiques économiques. C’est ce que nous appellerions une nouvelle légitimation sociale et politique (au sens du politique) pour l’économie. Cette construction s’élabore avec des gouvernements populaires arrivés au pouvoir. Les institutions héritées du néo-libéralisme, les situations décontextualisées de participations populaires et les politiques sociales ont été resignifiées notamment depuis Porto-Alegre en 2001. L’un des critères déterminants de la constitution de l’économie solidaire, ce sont les relais entre Etat et société civile. Les politiques d’économie solidaire peuvent être impulsées par l’Etat de manière volontariste (Venezuela), mais ne trouvent pas nécessairement de réponse dans la société civile. A l’inverse, des mouvements de commercialisation communautaire, d’économie solidaire, de commerce équitable, avec une base paysanne et indigène, ne trouvent pas nécessairement des interlocuteurs près de l’Etat (Bolivie, Equateur).

Le risque de ces politiques est une dénaturation par un usage de l’économie solidaire comme assistantielle et loin d’idéaux d’émancipation, Selon qu’elles se focalisent sur les organisations productrices, sur les territoires et communautés, sur certains secteurs d’activités (par exemple, agriculture, logement), sur les pratiques sociales, la dynamique de l’institutionnalisation de l’économie solidaire varie dans de grandes proportions à travers l’Amérique latine.

Les processus de construction de l’économie solidaire diffèrent selon les pays. Le Venezuela, l’Equateur, la Bolivie expérimentent une refonte radicale de leurs institutions économiques, politiques et sociales lors d’assemblées constituantes ; économie sociale et communale comme instrument de démocratisation du marché et du capital au Venezuela ; économie populaire et solidariste en Equateur ; économie plurielle et organisations économiques communautaires en Bolivie. Le tout avec des limites dans ce domaine économique.

Au Brésil, en revanche, l’espace gagné par l’économie solidaire peut paraître marginal par rapport à des mesures de soutien à la croissance industrielle et agricole avec tutelle et appel d’investisseurs étrangers. Il y a néanmoins, transversalement, au niveau de nombreux ministères, de certains Etats du Brésil et de municipalités, une lente consolidation politique de l’économie solidaire. Au Brésil, en Argentine et au Nicaragua, l’économie solidaire est intégrée dans les politiques sociales. Différents courants d’économie solidaire sont parvenus à se rassembler au sein d’un mouvement en contact avec les pouvoirs publics. La consolidation de l’économie solidaire a soulevé de nouvelles questions : autonomie des organisations, la société civile face aux pouvoirs publics, passage d’une politique de gouvernement liée aux élections à une politique d’Etat pérenne. C’est le cas principalement du Brésil.

On ne peut mieux caractériser actuellement le processus en cours de ce que nous appelons une légitimation sociale et politique nouvelle sur tout un continent. Avec tous les risques que, comme le montre si bien l’auteure, il suppose.

Maria Soledad Cordoba et Valeria Hermandez s’interrogent sur ce qu’elles nomment un peu ironiquement une énigme « solidariste » : les actions de l’agrobusiness sur des populations d’Argentine. Les habitants de Charita – province du Chaco dans le Nord-Est de l’Argentine – vont se trouver en contact avec le dispositif d’action (RAS) mis au point par des acteurs du modèle de l’argobusiness en association avec d’autres acteurs de la vie sociale.

La production de soja n’est pas destinée à la consommation humaine, mais, grâce çà un soja dosé et transformé en aliment, le RAS va le destiner à nourrir les habitants de la province de Charita. Cette transformation l’introduit dans la logique du marché et il figure dans les gondoles du supermarché en tant que nourriture. Le RAS va jouer, dans une nouvelle étape, le rôle de médiateur. Le soja peut être vendu tel quel après sa transformation en aliment, mais il peut aussi devenir farine, huile, etc., donc marchandises diverses. Mais il est aussi donné par le RAS à différentes institutions ; écoles publiques, cantines, etc. Le soja peut également devenir soja-crédit. Le producteur vend à un acheteur une partie de sa récolte de soja. Ce dernier lui fait une reconnaissance de dette. Au moment de l’échéance, le producteur lui demande de verser la somme au RAS. Cela permet au RAS de recueillir de l’argent et d’augmenter ses services auprès de la population.

Même si les distributions de soja devenu aliment puis marchandises diverses sont, pour certaines institutions et pour certains habitants, gratuites, on ne voit pas où est la solidarité. En réalité, comme le disent les auteures, la population est captive, captée par le RAS.   Certains habitants sont dupes de ce genre de dons. Mais d’autres le dénoncent et refusent d’entrer dans le circuit. Ils rétablissent le sens du don pour recevoir (cela sans contre-partie) et celui du don pour l’échange hors échange marchand. Il va de soi que les dons du producteur et du RAS restent dans le seul économique. On est ici hors politique (au sens du politique). Les habitants sont coupés des repères communs qui donneraient à leurs droits tout leur sens. Du simple point de vue de la morale et de l’éthique (thèmes du livre), l’opération soja ne répond même pas aux critères idéologiques habituels de l’échange marchand. L’échange et le don, diraient M. Selim et B. Hours, sont transformés ici en profit matériel et symbolique pour l’agrobusiness c’est à dire pour le capitalisme.

Le chapitre sur la Roumanie est le seul consacré à la philanthropie. Il s’intitule d’ailleurs : « La philanthropie en Roumanie ». Des hommes d’affaires s’efforcent de placer  « des rivalités politiques et économiques dans le domaine philanthropique ». Il y a tentative d’une légitimation de la position occupée par cette élite d’hommes d’affaires. La philanthropie n’est qu’une activité secondaire dans le domaine économique, qui suppose accumulation des richesses. Institutionnalisée, elle n’est qu’un aspect du statut des « nouveaux riches ». A première vue, dit l’auteur, elle produit une légitimation morale nécessaire au maintien de l’ordre social. Mais l’entreprise de moralité permet     aux         acteurs : « nouveaux riches », hommes d’affaires, de donner d’eux une image positive, dans la mesure où ils contribuent à façonner le monde social et symbolique. A ce titre,, la philanthropie en Roumanie peut être considérée comme « un dispositif à caractère moral d’extension dus pouvoir oligarchique ».

Les philanthropes roumains             achètent les médias et se donnent ainsi les moyens de contrôler leur image publique et les idées que les médias propagent. Ces empires médiatiques, « en touchant un spectre social très large », évitent toute concurrence.

Nous ne revenons pas sur le portait dressé par Antoine Hémeryck de trois philanthropes roumains dont l’un est assez différent des deux autres. Outre leurs dons et leurs achats des médias, ils investissent également dans les partis politiques. Cela leur permet d’influencer directement la politique. En étant parlementaires, ils peuvent bénéficier d’une protection supplémentaire, ce qui a de l’importance pour des acteurs « dont les fortunes sont le fruit de manoeuvres souvent inavouables ». Mais, à long terme, cette protection est fragile, puisque des philanthropes cités ont été condamnés à des peines de prison ferme. En tout état de cause, les privatisations réalisées par l’Etat peuvent se révéler par exemple des affaires lucratives. L’empire économique des affairistes trouve son extension dans des fondations et dans « le domaine particulier qui est celui de la morale, des investissements culturels et de l’animation sociale ».

Ce qu’on a coutume d’appeler le don est, dit l’auteur, dans le cas de la philanthropie capitaliste, un instrument moral, « car la morale est commensurable : elle peut être achetée et vendue comme un simple produit ». Une note de l’auteur fait référence à Bernard Hours et à sa notion de « marchandises morales globales ».

« La richesse, dit l’auteur, et surtout la richesse           acquise grâce à des moyens peu ou prou illégaux ne peut être montrée sans risquer d’engendrer une rupture morale et une révolte ». Face par exemple à un philanthrope dont le seul yacht vaut quarante millions d’euros, le salaire minimum en Roumanie s’élève à 190 euros, le salaire moyen à 360 euros et, en 2O11, 22% de la population (presque le quart) vit au dessous du seuil de pauvreté. Ainsi, pour les philanthropes, l’investissement philanthropique s’ « apparente à une sorte de quête de rédemption » . Il fait partie d’un « blanchiment éthique personnalisé ». Les pratiques chrétienne orthodoxes peuvent aussi contribuer à créer un environnement social favorable à la philanthropie.

Ce qui apparaît, en Roumanie, dans la philanthropie, c’est « un phénomène d’imposition de logiques spécifiques à la lutte économique, politique et sociale, qui vise la légitimation morale d’une élite sur l’ensemble d’une population. La philanthropie roumaine permet d’assurer à cette élite une position de domination, avec une idée de justice          particulière – celle, selon nous et, semble-t-il, selon l’auteur, de l‘injustice – , avec extension de son imposition idéologique. « La rivalité, la distinction (au sens de Bourdieu), l’ostentation – et nous y ajoutons la toute puissance, et l’illimitation – sont les valeurs morales cardinales des affairistes roumains »  ou autres.

« Le blanchiment moral, dit l’auteur, permet la reproduction du capital et des positions sociales de l’élite économique ». La moralisation de l’économie est également un instrument de prise de pouvoir du gouvernement oligarchique. Cette moralisation de l’économie et ces instruments moraux, mobilisant et mettant en mouvement le capital, ne disparaîtront pas avec la mise à l’écart des philanthropes. Ces derniers ne sont que des symptômes (des « figures » dit l’      auteur)d’un mouvement de conversion au capitalisme néo-libéral, mouvement qui dépasse largement la Roumanie.

Bernard Castelli s’interroge sur ce qu’est la « bonne vie », le « bien vivre » en Equateur. Il veut ouvrir et il commence à ouvrir le débat autour de la question de la justice redistributive en économie et dans le champ social ; dilemmes, dit-il, autour du bien-fondé d’une justice redistributive efficace : entre le faisable et le désirable, entre la création de droits et l’imposition d’obligations, entre ce qui est injuste et juste, etc. Mais, à notre avis, analyser l’écart entre le faisable et le désirable dépasse les limites de la amorale et de l’éthique, idéologiques ou non idéologiques, et ouvre déjà à la question du politique. Simple remarque. Castelli s’efforce de demeurer dans les limites mêmes que s’est donné, à juste titre, l’ouvrage.

D’abord, l’auteur note que les ressources mises au service de la morale économique solidariste se voulant fondée notamment sur la justice et la solidarité sociales proviennent de liquidités obtenues par l’extraction du pétrole et de différents minerais. Ces liquidités sont absorbées en partie par les programmes sociaux, mais elles résultent néanmoins de « la traditionnelle spéculation internationale dans le domaine exportateur », autrement dit du marché capitaliste.

Castelli fait ensuite deux remarques essentielles . I/ L’économie morale qui s’est mise en place depuis sept ans en Equateur avec la Révolution citoyenne a certes commencé à redonner dignité et pouvoir aux plus pauvres qui jusque là avaient subi le poids écrasant de gouvernement et de partis corrompus. « La redistribution des rentes comme objectif social de transfert de richesses vers le bas accomplit (une) oeuvre éminemment rédemptrice en termes de légitimité pour le régime ». Mais il s’agit d’une idéologie politique fondée sur les valeurs de solidarité que recèleraient « naturellement » les couches populaires. « Une générosité sociale bâtie sur la prospérité rentière remet aussi à l’ordre du jour l’increvable populisme économique latino-américain dans une version progressiste moralisatrice à laquelle demeure directement associé un clientélisme énergétique redoutable en fonction des cycles d’expansion et de récession du capitalisme ».

Deuxième remarque essentielle de l’auteur : une crise du capitalisme globalisé ou ou une « exigence immédiate de paiement du puissant bailleur de fonds chinois » pourrait restreindre brutalement le volume des flux de redistribution aux couches les plus défavorisées ».

L’auteur note que  « sur le fond, la légitimité de la politique solidariste de redistribution favorable aux plus pauvres n’est pas contestable dans la mesure où elle se trouve justifiée par la croissance des inégalités avant même la Révolution citoyenne. en Equateur ». Mais, ajoute-t-il, et c’est là, à notre avis, tout le problème de ce que nous appelons la légitimation et la légitimité sociales et politiques et celui des luttes à mener pour qu’elles soient approximativement réalisées, « la politique redistributive étatique – que nous avons connue, dans une certaine mesure, en Europe et au Etats-Unis, entre 1945 et 1974 – sise au coeur même de l’opulence rentière (en Equateur) n’offre en elle-même aucune alternative susceptible de sortir de la cage de fer (Max Weber) du capitalisme globalisé.

D’où la conclusion de l’auteur qui va, à notre avis, vers l’élargissement de son propos, comme nous l’avons déjà suggéré auparavant sur un autre point (le faisable et le désirable, le juste et l’injuste) : « Manquent encore les demandes non juridiques, effectives, de reconnaissance impliquant le respect et la protection des différences.Introduire quotidiennement de la reconnaissance au sein même de la politique redistributive tout en préservant les libertés fondamentales de l’individu (et du groupe) représente un défi politique » . Les termes soulignés le sont par nous LMB. Défi politique au sens du politique qui est aussi une nécessité et se situe bien au delà des rapports entre morale et économie, de la question de l’économie morale et de celle de la morale de l’économie, défi qui dès maintenant peut contribuer à éviter les morts inutiles.

Dans leur conclusion, les trois coordinateurs et co-auteurs de l’ouvrage notent qu’aujourd’hui l’économie morale c’est grosso modo l’économie solidaire et que la morale de l’économie pose la question de la légitimité de,l’activité économique et de l’accumulation des richesses. Autres questions posées : l’économie de marché peut-elle être morale ? La moralisation du capitalisme est-elle possible ?

Aux deux questions, nous pouvons déjà répondre que, selon nous, 1/ l’économie de marché est possible si elle cesse d’être globalement capitaliste, ce qui actuellement est impossible, mais ne le sera peut-être pas toujours 2/ la moralisation du capitalisme ou, plus précisément, son articulation à un politique approximativement légitime est impossible. Ce serait sa perte et, depuis qu‘il est      apparu en Grande Bretagne d’abord, puis en Europe, les capitalistes l’ont su et le savent. C’est bien pourquoi ils luttent contre ceux et celles (groupes et individus) qui s’opposent à leurs desseins pas seulement économiques. En effet, c’est le champ politique au sens du politique qui appelle, autant sinon plus que le champ économique, les aspirations morales. Au moins, peut-on le souhaiter. Sinon les morales et les éthiques n’ont aucun sens (qu’elles concernent ou non l’économique). Ou alors elles prennent, dans les sociétés modernes ou se modernisant, un sens dissimulé théologico-politique totalement idéologisé : bien, mal, faute, etc. Ce livre va plus loin qu’une incitation à la réflexion. Il pose ou va poser très vite la question des choix.

Louis Moreau de Bellaing

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Le sous-titre du livre illustre au mieux l’argumentation et la démonstration de l’auteur. C’est plutôt sur l’emploi du terme idéologie que l’on pourrait faire quelques réserves. En effet, le mot a pris, en référence à Max Weber, une telle extension dans son utilisation qu’il finit par perdre une bonne partie de son sens. Rappelons que la manière dont Max Weber l’emploie est très proche de celle de l’inventeur du terme Destutt de Tracy qui l’appliquait aussi bien à la grammaire qu’à la logique. A lire l’ouvrage de Roch Yao Gnabeli, il nous paraît discutable, sous le prétexte que l’origine du village, tout en comportant des éléments historiques, peut rassembler des éléments mythiques et légendaires, de recouvrir le tout du terme idéologie. Mais reconnaissons que le propos du livre se situe ailleurs.

En effet, ce que l’auteur veut démontrer, en prenant l’exemple de trois villages de Côte d’Ivoire, Tanguelan, Godelilié, Bonoua, c’est la manière dont le politique et la politique modernes rencontrent, sur le terrain, d’abord ce qu’on pourrait appeler – mais l’auteur n’en parle guère – les survivances négatives d’une longue colonisation et du colonialisme français, mais surtout ce que les habitants originaires des villages ont pu, voulu, désiré sinon garder, au moins préserver, dans leur mémoire, de leur histoire ante-coloniale et de leur sacré ancestral et mythique avant le christianisme et son enseignement missionnaire.

Il va de soi que l’auteur penche – et on le comprend – plus vers la modernisation des villages ; elle y est souvent urgente, compte tenu de l’état dans lequel la colonisation et le colonialisme les a laissés ; ils ne leur ont pas apporté, semble-t-il, grand chose de la modernité, même si les habitants des villages souhaitaient, au moins en partie, en bénéficier. Passons sur le passé. Notons seulement qu’à lire l’auteur, les originaires des villages tiennent à leur statut d’originaires et le font valoir dans cette entreprise des mutuelles de développement à laquelle ils participent, tout en distinguant entre eux les personnes et les groupes de ces mutuelles de celles et de ceux qui font partie des institutions des villages : chefs coutumiers, sorciers, etc.

Le mot développement, inévitable dans l’argumentation, pose problème, à notre avis, en ce sens que le rassemblement des fonds pour financer, écoles, églises, bâtiments publics, voire habitations semble s’inscrire de soi-même dans une trajectoire de développement économique, social et culturel, comme s’il n’y avait rien eu auparavant qui mérita l’attention des développeurs. Or l’auteur nous dit lui-même que Tanguelan fut en d’autre temps un village prospère, que tel autre village fut le siège d’une royauté locale respectée. Mais, reconnaissons-le là encore, une telle dimension historique ne rentrait pas réellement dans l’objet de recherche choisi. Dans « mutuelles de développement », on serait tenté de mettre des guillemets à développement, non par dévalorisation, mais parce que le terme a été galvaudé en expressions diverses : sous-développement, en voie de développement, développement durable, etc.

Ce qui intéresse dans les propos de l’auteur, ce sont principalement les procédés, les manières de faire par lesquels les villageois parviennent, en se cotisant, en alimentant la trésorerie, à faire exister ces mutuelles et à lutter pour leur donner l’efficacité sociale, économique, culturelle qu‘ils souhaitent. Dans sa préface Laurent Bazin note que le processus qui met en place les mutuelles de développement, processus extrêmement conflictuel, en fait « un lieu stratégique d’ancrage du politique dans l’origine…comme communautés symboliques définissant l’accès à la citoyenneté ; elles sont à la fois les supports et les réceptacles de tensions globales de la société ivoirienne qui, en retour, menacent leur unité et leurs capacités de mobilisation ». S’agit-il de menaces ? Oui, sans doute, à lire l’introduction de l’auteur. Les mutuelles de développement fabriquent l’interface entre le village et les originaires, gérant en partie les tensions liées aux divers enjeux et aux rapports de pouvoir, que ce soit dans l’espace villageois, dans les rapports avec les villages voisins, au sein même des associations et dans les rapports avec l’Etat. L’auteur s’interroge sur les conditions de la réussite ou de l’échec de la participation aux mutuelles. Dès le premier chapitre, il insiste sur son projet : « mettre en évidence les capacités idéologiques (nous dirions tout simplement de réflexion, même si la réflexion comporte, au moins à ses débuts, une part importante d’idéologie au sens de masque et de mystification) et symboliques (nous ajouterions réelles) à réaliser la mobilisation des originaires villageois et citadins, le financement et la modernisation villageoise ».

Dans le deuxième chapitre, Gnabéli explique comment l’Etat avec parti unique fut, un temps, et se consolida comme Etat post-colonial, moteur du développement économique dans less villages, en refoulant et en réprimant à l’occasion les initiatives et les prises de positions des originaires citadins ou villageois. Les cadres, ainsi que les travailleurs citadins, trouvaient leur légitimation dans le champ politique national. D’autant que les inégalités économiques et les disparités sociales s’étaient accrues entre cadres citadins et populations rurales. Il y eut aussi instrumentalisation des associations d’originaires villageois par les cadres citadins renvoyés par l’Etat à leur région d’origine. Ce fut, si l’on peut dire, le temps plein du libéralisme économique, autrement dit de l’idéologie du développement. Mais l’Etat ivoirien ne parvenait pas à un développement économique efficace des villages, c’est-à-dire à créer suffisamment de dispensaires, d’écoles, de maternelles, de moyens concrets tels que des pompes hydrauliques, à augmenter la production agricole, à engager les travaux qui auraient du être faits du temps de la colonisation et du colonisateur.

A partir de 1990 et de l’instauration du multipartisme, ce sont les compétitions politiques entre cadres qui ont pris le dessus,. Les enjeux politiques paralysent parfois les activités des mutuelles. Celle notamment de Benoua a du mal à survivre à ces contradictions et tensions internes.

Le troisième chapitre s’efforce de montrer comment coexistent les membres des associations d’originaires et ceux citadins et villageois. Il en ressort que se dessine une opposition entre aînés – accusés de de n’avoir rien fait sinon continuer à reproduire les formes de la vie locale participant d’un certain archaïsme – et cadets – jeunes générations de cadres originaires qui ont construit les édifices publics, équipé et aménagé les villages. Du point de vue des origines, l’opposition aînés/ cadets est symboliquement équivalente à l’opposition archaïsme/modernité ou sous-développement/développement ou ruralisation/urbanisation. Mais la crainte des jeunes cadres est d’être disqualifiés à la fois par les villageois et par les aînés. Notons, au quatrième chapitre, la tension entre villages pour parvenir au statut de chef-lieu de sous-préfecture. Notons également l’action des ONG internationales et des agences de développement comme acteurs de la modernisation villageoise et urbaine et comme instance de légitimation (idéologique) des cadres originaires.

Le cinquième chapitre aborde les questions de financement des mutuelles. Il s’agit d’homogénéiser la catégorie des dirigeants de la mutuelle et celle des autres originaires des villages. La répartition des cotisations suppose que les membres de la mutuelle trouvent légitime de payer une cotisation égale malgré l’inégalité des revenus. Or, dit l’auteur, un tel rapport à la mutuelle devrait aller de pair avec un imaginaire rendant légitime une telle répartition des cotisations. Ce qui n’a pas été le cas. A été rétablie, au moins dans l’un des villages, la hiérarchie socioprofessionnelle interne au collectif des originaires.

Le sixième chapitre s’intitule « La production matérielle des mutuelles de développement ». Dans un village, elle se borne à des projets que l ‘association des originaires essaie de faire aboutir : installation d’une « radio rurale », création d’un site. reconstruction du circuit touristique, ouverture d’un centre d’hébergement pour les élèves, aménagement des bordures de rue, construction de la quatrième école primaire, création d’une ferme piscicole, construction d’une école maternelle. Dans un autre village, faute de ressources financières, peinent à connaître un début d’exécution l’électrification des édifices publics du village, le préfinancement de l’abonnement des villageois à la consommation domestique d’électricité. Dans un troisième village, l’association a bénéficié de redevances payées par des entreprises agro-industrielles installées dans la région. De très nombreuses réalisations ont ou être faites : aménagement de la ville, lotissement, ouverture et bitumage des rues, construction d’écoles primaires et d’établissements secondaire, etc, toutes réalisations que le colonisateur avait sans doute oublié de faire du temps de la colonisation et du colonialisme.

Le chapitre septième porte sur ce que l’auteur appelle la production idéologique des mutuelles. Cette production, dite par lui idéologique, consiste, chez les cadres originaires du village, à se convaincre qu’une fois arrivés au village, ils ne sont plus des cadres, mais de simples ressortissants du village, socialement égaux aux villageois. Dans un village, les cadres se sont effectivement impliqués aux travaux ouvriers. Dans un autre village, ces travaux ont été exécutés sans la participation des cadres, par des cadets ruraux selon l’importance des classes d’âge et d’appartenance. Dans un village, les inégalités socio-professionnelles ont, dit l’auteur, remplacées symboliquement le sous-équipement du village par une valorisation des titres scolaires et professionnels des cadres. Entre les membres de la mutuelle, il y a effectivement inégalités de statuts sociaux, de revenus, de privilèges dans le village et au sein de l’Etat.

Au huitième chapitre est abordé la production des rapports sociaux. Citons l’auteur ; «  L’image de l’altérité sociale et sa réappropriation par les acteurs (autochtones, allochtones et allogènes) fait apparaître une sorte d’inversion croisée du sens de cette altérité. Les premiers venus sont assimilés à la modernité, mais légitiment cette position par leur ancrage dans la tradition . Les nouveaux venus sont assimilés à la tradition, ce qui leur permet d’appartenir à la modernité économique par leur insertion dans l’économie locale et parfois leur domination dans certaines sphères de l’économie villageoise. Il ajoute que la réussite ou l’échec des associations villageoise sont fortement liés à la manière dont elles interprètent l’histoire du village, de la région ou du groupe ethnocuturel. La modernisation du village suppose également une restructuration des rapports avec les villages voisins.

La production symbolique (neuvième chapitre) associe la modernisation du village à la mise en évidence et à la production des différences sociales et au renforcement des inégalités sociales. Quand un village cherche à se transformer en une ville, ses originaires le projettent dans un espace caractérisé par                 davantage de luttes sociales et d’inégalités.

Le dixième chapitre traite des rapports à l’Etat, des rapports à l’origine et de l’appartenance ethnique. L’auteur insiste sur le tournant de 1990 avec le multipartisme et note que l’accès à la modernité n’est plus défini par opposition à l’appartenance à la tradition, mais est plutôt conditionné par le renforcement de l’appartenance à la tradition, à l’ethnie et à l’origine. Cela induit un réinvestissement de la tradition et de l’origine dans les rapports sociaux internes aux villages.

En conclusion, l’auteur note que les associations d’originaires, dites mutuelles de développement, sont à la fois déterminantes de et déterminées par l’ordre politique villageois. Le rapport à l’Etat se manifeste principalement comme lieu de fabrication des cadres et des appareils politiques. Mais les associations sont perméables aux logiques de structuration et de fonctionnement du système politique national.

Notre conclusion, à la lecture de ce beau livre, est un peu différente. Le renforcement des inégalités sociales et économiques lié notamment à l’urbanisation est effectivement une limite pour le moment difficilement franchissable, compte tenu du statut politique de la Côte d’ivoire parmi les autres nations « en voie de développement ». sous l’égide du néo-libéralisme économique mondial. Mais l’articulation qui, après des décennies de colonialisme puis un temps de régime de parti unique, s’est faite entre l’originaire villageois et la modernisation souhaitée par les habitants des villages , nous semble d’une portée peut-être plus grande que que le pense ou n’ose le dire l’auteur. Nous y voyons l’amorce d’une légitimation sociale et politique (au sens du politique) en train de se faire, avec et malgré toutes les tensions, contradictions, idéologies en présence, mais selon les pouvoirs, les volontés et les désirs des villageois. Seul espoir, actuellement, en Côte d’Ivoire ou, d’une autre manière, ailleurs d’une transformation sociale, économique et politique globale dans le long terme.

Louis Moreau de Bellaing

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Il y a quelques difficultés, pour le sociologue un peu anthropologue que nous sommes, à aborder l’analyse du livre de Pradelles de Latour, en ce sens que, psychanalysant, nous ne sommes pas .psychanalyste. Or il nous semble que, dans ce livre, l’auteur donne primauté, au niveau de l’explication, à la psychanalyse sur l’anthropologie. Ce que nous tentons de faire, c’est, à travers le propos psychanalytique, de démêler en quoi l’anthropologique ne peut se concevoir qu’en se donnant comme complément la psychanalyse, le psychanalytique. Une telle hypothèse ne nous semble pas contradictoire avec celle, implicite, de l’auteur sur la primauté de l’explication analytique. La complémentarité de la psychanalyse dans l’explication n’est pas un ajout, mai fait partie au fond d’une explication globale de l’objet de recherche choisi : la dette symbolique.

Dans son introduction, Pradelles de Latour insiste sur le fait que l’anthropologue – mais c’est vrai aussi pour le sociologue, l’historien, le philosophe, le psychologue et le psychanalyste – est, par la quête d’altérité, en quête d’identité. Celle-ci est d’abord individuelle, principalement ancrée dans une problématique personnelle, « bien au delà de la première expérience de terrain.». Il s’est trouvé que, pour l’auteur, sa problématique personnelle s’est nouée dans un drame qui a bouleversé son choix de vie. C’est tout à son honneur – et c’est rare – d’avoir tenu à en témoigner.

Le livre se présente en quatre parties : Pour une interprétation psychanalytique de l’alliance matrimoniale ; Quatre formes élémentaires de discours enchâssés dans quatre positions subjectives ; Les formes semi-complexes de discours : chamanisme et cultes de possession ; Théories et thérapies esquivant la castration.

Peut-être faut-il noter que ce qui intéresse principalement l’auteur, ce n’est pas tant, dans les structures de la parenté telles que les a présentées Levi-Strauss, la filiation perpendiculaire : Ego et sa descendance en ligne directe, mais, bien au contraire, la parenté horizontale c’est-à-dire l’alliance entre les partenaires parentaux y compris les alliés (beaux-frères, belles-soeurs, cousins, neveux, etc.) issus d’égaux.

Dans la première partie, l’auteur s’interroge d’abord sur le changement thérapeutique du discours. Les phases du rite thérapeutique sont calquées sur celle du rite d’alliance. La thérapie traditionnelle des Bangoua s’inscrit dans un rituel d’alliance matrimoniale qui semble constituer une structure propre. Par l’effet d’un changement de discours, le rituel, les guérisseurs qui pratiquent les guérisons Bangoua amènent les patients à sortir d’un état de frustration et à se réaliser dans un état de castration qui réactualise la dette symbolique c’est-à-cire le manque constitutif du désir. La différence entre la cure thérapeutique Bangoua et celle psychanalytique est que l’une relève de formes de discours élémentaires préétablies, alors que la seconde relève de formes de discours complexes non instituées. L’auteur montre bien que le guérisseur, chez les Bamilékés notamment, renvoie son patient du discours de la sorcellerie à celui de l’alliance et, à la différence du psychanalyste, il fait appel au culte des ancêtres qui réinstaure le patient dans l’ordre social. Pour notre part, nous pensons, en tant que psychanalysant que, sans faire référence à des cultes d’ancêtres, le psychanalyste peut, lui aussi, réinsérer le patient dans l’ordre social.

Puis l’auteur pose la question des rites et des mythes dans l’alliance matrimoniale. Il le fait d’une manière très abstraite, sans donner d’exemples de terrain. Ce que nous en retenons, c’est son accord avec Levi-Strauss sur le fait que les sciences humaines ne peuvent prétendre qu’à une homologie formelle, non substantielle, avec l’étude du monde physique et de la nature vivante. Ce qui invalide quelque peu la démarche de Michel Onfray dans Cosmos, même si elle demeure, par certains côtés, séduisante.

L’auteur en vient , dans cette première partie, à ce qu’il appelle l’Oedipe déplacé de Freud à Lacan ; formule peu compréhensible pour nous (non psychanalyste). En revanche, nous relevons que, chez les Na, la collectivité est liée à l’alliance, tandis que, chez les Bamilékés, le groupe est le support du lien de filiation . Ces distinctions sont produites, selon l’auteur, par les formes de la privation et de la castration. Chez les Na, l’alliance matrimoniale est déconnectée de l’institué par une pratique de la sexualité déconnectée de l’imaginaire de la fidélité amoureuse. La séparation des matrilignages est au fondement de la collectivité. Chez les Bamilékés, la dette symbolique est interne à toute ambivalence imaginaire, que ce soit celle du père ou de la sorcellerie. La séparation des matrilignages est pacifique, la collectivité y est égalitaire. Mais chez les Bamilékés et les Na, le principe de filiation est fondé sur une identité. Les membres du clan matrilinéaire ou du lignage patrilinéaire sont liés par des liens de réciprocité et de solidarité. Les Bamilékés font appel aux dieux de leur lignage qui représentent l’Autre, alors que les Na font appel aux esprits ancestraux, donc directement à leur Autre. Remarque importante pour nous, car, si l’on admet un sacré extérieur à l’humain, dans le cas de l’appel aux esprits ancestraux, il s’agit d’un simple sacré extérieur à l’humain, alors que, dans celui de l’appel aux dieux représentant l’Autre, il s’agit de la religion comme Autre de l’Autre.

Dans la deuxième partie, Pradelles de Latour rappelle, en premier chapitre, les quatre discours lacaniens: du maître, de l’universitaire, de l’hystérique, du psychanalyste, en faisant remarquer que les partenaires choisis ne sont pas homogènes. Deux relèvent de la psychanalyse (l’hystérique et le psychanalytique), deux du social (le maître et l’universitaire). Ceux-là relèvent du double aspect subjectif et social. Pour notre compte, nous aurions tendance à dire qu’ils reposent sur une définition unilatérale du pouvoir par la contrainte et la maîtrise, définition courante qui nous paraît fort discutable, ne fut-ce que parce que l’on peut concevoir un pouvoir (de) et un pouvoir (sur) qui demeurent légitimes en échappant à toute obligation légitime et, a fortiori, à tout excès délégitimant ou illégitime d’obligation. Par exemple mon pouvoir de manger des crevettes grises, crevettes que je préfère à celles roses. Ou mon pouvoir d’emmener, si elle y consent, ma fille à Lisbonne et non à Romorantin (si elle et moi n’y consentons pas ou si je me range à son choix ou elle au mien)).

Plus intéressante encore    nous paraît la remarque de l’auteur disant que les quatre discours sont régis, dans leur structure, par le réel, le symbolique et l’imaginaire, sans que aucun de ces trois registres n’y domine nécessairement. Au chapitre cinquième, l’auteur nous dit que les quatre discours permettent de différencier les rapports du sujet à l’interdit de l’inceste. Le premier unit les sujets par une différence égale pour tous ; le second différencie hiérarchiquement les sujets en fonction des contenus et des croyances de l’idéal de groupe. Le CIPA (Collège International de Psychanalyse et d’Anthropologie) essaie par ailleurs de démontre, avec d’autres, que le discours de la psychanalyse ne peut fonder un lien social vidé de toute nécessité de groupe. Quant à l’interdit de l’inceste, il semble bien qu’il soit présent dans les deux occurrences, même si l’on peut admettre que la constitution des formations de l’inconscient se situe également « dans un  manque intrinsèque au désir dont l’image se confond avec celle de la sexualité et de la collectivité ».

Dans le chapitre sixième de cette deuxième partie, l’auteur interroge, à la lumière de la psychanalyse, ce qu’il appelle les discours traditionnels. Il distingue – ce qui intéresse le sociologue – un aspect positif de la solidarité, invisible ne devenant visible qu’a posteriori, d’un aspect négatif de la collectivité, visible et tangible, un temps donné, mais « fragile et vagabond », qui s’effondre dès le retour de l’ordre social pour renaître ailleurs.

Dans les cures thérapeutiques, la collectivité positive correspond à un moment de séparation passager ; la collectivité négative correspond à une forme transitoire entre un état d’insécurité du à l’anonymat dans la vie urbaine et un état ordonné par les identifications aux figures de l’autorité. La rumeur semble spécifique à la collectivité négative où elle vient pallier un défaut de reconnaissance réciproque. On y est pris comme dans un fantasme. Elle s’éclipse face au rappel de la loi par la société. La sorcellerie semble plus spécifique à la collectivité positive. Alors que la rumeur a pour ciment une angoisse passagère incontrôlée qui peut se muer en agression vengeresse, la sorcellerie a pour tenant les conflits entre proches, voisins ou rivaux. La rumeur peut engendrer une agression due à la castration, alors que la sorcellerie relève de la persécution due à une frustration d’amour mobilisant un imaginaire délirant extérieur aux relations spéculaires qui régissent la vie quotidienne. La violence de la castration est physique, celle de la frustration est psychique, sauf cas extrême où le sorcier devient bouc émissaire sacrifié à l’ordre social, cas qui relève alors de la position subjective de la privation. Le lien entre l’inconscient et le social procède de formes de discours changeantes en fonction des états subjectifs et variables selon les aires culturelles. Parmi les formes de discours, celle de la castration s’origine universellement dans un manque ayant pour base l’absence de sens qui habite la sexualité humaine.

Au chapitre septième, dans la troisième partie, l’auteur traite du chamanisme amérindien. Dans les mythologies amérindiennes, les non-humains sont d’anciens humains et, dans la vie quotidienne, les humains sont liés aux non- humains. L’objet d’une transformation par le chaman trouve son fondement dans une autre transformation, la « forme » de l’une emboîtant le « fond » de l’autre et réciproquement. Pour rompre le continuum à la        fois normatif et nocif, le chaman a le pouvoir d’introduire de la discontinuité. Il recourt à à un discours différent de celui, dominant et institué, de la mythologie, en s’appuyant sur la vertu de la métaphore génératrice de transformation. L’originalité des thérapies traditionnelles, dit l’auteur, à notre avis fort pertinemment, est d‘être coupée de la connaissance.

Le huitième chapitre se rapporte au chamanisme sibérien qui, pour l’auteur, se situe entre alliance matrimoniale et filiation. C’est la cure chamanique qui intéresse l’auteur. La thérapie fait acte – non-retour en arrière -, si et exclusivement si le patient et son entourage sont inscrits collectivement dans le même type de discours que celui du chaman et dans la même logique. Le rite traditionnel fait acte puisque, en avalisant une perte dénotée par un manque symbolique, il fait coupure dans une histoire entre un avant et un après. Le jeu peut aussi faire acte, mais surtout pour le perdant qui est démuni de sa mise. Sur ce versant,la cure chamanique est à la fois jeu et rite. Mais jeu et rite nous semblent se limiter eux-mêmes, autrement dit, tant qu’ils sont traditionnels, se légitimer par eux-mêmes, puisque, dit l’auteur, ils se produisent dans une collectivité qui interdit toute familiarité et toute rivalité entre allié(e)s. On est loin du capitalisme financiarisé, où le jeu et le rite se mêlent dans une illimitation apparemment non limitable ni dans ses jeux ni dans ses rites.

Le clivage des cultes de possession (neuvième chapitre) présuppose que ces cultes soient pratiqués dans des confréries. Les génies sont dits personnels. Ils forment un ensemble social analogue à celui des humains. Les relations de dépendance y sont prégnantes et constantes. La confrérie est une totalité représentée par son panthéon. Les génies confèrent à la confrérie son unité par des contraintes, des interdits. Dans le culte de possession, l’altérité des génies tient surtout à leur lien avec la maladie-génie. Les sujets s’en écartent au cours de la transe. Les cultes de possession sont thérapeutiques par la séparation qu’ils effectuent entre le possédé et sa maladie, et religieux par l’unité du groupe qu’ils reconstituent ensuite.

Les chamanisme amérindiens, sibériens et les cultes de possession ont pour part commune de faire appel à des formes de discours qui mettent en oeuvre de façon indirecte la coupure de la castration. Celle-ci est modulée par des rapports sociaux distincts : la collectivité pour le chamanisme, le « groupe clivé » pour les cultes de possession . Dans ces cultes, le désir est social avant d’être culturel. C’est pourquoi ils sont pratiqués aussi bien au Japon qu’en Afrique , au Brésil et en Calabre.

Le sixième chapitre, dans la quatrième partie, s’intitule « La tentation des rêves typiques ». Malgré son intérêt réel, nous ne savons pas, faute de compétence, comment il s’articule à la question, de la dette symbolique et des thérapies traditionnelles. Nous ne pouvons qu’en dire autant pour le chapitre suivant, tout aussi intéressant que le précédent. Nous nous rallions à la conclusion du dernier chapitre (« La tendance dominante du naturalisme ») : « L’éthique de la psychanalyse, écrit l’auteur, ne doit rien à fonder sur la perte de sens un présupposé universel du bien ou la vertu particulière de l’utilité, mais privilégie à la fois l’ordinaire et l’inattendu ». Ajoutons que, pour notre part, la psychanalyse nous aide à retrouver le sens perdu et que, s’éloignant à la fois du présupposé théologique et de celui naturaliste (au sens de remplacer Dieu par la nature), elle est l’un des constituants de la modernité.

L’auteur conclue son ouvrage en montrant l’importance de la castration. « Dans toute thérapie d’obédience psychanalytique, ce sont les séparations qui importent, non les identifications ». « Lorsque la loi sociale, garante des relations réciproques est déficiente, la position subjective de la castration possède une forme de discours négative ». « Simple lieu de passage, elle (la castration) est réductible, dans tous les cas, à un point où quelque chose s’arrête et où quelque chose d’autre commence ».

Louis Moreau de Bellaing

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Quand on interroge un quidam sur la libération des femmes, en lui demandant ce qu’il en pense, même s’il est plutôt xénophobe, franchouillard et très porté sur l’économie nationale, il répond que cette libération des femmes se fait trop lentement, qu’elle lui paraît excellente, qu’il connaît des femmes très intelligentes à des postes élevés. S’il est à la retraite, il a apprécié dans son métier, des collaborations professionnelles féminines. Autrement dit, à droite et à gauche, l’idée de libération des femmes de l’emprise masculine semble acquise, même chez des hommes. Le livre d’Anne Querrien et de Monique Selim sur les luttes féministes, mais aussi sur l’apothéose du genre, est important, parce que, selon les auteures, le genre marque un blocage dans ces luttes. C’est la manière dont les auteures s’y prennent, pour tenter de démontrer cette hypothèse que nous voudrions ici mettre en lumière.

D’abord elles tiennent àdire de quel lieu elles parlent. L’une, Monique Selim, très tôt (1968), s’est engagée dans les luttes politiques. Philosophe, elle s’est assez vite tournée vers l’anthropologie. L’autre, Anne Querrien, dès sa jeunesse, s’est occupée du problème de l’éducation et notamment de l’éducation permanente. A ses débuts, Monique Selim a recherché en quelque sorte un statut d’homme, en ne se mariant pas et en refusant la maternité. Anne Querrien vit en couple puis seule, a deux enfants et qu’elle élève en travaillant professionnellement grâce aux crèches, aux écoles, aux études, aux nounous et à leur grand-mère. Elle participe aussi aux luttes féministes. Cette partie biographique du livre – le lieu d’où elles parlent – , que nous résumons très schématiquement, ouvre sur le processus même de la découverte de ce que les auteurs écrivent. « Prélude à l’exploration », texte des deux auteures, prend partie sur la parité, l’égalité et la justice. « Dit autrement », second texte des deux auteures, tente de définir autrement la liberté. « La double face des femmes », troisième texte des deux auteures, s’interroge sur l’altérité. Dans la première partie intitulée « Mobilités féminine », vont apparaître des cas de groupes et d’individues dans différents pays ou régions. Dans la deuxième partie, « Perdurances féminines », il s’agit du travail sexuel, des imaginaires de contact, des divorces, des mariages et du célibat – le terrain choisi est le Bangladesh – ; enfin il s’agit du care (la question du soin). La troisième partie, « Mouvements », manifeste au fond des types de révolte. Les trois derniers chapitres prennent en charge les normes globales de genre, des registres de pensée et d’action dissensuels (non consensuels) et l’idée même de libération des femmes qui, grâce notamment au genre tel qu’il est conçu et manipulé actuellement, contribue àune « libération » des femmes comme plus-value du capital, autrement dit, selon nous, àla récupération de la lutte féministe légitime par l’excès capitaliste illégitime.

Disons que, pour notre part, nous avons considéréle genre, lors de son apparition, comme une avancée permettant, dans les luttes féministes, de détacher les rapports homme/femmes et plus largement les rapports minoritaires/majoritaires sexués d’une causalité naturaliste qui semblait admise sans discussion, même chez Freud. Très vite, nous nous sommes rendus compte que le genre « occupait la place » et pas pour rien. La démonstration des auteures telle que nous essayons de la reconstituer a contribué à nous en convaincre.

« Prélude à l’exploration » critique très directement la catégorie de genre, dans la mesure où elle englobe dans le genre les deux catégories de genre : masculin et féminin. Le travail, selon les auteurs, consiste à essayer de « soulever le voile pieux, sous lequel se développe la souffrance et la nécessité de reprendre les choses autrement », à le soulever dans différentes situations pour comprendre que « la catégorie de genre accompagne les processus sociaux, économiques, politiques qui conduisent àla formation du capitalisme, en captant le désir des femmes dans de nouveaux agencements économiques ». « La non mixité des réunions du MLF était une rupture épistémologique nécessaire, la condition d’une prise de parole publique, mais pas une fin en soi, pas le retrait organisé auquel la création du genre nous condamne ».

Dans « Dit autrement », ce qui est affirmé, c’est « la liberté des femmes comme « processus collectif de construction subjective toujours en travail ». « Cette liberté n’est pas un objet de consommation. On pourrait dire que l’altérité n’y est pas réellement advenue., qu’elle est trop mise en spectacle pour qu’on y croie ». Enfin les auteures, sans le dire, mettent en cause les limites de la conceptualisation de Bourdieu en ce qui concerne la domination et notamment ce qu’il appelle la domination masculine. Elles disent, que « l‘hypothèse d’une domination parfaite s’évertue à empêcher les femmes de tenir debout ». Autrement dit, quelle qu’elle soit, la domination se boucle sur elle-même sans échappatoire, ni même tentative d’ouvrir, ici et maintenant, dans ce qui se fait notamment dans les luttes féministes, à «autre chose »que cette domination parfaite.

« La double face des femmes « développe, à notre avis, une théorisation de l’altérité, d’une altérité dans laquelle les femmes sont enfermées, altérité devenue tellement spectaculaire que, comme nous l’avons déjà relevé, il est difficile d’y croire. Une altérité recherchée y disparaît derrière une altérité affirmée avec éclat. Les auteurs écrivent : « Ni bonniches, ni potiches, les femmes peuvent-elles dévoiler la diversité des histoires cachées par l’image de grand autre (souligné) qui plane sur elles ? ».

Selon nous, la domination historique des hommes qui pesait sur les femmes s’est transformée avec ce que nous appelons la modernité, faute d’un meilleur terme. Mais la transformation n’a pas fait disparaître cette domination. Même dans l’affirmation de l’excellence de la libération des femmes (selon l’expression du quidam), un « grand autre »les fétichise, ou plutôt des hommes et des femmes les fétichisent par un « grand autre ». Ce qui casse toute altérité réelle, tant que ne sera pas suffisamment défétichisée cette fétichisation des femmes.

La partie « Mobilités des femmes » est contrastée. Mais, sans doute, malgré la diversité des pays, des régions, peut-on y trouver des convergences dans le choix de s’écarter au maximum de la structure traditionnelle. On peut le constater par exemple chez des femmes mongoles qui divorcent, se prostituent, refusent le mariage, préfèrent leur liberté, en faisant du commerce « à la valise »à la frontière chinoise. Monique Selim nous montre le cas de femmes basques qui ont quitté leur village où le privilège de l’aîné-homme et la quasi obligation du mariage les contraignaient à un statut de servitude. En ville, « ce que j’ai eu envie de faire, dit une jeune femme, faire grève, donner mes idées, je l’ai fait et plus facilement que si j’avais été chez moi ». Elle dit aussi : « Quand toutes les réactions sont motivées par les autres, on n’a même plus notre personnalité propre ». Un peu ironiquement, l’auteure note que les hommes des villages accusent l’exode féminin de la déstructuration villageoise. Mais àquel prix – un peu comme dans Le Bal des célibataires de Bourdieu – se faisait pour les femmes, cette structuration villageoise ?

Dans une entreprise vietnamienne de textile, successivement, au cours des générations, des qualités à avoir sont assignées aux femmes ouvrières : d’abord être braves sur le front (de guerre à l’époque de la guerre d’Indochine), bonnes au travail et à la maison ; puis, plus tard, l’éducation des enfants, la santé de la famille et le travail ; enfin les qualités se réduisent deux : le travail et la maison. Ailleurs, ce fut autrefois l’Eglise, la cuisine et les enfants. Aujourd’hui, dans l’entreprise citée, le groupe des jeunes dirigeantes peut « exhiber quelques diplômes et qualifications dans une proportion supérieure à celle de la génération antérieure à prédominance masculine ». Mais, note l’auteure, la promotion dans le rang des dominants en entreprise trouve là son accomplissement et les conduit à transmettre la domination avec plus de passion intime que certains dominants-hommes. On pense à Dejours qui montre que des femmes promues en entreprises se veulent, pour garantir leur emploi, « viriles » et usent à ce titre du harcèlement dans le travail.

Les ouvrières de la couture au Bangladesh inscrivent une rupture du purdah qui désigne l’ensemble des règles de restrictions de la mobilité des femmes au nom de la pudeur et de l’honneur de leur lignage. Tolérée par les juridictions religieuses, l’entrée des femmes dans les usines textiles est porteuse d’une émancipation concrète, mais elle facilite l’oppression de la main d’oeuvre. Le genre trouve là en quelque sorte son accomplissement capitaliste .« La crise financière y trouve une main d’oeuvre de femmes aux compétences incontestables prête pour toutes les expériences productives et cognitives à un prix défiant toute concurrence (un à trois euros de l’heure) ».

Dans « Un laboratoire en mode de survie en Ouzbékistan », Monique Sélim présente un groupe de femmes chercheuses ayant eu son heure de production scientifique et d’efficacité reconnues durant l’ancienne URSSS. Aujourd’hui âgées, elles se réfugient à la fois dans le passé et dans une sorte de solidarité qui se manifeste par des fêtes. En quelque sorte reléguées dans leur métier de chercheuses, elles vivent, dit l’auteure, « dans une obligation psychique de maintien d’un cadre symbolique qui donne sens à leur vie ». Où se situent-elles par rapport au genre ? Difficile -àdire. Elles n’ont plus guère d’intérêt économique dans le contemporain ouzbek.

La partie sur les « perdurances fémininines »présente le travail sexuel comme un travail pour tous. Il s’agit de la prostitution. Les deux auteurs font valoir que « les séquences de prostitution attestent d’une prècarisation de masse, de la banalisation de la violence sociale et de sa porosité avec la violence sexuelle ». Mais la spontanéité du service sexuel n’est possible que parce que la sexualité s’est transformée et que les femmes vivent potentiellement un nouveau type de rapport à leur corps. « La chambre à coucher est un petit théâtre où se transposent et se rejouent les rapports sociaux à travers les rapports sexuels ». Au contraire, l’argent comme médiation opère un rabattement sur la sexualité. « Libérer le travail sexuel de l’opprobre et de la répression est certainement la première condition. Personne ne devrait être obligé pour vivre, en tout état de cause, de remettre son corps et son esprit au commandement d’un patron, ou d’un client ou d’une hiérarchie agressive ».

Revenant sur les conséquences du contact sexué qu’elle avait abordées à propos du purdah, Monique Selim montre que ce dernier a englobé des populations chrétiennes et musulmanes. Dans les villages bangladeshis, les familles chrétiennes comme celles musulmans observent le purdah . Il porte en lui la singularité d’une technique structurant la société qu’il enserre de toute part. Le purdah marque à tel point la vie privée qu’une femme préférera se laisser brûler dans un incendie plutôt que d’entrer en contact avec des étrangers-hommes qui tenteraient de la sauver. Une telle soumission fait le jeu non seulement du dominant masculin, mais celui du genre dans le néo-libéralisme. Il y trouve àla fois sa définition et la disparition éventuelle de ses individues.

A propos du mariage, du divorce et du célibat, Monique Selim, toujours au Bangladesh, présente des cas que nous ne pouvons détailler ici. Qu’en conclue-t-elle ? 1/ qu’un féminisme local important rassemble des petits groupes de femmes de classe moyenne et supérieure 2/ qu’une orientation sociale majoritaire s’attache à éclairer, pour les combattre, les conditions objectives d’une domination masculine prégnante 3/ que la subjectivité des femmes y est peu abordée 4/ qu’il n’y a pas de tradition politique de cette lutte des femmes, autrement dit leur combat ne s’inscrit ni dans la loi, ni dans le respect des acquis juridiques. Nous ajouterons que ce combat ne s’inscrit pas non plus suffisamment dans des repères communs tels que le donner, recevoir et rendre, le renoncement modéré, le sacré civil/civique sous forme de reçu, de don et de transmission, voire sous forme de « choses gardées »(Godelier), ni dans les limites, pour les hommes, du permis/défendu. Il ne s’inscrit pas, malgré le pouvoir émancipateur des pères, dans une altérité réelle, garantie par une autorité puisant son sens notamment dans une reconnaissance avec possibilité à la fois de réciprocité et de non réciprocité et, toujours, de l’identité. D’où un politique quasi inexistant qui ne peut s’impliquer, tout en demeurant à distance d’eux, au pouvoir, au désir, à la volonté implicite, au choix, aux attitudes et comportements, aux échanges, aux pouvoirs, volontés, désirs explicites des femmes, à leurs choix accomplis en oeuvres et simultanément à la politique ( à la loi dite et écrite comme le relève l’auteure). Qu’on nous pardonne cette digression. Elle veut seulement rappeler qu’un commencement de légitimation du statut et de la condition historique des femmes apparaît au Bangladesh, mais  que, comme le montre Monique Selim, cette légitimation ne peut suffisamment s’accomplir, même approximativement. « Dès lors, le mariage est le lien où est consacré la domination masculine ».

Malgré les divergences de situations, de religions et de contexte géographique, il y a pour nous une sorte de convergence entre ces femmes « éduquées »du Bangladesh qui veulent s’en sortir et les auxiliaires de vie dont nous parle ensuite Anne Querrien. Dans leur travail, dit l’auteure, on retrouve la secondarité des servantes et des valets d’avant l’industrialisation.

Mais la différence est qu’elles parviennent parfois à faire valoir leur désir d’égalité. Liane Mozère et d’autres ont montré que la vulnérabilité évidente des personnes avec lesquelles les auxiliaires de vie effectuent leur service est en fait une dimension générale de notre société. Le fait que l’ensemble de ces services est exercé par des femmes ne fait pas disparaître, bien au contraire, la dimension de soin, dans lesquelles on peut déceler une évolution de la société et des rapports sociaux. Cela dit, « les formes socio-économiques d’un réel déploiement de l’attention et de l’égalité sont à créer ».

La partie « Mouvements » comporte plusieurs textes courts d’Anne Querrien, un long texte de Monique Selim et un petit texte d’elle-même avec Weinjing Huo. Les deux dernière rubriques du livre, dont l’une est assurée par Monique Selim et Anne Querrien, la seconde par ces deux auteures et Mathieu Gaulier, ont une certaine indépendance par rapport au reste de l’ouvrage. S’y ajoute la conclusion général des deux auteures. L’ordre des parties et celui des rubriques, voire des sous-rubriques est important car c’est à travers elles et eux et à travers l’ordre qui leur est donné que l’on comprend comment le genre comme processus et état finit par être récupéré par le néo-libéralisme et renforce le caractère de plus-value mondiale des femmes. Le fait même que cela soit dit et suffisamment démontré permet de s’ouvrir àde nouvelles perspectives.

Les « filles de joie » d’Anne Querrien ne sont pas, à proprement parler, des prostituées. Ce sont des « rejetons sauvages » de la pensée 68. La joie dont parle Anne Querrien, c’est celle que définit Spinoza. C’est « la joie du corps qui pense et sent son mouvement ». C’est la joie de la jouissance et de la création. Pour notre part, cette joie nous fait penser au pulsionnel lorsqu’il se légitime approximativement dans des oeuvres quelles qu’elles soient : un bébé, une statue, une parole, un acte. Mais l’auteure n’oublie pas que cette joie suppose l’autre, les autres, autrui. L’autre, un autre que soi, « un cadre plus vaste que soi-même et son petit groupe ».

Dans son court texte intitulé « Dans les villes », Anne Querrien raconte, en final, la vie familiale et sociale en quartier de banlieue. Les femmes, dit-elle, mettent en oeuvre des activités de solidarité : garde des enfants, animaux, courses, lessive. Ces activités leur permettent des rencontres, des conversations sur l’avenir du quartier, sur la possibilité de l’améliorer. Elles s’investissent dans de petits potagers qui se sont créés dans ce genre de quartier de banlieue. Elles peuvent faire part de leurs revendications sur le logement. Mais quand il y a négociation entre habitants et autorités, ce sont les hommes qui, en termes abstraits, traduisent aspirations et revendications, termes abstraits dans lesquels les femmes ne se reconnaissent pas. Certaines se résignent et « retournent aux activités de base ». D’autres recherchent des emplois salariés. pour mettre en place ce qu’elles faisaient avant : des services organisés et gratuits. Ainsi peut se concrétiser un service de soins dans un quartier de banlieue.

Dans un texte bref, « Des subjectivités réelles en bourgeons », Anne Querrien note que «l’espace public, celui de l’homogénéité bourgeoise devenue policière, l’espace vide, est individuel, portatif ». Il suppose une compétence culturelle acquise à vivre civilement, à pratiquer l’indifférence polie. L’auteure conclue : « Dans cet espace lisse, les femmes se glissent , rebelles ou dissimulées, avec ou sans voile ». Autrement dit, la lutte continue, malgré l’espace indifférenciant et le genre qui uniformise.

« Gouines rouges et viragos vertes »désignent, d’une part, un petit groupe du MLF, les « gouines rouges », des femmes aimant les femmes, « adonnées à l’écriture, faisant poteau indicateur, attracteur étrange pour l’ensemble du mouvement ». « Les viragos vertes »sont des « gouines rouges »responsables d’un espace politique et écologique, s’occupant peu de luttes de classes. « De tout temps, dit l’auteure, les femmes ont cherché à développer des espaces pour s’entretenir, ont allié ménage et conversation. Une posture qui devient de rupture avec l’intensification du recours à la table rase capitaliste ». Faire le ménage, dit Anne Querrien, donne non seulement des droits, mais des pouvoirs sur tous les terrains. Par exemple la « scène porno »exige « de meilleures rémunérations et des conditions de travail plus sûres et plus agréables ».

Dans son étude sur le genre à Canton, Monique Selim montre ce qu’est l’autorité lorsqu‘elle n’est pas autorité-pouvoir de contrainte. Elle met en valeur une professeure, Yuting, qui, dans le rapport social de confiance qu’elle témoigne à ses élèves femmes et dans celui que ces élèves lui témoignent, parvient à orienter selon leur désir deux de ses élèves. « S’offre, dit l’auteure, un modèle individuel, mais aussi de collectif sur le mode usuel en Chine de construction et de mise en scène politique de modèles dressant le chemin et générant l’enthousiasme ». Si l’on veut bien admettre que l’enthousiasme est une sublimation collective, qu’il tient peut-être, non seulement à la joie, mais au pulsionnel (pulsion de vie), à la jouissance, on est ici sur le chemin de la légitimation sociale et politique.

Le texte de Monique Selim et Wenjing Huo« Croquer des pieds de porc salé » montre comment des petits groupes de femmes peuvent se défendre contre des agressions masculines.Le 6 Mars 2012, à Canton, des jeunes filles, au nombre d’une dizaine, ont croqué dans la rue des pieds de porc salé, munies de gants en plastic pour ne pas se salir. Elles brandissaient des panneaux où était écrit entre autres slogans : « Eloigne-toi de ma copine ». Le pied de porc salé est une métaphore qui renvoie à la main de l’homme qui tente de toucher une femme.

De même, l’occupation des WC masculins par des femmes est une manifestation contre la violence sexuelle masculine, mais elle est facilement réprimée par la police. C’est l’autoritarisme de l’Etat-parti qui bloque les initiatives de ces jeunes femmes occupantes de WC masculins ou consommatrices de pieds de porc salé métaphorisant le macho.

Les trois chapitres de la fin de l’ouvrage, « Vers des normes globales de genre », « Des registres d’action et de pensée dissensuels (non consensuels) »et « La libération des femmes comme plus-value du capital »vont essayer de montrer, d’une part, le nouveau statut naissant, approximativement légitime, des femmes, mais aussi, d’autre part, le blocage de ce statut non seulement par les normes globales de genre, mais par la réaffirmation, notamment par le genre, de la libération historique en cours des femmes dans le néo-libéralisme mondial.

Dans « Les normes globales de genre », Monique Selim et Anne Querrien notent que « les femmes seules ne sont plus les complémentaires des hommes, mais leurs égales, chefs de famille et de ménage au même titre qu’eux. Une situation qui est souvent parlée de manière misérabiliste comme le résultat du veuvage et de l’abandon, mais qui se développe aussi d’une manière volontaire dans la foulée de l’exercice d’une profession et de l’agencement d’une vie autonome ». « L’individu apparaît comme au coeur d’un réseau de relations plus ou moins étendu et aux formes variables qui ne sont pas justiciables d’un modèle paritaire ». Les normes globales de genre sont ainsi mises en question par les femmes elles-mêmes ; mais l’ambiguïté de leur statut demeure : elles sont, pour le moment les agents de l’avenir commun du personnage de la femme occidentale libre; ce qui n’est pas rien, mais ce qui n’est pas encore l’approche continue et indéfinie d’un tout.

Le texte « Registres de pensée et d’action dissensuels »porte sur la domination. Dans la post-modernité, le désir de domination est un « désir naturel »(celui de certains individus hommes). Du coup, ce désir de domination est hors structure, hors institutions et rapports sociaux. Il est dans un espace vide. Le pouvoir, la hiérarchie conservent la domination (ou, au moins, son excès illégitime). La microfinance, notamment en ce qui concerne les femmes, apparaît comme une instance susceptible de contribuer à leur liberté au moins économique. Mais elle a été en grande partie accaparée par le marché capitaliste. « Le genre, dit Monique Selim, se détourne de l’identité financière et s’occupe à disséquer les mirages archaïsants dans lequel il s’embourbe, entrainant à sa suite des foules de femmes et d’hommes cherchant à tâtons le sens de leur existence ».

Pour conclure avec le dernier chapitre, les femmes se retrouvent désormais dans tous les services à l’échelle planétaire. Les migrations féminines, les féminisations des professions, l’évaluation des salaires et des modes de vie produisent une libération de la force physique des femmes. Comme à tout un chacun sauf dans l’étroit périmètre démographique strictement capitaliste, leur est payée leur force physique. Mais, autant que possible, leur force sociale de travail ne leur est jamais payée. Voilà encore une plus-value inespérée pour le capitalisme mondial. Le premier soin d’une politique féministe est aujourd’hui, si l’on veut, hommes ou femmes, contribuer, en petits groupes non seulement à la libération historique des femmes, mais au statut libre qu’elles veulent se donner, de prêter attention à cette présence nouvelle, à cette participation des mouvements des femmes à une recomposition du monde réel. Mais il s’agit aussi de prêter attention à cette récupération massive de la libération des femmes par le capitalisme mondial, récupération par inadvertance qu’il avait ni cherché ni prévu – et que lui a offert sur un plateau la catégorie de genre -. Monique Selim et Anne Querrien se demandent que faire de cette libération des femmes réagencée en plus-value du capital. Selon nous, il ne s’agit pas de faire, mais de défaire – ce que ce livre magnifique a commencé d’entreprendre – , pour que le processus historique de libération des femmes, apparu la Renaissance européenne, suive son cours avec ses continuités et discontinuités et rende possible entre nous, entre hommes et femmes; autrement dit entre êtres humains, un monde un peu meilleur.

Louis Moreau de Bellaing

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Donner ses assises à une socio-anthropologie de la connaissance est l’un des desseins que s’est fixé Francis Farrugia et dont il fait état plus particulièrement dans ce livre. Nous le rejoignons ou plutôt nous prenons place dans ce dessein en tentant, comme l’auteur depuis de longues années, d’esquisser une socio-anthropologie de la connaissance subjective. Mais, pour commencer à réaliser son dessein, il lui a fallu non seulement reprendre à l’origine, les catégories fondamentales forgées en philosophie, mais aussi montrer, à travers l’oeuvre des fondateurs Emile Durkheim et son neveu – refondateur – Marcel Mauss – notamment dans la manière dont Levi-Strauss le commente -, puis dans la reconstruction de la sociologie dans l’après-guerre, comment cette science, en s’écartant d’une sociologie américaine par trop instrumentalisée, pouvait contribuer, et tout particulièrement en socio-anthropologie, à une meilleure connaissance des faits sociaux et des faits sociaux totaux. Car la visée totalisante, totalisatrice, mais non «totalitaire», pour reprendre l’une de nos expressions, que Farrugia privilégie est à la base de l’approche non seulement de Marx, mais de Durkheim, de Mauss, de Gurvitch, voire d’Aron, de Bourdieu, de Touraine, d’Ansart, de Duvignaud et, en anthropologie, de Balandier. Nous sommes encore quelques-uns à penser qu’à y renoncer, la sociologie s’expose à l’émiettement, à la parcellarisation et à un empirisme sociologique borné, voué à l’efficacité immédiate, c’est-à-dire à servir, selon nous, les intérêts du capitalisme.

Pour Farrugia, la philosophie est la «grand-mère spectrale» de la sociologie et de la socio-anthropologie, notamment de celle de la connaissance. Il reconnaît à Kant d’avoir recherché ce que nous appellerions volontiers une légitimation et une légitimité de la connaissance, en lui donnant des «catégories pures de l’entendement» et, ajouterons-nous, en renvoyant le noumène c’est-à-dire l’irrationnel (mais non le sens) hors de la connaissance philosophique. Vis à vis de Durkheim il nous semble que, tout en reconnaissant le caractère kantien des présupposés durkheimiens, Farrugia se déclare créditeur et débiteur de la qualification du rapport social. Belle découverte, en effet, bien oubliée aujourd’hui que celle de Durkheim disant que le rapport social et plus encore le lien social – la sociabilité si l’on veut – ne pouvaient être la sommation de rapports interindividuels, que l’un et l’autre ont leur propre qualification, que l’individu social et l’individu singulier naissent du groupe et de la société où ils sont produits.

Lentement Farrugia remonte avec nous la généalogie de nos devanciers : Tönnies d’abord, auquel il consacre des pages remarquables, analysant sa vie et ses textes. Tönnies, guère reconnu pendant une partie de sa vie et accédant enfin à la notoriété longtemps après la parution de son ouvrage Communauté et société. Au fond Tönnies rappelait, au moins selon nous, que la Gesellschaft (la société) n’était guère concevable sans la Gemeinschaft (la communauté). Qu’il ait privilégié la seconde par rapport à la première nous paraît évident. Mais ce qu’il montre principalement, c’est que, sans un idéal, des liens, des affects, des sentiments, des passions, la société n’est guère pensable. Or n’est-ce pas vers une société, un type de société moderne qui n’est pas celui, subjectivé et subjectivant, des précurseurs et des fondateurs que nous allons, désaffilié, désubjectivé, condamné, selon nous, par la capitalisme actuel à une objectivation et à une objectivité tellement poussées qu’elles en font disparaître, en même temps que les groupes, les individus et leurs rapports sociaux, les choses, les objets matériels que ce type de société produit ?

A travers Halbwachs, Farrugia pose le problème du temps et de la mémoire. Proche de Gérard Namer qui sut revivifier la sociologie de la mémoire halbwachsienne, Francis Farrugia montre, pour structurer sa pensée, comment rapports sociaux, groupes et individus sont littéralement dynamisés par la reconstruction de la mémoire historique et par la constitution de la mémoire collective, comment le travail de la mémoire est celui du temps dans la mémoire, celui de l’oubli et, nous ajouterons, celui du refoulement, comment ils sont parties prenantes de ce que Halbwachs appelle les cadres sociaux de la mémoire, autrement dit produisent les repères à partir desquels l’enfant ou l’adulte, mais aussi le groupe refait si l’on peut dire le passé, en fait un passé au présent, un «passé-présent» comme dirait Lefort. Et iFarrugia insiste sur ce qu’il appelle, lui, le syndrome narratif.

Abordant Gurvitch, Farrugia rappelle que, comme repère d’une sociologie de la connaissance nouvelle, cet auteur n’a pas donné par hasard comme titre à son dernier livre posthume Les cadres sociaux de la connaissance. Plus encore, après Durkheim, Mauss et Halbwachs – Durkheim et Mauss avaient déjà su socialiser le temps et l’espace – , Gurvitch va typologiser les temps sociaux, en montrer la multiplicité. Méfiant vis à vis de l’histoire, Gurvitch veut au fond la sociologiser. Il nous racontait qu’ayant assisté à l’arrivée de Lenine à la gare de Saint Pétersbourg en Avril 1917, dès les premières phrases du discours de ce dernier disant que la révolution n’était pas finie, il avait vu Staline, au premier rang des accueillants, se reculer dans la foule et disparaître. Cette dérobade-hésitation de Staline avait, disait Gurvitch, échappé aux historiens.

Enfin, reprenant des éléments de son ouvrage La Reconstruction de la sociologie, Francis Farrugia rappelle que, après la création du Centre de sociologie, par Gurvitch, rue Cardinet en 1945, ce furent Aron, Gurvitch et Marcel Jollivet qui fondèrent la licence de sociologie en 1958. Les jeunes d’aujourd’hui, au moins un certain nombre d’entre eux – des sociologues et des anthropologues – demeurent fidèles, sinon à l’enseignement de Gurvitch injustement bien oublié, mais à celui d’Aron et, par lui, mutatis mutandis, ont fait leur ce qu’il y a de meilleur dans ceux de Bourdieu, Touraine, Ansart, Balandier, Duvignaud, etc. Il serait faux de penser que tous et toutes, à Paris, en province ou à l’étranger, se sont rangé(e)s sous la bannière de l’empirisme sociologique américain tant critiqué par Gurvitch et guère estimé par Aron. En Belgique, l’Institut Solvay a su gardé une tradition sociologique gurvitchienne solide grâce à Henri Janne, comme le rappelle André Bolle de Bal dans un excellent article en cours de publication.

En conclusion, Francis Farrugia nous redit qu’on ne fera ni sociologie, ni socio-anthropologie, ni socio-anthropologie de la connaissance, ni, ajoutons-le, socio-anthropologie de la connaissance subjective sans la philosophie et l’histoire. Le débat théorique reprend s’il s’est jamais interrompu. Il est nécessaire. Gurvitch n’a jamais été opposé à l’approche et à l’enquête de terrain, ni d’ailleurs aux statistiques. Mais encore faudrait-il prendre beaucoup plus le risque, dans des sociologies différenciées, de proposer théorisations et hypothèses liées à des théorisations. Incontestablement, les sciences humaines et sociales sont menacées. Mais nous sommes un certain nombre à nous battre pour elles, en Europe et, on peut l’espérer, un peu aux Etats-Unis. Farrugia voit dans des «philosophies spontanées» la trace au moins d’un maintien de la philosophie, du débat philosophiques,dans les oeuvres sociologiques. Et il est conscient – nous nous en réjouissons – de la complémentarité de la psychanalyse comme discipline scientifique et culturelle en socio-anthropologie. Son beau livre est un «fortifiant» pour les chercheur(euses), jeunes ou vieux.

Louis Moreau de Bellaing

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Dans l’éditorial de ce numéro de l’Homme et la Société sur Sexe et politique, Michel Kail pose le problème : « …Le politique est premier, l’économique second. Le discours dominant actuel …sert à renforcer la domination en masquant la vérité de la primauté du politique ; vérité que Simone de Beauvoir notamment a enseigné, offrant aux femmes et à tous les dominés les moyens de leur libération ».

C’est en ce sens que s’élabore la pensée des auteurs en charge du thème, Ils n’hésitent pas dire, dès leur introduction, que « dans l’émancipation (en ce qui concerne le rapport sexe/politique) se donnent à penser des dédoublements conscients et inconscients du désir, faisant de lordre politique un ordre sexuel imposé » (souligné par nous).

L’ensemble des articles contribue, avec des perspectives différenciées, à mettre en forme ces affirmations-interrogations de départ. Ludivine

Bantigny, dans un article portant sur les politisations de sexe dans les années post-68, s’inspire, en ce qui se rapporte à la sexualité, des textes de Marx et de Freud. Elle aligne l’équation : Marx + Freud = Reich. Y a-t-il une révolution sexuelle ? demande l’auteure. On peut dire qu’à partir de 68, la politisation de la sexualité a mis en cause, par des questionnements, les normes qui la régissaient. Leur toute-puissance a été ébranlée. Mais, selon l’auteure, il ne s’agit pas encore de révolution. L’entretien qui suit avec Tassadit Yacine, directrice d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en Sciences Sociales, est une histoire de sa vie. Ce que nous en retenons, c’est d’abord la dureté de sa jeunesse en Algérie où elle parvient néanmoins à faire son primaire et son secondaire. Nous retenons aussi son mariage avec un homme dont elle dit que, militant et progressiste en politique, y engageant même son temps et sa vie, il est réactionnaire dans son ménage, conservant vis à vis des femmes les traditions qui lui ont été inculquée. Par chance pour sa femme, il meurt dans un accident. Elle peut faire des études supérieures et, aidée par Bourdieu, devenir enseignante. L’article de Claude Didry sur les midinettes parle de leur métamorphose. Il s’agit, dans le cas de midinettes, de concevoir le salariat en deçà (souligné par nous) du contrat de travail. Ce que Didry essaie de montrer, c’est que la midinette travaille, qu’elle a, comme on le sait, une place particulière dans l’imaginaire masculin, qu’elle mène des actions pour la conquête de ses droits. Les midinettes sont des couturières qui font du travail en chambre et ont l’habitude de « faire dinette » sur les bancs publics à midi, d’où leur nom de midinettes. La prostitution étant à l’époque cantonnée principalement dans les maisons closes, celle des midinettes est peu pratiquée. Tout au plus s’agit-il d’une prostitution occasionnelle, qui vient, dit joliment Didry, « limiter ls effets de la morte-saison ». En fait, leur sort n’est pas enviable, il ressemble quelque peu, en 1900 et jusqu’aux années 30 du XX° siècle, à celui des Canuts de Lyon, artisans-ouvriers en 1830. Le travail aux pièces constitue la base du travail ouvrier moderne. L’exploitation capitaliste se fait ici par l’exploitation du travailleur par le travailleur. On retrouve aujourd’hui un problème similaire avec la sous-traitance. Le travail à domicile n’a pas d’identité claire. Le contrat de travail, le droit du travail doivent contribuer à une égalisation des conditions juridiques de l’homme et de la femme, mais le catholicisme social veut néanmoins préserver la famille. Une législation se met en place avec les lois de 1915 et de 1917 sur l’industrie du vêtement : hausses des salaires, interdiction du travail aux pièces (qui continue néanmoins en douce ici et là), absence de sanction pour faits de grève. En 1928, les ouvrières à domicile sont systématiquement assujetties, par obligation aux assurances sociales, ce qui les conforte dans leur situation de salariées. On pense aux débats actuels aux Etats-Unis sur la mise en place de l’assurance obligatoire pour chaque travailleur et travailleuse (Quel retard!). En 1935, à la suite d’une nouvelle diminution de salaires, deux cents midinettes parisiennes se mettent en grève. La victoire est obtenue dans 21 maisons sur 24 : retrait des baisses de salaires, interdiction renouvelée du travail aux pièces, annulation de sanctions pour faits de grève.   En 1936, dix mille midinettes sont victorieuses ; est signé un contrat collectif qui propose la suppression du travail aux pièces et une hausse des salaires de 12%. La convention collective réglant les rapports entre employeurs de la couture et ouvrières en Seine et en Seine et Oise est signée le 10 Juin 36. « Je préfère, dit Claude Didry, trouver ces midinettes avant-gardistes sous les traits des ouvrières de Lejaby qui se battent aujourd’hui pour recréer leur emploi ». Monique Selim ne donne pas le nom de journalistes, mais de « tâcheronnes de presse » à de jeunes femmes de la ville de Canton et tente de montrer leur position entre domination politique et assignation sexuelle. « Nos jeunes journalistes, dit-elle, sont un produit typique de la croissance capitaliste chinoise. Les logiques émancipatoires sont imbriquées dans les dynamiques marchandes, aussi coercitives soient-elles lorsqu’elles se voient légitimées par l’Etat. Néanmoins « la conscience de ces actrices (et donc « tâcheronnes de la presse ») s’agrandit,s’autonomise présentement : fin de la soumission à une idéologie monolithique, ouverture au système globalisé de communication peuplé de flux contradictoires qui les font circuler ». Gisèle Lacaze, étudiant le cas de femmes mongoles, nous les montre saisissant l’ensemble des opportunités ouvertes par la multiplicité référentielle qui les caractérise depuis le socialisme, pour prendre en main leur destin. Elles sont majoritaires par mi les commerçantes à la valise du négoce frontalier avec la Chine et la Russie. Elles sont sur les parcours circulatoires sortant de Mongolie ; beaucoup d’entre elles préfèrent divorcer, rester seules, se marier avec un étranger ou se prostituer. On retrouve d’une autre manière le problème de la prostitution tel que le pose Pascale Absi. En Mongolie, il y a « crise de la virilité » et « fuite des femmes ».

Jean-Yves Le Talec s’interroge sur le visage de l’homosexualité dans le monde politique français. Le seul parti gay et lesbien français se nomme les Mauves, nous dit-il, sans que, pour notre part, nous le sachions, alors que nous aurions du le savoir. La visibilité homosexuelle dans le monde politique français ne date que de la  fin des années 1990, avec une légitimation militante entamée depuis longtemps, une délégitimation et un mouvement délégitimant réels et symboliques de la légitimation idéologique de l’homophobie, et une relégitimation sociale et politique dont le PACS est un exemple, un questionnement sur le « communautarisme »  homosexuel et de l’idée de « normalisation universaliste », une évolution simultanée des partis politiques et de l‘opinion publique (encore très homophobe). Le naturalisme est là aussi comme idéologie, la « culture » demeure massivement hétérosexuelle. Les politiques français proposent une image désincarnée, désexualisée et privatisée de l’homosexualité. Est requise une analyse, jusqu’à maintenant peu élaborée, des liens entre sexe, genre et sexualité. Tout changera, dit l’auteur, quand les gays et les lesbiens auront le courage de dire « nous ». Certes. Mais, ajoutons-le, ce ne sera pas suffisant. Le droit, les droits, la loi symbolique/réelle (nos repères communs universalisés et universalisables, notamment, en l’occurrence, l‘identité, l’égalité, la fraternité) les concernent autant sinon plus que tous et tout un chacun, puisqu’ils sont traités comme minoritaires, sinon comme grands délinquants (la peine de mort pour homosexualité existe encore dans onze pays du monde). Catherine Deschamps intitule son article Recherches sur la sexualité et le sida, sous les fourches caudines du néolibéralisme. C’est surtout de la sexualité dans toute son ampleur qu’elle nous parle (« phénomène social total », dit Balandier). comme en témoignent ses annonces : des pratiques sexuelles à l’identité  sexuelle : du faire à l’être ; une définition du néolibéralisme, définition difficile dans la mesure où les normes invisibles du néolibéralisme nous enveloppent ; les conséquences inattendues d’une recherche sur la maladie chronique, puisqu’il apparaît que d’une part, il y a passage d’une santé vue comme entrainant un droit à la santé à une santé vue comme un dû des citoyens à la société et que, d’autre part, à l’ancienne croyance que la maladie était une punition supra-naturelle s’est substituée la croyance que les individus peuvent et doivent contrôler leur propre santé ; quand le risque se mêle à la sexualité, le risque industriel peut se comparer au risque du sida dans une société du risque (Ulrich Beck) ; des malades agents ou jouets d’un changement de paradigme : il semble en effet, que le terme d’empowerment qui signifiait appropriation du pouvoir par des personnes concernées par un stigmate durable se retourne contre elles, puisqu’elles sont alors tenues responsables des méfaits qu’elles peuvent produire (le sida par exemple) ; les impensés du retour au sujet, avec sa nécessité, mais aussi son danger:le pur interactionnisme, l’instrumentalisation par le néolibéralisme et, ajoutons-nous, la mise entre parenthèses partielle ou totale du social et du politique ; le néolibéralisme en acte sur trois terrains sexuels : les travailleuses du sexe, les femmes hétérosexuelles à multiples partenaires et les prostituées. A ces catégories empiriques peuvent s’appliquer les « définitions » du néolibéralisme : aux travailleuses du sexe la concurrence, aux femmes hétérosexuelles à multiples partenaires le crédit, le consensus et l’appréciation, aux prostituées le profit, la concurrence et l’intérêt ; au delà du néolibéralisme la dette incalculée et incalculable : « Les dons et contre-dons sont d’autant plus incalculés et incalculables que la durée et l’engagement entre deux personnes s’installent »,« Les transactions conjugales ne sont peut-être pas toujours tant le signe d’une domination que la marque de la construction de l’attachement au delà de la classe de sexe », « La dette incalculée et incalculable, symptôme des attachements longs, affectifs ou non, existe, quels que soient les modèles économiques ; cette dette précède le néolibéralisme et continue d’exister, bien qu’il soit sans doute devenu le paradigme majoritaire ». En disant qu’elle se place à contre courant de Marcel Mauss, Catherine Deschamps oublie que si Mauss parle du don dans son article, il parle surtout du don pour l’échange, en oubliant, lui, quelque peu, le don pour recevoir qui n’entraîne aucune dette sinon ce n’est pas un don pour recevoir. Mais elle reprend aussi implicitement, peut-être sans le savoir, la question de la légitimation et de la légitimité sociales et politiques (non idéologiques) où, notamment la dette incalsculée et incalculable suppose nécessairement un don, mais aussi un renoncement qui peut prendre figure de dette près du bénéficiaire du don.

Analysant sexe et genre en Guadeloupe et en Guyane, Françoise Guillemaut note qu’il ne suffit pas, en l’occurrence, d’étudier les traditions locales, La modernité regroupe les questions de genre, de sexualité et de parentalité dans ce que l’auteure appelle « un dispositif de sexe et de genre créolisé ». L’imposition de la subjectivité occidentale au détriment de celle, créolisée, construite par les populations dominées, révèle une forme de « colonialité du pouvoir » incluant un « bio-pouvoir colonial ». Il y a une dynamique du pouvoir et du contre-pouvoir : résistance à l’imposition de la norme subjective occidentale de la sexualité, forme d’adhésion, au moins dans le discours, à cette norme, le plus souvent au détriment des femmes, mais aussi, plus récemment, à celui de certains hommes. Nicolas Forstenzer aborde le problème de la revendication d’égalité des sexes dans la politique chilienne. Il montre que l’entrée des femmes dans le système politique s’est toujours produite à des moments de crise de ce système, compte tenu des attributs traditionnels de la féminité, notamment la maternité. « La prise en compte de la construction d’égalité des sexes est parcourue d’une tension entre modernité et individualité. Cette tension est devenue conflit ouvert dans le cadre d’une action publique de genre, depuis le retour de la démocratie en 1990. Cette situation a évolué au cours des dernières années. Elle se positionne, avec d’autres mobilisations, pour le rejet de l’impunité et pour les revendications d’une démocratie de qualité. A propos des controverses autour du « mariage pour tous » dans la presse nationale quotidienne française, Maxime Curville montre notamment que la vieille stratégie de l’opposition à la réforme du mariage se donne comme support les logiques qui soutiennent les discriminations ethno-raciales d’une part, la division sexuelle du travail de l’autre. La controverse donne à voir la place centrale des inégalités de sexe dans le cadre d’une légitimation (idéologique) et d’une publicité des positions au sein de la sphère publique. Zahra Ali étudie le statut des femmes dans l’Irak post-Saddam. Si l’on s’en tient aux conclusions qu’elle nous donne – la teneur de l’article les confirme largement – , il apparaît que les débats autour du code du statut personnel sont liés, en Irak, à la fragmentation de la citoyenneté irakienne (summites, chiites, arabes, kurdes, etc.). Ils sont liés aussi, dit l’auteure, à la dimension géopolitique qu’implique   la mobilisation autour des droits des femmes dans un contexte marqué par une occupation menée par les Etats-Unis. Il y a fracture entre militants laïques et militants islamistes, aussi bien du point de vue du discours politique que de la rhétorique idéologique. Mais, dans l’après 2003 en Irak, elle est marquée par une crise politique à teneur communautariste et une occupation étrangère. Cette crise joue du droits des femmes et sur-politise les positions relatives aux questions de genre. Il y avait un code en Irak, datant de 1958, code légal, séculier, d’inspiration égalitariste. Pourquoi ferait-il aujourd’hui l’objet de débats ? La réponse tient aux réalités, d’ aspects différenciés, vécues par les femmes et les hommes. Les différents aspects sont d’abord la question coloniale et post-coloniale. Or l’argumentation autour des droits des femmes est attribuée aujourd’hui à des visées venues du dominant étranger (les Etats-Unis). Ensuite, deuxième aspect, la question démocratique : les militantes irakiennes savent, en se mobilisant, que « l’espace démocratique permet l’ existence d’une société civile nécessaire à la défense du des droits des femmes ». Enfin, troisième aspect, la question des rapports de pouvoir politiques nationaux et internationaux. Il faut désislamiser notre lecture. Les questions de genre reflètent des rapports de pouvoir politiques, voire géopolitiques. Ajoutons que le choix du dispositif civil/civique relève de l’épistémologie, en présumant un déplacement de la domination par des nouvelles substantialisations et par les normes de genre.

Mathieu Gaulier, Anne Querrien et Monique Selim étudient successivement la signification des termes féminin et genre dans le cadre des politiques globales et nationales (Maroc, Mexique, Chine), les contradictions internes entre égalitarisme et dispositif propre aux femmes. les résistances à l’intégration du genre, l’inefficacité des normes de genre sur le champ du travail. Selon les auteurs, la féminisme est abandonné pour un travail expert sur le genre. Le genre devient ainsi le synonyme de femmes. Une visibilité sexuelle doit être choisie, statuée, car elle est dépositaire de l’identité et, une fois sélectionnée, elle est un support de revendications. Avec le genre, les femmes ont compris que leur appartenance de sexe est un authentique handicap et une forme d’imposition éthique altérisante. Le genre ne cesse de s’internationaliser, pour mieux séparer , être plus visible et surplomber l’organisation de la connaissance et des pratiques. On parle aujourd’hui, en différents pays, de féminisme d’Etat. En France, le gouvernement inscrit un fantasme d’intégration des femmes dans le construit d’une idéalité nationale destiné à refouler les étrangers. Les hommes et les femmes sont, sous tous les cieux, dupes de ces promotions étatiques des droits des femmes dont l’existence est précisément d’apparaître comme le fruit d’une juste utilisation, d’une part des machines économiques et, d’autre part des machines politiques – et ajoutons idéologiques LMB – dans lesquelles elles se moulent. La lecture communautariste, en imposant les appartenances et les identités, commande de fait le cadre politique de production des rapports sociaux de sexe et l’importance de la forme d’Etat – démocratique autoritaire (et, ajoutons,démocratique oligarchique LMB) – dans l’adhésion des femmes aux modèles de genre. On le devine, toute l’ambiguïté du problème du genre apparaît dans ce premier axe, comme le dit Monique Selim : « Les manières nouvelles de comportements sont proposées aux femmes, proches du monde global qui est celui des hommes. Le genre réserverait donc les postures de la réaction conservatrice à tous ceux et celles qui dénient aux autres le droit de se penser et de se dire féministe. Le deuxième axe concerne le marché. Le don serait, de façon rémanente, convoqué pour s’affranchir de la toute-puissance du marché. Dans ce cadre, la sexualité n’est pas une recherche de plaisir partagé, mais une nécessité biologique assurant la bonne tenue du corps. L’orgasme ne serait plus qu’une affaire de technique masturbatoire, du moins en théorie ». Selon les auteurs, le genre comme norme de gouvernance pourrait apparaître idéologiquement sous le jour merveilleux d’un appel à une libération dont le désir actuellement enfoui, refoulé, resurgirait éblouissant. Sous le genre se place donc la démocratie. Thématique qui s’adresse à d’autres peuplant une société civile totalisante dont témoigne aussi le développement de groupes homosexuels fondés sur la communication numérique. Au Mexique,dit Mathieu Gaulier la conception du genre serait un norme prégnante de pouvoir. Elle coordonne aujourd’hui l’intervention des minorités dans l’éducation, la santé, la politique familiale. Pourtant, le statut économique et politique des femmes n’a jamais été aussi menacé que dans les dernières années de crise sur fond de guerre civile entre les cartels. L’Etat et les militaires sont les auteurs de la violence qui touchent directement les femmes. En France, la politique du care qui oublie la présence de femmes dans d’autres secteurs que le sanitaire, contribue à l’essentialisation de la condition féminine, à son enfermement dans un « éternel féminin », alors que la lutte féministe voulait faire échapper les femmes à cet héritage pervers. Deux axes majeurs mettent en scène passions, conflits, anathèmes : le premier pousse la singularisation au delà de ce que le mot d’ordre avalise ; le second s’accompagne du meurtre contre les préceptes de la «morale » de base. Les propriétaires singularisés sont l’ avant-garde de la gouvernance globale. Les femmes, comme les pauvres, sont mises en condition dans un marché fort rentable, en mouvance permanente. Le genre a contribué à détourner individus et groupes de l’idéalité financière, pour les fixer sur leur propre narcissisme (quel sens aura ma vie ?). En soi, l’idée de genre a eu l’avantage , comme le soulignait Nicole-Claude Mathieu, de débiologiser le sexuel et la différence sexuelle, en rappelant que le sexe et la sexualité sont construits. Mais, comme le montrent les auteures, le genre a été récupéré tant par l’excès de domination sociétale que par le capitalisme. On ne peut que souscrire à leur conclusion. Dégenrer les femmes, défaire le genre pour refaire du nouveau, serait plus vu comme une construction, mais aussi comme un « désir naturel ». Remarquons que le déplacement de l’excès de domination est particulièrement à retenir, si l’excès de domination et surtout la domination passent effectivement par un désir. Ce que l’on peut admettre. En effet, on n’a jamais parlé que de domination illégitime, illégale, inhumaine, a-humaine, en oubliant la domination et le désir de domination légal, légitimant, légitime, humain.

Par exemple celui de faire   descendre quelqu’un (enfant ou adulte) du bord d’une fenêtre sur lequel il est monté, et cela sans lui demander son avis. Désir de domination s’il en fut. Il y en a d’autres. Le désir de domination dans le sado-masochisme – qui n’a rien de naturel comme l’a montré Deleuze – ne se conçoit que dans le consentement mutuel d’une part, et, d’autre part, jusqu’à un degré qui ne cause à autrui aucune blessure grave et encore moins puisse entrainer un risque de mort. Dans ce contexte, il est légal, légitime et humain et relève de pratiques sexuelles parmi d’autres Mais la pensée des auteures n’est pas là. Ce qu’ils voient bien, c’est que le déplacement de la domination vers des formes internes aux femmes, formes inhumaines, intégrées à des catégories identitaires dites post-coloniales mène vers un espace vide, hors structures, institutions, rapports sociaux, où les transgressions n’ont aucun effet sur la forme   des sociétés. Le pouvoir, la hiérarchie demeurent en circulant, conservent la domination ontologisée. L’identité financière constitue le principe fondamental de réalité dont le genre s’est à la fois emparé et détourné. Le déplacement de la domination (de ce que nous appelons l’excès de domination) laisse intact l’organisation économique. La microfinance, comme l’a montré Isabelle Guérin, a concerné au plus près des individus et des groupes minoritaires ; elle s’est dotée, au dessus des rapports sociaux, d’une efficacité autant symbolique qu’idéologique déterminante. Ledéplacement de la domination s’est fait sur d’autres formes, non plus celles du féminisme et des luttes revendicatrices contre le racisme, le sexisme et le machisme, mais sur des formes, toujours internes au femmes, mais plus intimes. Christine Delphy, dans sa critique du féminisme post-moderniste, relève que la domination a désexualisé la sexualité, métamorphosée en droit sexuel. Dans le même moment, s’opère une substantialisation de l’appartenance. Contre cette substantialisation, les Femen, qui sont à la fois anti-capitalistes, mais aussi anti-nationalistes cultivent une technique de retournement du sens usuel : les seins, dénudés en public, deviennent symbole provoquant et inversé d’une volonté de destruction des socles sociaux, politiques, économiques et symboliques du patriarcat. La forme sexuelle de leur combat est totalement désexualisée. La sexualité devient service, don, droit. Leur nudité est ici anti-sexuelle. Elle oeuvre contre des identités diffamées. La fidélité aux appartenances de sexe, de communautés substantialisées ne souffre pas le « trouble dans le genre » (Judith Butler). Le trouble dan le genre   désessentialise les sujets. Le « bon genre » doit respecter la « bonne gouvernance » globale. Dépendance et soumission, d’un côté, et, de l’autre, communautarisme et culturalisme, le genre devient une affaire de substance, d’éthique. « Dégenrer les féminismes, défaire le genre pour refaire de nouveaux féminismse pluralisés, saisissant à plein corps les dominations articulées et globalisées (nous dirions les excès de domination particularisés et globalisés), démasquant les subterfuges, retotalisant les soulèvements et les révoltes, telle pourrait être la façon, à ce jour, de découvrir les chemins transversaux de la liberté dans un monde sans frontières ni identités imposées, sans communautés ni destinées contraintes ». Les auteures ajoutent : « brassant les multitudes ». Oui, pour qu’un jour les multitudes (dont nous faisons partie) parviennent à se brasser elles-mêmes, c’est-à-dire à mieux maîtriser a minima le politique, l’économique, le social et la politique.

Louis Moreau de Bellaing

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Centré sur l’individu, l’ouvrage de Pierre Prades inscrit en somme l’individualité  dans un double temps, celui où le dispositif sacré extérieur à l’humain, ou, dit autrement, le sacré mythique, ancestral et religieux prédominait et celui où il se poursuit, concurrencé par le nouveau dispositif sacré civil/civique ; il est à peine visible au XIII° siècle, se précise à la Renaissance et va prédominer à partir de la fin du XIX° siècle . Si nous rappelons ce cadre possible d’analyse, ce n’est pas pour faire objection au livre remarquable de P. Prades, mais pour le situer non tant historiquement – l’auteur le fait fort bien -, mais sociologiquement et anthhropologiquement. La thèse défendu ici – qui n’est pas la nôtre – est qu’il y a en quelque sorte, dans la période pré-contemporaine, passage de la sainteté, autrement dit de la recherche du Salut par les mérites et les oeuvres dans la lignée, non seulement du puritanisme, mais – et c’est une nouveauté, une découverte de l’auteur – dans celle de l’arminianisme, à la santé, dans la période contemporaine, par des techniques de remise en état de la santé psychique principalement. L’auteur va jusqu’à analyser le subjectif, l’affectif individuel comme marqué par une foi en ces techniques, notamment celles dérivées de la psychanalyse comme thérapie, foi analogue à la foi religieuse.

D’abord disons que Ptrades ne manque pas d’arguments pour commencer à démontrer sa thèse; Effectivement, si l’on reprend la thèse de Gauchet sur la « sortie de la religion »  dans Le Désenchantement du monde et dans ses trois ouvrages sur LAvènement de la démocratie, ce sont bien des « religions séculières » qui apparaissent , selon lui, dans la modernité du XX° siècle. On pourrait dire que, pour Prades, les religions séculières prennent aussi la forme de psychothérapies, de dynamiques de groupe, de coaching, voire de techniques comportementalistes et cognitivistes. Et, si l’on réduit la psychanalyse à sa seule dimension thérapeutique, incontestablement elle subit, aux Etats-Unis comme en France, de plein fouet, qu’elle soit freudienne ou jungienne, le poids du sacré religieux plus ou moins sécularisé.

Disons-le en deux mots, pour nous, ce n’est pas le plus grand intérêt du livre de Prades, bien que ce point en ait beaucoup. Pour notre part, nous pensons qu’il y a eu quand même rupture dans le sacré et que cette rupture se voit. Notamment lorsque Prades remarque lui-même que William James est le dernier auteur à faire, en psychologie, aussi directement référence non tant au religieux qu’à la religion protestante.A partir de lui, à part les exceptions toujours possibles, les propos en sciences humaines et notamment en psychologie et en psychanalyse sont les plus souvent laïques, c’est-à-dire que, tout en respectant la croyance, la foi au sacré religieux, ils refusent, par conviction toute référence à un surnaturel quelqu’il soit.

Cela dit, restent les modèles du religieux qui, constamment redéfinis, persistent dans le langage, dans les conceptions psychologiques, voire sociologiques et anthropologiques. Reste le dédain manifesté à toute forme d’analyse de la légitimation et de la légitimité sociales et politiques (au sens du politique). Il n’est question que de légitimité idécologique, mais le terme idéologie a pris une telle ampleur qu’on ne sait plus guère où se situent la réflexion, la théorisation et la recherche de la vérité.

Venons-en à ce que nous appelons le second point de la thèse de Pierre Prades. Nous la résumons schématiquement ainsi. Weber ne s’est pas, à proprement parler, trompé sur les affinités entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Mais il n’a pas vu suffisamment les variations et les variétés qu’avait pu prendre le puritanisme entre son apparition au XVI° siècle en Grande-Bretagne et son exportation, à partir du début du XVII° siècle, dans les colonies américaines. Or ces variations et variétés sont importantes. Tout se passe chez Weber comme si la prédestination telle que l’expose Théodore de Bèze dominait en quelque sorte la question du Salut et n’assurait jamais à l’individu son Salut, quels que soient ses mérites et ses oeuvres, notamment sa réussite financière. Or cet absolu de la prédestination a été très largement amendée, si l’on peut dire, par les sectes et les auteurs puritains qui se sont succédés du XVI° au milieu du XIX° siècle. On a, par exemple, totalement minoré – et Pierre Prades le rappelle – l’importance de Jacob Arminius, un théologien hollandais de la la fin du XVI° siècle et du début du XVII° siècle, élève de Théodore de Bèze à Genève, qui s’élèvera contre la prédestination,   disant que l’individu pouvait accepter ou refuser la Grâce de Dieu (ce que Saint Augustin avait déjà dit), et que s’il chutait, il pouvait être racheté. On n’est plus dans la prédestination absolue et bien des sectes puritaines sont marquées par l’arminianisme.

Mais, pour en revenir à notre premier propos, où nous postulions une rupture plus marquée que ne le dit Prades entre sacré religieux et sacré civil/civique, on peut faire référence au catholicisme – ce que l’auteur ne fait pas suffisamment -. Celui-ci assure à l’individu son Salut, quel que soit le degré de sa faute, par un sacrement, la confession, précédée et suivie de la pénitence, sacrement qui le blanchit aussitôt de tout crime, délit, manquement etc. y compris au moment de sa mort. Si l’individu se confesse et se repent, il est sauvé. Chercher son Salut notamment dans la réussite financière, ce n‘est pas, chercher à devenir riche, pour faire du bien ou la charité. Incontestablement, selon nous – et c’est ce qui demeure de la thèse de Weber -, tant qu’ils demeurent proches du puritanisme, et de l’anglicanisme, l’enrichissement de ceux qui, en Grande Bretagne, fondent le capitalisme, vise à l’illimitation, puisque, dans la la parabole des Dix Talents, la réussite financière est un gage pour l’individu capitaliste qu’il sera peut-être sauvé. Or l’assurance du Salut peut se renforcer, comme le dit à peu près Arminius, sous la forme d’une promesse de Salut, d’une possibilité pour l’individu, qu’il soit en rechute ou vertueux, d’être sauvé. Mais cette promesse n’est jamais, comme dans le catholicisme, une certitude.

Cette idée d’ illimitation, si bien mise en évidence par Caillé, est, selon nous, en germe dans l’éthique protestante, comme l’avait compris plus ou moins Weber qui ramenait trop vite à un utilitarisme à la mode de Franklin les affinités entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Le sacré religieux n’est pas remplacé par le sacré civil/civique, mais le capitalisme anglais vient déjà transgresser par les enclosures, qui durent deux siècles et demi, l’éthique protestante. Le capitalisme français, puis européen ne retiendra que l’idée d’accumulation du capital , autrement dit celle d’illimitation de la richesse s’accompagnant de la toute-puissance comme gage d’élection sur la terre. Enfin, à la fin du XIX° siècle, le capitalisme missionnaire prendra la suite de celui européen et américain, pour aboutir, dans les débuts du XXI° siècle, au banditisme dans l’affaire des subprimes.

Louis Moreau de Bellaing

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Ferdinando Fava a eu l’excellente idée de reposer et d’argumenter, dans ce petit livre synthétique, la question que tant d’anthropologues ont voulu écarter, jusqu’au moment où l’un des premiers anthropologues de notre époque, après les Boas, Malinowski, Bénédict, Mead, Linton et Kardiner, voire Levi-Strauss et autres, a voulu sortir de l’ornière dite des « informateurs » et parvenir enfin à se débarrasser quelque peu du carcan qu’était devenu le culturalisme. Il serait présomptueux de dire que l’innovation introduite, sous l’influence de Lourau et de Sartre et, ailleurs, de quelques anthropologues américains – dont on ne peut créditer, si riches soient leurs oeuvres, Clastres ou Balandier, encore moins les anthropologues marxistes – renvoie aux oubliettes les précurseurs et les fondateurs de l’anthropologie. Ils furent, certes, évolutionnistes, ethnocentristes, rarement racistes, parlant plus d’indigènes et d’indigénat que d’êtres humains, hommes ou femmes, rencontrés ici et là, humains comme eux et elles anthropologues. A lire Fava, Althabe fut singulièrement marqué par l’analyse institutionnelle. Or on ne peut oublier que Lourau fut grand lecteur de Freud et proche de la psychanalyse. Mais ce n’est pas tant dans cette voie que Althabe s’engage, bien qu’il ne semble jamais l’avoir laissé de côté, tout comme Monique Selim qui a travaillé, en même temps que quelques autres, avec lui sur le terrain. L’influence sartrienne est plus marquante chez lui. Or les passages de Sartre sur l’autre dès 1943 dans l’Etre et le Néant et a fortioriLa Critique de la raison dialectique récusent très largement et explicitement – ce qui est moins vrai pour Beauvoir – la démarche et l’apport psychanalytique, que ce soit en philosophie, en anthropologie ou en sociologie.

Ce qui rend Althabe original, et cela Fava le montre fort bien, c’est qu’il est capable, à partir d’une erreur, de rechercher comment et pourquoi il s’est trompé. C’est ce qui se passe, à notre avis, lorsqu’il publie son travail sur Poto-Poto, un quartier de Brazzaville. Il est conscient que, comme Balandier dans Les Brazzaville noires, il a observé, il a décrit, il a synthétisé, mais qu’ il n’a pas compris et expliqué. Ce fut le courage d’Althabe de le dire dans la préface à cette enquête, et de chercher au fond, non seulement où était l’autre par rapport à lui, mais quel autre il était lui-même pour ces autres qu’il faisait profession de connaître. Il se reconnaissait dans le capitaine Cook arrivant à Hawaï, en croyant savoir qui il était, mais en ignorant quel il était pour les Hawaïens. Le capitaine Cook fut, on le sait, pour eux, l’étranger d’emblée considéré comme hostile. Tué, consommé rituellement en partie comme nourriture, son corps fut rendu par ses meurtriers à sa famille.

Nous pensons que c’est dans l’oeuvre même d’Althabe comme dans celle de Monique Selim qu’il faut aller chercher le processus par lequel finissent par émerger l’idée d’implication et celle de liens émergents. Soyons net en ce qui nous concerne. mais il ne faudrait pas qu’à vouloir trop s’en tenir à ces idées d’implication et de liens émergents entre l’individu(e) anthropologue et son/sa/ses vis à vis, entre cet(te) individu(e) et le groupe qu’il/elle a en face de lui/elle, l’histoire soit un peu oubliée, aussi le lien social tel qu’il se noue, du passé au présent, pour n’importe quel individu ou groupe. Un « en deçà » un peu négligé »i nous laisserait dans une sorte d’ « éternel présent ». Mais qu’il s’agisse d’Althabe ou de Selim ou de Fava, on retrouve toujours dans leurs oeuvres un peu d’histoire, de sociologie, voire de philosophie et de science politique (au double sens du terme politique).

« Qui suis-je pour mes interlocuteurs ? « , ou, autrement dit : qui suis-je pour d’autres ?, c’est peut-être la question primordiale telle que la pose Fava, dans la mesure où la seconde question peut alors être posée : Qui est-il, est-elle, qui sont-ils, sont-elles, pour moi anthropologue après qu’il(s),elle(s) m’a, m’ont fait savoir qui, quel(le) j’étais pour eux/elles ?

Fava illustre admirablement cette alternative avec l’exemple des deux jeunes femmes qui entrent en contact avec lui, à la faveur de sa recherche à Palerme. Ce sont elles qui lui disent : Tu es ceci et cela pour nous. Toi, homme, tu n’es pas un partenaire sexuel, toi anthropologue, nous t’accueillons chez nous, au mépris des règles d’usage, parce que nous voulons te connaître. Ce sont elles, au fond, qui, comme on dit parfois, ont la main, ce n’est pas l’anthropologue.

Althabe se verra pris dans des vicissitudes qu’il acceptera et intégrera à sa recherche à Madagascar, lorsqu’il est sur ce terrain qui servira de base, si l’on peut dire, à Oppression et libération dans limaginaire. Dans la société où il vient, d’abord il n’est pas reçu. Il est analogisé, non pas au dominant colonial qui n’y est plus – les Français -, mais au dominant malgache – les fonctionnaire – qui l’a remplacé. Certes on lui fait sa place, se subordonnant à lui, mais on ne lui dit rien, il est à part. Ce n’est pas lui qui s’intègre au groupe, c’est le groupe qui finalement l’intégrera comme non-étranger, comme ami.

On retrouve bien là d’abord la mise à distance, l’altérité. L’un est autre pour l’autre, comme l’autre (groupe ou individu) est autre pour l’un. Sans plus. La reconnaissance sociale vient ou ne vient pas après. Monique Selim raconte, avec moins de péripéties, au fond la même histoire lorsqu’elle narre sa rencontre avec les magiciennes laotiennes. L’implication se fait non par elle, mais par elles, par l’une ou l’autre d’entre elles. A un moment, elle peut parler, être là, elle est impliquée et, du coup, elle peut s’impliquer. Alors le lien – qui est lien social -peut émerger, c’est le cas de le dire, d’un lien quasi historique et sociologique, déjà là, non maîtrisé ni maîtrisable par l’anthropologue. Selim et Fava voient l’un et l’autre, ce que Althabe avait vu à Madagascar (mais non à Poto-Poto, quartier de Brazzaville ), ce sont les liens émergents entre l’individu ou le groupe et eux-mêmes (chacun d’eux) et ce sont ces liens émergents qui vont rendre possible la connaissance anthropologique, qui vont transformer, selon nous, l’altérité en reconnaissance sociale, en réciprocité, en identité, qui vont donner autorité, hors des anthropologues, à ce qu’ils écrivent, tant du côté de celles et de ceux d’où ont émergé les liens que du côté, dirait Lefort, des futurs lecteurs et lectrices. Ce sont eux, de part et d’autre, qui donnent autorité, par exemple, à Oppression et libération dans limaginaire (Althabe) et à Hommes et femmes dans la production de la société civile à Canton (Selim), dans les travaux anthropologiques de F. Fava.

,Nous souhaitons que Selim et Fva enrichissent, un jour,   leurs analyses contextuelles, si bien produites dans cette implication et ces liens émergents, d’analyses de discours à la manière de Roland Barthes (quelques-unes au moins) qui feraient apparaître peu à peu une intersubjectivité sociale et, çà et là, des subjectivités individuelles plus ou moins refoulées, enfouies dans les dédales de l’inconscient social et des inconscients individuels. Mais ça viendra. Est-ce nécessaire dira-t-on ? Oui, pensons-nous. Sinon l ne sera jamais vraiment atteinte la légitimation et la légitimité sociales et politiques (et pas seulement idéologiques, le plus souvent présentes et analysées), la délégitimation, l’illégitimation et l’illégitimité des pensées et actes des individu(e)s et des groupes. Tout est là aujourd’hui pour que cela soit possible, qu’il s’agisse d’individu(e)s ou de groupes dans un dispositif sacré religieux ou dans un dispositif sacré civil/civique. Il est possible – Monique Selim et Fernando Fava l’ont en partie montré – de saisir sur le vif ce qui « anime » les consciences sociales et celles individuelles dans leurs décisions pour le « meilleur » ou/et pour le « pire ».

Louis Moreau de Bellaing

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La rue des précaires est, pour Jean-Pierre Martin, celle des sans abri, errants, appelés administrativement Sans Domicile Fie. Ceux-ci font effectivement partie de la catégorie des précaires qui se situe à différents niveaux sociaux dans le bas e la classe ouvrière (les OS) et dans le bas de la classe moyenne (les employés). Elle désigne des chômeurs temporaires, des sans emploi en recherche d’emploi, mais aussi les intermittents et les intérimaires. Mais comme l’indique le titre du livre, il y a des précarités et non la précarité qui désignerait un seul type d’individus et de groupes. Les précaires à la rue. les sans abri dits SDF, sigle que certains refusent, sont l’une des populations précarisée, à distinguer, à notre avis, des populations logées en cités de transit ou en ZUP (Zones d’Urbanisation en Priorité) à qui une adresse postale assure la possibilité de toucher les minimas sociaux, notamment le RSA, de bénéficier des allocations familiales lorsqu’il y a des enfants, et des aides du Service social. L’absence d’adresse, parfois compensée par celle que leur accordent les Centres Communaux d’Action Sociale(CCCAS) , contribue, pour eux, à diminuer son seulement leur accès aux droits, mais aussi à une reconnaissance sociale identitaire.

Dans un premier livre, Psychiatrie dans la ville, Jean-Pierre Martin plaidait pour la création de centres de soins et d’accueil tel celui qu’il avait conçu et fait fonctionner à Paris dans les années quatre-vingt dix. Plus largement, il plaidait pour une sectorisation réelle ; elle devait rendre possible la prise en charge de la souffrance notamment psychique de sujets qui ne sont pas l’objet de la psychiatrie, mais qui, par l’accueil et le soin, peuvent redevenir des agents de leur propre vie sociale.

C’est, à notre avis, cette finalité relevant en partie d’une utopie, comme l’auteur le reconnait lui-même, que La Rue des précaires tente de mettre en perspective et d’expliquer. Il veut montrer, contre le néo-libéralisme ambiant, l’insuffisance législative. La loi de 199O a amélioré celle de 1838 sans la transformer. loi de 1838 ; jusqu’à cette loi de 90, la loi de38 n’avait donné lieu qu’à des ajouts glissés çà et là dans d’autres lois, comme l’a montré Marcel Jaeger. L’auteur s’élève également contre une psychiatrie comportementaliste et par trop mise sous le signe de la protection non tant des sujets que de la société, véhiculant, à propos des malades mentaux, le stéréotype de la dangerosité sociale. J.P. Martin en cite un exemple, celui d’une exigence, pour un malade, de garantie par le psychiatre de non récidive. Mais c’est surtout sur l’économisation gestionnairee et l’instrumentalisation des dispositifs médico- administratifs qu’il insiste, montrant qu’ils effacent la dimension humaine de la souffrance et surtout de la souffrance psychique. Ils effacent aussi la question de la norme et de l’anormalité (posée par Canguihem qui, à propos de la maladie mentale, parlait d’ « une autre norme »), celle de la psychiatrisation de la souffrance sociale comme appareil normatif au détriment d’une prise en compte des défenses psychiques du sujet humain contre des réalités extérieures et contre les difficultés de l’accès aux soins. Le risque du psychiatre est d’être un normalisateur.

Ce risque, dit J.P. Martin, impose au psychiatre une  définition «éthique» sur le rôle de la psychiatrie et sa place dans une politique dite de «santé mentale» issue d’une ddésinstitutionnalisation des lieux d’enfermement ».

S’il y a une ou des morales du psychiatre, qui donnent un sens à ce qu’il pense, dit et fait, c’est effectivement en articulation avec une éthique de la profession. Mai l’auteur prononce aussi, à ce propos, le terme de politique, nous présumons au sens du politique. Le politique – implicite et explicite – est toujours, selon nous, le droit, les droits et la jurisprudence avec leurs insuffisances, mais aussi avec ce qui leur donne signification et sens : certes la citoyenneté, mais plus largement ce que nous appelons la loi symbolique/réelle : le sacré civil (que nous ne définissons pas ici), le don sous ses deux formes (don pour l’échange, don pour recevoir), le renoncement (à ne pas confondre avec la renonciation, comme l’a montré Stéphane Corbin dans sa thèse sur Rousseau), le permis et le défendu (notamment le prohibition de l’incestuel), auxquels on peut ajouter les « valeurs républicaines » qui, à notre avis, sont a minima dans tout vivre ensemble, même lorsqu’elles sont bafouées : la liberté, l’égalité, la fraternité, la responsabilité et la justice, sans lesquelles l’autorité, l’altérité, la reconnaissance, la réciprocité, l’identité – parmi elles, J.P. Martin en cite plusieurs – demeurent aujourd’hui dans le carcan de l’autonomisation et de l‘autonomie économiques et dans celui de la toute-puissance néo-libérale capitaliste.

A propos des « écoutes de la précarité », l’auteur note que « le sens du travail clinique (est) de « réinstituer (les sans abri), de les revendiquer à travers le travail thérapeutique de la socialisation ». Ceux-ci refusent souvent toute aide institutionnelle. Il peut y avoir disqualification du ou de la sans abri par lui-même ou elle-même, mais, si il ou elle a gardé une idée relativement positive de son identité, il/elle peut faire un choix entre assistant(e)s sociales/sociaux, bénévoles ou membres d’association (les maraudeurs par exemple). Les deux derniers lui apparaissent souvent comme préférables aux premiers plus institutionnalisés. Les maraudeurs, qui sont professionnalisés – c’est un métier – jouent, souvent, comme le note l’auteur, le rôle de premier partenaire du sans abri « dans le temps à prendre pour faire lien ».

Le « prendre soin » notamment du corps est acte de reconnaissance. Le sont aussi, pour de nombreux errants, les formes de résistance positives. La reconnaissance del’altérité est, en l’occurrence, reconnaissance de la légitimité à résister. Reconnaissance aussi de l’activité de vivre à la rue comme une activité positive. J.P. Martin distingue, à ce propos, le sans abri pour qui mendier est un véritable travail de celui qui mendie dans la honte.

En ce qui concerne l’habitat précaire, celui des sans abri, il s’agit, « dans les situations qui évoluent le plus favorablement, de maintenir le précaire dans la gestion d’un foyer encadré qu’il paie lui-même ».

Pour les femmes en errance, l’effet de résistance l‘emporte de loin sur « avoir une solution  »; pour elles, «toute issue est associée à la réinstitution d’une domination». Elles demandent, pour certaines, « la reconnaissance des violences subies et la liberté de s’en éloigner (comme un droit citoyen) »

Le chapitre sur l’humanitaire n’insiste pas suffisamment, à notre avis, sur le fait que les ONG ne prennent guère en compte le statut social, la culture, les spécificités singulières des populations qu’elles veulent aider. Elles sont un « paravent » certes, mais qui, tout en suppléant à l’absence de politiques publiques, demeure plus dans l’humanitaire que dans un don qui permettrait un contre-don des donataires dans leur socialité et leur sociabilité spécifiques.

« Histoire de pratiques » : il s’agit d’abord de pratiques d’interface avec les secteurs. Le centre d’accueil et de soins qu’il a créé à Paris est défini ainsi par J.P. Martin : « (C’) est un lieu d’accès aux soins, 24h sur 24, interface entre la demande sociale de soins et l’élaboration clinique qui construit une réponse thérapeutique et son cadre ». « Aller vers », « pour créer le premier contact dans un cadre autre que la psychiatrie », « avec la mobilisation des infirmiers en première ligne ». Aux pratiques d’interface avec les secteurs s’ajoutent les pratiques de formation des intervenants.

Les pratiques de soins psychiques sont celles de la resymbolisation : comment construire un espace symbolique possible ? Sur ce point, J.P. Martin rejoint Olivier Douville et Bernard Doray,

tout comme il les rejoint à propos de la souffrance psychique et du trauma. Il indique que le silence sur le trauma initial doit être partagé par le soignant. Il y a nécessité de l’oubli, pour établir un lien. «C’est dans la reconnaissance d’une parole    adressée que se constitue l’espace d’une relation possible».

La dangerosité vient de l’institué, de l’établi, du répressif extérieur, beaucoup plus que du sans abri lui-même notamment psychotique. L’indétermination du sans abri se traduit dans le social par le « »discours de la dangerosité ».

Dans le dernier chapitre, Santé mentale et situations d’exclusion, J.P. Martin insiste sur la nécessité du consentement des sans abri à être éventuellement soignés. Il insiste également sur le transfert, sur la mélancolisation des soignants dans le contre transfert, mais aussi sur l’aide au sujet pour penser sa désaliénation, sa libre expression, pour avoir un meilleuraccès à la vérité de son propre désir. Pour contester « la domination sociale au profit du paradigme de l’émancipation ».

«Dans unesituation d’inégalités sociales et d’insécurité de l’ensemble de l’humanité, la jeunesse est le moteur d’une désobéissance collective face à cette incertitude interminable d’être précaire ». C’est l’une des conclusions de l’auteur. Sa seconde conclusion nous semble être dans une annexe de son livre où il rappelle la déclaration des droits de la Ligue des droits de l’homme en 1936 qui a servi à l’élaboration de celle de l‘ONU en 1948.

Nous n’avons donné qu’un pâle résumé de ce livre foisonnant, traversé par le souci d’une légitimation et d’une légitimité approximatives, démocratiques, sociales et politiques réelles, où les résistances des sans abri peuvent dès maintenant prendre leur place.

Louis Moreau de Bellaing

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Le livre d’Yvan Grimaldi et de Pascale Chouatra nous paraît important et nécessaire, non seulement dans la société française où nous vivons, mais aussi dans d’autres sociétés démocratiques (apparemment) et dans celles qui souhaitent en elles la modernité et la démocratie. Le reconnaître qui y est posé est très directement celui de la légitimation et de la légitimité sociales et politiques. L’intérêt du livre est, de plus, qu’il pose ce problème, non tant dans l’abstrait c’est à dire dans la seule réflexion (comme nous l’avons probablement trop fait), mais dans son effectuation concrète et dans ses applications sociales et politiques. En fait, il nous semble que ce que les             auteurs se demandent, parce qu’ils ont été « au charbon « et y sont encore, c’est comment faire (et comment     cela

s’est fait) pour qu’un groupe social ayant une certaine cohérence, menacé néanmoins par un ennemi plus ou moins visible, mais demeurant comme groupe ouvert aux changements possibles sans pour autant se délégitimer et s’illigitimer à ses propre yeux, puisse être soutenu pour tenter de s’approprier un espace social. Ce soutien, c’est celui que lui apportent des institutions sociales et politiques, en l’occurrence une association et des travailleurs sociaux, des animateurs et animatrices. Tout le livre semble répondre ou tenter de répondre à cette question. Dès la préface, Eric Pliez donne le lieu de ce que l’on peut appeler une expérience légitimante. Expérience veut dire ici, non pas expérimentation (le mot est employé dans le texte), mais association, dans le politique et vis à vis de la société, du social qui implique ce politique tout en le maintenant à distance, (comme nous allons essayer de le montrer), de protagonistes divergents, différents, voir antagonistes. La finalité provisoire est d’obtenir la légitimation et la légitimité concrètes, réelles et symboliques (avec leur part de représentations illégitimes et d’idéologies délégitimantes et illégitimes) du groupe social que constituent ces protagonistes, groupe par définition marqué par des conflits. Le lieu c’est un morceau de quartier près d’un pont à Paris, nommé »Espace des biffins ». Les protagonistes, ce sont les biffins mais aussi les vendeurs à la sauvette, également le public qui achète les marchandises des biffins, les institutions : l’association, les travailleurs sociaux et animateurs (trices), enfin la police garante des réglementations qui limitent et rendent ainsi possibles, par rapport à d’autres lieux de vente, le Carré et l’activité des biffins. Il s’agit, en ce qui concerne les biffins, de ceux et celles qui, parmi d’autres individus et groupes, « restent invisibles, dissimulés dans les angles morts de la solidarité ».

Dans son introduction, Yvan Grimaldi précise le statut d’origine des deuxauteurs. Pascale Chouatra est éducatrice spécialisée ; Yvan Grimaldi est animateur social et gestionnaire d’associations. Pour écrire le livre, ils sont devenus praticiens-chercheurs, hors de l’expérience qu’ils ont l’un et l’autre menée. « Nous soutenons, disent les auteurs, que si ce marché de rue est reconnu comme une place de commerce vivante…, il est aussi l’héritier du marché (souligné) en tant qu’instrument préféré (du) capitalisme procurant naturellement aux détenteurs de capitaux plusieurs possibilités d’exploitation des plus faibles ».

Il ne s’ agit donc pas ici seulement de morale et d’éthique, mais du politique et de la manière dont il parvient à se manifester dans une légitimation et une légitimité approximatives contre la délégitimation, l’illégitimation et l’illégitimité produites par des individus et des groupes nombreux de la société française et par le capitalisme globalisé.

Les difficultés des biffîns ne sont pas dues à des inadaptations personnelles. Ils possèdent de multiples aptitudes techniques, relationnelles et intellectuelles. Mais ils se vivent en trop (souligné), par la perte d’un emploi, d’un logement et de bien d’autres droits. Les auteurs prônent le retour de travail social vers le courant quelque peu délaissé de l’Education populaire dans ses exigences d’espaces et dans celles de l’action collective et du pouvoir d’agir.

Dans un premier texte intitulé Un projet expérimental comme solution, Pascale Chouatra montre qu’un conflit s’élabore autour du nombre de places dans le Carré. Les biffins historiques (l’association Sauve qui peut) ne veulent pas se contenter de cent places. Le combat qu’ils mènent renforce la légitimité de l’association et des travailleurs sociaux. Mais les critiques de certains Sauve qui peut portent sur l’acceptation par les travailleurs sociaux de cent places, en laissant six cent à sept cent personnes sur le côté. Les travailleurs sociaux soutiennent sans discuter la création de places supplémentaires avec une liste d’attente de deux cents cinquante noms. Les biffins historiques se scindent en deux groupes, ceux qui veulent un Carré autogéré, ceux qui disent oui au Carré proposé par l’association et les travailleurs sociaux.

Le second texte, de Pascale Chouatra intitulé Chronique de la mise en oeuvre du Carré des biffins de 2009 à 20012, fait en conclusion le bilan de l’expérience. Les biffins s’inscrivent moins dans la transgression, autrement dit dans des illégitimations et des illégitimités. Il y a eu apaisement de conflits entre groupes en présence. L’intervention sociale et réglementaire, donc politique au sens du politique et de la politique, a encouragé une meilleure compréhension d’autrui. La représentation des statuts socio-économiques a changé. Les biffins du Carré n’appartiennent plus au « peuple des infâmes »; ils se vivent comme des récupérateurs-revendeurs ayant un nombre de plus en plus important d’acheteurs modestes qui n’auraient pas les moyens d’un autre commerce. Le recyclage est en lui-même lutte contre le consumérisme illégitimant. Les biffins luttent pour la création d’espace marchands et pour faire reconnaître leur statut officiel sur tout le territoire parisien. La démarche des biffins s’inscrit, compte tenu de leur autonomie et sous leur responsabilité légitimes, sociales et politiques, avec celles de l’association et des pouvoirs sociaux, dans la co-construction et dans l’exercice d’un pouvoir « de » et d’un pouvoir « sur » qui comporte deux dimensions : celle du pouvoir à rechercher, à conquérir, à obtenir, celle d’un processsus d’apprentissage et d’acquisition qui permet d’y accéder. Mais il y a aussi la contestation des pratiques professionnelles. Entre usagers et professionnels, un autre rapport social s’est installé. Les travailleurs sociaux, dit l’auteur, doivent changer leurs représentations de bénéficiaire et se focaliser sur le travail politique à l’oeuvre dans tout rapport social collectif.

Dans un troisième texte, d’Yvan Grimaldi, ayant pour titre La Carré des biffins : trois ans d’expérimentation et de quête de légitimité, l’auteur montre comment la légitimation se met peu à peu en place dans le Carré des biffins D’abord elle n’est pas juridique, ni légale. Grimaldi fait défiler les registres de la légitimité chez Weber (qui ne parle pas de légitimation) : celle traditionnereconnaîtrelle (la position des biffins historiques dans l’association Sauve qui peut), celle charismatique ave l’engagement de plusieurs personnes de l’association qui furent au fondement du projet, enfin celle rationnelle-légale qui compense l’illégalité du projet par un soutien légal de la municipalité et du maire.       Mais, dit Grimaldi, le répertoire des valeurs et de l’éthique (autrement dit de l’éthique et de la morale qui ne se conçoivent qu’englobées dans le politique), comme celui de la croyance et de l’adhésion à des notions et des conceptions implicites du désirable ne suffisent pas à produire une légitimité de consensus (ce que n’a pas vu Weber). Intervenants et exécuteurs du projet peuvent exprimer des idées et porter des jugements en désaccord avec celles et ceux des responsables du projet. Notons que, dès que la menace de répression (illégitimante et illégitime) a commencé à se manifester, notamment contre les vendeurs à la sauvette, l’association et les travailleurs sociaux se sont solidarisés, en toute légitimation et légitimité sociales et politiques, avec les biffins et les vendeurs menacés. Rappelons que valeurs (la morale) et éthique n’ont de sens que dans le politique qui est composé du droit, des droits (quand ils ne sont pas rendus iniques par l’idéologie ou de toute autre manière), mais aussi des repères communs universels et universalisables que se donnent, quelles que soient leurs contradictions et tant que celles-ci ne transgressent pas le légitimant et le légitime approximatif,   les participants au projet (biffins et travailleurs sociaux). Hélène Hatzsfeld peut alors rappeler que le processus de légitimation (oublié par Weber) est l’acte par lequel est acquise une légitimité, ce qui suppose des choix et des décisions communs. La légitimation, dit-elle, et, selon nous, la légitimité s’inscrivent sur deux registres (empruntés par l’auteure aux travaux de Boltanski et Thévenot dans Les économies de la grandeur : celui de la justification au travers d’actes et de mots qui trouvent leur sens dans l’application, la preuve ou l’expérimentation, mais également celui d’épreuves que l’individu (et le groupe, ajoutons-nous) traversent, qui sont autant de démonstration de qualités, de compétences et de courage, mais aussi, selon nous, de leur articulation aux repères communs universels et universalisables (prohibition de l’inceste, sacré civil et civique, don, etc. sur lesquels nous revenons plus loin ) .que le groupe ou/et l’individu ne peut négliger à peine de limiter des possibilités de légitimation et de légitimité. Justification et épreuve, selon H. Hatzfeld, sont liées aux situations dans lesquelles on se trouve. Les mauvaises conditions de travail de l’équipe de l’association faisaient écho au dénuement de moyens d’existence de nombreux biffins., ce qui contribua à renforcer près d’eux la légitimation et la légitimité des actes de l’équipe.

Dans un quatrième texte, Insertion sur le Carré : plus un mythe qu’une réalité…, Grimaldi propose comme substitut de l’insertion et comme justification du métier, le lien social et la socialisation. Les limites de l’insertion sociale et professionnelle se caractérisent par le manque de moyens humains au sens de « débine » matérielle, par une certaine ambiguïté de la notion d’insertion qui a tendance à se confondre avec l’aide individuelle, avec ce que des travaux de travailleurs sociaux et le Service social appellent « la relation d’aide ». Grimaldi pense qu’ il faut transformer ces travailleurs sociaux en entrepreneurs du social, censés agir sur l’environnement pour l’intégrer aux bénéficiaires et non l’inverse. Les travailleurs sociaux ne sont pas les seuls à véhiculer une représentation des exclus, précaires, chômeurs comme incapables de prendre un poste et de s’y tenir. Ce qui éloigne les exclus des dirigeants-recruteurs qui, pour cette raison, demeurent insensibles à la relégation des chômeurs. Grimaldi propose que le terme d’insertion tel qu’il est employé, avec sa connotation de prévention et d’aide,   soit remplacé par celui de socialisation ou de co-construction qui permettra, bien plus que des résultats, une finalité. Il s’agit d’une recherche du lien social ou d’accompagnement, processus de création de ce lien, d’une entrée en relation.

Les dynamiques qui ont créé le chômage de masse, la raréfaction des logementsdans les grandes villes réduisent les « naufragés de la société salariale », notamment les biffins, à un travail sans emploi, mais néanmoins les convainc peu à peu – et c’est un commencement de légitimation sociale et politique – que le travail comme lien social – y compris celui des précaires – est vecteur de socialisation et de reconnaissance sociale.

La socialisation professionnelle des biffins dans la relation individuelle et collective est le titre du cinquième texte de l’ouvrage. Grimaldi note que, les biffons ont acquis peu à peu, à Paris, mais aussi à Toulouse, une légitimation et une légitimité sociales te politiques approximatives, en revanche ils n’ont pas obtenu et n’obtiendront sans doute pas avant longtemps la reconnaissance professionnelle et statutaire de leur métier.

Grimaldi fait état, dans cette difficulté des biffins à être reconnus statutairement et professionnellement – c’est à dire à être en somme suffisamment légitimes approximativement pour prendre réellement place, de droit et de fait, dans la société où ils sont -, d’une sorte de rivalité entre les biffins historiques de l’association Sauve qui peut et les membres (travailleurs sociaux ou autres) de l’association qui a co-construit avec les biffins le Carré. Grimaldi oppose, comme font les biffins historiques eux-mêmes, une association 1901, sans grands moyens financiers, regroupant des « petits », autrement dit des groupes et des individus hiérarchiquement au bas de la société, par l’effet même du capitalisme sur la hiérarchie sociale et politique, et une association soutenue par l’Etat, subventionnée par des fonds publics, par des dons, etc., ayant à la fois le souci de concourir à des productions de légitimations et de légitimités dans des minorités comme par exemple les biffins ou les sans abri, mais ayant aussi la préoccupation nécessaire d’une gestion quasi bureaucratique, sinon un peu technocratique dans le contexte économique et social dit néo-libéral du capitalisme actuel,. Cela à peine de disparaître et de supprimer ainsi quasi totalement la possibilité de concourir à la légitimation et à,la légitimité sociales et politiques (au sens du politique mais aussi de la politique, c’est à dire du juridique et du légal) de groupes sociaux et politiques minoritaires et, comme disait Castel, exclus de la solidarité sociale.

On ne peut pas dire que Grimaldi, en défendant ce point de vue, ou plutôt en essayant de le comprendre à partir de celui des biffins, fasse en quelque sorte le procès de l’association en charge d’une légitimation et d’une légitimité du Carré des biffins. Il montre seulement, à notre avis, que, dans la conjoncture        actuelle, où l’illégitimation et l’illégitimité du capitalisme néo-libéral crée des points d’arrêt difficilement franchissables aux légitimations et légitimités sociales et politiques réelles (et non pas seulement idéologiques au sens large où l’on emploie aujourd’hui à tort le terme idéologie) en train de se faire, voire se faisant et ayant déjà un certain acquis. Mais ceux et celles qui sont sur le terrain, biffins en association ou sans abri, tentant collectivement et individuellement de s’en sortir, ne peuvent pas tout faire. Tant que le politique, notamment dans les opinions politiques ou plutôt dans les sphères d’opinion (comme dit Arlette Farge), ne sera pas explicitement impliqué dans la vie sociale tout en en demeurant à distance, autrement dit tant que le statut social et professionnel de minoritaires comme les biffins ne sera pas explicitement à la fois social et politique (au sens du politique et politique au sens de la politique, c’est à dire reconnu par l’Ett), les petits groupes et les personnes sur le terrain iront lentement jusqu’aux limites où l’excès illégitime venu de la société, mais surtout celui global capitaliste les empêchent de poursuivre. C’est, dans ce domaine comme en d’autres, à tous et à tout un chacun de se battre, de lutter à leur et à sa manière, pour que la vie en commun s’améliore, pour qu’il soit un peu meilleur de vivre ensemble.

Dans un dernier chapitre, Pascale Chouatra s’efforce de dessiner le parcours socio-historique des biffons.  « L’activité des biffins, dit-elle, résiste, perdure ou renaît à presque toutes les époques . Les biffins revendiquent liberté et indépendance, même dans les situations économiques les plus dures ». Ils existent socialement, ils se considèrent comme des travailleurs, le travail qu’ils effectuent les inscrit, selon eux, dans la société au même titre que les ouvriers. Ils assurent un recyclage dans une société de gaspillage. Certains éprouvent néanmoins de la honte à vivre de ce commerce de récupération. Toutefois, lorsque les paroles se libèrent, ils disent que la biffe leur permet d’avoir un peu de fierté pour eux-mêmes, parce qu’ils s’en sortent seuls. Ils refusent d’être aidés, (par l’insertion protectrice) et ils refusent l’inactivité (qui n’est pas l’absence d’emploi). « Ils maintiennent un lien social, parce qu’il faut rencontrer l’autre, négocier, biffins entre biffins, pour détenir ensemble un espace marchand. » Ils se dotent d’une identité professionnelle non reconnue socialement et politiquement, non légitimante et légitimée   par la société où ils sont. La production de l’activité commerciale des biffins, malgré la répression (illégitimante et illégitime) s’inscrit dans une économie marchande où l’offre des biffins rencontre la demande d’une population dont le pouvoir d’achat régresse de jour en jour. On peut se demander si cette économie marchande, légitimante et légitime, ne va pas beaucoup plus loin dans la légitimation et la légitimité sociales et politiques que les micro-crédits et des formes de commerce équitable dans l’économie solidaire, trop souvent récupérables par le capitalisme globalisé.

Grimaldi conclut le livre par une rubrique intitulé Résister au monopole de la gestion managériale de la souffrance. Les biffins, en majorité, dit l’auteur, n’ambitionnent pas le salariat. Deux moyens sont au coeur de leur métier : la logique auto-entrepreneuriale et le marché comme place de commerce. Il n’est pas question pour eux actuellement de « dissoudre leur identité de biffins en un statut de salarié (ou s’y apparentant) de l’économie sociale et solidaire ». L’auteur précise, en final, la fonction de l’association dans la lutte pour la reconnaissance de la biffe., ou, plus exactement, les exigences que, si elle entend poursuivre en l’occurrence son action, elle peut, sur trois niveaux, se donner. Le premier vise l’amélioration du vivre ensemble sur le Carré et dans le quartier. Le second   est la re-mobîlisation collective des biffins historiques (association Sauve qui peut), pour consolider leur légitimité sociale et politique, plus exactement ce qui en reste acquis et réactiver le combat sur le plan local : réflexion autour de la cogestion du Carré par les biffins historiques et l’association (travailleurs sociaux et animateurs) ; réaffirmation d’une éthique de la biffe.

Arrêtons-nous brièvement sur ce point. Car le problème se pose pour de nombreuses minorités (minorité ne signifiant pas nécessairement petit nombre d’individus, mais surtout mise en minorité par la société et le capitalisme). La réaffirmation d’une éthique de la biffe suppose, selon nous, celle de morales personnelles et collectives référant à cette éthique de la biffe et plus largement la référence de cette éthique et de ces morales au politique, c’est à dire au droit (lorsqu’il n’est pas inique, c’est à dire lui-même illégitime), aux droits (lorsqu’ils ne sont pas notamment biologisés par l’idéologie des aptitudes et des capacités), enfin aux repères communs universels et universalisables. Parmi ceux-ci, on peut désigner provisoirement (quitte à compléter régulièrement la liste) la prohibition de l’inceste et de l’incestuel (l’incestuel étant le rapprochement volontaire ou forcé individuel ou collectif de personnes ou de choses qui doivent demeurer à distance) ; le sacré civil et civique (les personnes et les choses gardées ou ne circulant que « sacralisées » dans l’échange), le sacré religieux, comme on le sait, toléré, à condition qu‘il admette aujourd’hui, dans les sociétés se voulant plus ou moins démocratiques, la prédominance du sacré civil/civique ; le don (pour échanger ou pour recevoir), sacralisé lorsqu’il est don reçu et don donné entre les générations ; le sacrifice-renoncement (notamment dans le don et l’échange) ; l’autorité (non seulement des leaders des associations, mais de chaque association légitimant les rapports sociaux entre biffins, acheteurs, travailleurs sociaux, animateurs, partenaires extérieurs ;   l’altérité et la reconnaissance sociale sur le Carré et ailleurs ; la réciprocité et l’échange (pas seulement avec les acheteurs) ; enfin l’ identité sociale et politique, individuelle, collective et professionnelle à reconnaître aux biffins par la société et par la politique.

Dans cette seconde exigence que l’association peut se donner figure également la réaffirmation de la position des biffins historiques vis à vis de l’association et la clarification par l’association de sa propre position vis à vis des biffins.

Le troisième niveau se situe dans l’action citoyenne et politique pour une reconnaissance, une légitimation et une légitimité du statut des biffins sur un modèle d’organisation d’économie sociale et solidaire visant par exemple une rétribution publique des biffins reconnus comme tels, pour compléter de petits revenus provenant de la vente. L’association est affrontée à un double risque : l’ « assistance à autrui » et (l’excès) de domination sur autrui. Dans l’espace parisien, la condition, pour l’           association, de se maintenir à l’écart de ces risques est une union des diverses organisations de biffins qui ne doit pas exclure, face à ses convergences, la présence de conflits, de divergences nécessaires, à négocier continûment. Cet union dans les divergences et les convergences n’est possible que par des soutiens extérieurs tels l’association Sauve qui peut ou des biffins d’autre quartiers (à Paris, il y a deux espaces marchands de biffins il en existe également à Toulouse ) ou par des habitants, des élus, des militants, etc. Il s’agit de créer sans cesse les conditions d’une prise de parole et d’une stratégie commune.

Autre niveau d’exigence que peut se donner l’association : une intervention sociale qui vise à s’adapter à la maîtrise du pouvoir d’agir par les précaires eux-mêmes. C’est le même problème pour les sans abri et d’autres minorités. Le travailleur social ou l’animateur lié à l’association ne peut être le gestionnaire managérial de la souffrance d’autrui, comme l’a compris, dans son livre La rue des précaires le psychiatre J.P. Martin. Il s’agit de rechercher les causes structurelles de ces souffrances vers l’amont, là où se sont fixés les destins des personnes et des groupes minoritaires.(en l’occurrence les biffins). C’est pour l’association, pour ses professionnels lorsqu’ils sont sue le Carré des biffins, ce qui fait le moteur de leur engagement (disons de leur choix libre) : non seulement le sens que donne à leur métier la quête de la justice sociale, mais aussi, selon, nous, celui de leur responsabilité. Justice et sociale et responsabilité sont parmi d’autres repères (ceux par exemple que nous avons indiqués), partout et toujours, quelle que soit leur historicité et les degrés de déligitimation, d’illégitimation et d’illégitimité qui tentent de les faire disparaître,      non seulement des repères communs universels et universalisables, mais aussi des processus et des états de légitimation et de légitimité.

Le livre de Pascale Chouatra et de Yvan Grimaldi est, pour nous qui travaillons depuis longtemps sur la légitimation et la légitimité, la délégitimation, l’illégitimation et l’illégitimité, (par exemple, à propos du paternalisme, du pouvoir politique dans le système politique français, ou à propos des sans abri ), l’une des plus belles démonstrations sur le terrain de ce que peuvent être cette légitimation et cette légitimité sociales et politiques, concrètement, réellement et symboliquement lorsque des êtres humains (biffins, travailleurs sociaux, animateurs, militants, etc) choisissent de la            mettre en oeuvre. Rappelons que ce sont les éducateurs d’éducation surveillée qui ont mis en évidence, sociologiquement et anthropologiquement, par leurs travaux, notamment leurs mémoires de maîtrise (masters) en formation continue, cette légitimation et cette légitimité sociales et politiques. Qu’elles soient constamment, partout et toujours, contestées, mises en doute, voire parfois en voie d’effacement (la société nazie) ne conduit pas à la désespérance, mais à garder l’espoir et, sans chercher nécessairement à refuser les conflits, à tenter sans cesse de mieux vivre ensemble.

Louis Moreau de Bellaing

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Sur le livre d’Albert Le Dorze, Cultures, métissages et paranoïa, trois auteurs de formation différente, dans un texte diffusé sur le site du CIPA (Collège International de Psychanalyse et d’Anthropologie), se sont efforcés de s’associer, pour donner une vue synthétique du livre et inciter les lecteurs et les lectrices futurs à en saisir toute l’importance. Il s’agit de Michel Brouta, psychiatre et psychanalyste, de Marie-Laure Dimon, psychanalyste, présidente du Collège International de Psychanalyse et d’Anthropologie et de Louis Moreau de Bellaing, sociologue un peu anthropologue. C’est ce dernier qui essaie ici, de rendre compte de leurs différents points de vue.

On pourrait dire que Michel Brouta s’intéresse en quelque sorte à l’historique de la question culture et métissage. Il ne reprend pas ce que Le Dorze dit sur la paranoïa, mais tente d’expliquer comment l’auteur, à partir de nombreux textes, est parvenu à nous montrer la portée historique de l’esclavage et notamment celle de la créolisation à travers le langage parlé de l’esclave, enfin le poids du colonialisme. Mais c’est surtout à partir des productions non seulement africaines (Senghor), mais aussi des Caraïbes (Césaire, Glissant, Fanon) qu’il insiste sur la rupture qu’elles instituent avec le passé esclavagiste et colonial. Sur ce point, les textes cités par Le Dorze et ses commentaires sont explicites. Michel Brouta note que les auteurs retenus par Le Dorze n’emploient pas leur propre langue (le créole), mais la langue du dominant (en l’occurrence le français). Or, comme l’a montré par ailleurs Daniel Maximin, c’est bien à la fois dans leur propre culture et dans celle du dominant que les Carabéens, par exemple, puisent les éléments qui leur servent à construire leur propre culture.

Marie-Laure Dimon se différencie dans son approche, de celle de Michel Brouta. Ce qui l’a intéressée dans le propos de Le Dorze, c’est, d’une part ce qu’il dit de l’évolutionisme et de l’anthropologie confrontée à l’évolutionnisme, mais aussi de l’anthropologie ayant à voir avec la psychanalyse et avec le social. Toutes les questions qu’elle pose et se pose nous semblent aller en ce sens. Elle veut s’éloigner de l’évolutionnisme freudien et Le Dorze l’aide , en quelque sorte, à y voir plus clair sur ce qui se passe entre le psychique, le social, le culturel et le corps. Elle montre au mieux, en reprenant des citations faites par Le Douze, comment, par exemple, le racisme, celui d’un jeune enfant, désarticule littéralement ce qu’on pourrait appeler l’appartenance humaine toujours en construction. « Maman, regarde le nègre », dit un petit garçon à sa mère. Comme le disent des auteurs, notamment Denis Duclos, critiquant le « rétrovolutionisme » de J. C. Amselle, dans une telle phrase l’autre ne devient jamais soi, il reste l ‘autre.

Les commentaires de Le Dorze sur les paranoïas de Breivik et de Merah montre l’acmé de cet effroi devant l’autre. Certes les psychiatres consultés considèrent Beivik et Merah comme des délirants. Breivik avait été jugé irresponsable, mais, comme il revendiquait la responsabilité de ses crimes, il a fini par être jugé coupable. Merah est anti-blanc et antisémite ; il tue des militaires de même origine que lui, parce qu’ils sont pour lui des traîtres, des faux frères, mais il tue aussi des enseignants, leurs enfants et une petite fille, parce qu’ils sont juifs. Pour Merah, et il semble que Marie-Laure Dimon le laisse entendre, l’autre n’estautre que s’il est lui. Sinon il est à supprimer.

Le troisième commentateur du texte de Le Dorze – nous-même, non psychanalyste – s’efforce de retrouver, dans les textes cités par Le Dorze et dans ses commentaires, des éléments qui puissent enrichir une réflexion sur le légitime et l’illégitime, sans que pour autant ces concepts apparaissent. Mais c’est dans la praxis, dans la pensée et la pratique nouées, que Le Dorze lui semble apporter un nouvel éclairage sur la question de la culture, du métissage et de la paranoïa. Toute rupture, dit Le Dorze, entre religion (nous dirions sacré extérieur à l’humain) et politique ne se fait pas sans dommage. Enfin, il cite Georges Zimra, l’interprète, et nous ne pouvons que souscrire à son interprétation : la référence à une extériorité absolue est incompatible avec l’absolu d’une pensée laïque et d’une pratique civile.

Louis Moreau de Bellaing

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Sous la direction de Nicole Khouri et de Joanna Pereira Leite, Khojas Ismaïlis, Du Mozambique colonial à la globalisation, Paris, L’Harmattan, 2014, Coll. Anthropologie critique dirigée par Monique Selim.

Il y a deux Khojas, ceux qui migrent dans l’Est africain et ceux qui nous occupent principalement  ici, les Khojas Ismaïlis, issus du Gudjurat en Inde et qui migrent d’abord, à la fin du XIX° siècle, au Mozambique, une colonie portugaise, et, à la fin du XX° siècle, au Portugal.
Pour des raison économiques, Les Khojas  venus du Gujarat (Inde) migrent dés le milieu du 19ème siècle vers Zanzibar et vers les territoires des colonisations britanniques et portugaises d’Afrique orientale ainsi que vers Madagascar. Ceux dont traite une grande partie de cet ouvrage concerne particulièrement ceux qui se sont fixés dans la colonie de  Mozambique .
Dans la suite d’articles que publie cet ouvrage, il est difficile de donner sa part à chacun. Remarquablement agencé, donne une vue à la fois panoramique et détaillée du destin des Ismaïlis. Notons d’abord que c’est au Gujarat qu’une petite population déjà convertie à l’islam et à l’ismaélisme se donne un iman venu de Perse. Pour des raisons économiques,  une partie de cette  population migre au Mozambique où elle s’installe dans les villages  et, peu à peu, à Lourenço-Marquès (Maputo aujourd’hui), la capitale. Quand ils arrivent au Mozambique, les Portugais l’ont colonisée depuis longtemps. Ce sur quoi il faut insister, c’est sur le fait que les Ismaïlis, les premières familles venues au Mozambique, se sont voulues commerçantes ; les premières familles ismaili venues au Mozambique , à l’exception de quelques unes, ont du acquérir une culture commerçante, dans la mesure où seul le commerce s’était offert comme créneau professionnel . C’est le fondateur du magasin, en général le père de famille, qui mène l’affaire, avec l’aide de ses fils lorsqu’ils deviennent adultes. Mais la communauté se fait autour de la jamatkhana, communauté religieuse qui, en somme, est à la fois familiale et inter-familiale. Elle soude en quelque sorte les Ismailis entre eux, sous la tutelle à la fois religieuse, politique et économique de l’Aga Khan qui règne sur cette  communauté de fidèles. Ce personnage  sera amener à jouer un rôle de premier plan auprès de toute sa communauté; à chaque génération, l’élément d’une dynastie va constamment jouer un rôle de premier plan auprès de la communauté ismaïlie. Il ne vit pas près d’elle, mais en Europe. Lors des différents jubilés, les Ismailis lui paient tribut (son poids en numéraire, dit-on) et cet argent est placé non pas seulement dans le  commerce, mais dans des entreprises  économiques, des prêts destinés à améliorer le niveau de vie, de logement et d’éducation de sa communauté et depuis les années 60, concernent des programmes de développement pour d’autres populations.  telles aujourd’hui la construction de marinas et de complexes touristiques.
En revanche, les Ismailis demeurent, avant tout des commerçants. Ils nouent des liens commerciaux avec des Khojas non ismaëliens (leurs homologues ismailis)venant de l’Est africain, émigrés au Canada et revenant dans les années 1990 en Afrique. plus tardivement à la fin de la colonisation portugaise.
Peu à peu, au Mozambique, la communauté va scolariser ses enfants, famille par famille, les pousser vers les universités. Curieusement, on a l’impression,  en lisant ce livre, que, si les Ismailis participent à la vente de biens d’usage produits par le capitalisme (aujourd’hui globalisé), ils ne sont pas capitalistes.. En tout état de cause, dans un autre système que le capitalisme à la fois social, culturel, politique et économique devenu globalisé, ils auraient été commerçants. Mais le regroupement en communauté leur donne un statut social, économique et politique, à notre avis, légitime auquel ne peuvent prétendre les entreprises capitalistes des pays européens, asiatiques ou américains, qu’ils soient «émergents» ou «émergés».

Venons-en au moment où la décolonisation va permettre au Mozambique de conquérir son indépendance. Les Ismailis du Mozambique avaient toujours eu de bons rapports avec les coloniaux portugais. La question que posent les auteurs du livre, notamment, dans le chapitre concernant leur départ massif de la colonie, Nicole Khouri, est la suivante : est-ce que, avant même la chute de Salazar et la fin du colonialisme portugais, l’Aga Khan leur avait conseillé, sinon ordonné de partir ?
Ils sont partis. Beaucoup sont allés directement à Lisbonne où ils continuent le commerce. Parallèlement, la diaspora ismail issue des anciens territoires britanniques s’installe au Canada, voire dans d’autres pays du monde. Pendant la guerre de 39-45, une communauté vivait à Madagascar sous la tutelle d’un dirigeant contesté à qui l’Aga Khan, réfugié en Suisse, réclamait le tribut exigé. Ces communautés diasporiques ont jusqu’à aujourd’hui poursuivi leurs activité sociales, commerciales, politiques, religieuses – politico-religieuses, pourrait-on dire – dans les pays qui les accueillent. Un chapitre du livre raconte les mythes et légendes revient sur l’analyse de l’héritage hindou dans les thèmes des conversions des communautés ismaili au Gujarat et gujarati dont est issue la communauté religieuse ismaïlie.

Que conclure de cette odyssée d’un morceau de la société indienne ? Pour nous, ce livre est l’un des rares  qui montre la possibilité de vivre à l’écart du capitalisme, tout en participant par nécessité à son mode de production d’objets. Que le commerce suppose aujourd’hui le marché, nous n’en doutons pas. Mais le propre des Ismaïlis nous semble être de refuser un marché concurrentiel global et surtout sans limites, en choisissant de préférence (sauf l’Aga Khan lui-même et les Khojas migrants de l’Est africain, voire d’autres ailleurs), le commerce avec échange utilitaire-marchand. On peut nuancer le propos en disant qu’après leur retour en Afrique et en particulier en Angola, ils servent d’intermédiaires dans une économie de services globalisée. Qu’ils  fassent du profit, du bénéfice, dans l’achat et la vente des marchandises, c’est non seulement légitime, mais nécessaire, pour qu’ils continuent à commercer. Mais ils ne semblent en général  habités ni par l’ «esprit du capitalisme» ni par l’envie de devenir capitaliste en exploitant sans limites autrui. Tout au plus sont-ils obligés, dans l’état actuel des sociétés humaines, de dépendre du capitalisme en ce qui concerne la production d’objets.

Louis Moreau de Bellaing

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Alice Desclaux et Marc Egrot, anthropologues et médecins, nous proposent, dans la collection Anthropologies et Médecines de l’Harmattan, l’ouvrage Anthropologie du médicament au Sud. La pharmaceuticalisation à ses marges (2015) qu’ils co-dirigent autour d’un axe de réflexion transversal : les dynamiques socioculturelles et politiques de la diffusion et des usages des médicaments dans les sociétés du Sud. Concomitamment, ils portent notre réflexion sur un processus tel qu’il s’exprime au Sud, celui de pharmaceuticalisation, interrogé et finement discuté sous l’angle d’une augmentation des volumes de médicaments en circulation, accompagnée de conditions sociales et culturelles qui conduisent à donner une réponse en termes de médicament à des questions d’ordres divers.

Les auteurs déroulent l’ouvrage à partir d’un rappel : la place centrale prise par le médicament au cours des cinquante dernières années dans nos vies quotidiennes et nos expériences du soin dans les sociétés du Nord et du Sud. Cette place englobe une double dynamique d’augmentation – de la production, de la consommation de médicaments – et de diversification – tant au regard des réseaux de diffusion formels et informels de médicaments, des lieux et formes de leur vente, de leur prescription, que des usages associés. Nous voilà au cœur de la trame de l’ouvrage, qui s’appuie sur des contributions portées par des terrains réalisés au Sud, essentiellement en Afrique de l’Ouest.

Parallèlement à une nécessaire discussion sur la définition même de cet objet médicament, Alice Desclaux et Marc Egrot introduisent les contributions en proposant un retour très pertinent et problématisé sur la littérature anthropologique ayant traité du médicament, soulignant ses lignes de force, son épaisseur historique et politique en particulier au Sud après que le médicament y devienne objet d’étude à part entière au cours des années 80. Cette lecture est mise en dialogue avec la pandémie de sida dans son articulation avec les politiques du médicament, le développement de dispositifs d’organisation de la production et de la distribution d’ARV, sous gouvernance transnationale. Ces dispositifs sont discutés au prisme des interrogations qu’ils portent sur les dynamiques internationales, nationales et locales qui soutiennent la production, les circulations et les usages de ces médicaments, mais aussi les représentations, les savoirs qu’ils englobent, les rapports de pouvoir qu’ils contiennent et donnent à lire dans un même mouvement.

Quatre parties servent le développement des questionnements et des analyses proposées, chacune déclinant un prisme de lecture du médicament sous l’angle de la marge, entre parti pris analytique et donnée empirique. La marge, dans cet ouvrage, est considérée comme « (…) une forme sociale d’expression minoritaire moins reconnue et légitime, ou au second plan, dans les représentations dominantes et « officielles », éventuellement hors des cadres juridiques ou politiques définissant la norme (…) ou à leurs limites. » (34)

La première partie, intitulée Le médicament à la marge du paiement, aborde le médicament sous l’angle de sa disponibilité et de son accessibilité lorsqu’elles passent par la gratuité et/ou le don. Que cette gratuité relève de décisions politiques et de santé publique, dont il est proposé une analyse autour des ARV, ou de dons, questionnés dans le sens et les finalités qu’ils peuvent recouvrir et comme un support à l’exercice du pouvoir, il se joue, derrière ces modalités, des rationalités complexes présentées dans leur participation à la pharmaceuticalisation. Entre attachement au paiement, soutien à une certaine gratuité ou à des exemptions de paiement du côté des professionnels de santé, le lecteur est aussi amené à réfléchir sur la place du médicament dans le rapport à son métier, parfois dans son réenchantement au-delà de registres plus idéologiques ou stratégiques mobilisés par les soignants pour asseoir des prises de positions en pour ou contre le paiement.

La seconde partie, Le médicament à la marge de l’approvisionnement formel, amène le lecteur à penser et « voir » le médicament sous l’angle de sa circulation non officielle, non régulée par le politique ou le milieu formel du soin. Dans ces espaces se joue, en miroir d’une organisation normée et officielle, un pan de la réalité des usages sociaux du médicament et des catégories qui servent à le penser, dont celles de « contrefaçon », de « trafic », de « mésusage ». Tour à tour marchandise, objet de transaction commerciale, porteur d’enjeux politiques, d’intérêts industriels, le lecteur est amené à cerner la diversité des dynamiques qui renvoient à cet objet et sa circulation (Nord Sud mais aussi Sud Sud et Sud Nord), dont les auteurs rappellent combien les personnes souffrantes sont parfois de simples alibis dans un marché complexe.

Dans la troisième partie, Le médicament à la marge du thérapeute, les contributions renseignent sur la construction de contenus de savoirs pragmatiques qui s’élaborent au cours du processus de consommation des médicaments, plus spécifiquement lorsqu’ils concernent leurs effets secondaires ou indésirables A partir des perceptions des effets secondaires d’ARV, les lipodystrophies, et de ceux de contraceptifs, deux objets au cœur de cette partie, c’est bien de ces rapports complexes que chacun construit avec les produits pharmaceutiques dont il est question, venant parfois contrarier les raisonnements de thérapeutes qui ne peuvent s’effectuer en dehors d’un cadre de catégorisations stabilisées et préétablies.

La quatrième partie, Le médicament à la marge du médical, s’intéresse à des produits qui soit ne répondent pas, dans leurs usages, au traitement de pathologies au sens médical du terme, comme les stimulants sexuels ou les contraceptifs, soit ont un statut ambivalent parce qu’ils peuvent être perçus comme des médicaments alors qu’ils n’en sont pas du point de vue de leur statut juridique. Les contributions explorent les manières dont ces produits peuvent être utilisés par les personnes qui les consomment en dehors des définitions médicales de leurs indications thérapeutiques. C’est depuis cette place et ces usages, qui débordent le champ de la biomédecine et en contrarient l’autorité, qu’une forme de pharmaceuticalisation des existences individuelles et des rapports au corps est mise en question dans les sociétés du Sud, parfois indépendamment d’une biomédicalisation.

Les ambitions de l’ouvrage sont tenues. En explorant diverses inscriptions locales des médicaments, la complexité de leurs usages dans le système formel ou à ses marges, la richesse de leurs significations et de leur portée symbolique pour ceux qui les consomment mais pas seulement, les communications illustrent la pertinence qu’il y a à interroger l’objet médicament en tant qu’un objet social et politique. Des questions très intéressantes filtrent de ces contributions, telles celle de la qualité des médicaments, notion complexe s’il en est, celle les liens entre pharmaceuticalisation et médicalisation des sociétés du Sud, celle des liens entre médicament et changement social. Plus fondamentalement, l’ouvrage conduit à interroger les voies et les facettes d’une pharmaceuticalisation aux formes variées et complexes, thématique d’actualité, bien documentée et adroitement questionnée dans les sociétés du Sud. C’est là un des apports majeurs de l’ouvrage.

Isabelle Gobatto, MCF, Université de Bordeaux, Laboratoire ADESS UMR CNRS 5185

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Monique Selim, Hommes et femmes dans la production de la société civile à Canton (Chine), Paris, L’Harmattan, 2013 Coll. Anthropologie critique

La «société civile» (avec des guillemets) désigne, à Canton, ce que celle-ci peut être en réalité dans la Chine actuelle : une population mêlée, un kaléidoscope anthropologique, soumise, que ceux et celles qui la constituent le veuillent ou non, à l’Etat-parti. Des travailleurs de tous ordres et des bénévoles vont le plus souvent y jouer le rôle d’acteurs bienveillants, ou plutôt manifester la bénévolence requise par le pouvoir politique, en accomplissant, pour cette population, des tâches diverses qui vont de la gestion de maisons de retraite au journalisme, à la scolarisation des enfants, etc.

Ainsi ce livre de Monique Selim offre-t-il l’extraordinaire spectacle de la vie sociale, à Canton, de cette «société civile» où l’histoire contemporaine laisse sur les personnages évoqués – hommes ou femmes – des traces souvent négatives, quelquefois positives pour eux, pas toujours grâce à ceux qui les entourent. Refusant tout culturalisme, mais rapportant néanmoins «moeurs et manières» spécifiques à ces individu(e)s et groupes qu’elle côtoie, accompagne et écoute, Monique Selim ne se contente pas d’analyser au mieux ce qui lui est dit, de reconstituer des vies, mais elle dessine, de l’un à l’autre personnage, de l’un à l’autre groupe, des traces dont on,pourrait dire qu’elles sont les signes des non-dits, dans ce monde de la propagande, de l’apparence et de la soumission plus ou moins volontaire. Ce qui frappe le lecteur que nous sommes, c’est de s’y retrouver, non comme comparse, comme émule ou participant, mais parce que, en soi, cette société malmenée par un Etat central autoritariste, une nomenklatura toute puissante et un socialisme de marché devenu simplement le capitalisme, s ne pèse pas sur ce lecteur que nous sommes de la même manière qu’une société approximativement démocratique d’ancienne industrialisation ou anciennement industrialisée. Mais l’Etat-parti et ses sbires, pesant sur les individus et les groupes de la Chine nouvelle, nous renvoie )néanmoins à ce phénomène commun à tous aujourd’hui qui est précisément la domination sociale, culturelle, économique, politique (au deux sens du mot) capitaliste. Dans ce conglomérat de souffrances individuelles et collectives, d’humiliations, d’acceptations, de soumissions, mais aussi de révoltes larvées, de résistances, de refus tels que les expriment les personnes interrogées, tels que les interprète l’auteure, comment ne pas lire des délégitimations, iillégitimations, illégitimités perpétuées – cette interdiction, par exemple, de faire plus d’un enfant – , renouvelées, censurantes dans tous les domaines ? Mais aussi comment ne pas penser aux légitimations et légitimités en train de naître, encore enfouies dans leurs délégitimations que l’auteure révèle, montrant que l’idéologie est encore là, mais que peut-être un jour elle sera «percée» ?

Monique Selim fait défiler devant nous, chapitre par chapitre, des vieillards, des «fous», des autistes, des «volontaires modèles», des écolos, des jeunes hommes et femmes en ville, des femmes et des mères qui travaillent, des journalistes, etc. Elle nous montre comment les droits sont pliés à la norme, au marché et à la politique.

En s’en tenant strictement, dans les biographies, aux commentaires de l’auteure, on peut montrer comment les vies des personnes interrogées illustrent souvent tragiquement la condition sociale, culturelle, politique de la population notamment à Canton.

Hen-Tin est un vieil homme. Il est né dans un quartier de Canton, a été élevé par une mère veuve avec cinq frères et soeurs. Il a été obligé de travailler tôt. Membre dévoué du Parti, il devient, à vingt-cinq ans, chef d’une section de deux-cents personnes. A la révolution culturelle, il est envoyé six ans à la campagne pour rééducation. Marié, avec deux enfants, sa retraite et celle de sa femme leur auraient suffi pour vivre. Mais la tumeur au cerveau de sa femme et le cancer de sa fille ont bouleversé la famille. Accablé par les frais d’hospitalisation, le vieil homme a aujourd’hui 95 000 yuens de dette.

Le fils de Chen, une femme âgée de soixante-dix ans, est né d’un père et d’une mère cantonnais. Il était logé avec ses parents dans l’enceinte de l’entreprise du père. Ce dernier meurt. Trois jours après le mariage du fils, la famille doit quitter le logement en entreprise pour un plus petit, inondé, dans un vieux quartier de Canton. Le fils menace de mettre une bombe dans l’entreprise, de tuer le directeur, puis se retourne contre sa mère, l’accuse de s’être mal défendue. Il reste quinze mois en hôpital psychiatrique, y travaillant à la cuisine, fait trois tentatives de suicide. Aujourd’hui divorcé, il a quarante ans, travaille comme livreur avec un certificat de handicapé. Il s’est progressivement rétabli et vient régulièrement à un centre d’accueil (Telos) dont sa mère assure la gestion.

Fille d’un père qui boursicote et d’une mère chômeuse intermittente, à vingt-cinq ans Cheng a changé trois fois de travail : serveuse, comptable, vendeuse, pour des salaires qui vont en diminuant. Elle se bat sur Internet pour la préservation de la langue et de la «culture» cantonaises. Son ambition se réduit à la création d’un magasin spécialisé dans l’achat et la vente de chats.

Bao, fille d’un enseignant et d’une vendeuse, a épousé, contre la volonté de ses parents qui le trouvent trop pauvre, son camarade de classe de l’école secondaire. La mère de Bao renonce, avec l’accord de son mari, à son métier, pour être près de son fils scolarisé dans une école Steiner à Canton. Le mari, séparé de sa femme et de son fils, subvient à l’entretien du ménage et de l’enfant. L’école Steiner représente une éducation et une instruction à l’écart de la dogmatique étatique.

On peut le voir, seul le dernier couple peut s’en sortir matériellement, culturellement, socialement et quelque peu innover, tout en gardant l’obsession de l’enfant-garçon trésor ou roi.

Nous schématisons à outrance ce beau livre qu’il faut lire. Mieux qu’aucun autre, il fait comprendre la diversité des individualités liée sans doute aux heurs et malheurs possibles et réels, mais surtout les manières dont celles-ci réagissent au poids d’une domination politique, économique, sociale et culturelle qui, en tout état de cause, aggrave ou rend difficiles les aléas de leur vie privée.

Louis Moreau de bellaing

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Bernard Hours et Monique Selim, L’Enchantement de la société civile globale, ONG, femmes, gouvernance, Paris, L’Harmattan, 2014, Coll. Anthropologie critique

Qu’est-ce que la société civile ? Qu’est-ce que la société civile globale ? Qu’est-ce que la gouvernance ? Et, parmi ces questions, pour y répondre déjà, au moins par un biais, ne peut-on se demander, comme le font les auteurs, qu’est-ce qu’une ONG ?

Le livre se présente comme une série de chapitres, longs ou courts, traitant chacun d’un thème. Mais il vaut mieux, à notre avis, ne pas se fier à cette apparence et le prendre comme un tout.

L’un des auteurs dit que l’internaute actuel(le) ne s’intéresse ni à la théorie sartrienne ni à l’inconscient freudien. Même s’il ne s’intéresse ni à l’une ni à l’autre, il est impossible d’analyser, tant du point de vue de l’objectif que du subjectif, la transformation qu’a produite effectivement Internet dans les rapports et les liens sociaux – analyse que les auteurs font si bien – , sans avoir à l’esprit notamment les pages centrales de L’Etre et le Néant sur le surgissement de l’autre et celles de Freud, dans toute son oeuvre, sur l’analyse, la compréhension et l’explication du subjectif. Au moins, si il/elle est chercheur ou chercheuse, l’internaute actuel(e) peut se les remémorer à titre d’hypothèses.

A propos du marché, rappelons qu’il naît autour de la Renaissance, avec la découverte du monde par les Européens, et qu’il naît de nouveau, au XIX° siècle, par la découverte des Européens par le monde. Il y a, à l’époque de la Renaissance, un marché de villes en Europe, au Proche et Moyen-Orient et un marché de ports avec des expéditions maritimes qui prennent une ampleur qu’elles n’ont jamais connues auparavant. Le marché qui se crée est économique, n’en doutons pas, c’est-à-dire fondé, mais pourquoi pas ?, sur l’intérêt matériel et l’objet. Il est aussi altéritaire, politique, religieux. De nos jours, il existe encore des marchés économiques qui ne sont pas capitalistes ou du moins ne veulent pas l’être, même s’ils sont contraints de se plier plus ou moins au capitalisme. Par exemple les marchés entre petites ou moyennes entreprises, ou les marchés de fruits et de légumes dans les villages et les petites villes, un peu partout.

Cela dit, les auteurs ont raison d’insister sur le désastre qu’est actuellement le marché économique capitaliste, avec sa marchandisation et son instrumentalisation à outrance.

A propos des droits humains, Bernard Hours explique – et nous sommes d’accord avec lui – que parler des droits humains suppose que l’on dise ce que l’on entend par humain. Et il note fort bien qu’aujourd’hui l’humain, l’homme dans sa définition courte, c’est l’espèce biologique, en quelque sorte le vivant sous forme d’espèce. Ce qui permet, soi-disant, d’attribuer des droits aux animaux. Et, sur ce point, nous l’approuvons tout à fait de dénoncer le droit de l’hommisme dont on a vu les effets destructeurs en Afghanistan, en Irak ou ailleurs.

Reste à se demander (si), peut-être même à faire l’hypothèse (que) les droits font partie du politique, qu’ils doivent être sans cesse réinterrogés (sans se contenter d’en ajouter à la liste), que ce sont eux qui inspirent le droit lorsqu’il n’est pas inique ou en défaut, mais surtout qu’ils sont inconcevables sans une loi symbolique qui est commune à tous les êtres humains. Parler de droits et de droit, c’est, pour nous, aujourd’hui, se demander comment et à quel degré, devenus explicites, la loi symbolique implicite et explicite les rend possibles. Mais aussi comment non seulement les délégitimations, les illégitimations et les illégitimités les transgressent, comment eux-mêmes peuvent devenir illégitimes sous la forme du droit de l’hommisme.

L’ouvrage de Monique Selim et Bernard Hours montre comment un fait social – non total – est apparu depuis une trentaine d’années, les ONG. Celles-ci sont ambiguës, ambivalentes. La société moderne, partout où elle pénètre, apporte avec elle fort positivement l’investissement dans l’objet et non plus seulement dans les sublimations. Mais elle apporte aussi très négativement, d’une manière destructrice à outrance, par un détour fallacieux, phantasmatique et quasiment invisible, non seulement ses propres excès : machisme, sexisme, racisme, idéologie des aptitudes, mais surtout les excès propres au capitalisme, notamment le technocratisme, le scientisme, la méritocratie.

Les auteurs font la distinction entre une société civile nationale et la société civile globale. A vrai dire, la première n’est plus possible sans la seconde. Ils rappellent que la société civile est un vieux concept de science et de philosophie politiques. Ils distinguent ce qu’on appelle l’Etat – nous dirions ici plutôt la politique – du social, c’est-à-dire des rapport et liens sociaux, plus précisément du politique et du social, puisque le social n’est concevable que parce que le politique s’y implique tout en demeurant à distance de lui.

Mais le phantasme d’une société civile globale incluant les sociétés civiles nationales tend notamment, par l’intermédiaire des ONG, à effacer l’idée d’une société de citoyens produisant le politique et la politique. Les ONG en sont l’un des exemples. En effet, au départ, elles naissent d’initiatives particulières, comme par exemple Médecins du Monde. Mais les dons, les privilèges, les défiscalisations ne suffisent pas à assurer financièrement leur fonction. Non gouvernementales par définition, elles s’appuient non seulement sur les Etats, mais sur les aides multilatérales : Banque Mondiale, Union européenne, etc. dont elles sont devenues plus ou moins dépendantes. Dans un autre ouvrage 1 , Bernard Hours avait montré leur tendance au «charitable», c’est-à-dire à se désintéresser des individus et des groupes sociaux, économiques, culturels, politiques (au sens du politique) auxquels s’adressent leurs dons. Donner et recevoir leur semblent être en soi suffisant. L’actualité du livre de B. Hours et M. Selim est que, pour d’autres phénomènes, le désintéressement est le même. Les capitalistes, eux, tout à fait intéressés, reprennent en sous-main, à leur usage, l’économie solidaire ou le micro-crédit et les mettent dans leur giron. Les grandes ONG deviennent des entreprises de type capitaliste, qui oeuvrent, qu’elles le veuillent ou non, pour le profit. Cela n’invalide pas, comme le disait déjà B. Hours dans son ouvrage précédent sur l’idéologie humanitaire, l’importance des petites et moyennes ONG qui s’efforcent localement d’engager un travail avec les populations. Mais la participation des ONG au phantasme de la société civile globale, des sociétés civiles nationales humanitarisées et «gouvernemancées» les rend à la fois vulnérables, peu efficientes et en partie mystificatrices. Rappelons que le terme de gouvernance, emprunté au vocabulaire de l’entreprise, vient remplacer ceux de gouvernement et d’exécutif au détriment des institutions politiques approximativement démocratiques.

Nous ne détaillons pas les exemples donnés par les auteurs sur l’Ouzbékistan et la Chine. Leur argumentation s’y manifeste avec une extraordinaire acuité. Il faut lire leur livre.

Disons, pour finir, que souvent les mots légitimation et légitimité apparaissent dans cet ouvrage, mais – sauf deux ou trois fois – dans le sens et avec la signification de légitimation et de légitimité idéologiques. Comment pourrait-il en être autrement? Il s’agit bien d‘un enchantement de la société civile globale (qui, pourtant, n’est pas d’elle-même enchanteresse, dit B. Hours). Mais une petite phrase des auteurs nous rassure sur leur volonté de continuer le combat : «(La révolte) suppose l’occupation d’un espace d’autonomie qui, seul, autorise l’existence d’un «espace public»… Cet espace d’autonomie n’est jamais livré clés en main, mais il se gagne et se construit au gré des conjonctures sociales et politiques, fragiles par nature et exposées à toutes les captures, récupérations et détournements» (p.212)

1 « L’idéologie humanitaire où le spectacle de l’alterité perdue », Paris, L’Harmattan, 1998

Louis Moreau de Bellaing

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Sous la direction d’Annie Benveniste, Se faire violence, analyse des coulisses de la recherche, Paris, Téraèdre, 2013, préface de Pascal Dibie.

Avant même de poser le problème de la violence, tant chez ceux qui l’infligent que chez ceux, beaucoup plus nombreux, qui la subissent, le présent ouvrage pose celui de la subjectivation et, plus précisément, celui de l’émotion, comme le note dans sa préface Pascal Dibie. Emotion du chercheur, de la chercheuse dans les analyses qu’entreprennent les quatre aventuriers de cette recherche, analyse de l’émotion des individu(e)s et des groupes en jeu, de ceux qui subissent, mais aussi de ceux qui infligent. Le bourreau est-il sans coeur, sans entrailles ? Judith Hayem et Giacomo Loperfido soulèvent un peu ce problème, mais ce n’était pas leur sujet. Le désamour de J. Hayem vis à vis de l’Afrique du Sud vient néanmoins de la cruauté xénophobe qui y apparaît.

L’introduction (par Annie Benveniste) met en perspective des auteurs anthropologues ou autres (Agamben) qui se sont souciés du subjectif dans la recherche principalement chez celles et ceux qu’ils observaient. Elle montre l’originalité de celle entreprise ixi, cet «atelier» où l’on s’analyse sans analyste – la psychanalyse sans divan, mais aussi entre soi, si l’on peut dire -, où l’émotion personnelle éprouvée face à la violence est surmontée. «La compréhension du terrain permet d’offrir un premier plan».

Nous ne détaillons pas les quatre cas présentés. Ce serait priver les lecteurs et lectrices de la surprise, de l’étonnement que leur procurera leur lecture. Disons seulement que l’un concerne une banlieue et ce qui peut se passer dans une banlieue, en l’occurence des morts inutiles et des vies difficiles. Comment la chercheuse réagit-elle pendant et longtemps après ? C’est elle qui nous le dit et il faut l’écouter. Le second cas affronte un chercheur – lui-même traumatisé par un deuil récent – à des fascistes. Ce n’est pas une «taupe», mais quelqu’un qui rencontre volontairement des adversaires, ne cache pas ses propres positions, mais a la volonté et le désir de connaître ceux qu’il combat. Le troisième cas -qui nous atteint peut-être plus que les autres – est celui d’une chercheuse «amoureuse» dit-elle de l’Afrique du Sud après l’apartheid, connaissant le pays et y découvrant – quasiment hors recherche – la xénophobie grandissante vis à vis de populations migrantes parquées dans des camps. Elle servira d’intermédiaire entre le gouvernement et ces ostracisés, pour les protéger. Mais là encore, c’est son récit qu’il faut lire, sans se contenter de le résumer comme nous le faisons, en tentant néanmoins de ne pas lui enlever son impact sur le lecteur ou la lectrice.

Le dernier cas a aussi pour cadre l’Afrique du Sud et plus précisément Sovéto. La chercheuse n’a pas cru réellement aux vertus de Vérité et réconciliation. Ce que dit Annie Benveniste nous paraît dramatique, en ce sens que, de notre point de vue, nous y voyons une lutte entre deux dispositifs : celui qui, pendant des millénaires, a servi de référence à des milliards d’individus et de groupes et qui mettait dans un monde autre la signification de l’entre-nous et de l’entre-soi ; celui d’aujourd’hui, qui émerge péniblement et qui affronte des populations plongées en grande partie dans la misère sous l’effet de l’excès même de la modernité, excès global que j’appelle le capitalisme, à un politique et à une loi symbolique qui ne sont pas nouveaux en soi – les vieilles religions et les vieux sacrés à mythes et à ancêtres les connaissent -; mais qui se trouvent transformés par l’éviction des ancestralités, des mythologies, des dieux et de de Dieu. Cette lutte des deux dispositifs (auxquels il faudrait ajouter le dispositif naturaliste qui se situe à notre avis dans le second dispositif) contribue à expliquer l’oppression subie. C’est une lutte qui apparaît ailleurs qu’en Afrique du Sud, mais différemment. Elle prend, lorsqu’on lit Annie Benveniste, une ampleur où se dessine le désareroi de ceux et celles qui subissent ce que nous appellerions plutôt que la violence l’excès de violence, face à ceux qui délibérément mettent en oeuvre cet excès de violence. Mais, entre les deux, il y a aussi ceux – les xénophobes – qui y adhèrent, sans nécessairement l’exercer.

On peut lire sans doute d’une autre manière le texte d’A. Benveniste, le témoignage de sa colère, de son propre désarroi qu’elle a du mal à surmonter.

Voilà un livre qui «creuse vers l’inconnu». Sa lecture montrera à toutes celles et ceux qui en prendront la peine que le subjectif ne peut plus, sans doute même en sciences exactes, être mis au ban de la recherche.

Louis Moreau de Bellaing

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Sous la direction de Christine Davoudian, Mères et bébés sans papiers, une nouvelle clinique à l’épreuve de l’errance et de l’invisibilité

Un double problème est posé dans cet ouvrage collectif : celui de la naissance, mais surtout celui de la socialisation et de l’anthropologisation de la naissance. Réunissant un ensemble d’auteurs tous praticiens, soit en psychiatrie, soit en pédiatrie, soit en posychologie et, parfois, les trois ensemble chez une même personne, il tente de répondre à des question peu posées : que deviennent des individues ayant eu un enfant dans leur pays et venant en France avec cet enfant ? Que deviennent d’autres individues soumises à des traumatismes dans leur pays d’origine, notamment à un viol, gardant ou abandonnant l’enfant et venant en France ? Que deviennent-elles quand l’ayant abandonné au pays, elles ont eu un nouvel enfant dans la migration en France ? Quand elles gardent l’enfant né d’un viol, que se passe-t-il pour lui et pour elle (la mère) ?

Les auteurs répondent comme ils peuvent à ces questions par leur expérience de terrain. D’abord il faut noter que les migrantes avec enfant qui arrivent sur le territoire français, comme, la plupart du temps elles n’ont pas de permis de séjour, et que, s’il y a eu un traumatisme (viol), elles relèvent de l’OFPRA qui met très longtemps à leur donner, quand il le leur donne, le droit d’asile, se retrouvent presque toujours à la rue. Ce sont les associations, les services sociaux ou les PMI ou d’autres organisations qui, dès qu’elles sont en contact avec elles, s’efforcent d’assurer leur logement dans les hôtels. L’organisme auquel elles ont affaire devient pour elles une sorte de pôle ou elles viennent régulièrement ou épisodiquement. La plupart sont en attente des fameux papiers, permis de séjour, carte d’identité qui régulariseraient leur présence en France et leur fer aient quitter le statut de clandestin.

Tous les auteurs de ce livre notent leur «inexistence», et surtout celle de leur enfant, tant qu’elles n’ont pas obtenu ces papiers. L’enfant n’a pour tout repère que le prénom que lui a donné sa mère – le père, dans les cas cités, n’apparaissant jamais – . Il n «existe» pour sa mère que par son prénom, et, en cas de viol, notamment par des soldats locaux dans leur pays d’origine, il n’a pas de filiation. Ce que demandent ces femmes, ce n’est pas tant des soins psychiques qu’un existence matérielle possible. Leur détresse vient de la contradiction entre l’espoir qu’elles avaient en venant en France, en migrant, d’obtenir un statut social, économique et politique et la réalité vécue qui les plonge pour longtemps dans l’inexistence et la quasi-invisibilité.

Les personnes qui, lorsqu’elles viennent vers elles, les accueillent et qui s’efforcent de les prendre en charge, même quand parfois ce n’est pas leur rôle par exemple en PMI, savent que l’accompagnement, lorsqu’il se produit, est lié à l’obtention d’un statut reconnu pour la mère et l’enfant. Sans quoi l’un et l’autre disparaissent dans la clandestinité.

L’un des cas les plus douloureux et les plus tragiques est celui qu’évoque l’une des soignantes : une jeune femme violée dans son pays d’origine, abandonnant son enfant né de ce viol et migrant en France où elle a un nouvel enfant. Le peu d’intérêt qu’elle lui manifeste est relevé par la soignante. La jeune mère lui raconte alors l’épisode antécédent et témoigne de sa culpabilité à avoir abandonné son premier enfant. Seul un statut social et politique lui donnant existence à elle et à son enfant peut l’éloigner de sa détresse et de sa misère matérielle.

Où naît-on ? Comment naît-on ? A partir de qui, par qui et pour qui et quand la naissance prend-elle signification ? Réduite à sa matérialité, et à la protection d’enfant comme on peut dire, la naissance n’a aucun sens. Elle ne peut en prendre un que si nous le lui donnons.

Ce petit livre dont nous ne livrons ici qu’une brève esquisse restitue à la naissance, à la maternité, à la filiation, à la paternité (même absente) ses dimensions, celles d’un humain à mieux connaître.

Louis Moreau de Bellaing

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Sous la direction de Marie-Laure Dimon, Fraternités, emprises, esclavages, Psychanalyse et anthropologie critique, Paris, L’Harmattan, 2012, Coll. Psychanalyse et Civilisations dirigée par Jean Nadal.

Ce livre est le produit de longs débats non seulement au séminaire Un social possible ? qui a lieu depuis plusieurs années au CIPA (Collège International de psychanalyse et d’Anthropologie) chaque mois, mais aussi au cours d’une rencontre-débats organisée en 2012 autour de ce thème de la fraternité et de l’esclavage.

On pourrait dire qu’il s’agit de deux antinomes, l’un s’opposant à l’autre et réciproquement. A bien y regarder, est-ce bien de cela qu’il s’agit ? On ne peut oublier que nous sommes dans le social, le lien social et que ce social est subjectif, même si, en l’occurrence, du côté de l’esclavage, l’objectivité – l’esclave-marchandise – fait apparemment disparaître la subjectivité. Ce que le livre a voulu montrer, c’est au fond que nul être, nul groupe humain ne va de la fraternité à l’esclavage ou l’inverse. Les deux vécus sont inconciliables. Pour le dire plus précisément, c’est à la fois du point de vue des frères et soeurs entre eux, entre elles, comme le fait voir Ch.H. Pradelles de la Tour que l’on peut penser la fraternité, ou du côté des hommes et des femmes entre elles et eux que l’on peut imaginer une fraternité «discrète», comme le montre Marie-Laure Dimon. On trouve, chez les Francs-maçons, selon J.R. Ragache, dans leurs rituels, une fraternité immédiate qui, dans la loge, ne s’explique pas. Une fraternité civilisationnelle apparaît également dans le chapitre que Monique Selz consacre à Caïn, plus qu’à Abel, en montrant l’ambivalence du personnage, ambivalence due en grande partie à des interprétations erronées. Caïn et Abel ne sont pas dans le lien social, mais dans celui avec Dieu, ce qui, en ces débuts d’humanité présumés, change tout. Le meurtre d’Abel n’est pas réellement un crime, comme l’ont cru Victor Hugo et bien d’autres. On pourrait dire que Caïn fait disparaître Abel, non pour que lui-même apparaisse, mais pour qu’apparaisse avec lui la construction de villes, tâche que le Seigneur lui assigne.

La même démarche, il est impossible de la faire du côté de l’esclavage. On se heurte aussitôt à une limite, indiquée par Olivier Douville, l’a-humanité que d’autres humains fixent à l’esclave. Au delà de l’esclavage, il y a la Shoah, puis plus rien. Car on peut difficilement imaginer et réaliser pire. Perce aujourd’hui, trouant ce statut d’esclave et l’esclavagisme lui-même, comme le dit Daniel Maximin dans Les Fruits du cyclone, pour se penser libre tant dans la société d’origine que dans la modernité, un refus de s’appuyer sur cette condition d’esclave qu’ont connue tant d’Africains. Non qu’il s’agisse d’oublier l’esclavage, il s’agit plutôt d’en faire, envers et contre tout, en arrachant aux Blancs des éléments de leur culture et en maintenant ceux que les esclaves ont choisis dans leur société traditionnelle, le socle à partir duquel il est possible de construire un nouvel ensemble culturel, social, politique, comme, par exemple, la Caraïbe ; face à ces frères ennemis que demeurent, qu’on le veuille ou non, les Européens.

Michel Brouta ne dit pas autre chose que Daniel Maximin, dans son chapitre sur le vaudou haïtien, mais, psychiatre-psychanalyste et, en l’occurrence, anthropologue, il insiste à la fois sur la spécificité culturelle du Vaudou et de la transe, et sur ce qui s’investit des groupes et des individus anciens esclaves dans les pratiques modernes de soins. Il n’y a pas alliance entre frères humains, seulement, pour aujourd’hui, emprunt.

Le grand apport du livre est, à notre avis, la place qui y est donnée à l’emprise, c’est-à-dire à la pulsion d’emprise, au pulsionnel vie et mort. On peut dire que cette mise en perspective du pulsionnel éclaire les propos de Georges Zimra et de May Desbordes sur la servitude volontaire, encore plus ceux d’Anne-Lise et Emmanuel Diet. Ils travaillent ceux de Bernard et Conception Doray qui ne portent pas directement sur l’esclavage, mais sur le travail forcé, dans lequel l’être humain est reconnu comme tel, mais traité comme un esclave. Plus encore, ce que disent Olivier Douville, Christine Gioja-Brunerie, Marie-Laure Dimon et René Kaës, nous apparaît, à travers à la fois ce qu’ils appellent l’archaïque, mais aussi à travers le pulsionnel mis en oeuvre par la pulsion de vie et par le pulsion de mort, non comme une prise en compte directe de la fraternité, du fait que nous tous humains avons été portés neuf mois dans le ventre d’un être humain, mais plutôt comme une lente avancée vers ce qui pourrait devenir une fraternité humaine, une reconnaissance ab initio de notre commune condition. Non dans une universalité pré-conçue, mais dans une recherche constante de ce qui n’est pas une finalité fraternelle, mais les manières minimales de vivre ensemble sur la planète, en s’opposant certes, mais sans se massacrer concrètement et/ou symboliquement, comme le rappelle Alain Caillé à partir de Mauss.

Il nous semble que la philosopie freudienne des pulsions, hypothèse que n’ont pas retenue au moins explicitement les grands philosophes de notre temps – sauf Lefort et Castoriadis -, est devenue nécessaire dans l’explication de ce qui légitime notre vivre ensemble, de ce qui, d’une part, nous fait échapper à la condition d’esclave (y compris de nous-même, de moi-même) et, d’autre part, nous fait accéder sinon au «tous unis» s’opposant au «tous un» chez La Boêtie, au moins à ce que nous appellerions volontiers une destinée, un destin de reconnaissance.

Louis Moreau de Bellaing

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Yves Dupont, L’Université en miettes, servitude volontaire, lutte des places et sorcellerie, Paris, Editions l’Echappée, 2014

Il est difficile de commenter le livre d’un collègue en université avec qui l’on a travaillé pendant de longues années, en bonne amitié tant avec lui-même qu’avec ses proches, épouse et ami(e)s. Mais l’ouvrage de Yves Dupont est suffisamment important pour qu’il nous paraisse nécessaire d’en parler, en souhaitant qu’il soit lu par le plus grand nombre possible de lecteurs et de lectrices.

L’auteur prend, si l’on peut dire, à bras le corps la question de l’Université aujourd’hui. Grosso modo et en schématisant, il pense que l’Université actuelle, celle née de la réforme de 2009 (LRU), qui a transformé le cycle même des études et favorisé l’instrumentalisation, la rationalisation à outrance, l’évaluation quantophrénique, voire le productivisme en son sein, devient ou tend à devenir, pour le dire en deux mots, celle du capitalisme.

Sur ce point, nous ne pouvons qu’être d’accord avec l’auteur. Avec néanmoins – ce qu’il ne dit pas – l’espoir que les générations qui vont venir se battront, mieux que, dans notre génération qui n’est pas celle de l’auteur, nous/je n’avons, n’ai su le faire, contre cet envahissement du Tout-Marché dans des lieux où il n’avait pas de raison d’être.

C’est sur le ou les processus qui ont conduit à ce qu’il appelle l’effondrement de l’Université qu’Yves Dupont s’interroge. Il propose une hypothèse reposant sur la comparaison avec ce qui s’est produit dans la ou les sociétés paysannes, notamment en ce qui concerne la magie et surtout la sorcellerie. S’inspirant des travaux de Jeanne Favret-Saada, il montre que, pour conjurer la domination capitaliste tendant à se globaliser dans la paysannerie, les paysans ont maintenu un rituel qui, tout en les éloignant au maximum de cette domination, conjurait entre eux, depuis des millénaires, le malheur et contribuait à apaiser leurs conflits. L’exemple cité par l’auteur est d’autant plus intéressant que c’est celui d’un paysan productiviste qui voit s’abattre sur son exploitation et ses troupeaux une série de malheurs qui l’obligent à quitter sa terre. Si l’on comprend bien, ce paysan-agriculteur, qui ne croit ni à la magie ni à la sorcellerie, reconnaît la signification et le sens que peut avoir, dans une communauté paysanne, l’ensorcelé, l’ensorceleur et surtout le désorceleur. L’ensorcelé cherche qui l’a ensorcelé. S’il le trouve, il a la preuve qu’il est ensorcelé et demande à un désorceleur de conjurer le sort que lui a jeté l’ensorceleur, autrement dit le sorcier. Notons que cette «pensée magique» continue de se manifester aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, en parallèle ou en s’impliquant parfois avec la «pensée sauvage» (le bricolage) et avec la pensée dite rationnelle que l’on pourrait appeler dans les meilleurs des cas, raisonnable.

Première critique : Yves Dupont ne pose pas de questions – ce n’était pas son travail d’en faire l’analyse – sur la diversité des communautés paysannes. Qu’elles aient toutes eu, jusqu’en 1950 à peu près en France, des traits communs aussi bien entre paysans africains qu’océaniens ou européens, Mauss l’a déjà dit. Mais on aurait aimé que l’auteur insiste un peu plus sur la diversité, la diversification de ces communautés paysannes. Un paysan féodal, un paysan d’Ancien Régime, un paysan d’une petite société à mythes et à ancêtres, celui d’un despotisme ou d’une république ne sont pas les mêmes ou pas tout à fait. Qu’ils recourent, aujourd’hui, pour se défendre contre la domination capitaliste, contre le malheur et pour apaiser des conflits, à la magie et à la sorcellerie, cela n’est guère douteux. Mais laquelle ? Et comment ? Alain Caillé, quand les livres de Favret-Saada sont sortis, faisait remarquer qu’elle était d’origine tunisienne, mais ne faisait, ne risquait aucune comparaison entre la magie et la sorcellerie en pays arabo-berbère et celles en France dans l’Orne ou la Mayenne.

Yves Dupont pense, pour aider à comprendre et à expliquer les processus qui ont amené l’Université à son état actuel, qu’elle vit, mais sans le savoir, un phénomène d’ensorcellement par la domination capitaliste, mais qu’à la différence des paysans de l’Orne et de la Mayenne, elle ne sait pas trouver son ensorceleur – bien visible pourtant, le capitalisme et les capitalistes, y compris celles et ceux qui, sans l’être, y adhèrent, groupes et individus économiques, sociaux, culturels, politiques (au deux sens du terme politique : le politique et la politique) -. Du coup elle ne peut pas trouver ses désorceleurs, puisqu’elle ne reconnaît pas actuellement ceux et celles, sorciers, ensorceleurs, en l’occurrence plutôt pervertisseurs à l’extrême, qui l’ont lentement ensorcelée. Qui ont fait, selon l’auteur, d’une communauté symbolique où se dispensaient tous les types de savoirs et de connaissances (et non d’économie de la connaissance), où des pairs se reconnaissaient entre eux comme pairs, communiquant et apportant aux étudiants, en les notant à leur juste note, de la pensée et des pratiques langagières et savantes, ce qu’elle devient aujourd’hui. Cette université là, communauté symbolique, réelle parce que symbolique, se dissout, disparaît peu à peu, recouverte par le gestionnaire, le savoir à coups de Google, les cours à distance, les notations surévaluées, etc.

Deuxième critique :Yves Dupont oublie de dire qu’avant 1968, la parité entre les enseignants du supérieur reposait très largement sur leur origine sociale bourgeoise commune, à quelques exceptions près : Bachelard par exemple, qui était fils de paysans, avait été facteur et, poussé par sa femme institutrice, avait fait des études. Cette communauté universitaire de bourgeois d’origine n’était pas, avant 1968, aussi rassurante qu’on peut le penser. Elle protégeait à coup sûr les étudiants bourgeois, puisqu’il n’y avait, jusqu’aux années soixante, pratiquement qu’eux sur les campus. Elle éliminait les femmes. La lutte des places y était tout aussi ardente qu’aujourd’hui et les préférences pour les locaux ou non locaux tout aussi marquées. Le bouc émissaire local n’existait pas à proprement parler, mais il s’agissait plutôt d’exclure de toute compétition pour les postes l’étudiant réputé inapte (sans «aptitudes innées» développées par l’effort) à atteindre les hauts sommets des sciences exactes ou de ceux humaines et sociales. Là encore, il aurait fallu, à notre avis, que l’auteur pose quelques questions sur cette communauté universitaire et ses habitants, enseignants, étudiants, personnels de service (souvent sous-prolétarisés). Qu’il y ait eu une certaine consistance symbolique entre les enseignants dits de haut rang, une sorte d’accord sur le fond duquel se déroulaient les bagarres (celles entre Aron et Gurvitch ou Levi Strauss et Balandier à Paris ou celle, à Caen,, tardive, entre Jerphanion, Philonenko ou Abirached), nous en sommes d’accord avec l’auteur. Elle n’effaçait pas le problème des origines sociales et celui des exclusions.

C’est dans l’Université elle-même, celle grosso modo des années 1970 à 1990, et jusqu’à 2009, qu’ Yves Dupont voit se produire ces processus qui vont contribuer à la détruire ou qui, plutôt, vont l’empêcher de se battre contre le sort qui lui est fait (ou jeté). D’abord l’auteur ne croit pas à la démocratisation de l’enseignement et nous le suivons sur ce point. Il y a trop d’exclus et d’exclues, c’est-à-dire d’individu(e)s qui auraient voulu apprendre, entrer à l’université, acquérir des connaissances, puisque c’est souvent là qu’on les reçoit, pour qu’on puisse parler en Europe et dans le monde de démocratisation. L’exemple des Etats-Unis est proprement illégitime, puisque les études en université, ces dernières étant privées, privatisées, sont d’un accès financier qui les rend inabordables aux moins et peu nanti(e)s. D’autant que la discrimination positive, mise en question dans certains Etats, n’a pas fait disparaître une illégitimation idéologique et pratique sous forme d’élimination pure et simple. Comme ce fut le cas pour les femmes jusqu’aux années soixante. Pas de démocratisation à proprement parler, dit Yves Dupont, mais des étudiants et étudiantes de provenance sociale «modeste» qui vont étudier en petit nombre à l’université, à partir des années soixante du XX° siècle.

Troisième critique : pourquoi Yves Dupont ne pose-t-il pas de questions sur ces cohortes d’étudiants et d’étudiantes des années soixante, mais surtout des années 70-90 et jusqu’à aujourd’hui, cohortes qu’il connaît bien – lui-même dit qu’il est d’origine «modeste» et a du payer ses études -. Pourquoi, tels Bourdieu et Bisseret1, ne s’interroge-t-il pas brièvement sur l’origine sociale, les processus d’apprentissage difficiles de ces étudiants et étudiantes qui, lorsqu’ils/elles deviennent maîtres de conférence et professeurs, sont, selon lui, si compétitif(ves), narcissiques, prêt(e)s à tout y compris à l’insulte grave et à l’exclusion d’autres qu’eux-mêmes/elles-mêmes et leurs «proches» ? Pourquoi ne les compare-t-il pas aux «héritiers» bourdieusiens, toujours là, en moindre nombre semble-t-il, puisque beaucoup d’entre eux et elles, maintenant, font des classes préparatoires (les prépas) ou se destinent aux écoles de commerce cher payées par leurs parents ? Néanmoins les «héritiers», aussi bien parmi les étudiants(es) que parmi les maîtres de conférence et les professeurs, continuent d’occuper des places et des postes, sinon à les accaparer quand ils/elles le peuvent, par exemple les normaliens((ennes)-agrégé(e)s rarement d’origine ouvrière.

Le fonctionnement du CNU (Comité National des Universités) ne suffit pas à expliquer le processus d’exclusion qui travaille encore les universités, même si bien des critiques, notamment celles que lui fait l’auteur, peuvent lui être adressées. Encore moins le fonctionnement des commissions de spécialités qui, en bien des universités, recrutaient et recrutent toujours des locaux comme maîtres de conférence, lorsqu’ils ont un dossier répondant à quelques critères exigés pour tous les candidats, notamment un rapport de thèse pas trop négatif et quelques publications. La lutte des places, la compétition pour les postes de responsabilité sont, selon l’auteur, d’autant plus âpres que le narcissisme primaire et la création de boucs émissaires (tels les locaux) y interviennent. Il y ajoute une critique d’un comportement compassionnel, trop affectif, vis à vis des étudiants et étudiantes, trop de bisous-nounours en quelque sorte. Nous ne doutons pas, tout comme l’auteur, que la lutte des places et la compétitivité pour les postes sont d’autant plus ardentes que le désir narcissique de reconnaissance est lui-même ardent. Mais il nous semble augmenté, chez les «héritiers», au moins chez certains d’entre eux, par un désir de toute-puissance, de prestige, d’honneurs à outrance et, aujourd’hui, de richesse acquise par des activités parallèles parfois illégales et illégitimes qui vont bien au delà d’heures complémentaires grappillées ici ou là par des enseignant(e)s et moins par d’autres, au pro rata souvent de besoins imprévus familiaux ou individuels ou de leur état de santé. Tel cet enseignant sur petite voiture, gourmand d’heures complémentaires, en particulier pour aménager son logement à la norme de son handicap et renouveler des équipements chers et pas toujours remboursés par la Sécurité sociale, nécessaires à sa locomotion et à ses activités.

Plus grave, et l’auteur y insiste, est le mépris témoigné aux sciences humaines et sociales, et, plus largement, à toutes les disciplines où l’instrumentalisation et la rationalisation à outrance sont difficiles à effectuer : littérature, etc. Il a fallu qu’un groupe d’enseignants combatif quémande au ministère la mention de l’anthropologie sur des programmes et pour des examens qui en comportaient, pour que cette mention soit rajoutée dans la circulaire. Le rejet des sciences sociales et humaines et de ce qu’on appelle les matières littéraires – en un temps où certains savants des neurosciences s’efforcent de nous expliquer les rapports entre les cerveaux humains et la vie en société – est plus que dommageable non seulement à la communauté universitaire enseignante et étudiante, mais aux sociétés où il se manifeste le plus crûment.

Avant de conclure, un point demeure à relever sur lequel nous n’avons aucune critique à formuler : c’est le courage avec lequel Yves Dupont mène, depuis le début de ses études, de son mandat universitaire et de ses travaux, la lutte contre le productivisme, le risque nucléaire et les OGM. Un vrai combat, une guerre, menée avec d’autres, contre ces formes du capitalisme. Yves Dupont défend les lanceurs d’alertes et se joint à eux pour rappeler que des catastrophes écologiques peuvent et vont probablement se produire, prévisibles, évitables, et néanmoins niées, déniées par les hauts esprits qui les auront provoquées. Le combat de l’auteur contre le productivisme, illégitime par son illimitation même, est accouplé à son combat pour la communauté universitaire incontestablement en grand danger. Les critiques que nous adressons à L’Université en miettes ne visent qu’à pousser l’auteur à ajouter quelques prolongements sociologiques et anthropologiques à sa démonstration qui nous semble vérifier en grande partie son hypothèse. L’Université s’est laissée ensorceler par le capitalisme et des désorceleurs – par exemple des lanceurs d’alertes – sont nécessaires pour la désorceler de son engouement trop vif vis à vis de ce qui ruine en fait son autonomie durement acquise, son indépendance d’esprit et sa vocation à l’ouverture sur la connaissance. Celle-ci se légitime en particulier de n’être pas une économie de la connaissance. Parfois ce dur combat qu’Yves Dupont a mené toute sa vie le rend quelque peu injuste à l’égard de ce que peuvent entreprendre parallèlement et dans le même sens d’autres que lui. Mais son combat est le nôtre, celui de tous ceux et de toutes celles pour qui l’Université notamment doit être autre chose qu’une machine à fabriquer des gestionnaires de la plus-value et des producteurs du profit illimité.

1 auteur d’un ouvrage paru en 1974, Noëlle Bisseret, L’inégalité ou la sélection universitaire, aux PUF.

Louis Moreau de Bellaing

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Francis Farrugia, Sociologies, Histoires et théories, Paris, CNRS Editions, 2O12, Coll. Biblis

Donner ses assises à une socio-anthropologie de la connaissance est l’un des desseins que s’est fixé Francis Farrugia et dont il fait état plus particulièrement dans ce livre. Nous le rejoignons ou plutôt nous prenons place dans ce dessein en tentant, comme l’auteur depuis de longues années, d’esquisser une socio-anthropologie de la connaissance subjective. Mais, pour commencer à réaliser son dessein, il lui a fallu non seulement reprendre à l’origine, les catégories fondamentales forgées en philosophie, mais aussi montrer, à travers l’oeuvre des fondateurs Emile Durkheim et son neveu – refondateur – Marcel Mauss – notamment dans la manière dont Levi-Strauss le commente -, puis dans la reconstruction de la sociologie dans l’après-guerre, comment cette science, en s’écartant d’une sociologie américaine par trop instrumentalisée, pouvait contribuer, et tout particulièrement en socio-anthropologie, à une meilleure connaissance des faits sociaux et des faits sociaux totaux. Car la visée totalisante, totalisatrice, mais non «totalitaire», pour reprendre l’une de nos expressions, que Farrugia privilégie est à la base de l’approche non seulement de Marx, mais de Durkheim, de Mauss, de Gurvitch, voire d’Aron, de Bourdieu, de Touraine, d’Ansart, de Duvignaud et, en anthropologie, de Balandier. Nous sommes encore quelques-uns à penser qu’à y renoncer, la sociologie s’expose à l’émiettement, à la parcellarisation et à un empirisme sociologique borné, voué à l’efficacité immédiate, c’est-à-dire à servir, selon nous, les intérêts du capitalisme.

Pour Farrugia, la philosophie est la «grand-mère spectrale» de la sociologie et de la socio-anthropologie, notamment de celle de la connaissance. Il reconnaît à Kant d’avoir recherché ce que nous appellerions volontiers une légitimation et une légitimité de la connaissance, en lui donnant des «catégories pures de l’entendement» et, ajouterons-nous, en renvoyant le noumène c’est-à-dire l’irrationnel (mais non le sens) hors de la connaissance philosophique. Vis à vis de Durkheim il nous semble que, tout en reconnaissant le caractère kantien des présupposés durkheimiens, Farrugia se déclare créditeur et débiteur de la qualification du rapport social. Belle découverte, en effet, bien oubliée aujourd’hui que celle de Durkheim disant que le rapport social et plus encore le lien social – la sociabilité si l’on veut – ne pouvaient être la sommation de rapports interindividuels, que l’un et l’autre ont leur propre qualification, que l’individu social et l’individu singulier naissent du groupe et de la société où ils sont produits.

Lentement Farrugia remonte avec nous la généalogie de nos devanciers : Tönnies d’abord, auquel il consacre des pages remarquables, analysant sa vie et ses textes. Tönnies, guère reconnu pendant une partie de sa vie et accédant enfin à la notoriété longtemps après la parution de son ouvrage Communauté et société. Au fond Tönnies rappelait, au moins selon nous, que la Gesellschaft (la société) n’était guère concevable sans la Gemeinschaft (la communauté). Qu’il ait privilégié la seconde par rapport à la première nous paraît évident. Mais ce qu’il montre principalement, c’est que, sans un idéal, des liens, des affects, des sentiments, des passions, la société n’est guère pensable. Or n’est-ce pas vers une société, un type de société moderne qui n’est pas celui, subjectivé et subjectivant, des précurseurs et des fondateurs que nous allons, désaffilié, désubjectivé, condamné, selon nous, par la capitalisme actuel à une objectivation et à une objectivité tellement poussées qu’elles en font disparaître, en même temps que les groupes, les individus et leurs rapports sociaux, les choses, les objets matériels que ce type de société produit ?

A travers Halbwachs, Farrugia pose le problème du temps et de la mémoire. Proche de Gérard Namer qui sut revivifier la sociologie de la mémoire halbwachsienne, Francis Farrugia montre, pour structurer sa pensée, comment rapports sociaux, groupes et individus sont littéralement dynamisés par la reconstruction de la mémoire historique et par la constitution de la mémoire collective, comment le travail de la mémoire est celui du temps dans la mémoire, celui de l’oubli et, nous ajouterons, celui du refoulement, comment ils sont parties prenantes de ce que Halbwachs appelle les cadres sociaux de la mémoire, autrement dit produisent les repères à partir desquels l’enfant ou l’adulte, mais aussi le groupe refait si l’on peut dire le passé, en fait un passé au présent, un «passé-présent» comme dirait Lefort. Et iFarrugia insiste sur ce qu’il appelle, lui, le syndrome narratif.

Abordant Gurvitch, Farrugia rappelle que, comme repère d’une sociologie de la connaissance nouvelle, cet auteur n’a pas donné par hasard comme titre à son dernier livre posthume Les cadres sociaux de la connaissance. Plus encore, après Durkheim, Mauss et Halbwachs – Durkheim et Mauss avaient déjà su socialiser le temps et l’espace – , Gurvitch va typologiser les temps sociaux, en montrer la multiplicité. Méfiant vis à vis de l’histoire, Gurvitch veut au fond la sociologiser. Il nous racontait qu’ayant assisté à l’arrivée de Lenine à la gare de Saint Pétersbourg en Avril 1917, dès les premières phrases du discours de ce dernier disant que la révolution n’était pas finie, il avait vu Staline, au premier rang des accueillants, se reculer dans la foule et disparaître. Cette dérobade-hésitation de Staline avait, disait Gurvitch, échappé aux historiens.

Enfin, reprenant des éléments de son ouvrage La Reconstruction de la sociologie, Francis Farrugia rappelle que, après la création du Centre de sociologie, par Gurvitch, rue Cardinet en 1945, ce furent Aron, Gurvitch et Marcel Jollivet qui fondèrent la licence de sociologie en 1958. Les jeunes d’aujourd’hui, au moins un certain nombre d’entre eux – des sociologues et des anthropologues – demeurent fidèles, sinon à l’enseignement de Gurvitch injustement bien oublié, mais à celui d’Aron et, par lui, mutatis mutandis, ont fait leur ce qu’il y a de meilleur dans ceux de Bourdieu, Touraine, Ansart, Balandier, Duvignaud, etc. Il serait faux de penser que tous et toutes, à Paris, en province ou à l’étranger, se sont rangé(e)s sous la bannière de l’empirisme sociologique américain tant critiqué par Gurvitch et guère estimé par Aron. En Belgique, l’Institut Solvay a su gardé une tradition sociologique gurvitchienne solide grâce à Henri Janne, comme le rappelle André Bolle de Bal dans un excellent article en cours de publication.

En conclusion, Francis Farrugia nous redit qu’on ne fera ni sociologie, ni socio-anthropologie, ni socio-anthropologie de la connaissance, ni, ajoutons-le, socio-anthropologie de la connaissance subjective sans la philosophie et l’histoire. Le débat théorique reprend s’il s’est jamais interrompu. Il est nécessaire. Gurvitch n’a jamais été opposé à l’approche et à l’enquête de terrain, ni d’ailleurs aux statistiques. Mais encore faudrait-il prendre beaucoup plus le risque, dans des sociologies différenciées, de proposer théorisations et hypothèses liées à des théorisations. Incontestablement, les sciences humaines et sociales sont menacées. Mais nous sommes un certain nombre à nous battre pour elles, en Europe et, on peut l’espérer, un peu aux Etats-Unis. Farrugia voit dans des «philosophies spontanées» la trace au moins d’un maintien de la philosophie, du débat philosophiques,dans les oeuvres sociologiques. Et il est conscient – nous nous en réjouissons – de la complémentarité de la psychanalyse comme discipline scientifique et culturelle en socio-anthropologie. Son beau livre est un «fortifiant» pour les chercheur(euses), jeunes ou vieux.

Louis Moreau de Bellaing

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Monique Doubleau, La mémoire du métier, Maréchal-ferrant, un passé retrouvé, Paris, L’Harmattan, 2012, Coll. Logiques sociales.

Le livre de Monique Doubleau porte bien son titre : la mémoire du métier. Ce titre nous introduit aussitôt dans un parcours, avec une rupture et une reprise dont l’auteur va nous montrer les difficultés. Mais plus que mémoire, son livre est légitimation et légitimité d’un métier. D’un vieux métier qui a concerné toutes les contrées où il y avait ce qu’on peut appeler la civilisation du cheval avec tout ce qu’elle comportait comme techniques, objets, attitudes, comportements, esprit de corps ou de caste, etc. Ici c’est d’une technique propre à cette civilisation du cheval qu’il s’agit : le ferrage des chevaux.

Mais cette technique est articulée à une autre technique qui la contient et en quelque sorte la dépasse ; la forge. Un souvenir datant de 1947 nous revient en mémoire : dans un petit village de Sologne, Chaumont s/ Taronne, sur l’un des côtés de la place il y avait la forge. En plein jour, à dix heures du matin, les flammes de son foyer s’y élevaient tandis qu’y venaient avec leur cheval les paysans d’alentour. Mais la forge, autrefois, ne fabriquait pas que des fers à chevaux, elle fabriquait aussi les lames des faucilles et des faux, celle des couteaux et des épées. Déjà en 1947, cette époque était achevée. Restait le maréchal-ferrant de village.

Mémoire de ce métier : Monique Doubleau évoque les récits des vieux artisans encore attachés, dans leur vieillesse, au souvenir de la fabrication des fers à chevaux par le forgeron lui-même avec l’enclume et les trois ou quatre marteaux, souvenir aussi du cheval tenu au pied par un aide, celui des soins que le maréchal-ferrant forgeron, remplacé par le vétérinaire, pouvait prodiguer à la bête pour sa santé, etc. L’auteur n’oublie pas de nous indiquer que longtemps, peut-être même après la Révolution, des mythes d’origine, fort anciens, grecs ou latins, des dieux, Hephaïstos, et, plus proches, des saints religieux présidaient aux rites et aux rituels du ferrage des chevaux tout autant qu’aux travaux sur le fer. Les confréries de la Saint-Eloi étaient célèbres et sacralisaient les corporations de forgerons. Peut-être l’auteur n’insiste-t-elle pas assez sur la rupture que représente dans le sacré ce que nous appelons son intériorisation à l’humain, c’est-à-dire en l’occurrence le fait que, déjà avant la mécanisation des campagnes en France dans les années 1950, les forgerons avaient plus ou moins renoncé, avec une déchristianisation qui datait en territoire rural des débuts du XVIII° siècle, à croire en Dieu, en Saint Eloi ou en la valeur des mythes d’origine. Mais peu importe. La rupture, comme Monique Doubleau le montre, est bien, avec la modernisation de l’agriculture provoquée en particulier paradoxalement par des groupes chrétiens, notamment la JAC (Jeunesse Agricole Chrétienne), mais bien sûr aussi avec l’introduction du tracteur venu des Etats-Unis, la lente disparition, non des boeufs qui continuent à servir d’aliments, mais des char,rettes et des charrois qu’ils tiraient attelés deux à deux sous le joug, ou à un seul à une charrue, et encore plus celle du cheval qui, lui aussi, pouvait, à l’occasion, tirer la charrue, mais, plus souvent, transportait en charrette les habitants des fermes ou portait son maître en selle. Tous ces chevaux, y compris ceux des grands propriétaires terriens, étaient ferrés à la forge du village ou de la petite ville voisine.

Néanmoins le tracteur n’empêcha pas, un temps, une dizaine d’années, de garder le cheval. «Il faut un cheval dans une ferme», nous disait à l’époque un ami fermier. Dans les années soixante, presque tous les chevaux de ferme avaient disparu et, comme le montre l’auteur, avec leur quasi-disparition, le métier de maréchal-ferrant était tombé en désuétude.

Ce qui le fit se renouveler, mais d’une autre manière, ce fut, dans la classe moyenne et dans la classe bourgeoise, au moins en France, le goût de l’équitation, mais aussi celui, plus ancien, des courses de chevaux qui suppose, dans des haras, l’élevage continu de chevaux de course. Alors apparaît, nous dit l’auteur, le maréchal-ferrant itinérant avec son four à gaz dans une camion où il utilise des fers produits en usine, en les ajustant ensuite, au mieux, à coups de marteau sur son enclume, au sabot du cheval. On ne peut dire qu’il s’agit d’un nouveau métier de maréchal-ferrant, mais d’un passé retrouvé et renouvelé, de ce que Balandier appelle «un traditionnalisme de progrès».

Deux manifestations de l’ancien métier vont, grâce à la ténacité de maréchaux-ferrants jeunes et moins jeunes, donner non seulement une certaine continuité, mais une assise que nous appelons légitimatrice au métier. D’abord notons que certains fers ont, pour des raisons thérapeutiques, à être forgés hors usine. Ils ne peuvent être préfabriqués, au risque de ne pas s’adapter au sabot de certains chevaux. Ce qui confère à la forge, ou au moins au four à gaz, une certaine importance. Mais on peut aussi noter, dans un autre registre celui de la commémoration, les fêtes de village où des forgerons maréchaux-ferrants entretiennent encore le goût de l’ancienne forge. Non par souci de conservation, semble-t-il, mais, à la Saint Eloi, ils pratiquent le métier tel qu’il fut.

La deuxième manifestation est la plus importante et l’auteur y insiste longuement, c’est celle du concours. Des forgerons-maréchaux-ferrants font régulièrement concourir de plus jeunes qu’eux à qui ils ont appris le «métier complet», c’est-à-dire surtout la technique de l’ancienne forge, sans préjuger pour autant d’un ostracisme vis à vis de la nouvelle technique avec four à gaz, fers préfabriqués, voire fer ou sabot de cheval en plastique. Mais l’idée est de conserver chez des jeunes le métier dans toute sa complexité. Un peu, par comparaison hâtive peut-être, comme l’enseignement des Humanités (philosophie, histoire, littérature, grec, latin) peut apporter aux étudiants, non une connaissance complète en l’occurrence, néanmoins un passé à leurs connaissances nouvelles, autrement dit un accroissement à ce qu’ils vont savoir de neuf. Il nous semble que, pour le métier de maréchal-ferrant comme pour celui, provisoire, d’étudiant, une mémoire légitimante et légitimatrice est à ce prix. Sinon, ce qui sera perdu ne sera jamais retrouvé, même si la perte se révèle dangereuse pour ce qui est à venir.

Le concours se passe dans la bonne humeur. Les maréchaux-ferrants traditionnels, mais aussi nouveaux, ont transmis et transmettent «sans cession» leur savoitr aux jeunes qui vont rivaliser entre eux à ceux qui ont au mieux acquis le métier. Ici notons un léger excès quelque peu transgressif de l’égalité. Les maréchaux-ferrants «maîtres de forge» traditionnels on tendance à témoigner une certaine condescendance, non seulement vis à vis de leurs apprentis devant concourir entre eux, mais vis à vis du maréchal-ferrant «de tous les jours» qui n’a pas nécessairement appris à forger à l’ancienne. On peut s’étonner de ce léger excès de domination professionnelle, d’autant que les maréchaux-)ferrants «de tous les jours» ont toute liberté dans leur travail à ne pas avoir appris ni utilisé la technique ancienne – puisqu’elle n’est pas d’ailleurs utilisable, ce n’est pas sa fonction et puisque les jeunes, ceux qui le veulent, sont là librement pour montrer jusqu’à quel degré ils ont appris le «métier complet». Léger excès de domination professionnelle transgressant tout aussi légèrement l’égalité tout simplement humaine ; l’admiration de certains maréchaux-ferrants pour des anciens accrédite suffisamment la supériorité technique de ces derniers dans le métier. Légère inégalité transgressive du droit à l’égalité non comparable à celle des agrégés normaliens vis à vis des agrégés non normaliens ni à celle des bien nantis vis à vis des SDF.

Moniquer Doubleau s’est servi, pour bien faire comprendre son propos que nous schématisons ici, de l’enseignement de Gérard Namer et de celui d’Halbwachs. La mémoire n’est pas un flux, mais une reconstitution du passé ou une reconstruction historique. Ici il s’agirait des deux, qui font retrouver, mais autrement un ancien métier. Son livre, «un petit chef d’oeuvre», dit Namer que nous approuvons, que nous aurions aimé approuver avec lui de vive voix, est un exemple particulièrement riche de ce que peut être l’usage de la mémoire collective, historique et sociale et, pour nous, de ce que peut être, avec son léger excès délégitimant, mais non illégitime, ce que nous appelons une légitimation et une légitimité approximatives.

Louis Moreau de Bellaing

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Olivier Douville, Les figures de l’Autre, Paris, Dunod, 2014, Coll. Psychismes fondée par Didier Anzieu

Qu’est-ce que l’Autre ? Que me veut l’Autre ? Questions préjudicielles qui, au sens où l’entendent l’auteur et nous-même, sont à poser avant même d’entreprendre une recherche – celle qui se poursuit dans ce livre -. Ces questions proviennent, à notre avis, de la nécessité de les poser, mais aussi de la distance à maintenir entre l’anthropologie et la psychanalyse d’une part, la psychanalyse et l’anthropologie d’autre part. Car on ne peut oublier que l’anthropologue qui va demander à la psychanalyse certains de ses concepts et de ses approches n’est pas dans la même position scientifique que le psychanalyste. Dans la spécificité de sa démarche et de son travail en psychanalyse, le psychanalyste ne peut que «se servir» des apports de l’anthropologie. Si les critères de scientificité, dans l’une et l’autre discipline, sont les mêmes, l’obtention notamment d’un minimum de preuves (et non de résultats) à partir d’hypothèses (et non de suppositions souvent idéologiques), il n’en reste pas moins que l’anthropologue, faisant droit à l’anthropologie freudiennne et aux travaux qu’elle a rendus et continue de rendre possibles en anthropologie, ne peut prétendre se confondre avec le psychanalyste doublé d’un chercheur qui, affronté directement si l’on peut dire à ses analysants, travaille comme chercheur tout autant sur leur singularité individuelle que sur leur individualité sociale.

Lorsque Douville reprend à l’origine le dessein freudien à partir d’une trace et que c’est cette trace presque indéfinissable qu’il suit chez Bastian le géographe, puis retrouve plus ou moins sédimentée, voire un peu fétichisée, comme semble le penser ailleurs Eric Smadja, chez le Freud de Totem et tabou et de Psychologie collective et analyse du moi, on peut en tant que sociologue-anthropologue le suivre, aussi bien en lisant Malinowski à qui il marque quelque mansuétude – à notre avis, si Malinowski respectait la psychanalyse, il ne l’avait guère comprise – ou Geza Roheim beaucoup plus riche, selon nous, en apports anthropologiques où la psychanalyse devient nécessaire. Qu’on songe à ces belles pages de Roheim sur une danse cérémonielle d’apparat d’un soupirant face à celle qu’il désire, somptueuse en couleurs et en gestuelle. Mais Douville ne nous entraîne, avec Freud, sur les pas des anthropologues, Devereux notamment vis à vis de qui il est prudent, semblant se distancer quelque peu de son culturalisme, que pour nous amener peu à peu aux figures de l‘Autre. Bien sûr, son parcours passe par Lacan et nous pensons que sa reconnaissance de l’Oedipe plus sous sa forme lacanienne que freudienne contribue à dépasser le débat de certains anthropologues sur l’universalité de ce complexe, débat qui n’a d’autre intérêt, au moins dans les cures-type entreprises par des psychanalystes de cultures différentes, que précisément de leur rendre sensibles des différences, au lieu de les engloutir dans du semblable, du même.

Venons-en à ce point où Douville a voulu nous amener, au fond à sa propre expérience de psychanalyste confronté – l’un l’analyste et l’autre l’analysant s’abordant frontalement, même si, dans la séance, ils ne se regardent pas – à des individu(e)s en détresse venu(es)s du Congo, du Mali, des Caraïbes et d’Haïti, venu(e)s également de la migration de populations de ces pays en France. Nous ne sommes pas capables de suivre dans leurs détails les analyses que nous propose Douville dans ce qu’il nous dit des «cliniques de l’exil» en refusant toute emphase à ce terme d’exil. Egalement de ce qu’il nous dit de l’esclavage. Que retenons-nous en tant que sociologue-anthropologue non psychanalyste ? D’abord ce que Douville dit de l’humain. Il n’en fait pas une catégorie en soi, se suffisant à elle-même. Mais constamment, nous semble-t-il, il nous rappelle que nous sommes entre humains, que le psychanalyste homme ou femme, dans le transfert et le contre-transfert, est un humain comme son analysant homme ou femme. Il nous rappelle que la différence des sexes – qui marque celle des générations – et la mort – et il se pose la question du rapport entre économie et mort – sont là, inexorables, incontournables en quelque sorte, «anomie du sexuel», «anomie de la mort», autrement dit, selon nous, impossibilité de soumettre totalement à la loi humaine le sexuel (l’élan vital, la libido qui s’en sépare, le pulsionnel vie et mort qui se distingue de la libido, mais ne s’en sépare pas) et la mort tant dans la pulsion de vie que dans la pulsion de mort. De les soumettre totalement à une loi symbolique où l’imaginaire et le réel ont leur part, loi que nous humains faisons toujours émerger, même dans les camps de concentration, tant du côté des victimes que, parfois, du côté des bourreaux. Il montre également comment l’esclavage et le travail forcé, tout comme la Shoah, sont, non pas in-humains, mais a-humains, comment l’esclavage réduit l’être humain esclave à la condition de chose et de machine, comment la Shoah le réduit ou tente de le réduire à la condition animale. Douville est requis par le statut anthropologique de l’individu(e) en détresse ou non, mais peut-être un peu plus de celui ou celle en détresse, quelle que soit son origine sociale ou géographique, en quoi il rejoint l’anthropologie dont l’un des objets de science est l’altérité. Mais il montre que cet(te) individu(e) – notre Autre, voire notre étranger(ère) à nous occidentaux – est pris(e) comme chacun de nous, occidentaux ou pas, dans son histoire singulière prise elle-même dans l’histoire et la mémoire collective, et aujourd’hui, avec d’une part la modernité et d’autre part son excès global le capitalisme, dans l’histoire mondiale. Et c’est là que Douville nous vient en aide si l’on peut dire, apporte à l’anthropologue un élément dont il peut faire état et qu’il peut reprendre dans ses analyses. Cet élément c’est que le symptôme – délire, hallucination, agressivité – quel qu’il soit ne peut être d’emblée considéré, comme c’est souvent le cas, uniquement d’un point de vue négatif. Douville le montre pour l’enfant nit ku bon, l’enfant-ancêtre, celui qui «part et qui revient» (Zempleni), mais celui aussi – et Douville ne le dit pas suffisamment – qui est souvent sacralisé, ce qui ne lui évite pas la privation de liberté. Car il y a le symptôme manifesté par l’individu(e) et ce que la société où il vit fait de ce symptôme. L’auteur montre que cette trace – et nous y revenons – que l’on découvre chez le premier Freud, chez le second à moindre usage, chez quelques anthropologues avant la guerre, chez Lacan, Devereux et quelques anthropologues aujourd’hui – chez une anthropologue comme Monique Selim ou un psychanalyste-anthropologue comme Douville lui-même -, est le symptôme traçant, autant dans le positif que dans le négatif, ce vers quoi le fou, la folle ou le/la grand(e) névrosé(e), l’être humain troublé et en détresse se «dirige» sans trop le savoir et souvent sans parvenir, sinon précisément par le transfert et le contre-transfert du psychanalyste-anthropologue, à le dire. Le symptôme en tant que trace d’abord négative, affolante, peut, par l’analyse, mais pas seulement par l’analyse en psychanalyse, mais aussi en anthropologie, en histoire, en droit, en sociologie, avec l’aide de la psychanalyse, s’inverser peu à peu en oeuvre, mais non en résultat, ni en «guérison», ni en vérité empiriste pour une «économie de la connaissance» ou un comportementalisme.

Mais peut-être nous méprenons-nous sur le sens que Douville a voulu donner à son livre qui, d’ailleurs, contient bien d’autres apports à décrypter, à déplier, à se donner à soi-même en les faisant siens. Douville va loin, aussi loin qu’il le peut. Son humour, tout en demeurant en alerte, est continuellement en recherche dans une légitimation approximative individuelle qui ne se conçoit que dans des groupes, des duos, des ensembles où lui Douville prend place pour dire ou agir. Disons, de notre point de vue, qu’il n’est pas suffisamment reconnu – son livre le sera-t-il ? – pour ce qu’il est et cherche à être, avec l’Autre et pour l’Autre, avec les autres et autrui, dans son travail de chaque jour, mais aussi dans sa parole et ses écrits. Son style le sert, qui lui permet de transmettre l’apparemment intransmissible. Bref, il nous étonne.

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Franck-Pascal Le Crest, Actualité du concept d’anomie, le mal de l’infini, Paris, L’Harmattan, 2013, Coll. Logiques sociales

L’anomie est un concept, le mot n’appartient pas au langage courant. Nul groupe ou individu ne dira : nous sommes, je suis anomique(s). On peut dire, d’une certaine manière, que Durkheim, confronté notamment à la question du suicide, pense qu’il contribue à faire apparaître le degré d’anomie d’une société. Le suicide, phénomène réputé individuel entre tous est, comme le démontre Durkheim, un fait social et Jean Baechler ne parviendra pas, dans Les Suicides, à infirmer cette démonstration. Or Le Crest nous montre que, parmi les formes du suicide, Durkheim en retient une qui passe pratiquement inaperçue – le suicide fataliste indiqué dans une note – et une autre qu’il appelle nommément le suicide anomique. Or, si on suit notre auteur et Durkheim, le suicide anomique se produit lorsque l’individu atomisé c’est-à-dire privé de tout repère – normes et valeurs communes – , de toute solidarité, de tout rapport à l’Etat, quasiment en détresse, se supprime. C’est donc la société dans son état anomique qui, quels que soient les motifs de son suicide, peut l’amener à se tuer. A la différence, par exemple, du suicide altruiste où le capitaine du bateau, conformément à une morale plus ou moins sociale, se sacrifie pour sauver ses passagers et son équipage.

Mais Le Crest veut situer l’anomie dans son contexte actuel, celui d’une société hyperlibérale. Le mal de l’infini devient celui de l’illimité qu’un certain nombre d’individus et de groupes dans la modernité se donnent comme finalité première : augmenter leur richesse, leur toute-puissance, leur pouvoir de contrainte sur autrui. Le mal de l’infini, comme semble le concevoir Le Crest, est celui qui frappe des individus et des groupes perdus dans une société trop objectivée qu’ils ne comprennent plus ; ou ils s’y suicident, ou ils se réfugient, comme le disait Romain Rolland à Freud, dans le «sentiment océanique» soit par l’art, soit par ce qui, dans la modernité, reste de religion.

Mais la surprise du livre, si l’on peut dire, c’est l’apparition de Jean-Marie Guyau et de sa conception de l’anomie, notamment dans Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction et dans L’Irreligion de l’avenir.

Guyau vote pour l’anomie. Il n’y voit nullement la perte des repères, la privation de la loi au sens symbolique du terme loi. Il y voit beaucoup plus ce qu’on pourrait appeler la naissance de la liberté. Ce qu’il y a en nous de force, d’énergie nous poussant à vivre, doit pouvoir, tant chez l’individu que dans le collectif, se déployer et se donner sa propre mesure au cours de ce déploiement. L’anomie est au fond la saine réaction contre les sanctions et les obligations imposées. Elle initie un monde de la vie où l’Autre trouve sa place en même temps que le nous et le je.

On comprend l’admiration de Nietzsche pour Guyau lorsqu’il lit Esquisse d’une morale sans obligations ni sanctions qu’il découvre dans une petite librairie de Nice. Dans la volonté de puissance, Nietzsche ne met pas, comme aurait voulu le faire croire sa soeur Elizabeth truquant ses manuscrits, la toute-puissance d’un individu ou d’un groupe sur autrui. Il y met à la fois le désir et la volonté de l’individu, du groupe, de se dépasser lui-même, de se surpasser, d’aller au delà de ce qu’il est, au plus loin de lui-même.

La proximité avec la pensée de Guyau est évidente. Cet individu, ce groupe qui se déploient en se donnant leur propre mesure sont quelque peu l’individu et le groupe nietzschéens. Cet individu, ce groupe guyau-nietzschéens, ce sont aussi un peu ceux de Freud qui rappelle que le Kuturarbeit exige du pulsionnel, de l’énergie vitale et de l’énergie sociale, et que la mesure de cette énergie, par l’action de la pulsion de mort sur la pulsion de vie et par la résistance de la pulsion de vie à la pulsion de mort, vient en quelque sorte d’elle-même.

A partir de 1902, Durkheim abandonne le concept d’anomie. Pourquoi ? Il semble, à lire l’ouvrage de Le Crest, que, dans la conception qu’il va peu à peu élaborer d’une Société qui, comme le dit Aron en le commentant, remplacerait Dieu, il n’y ait plus de place pour un processus de déréliction, d’anomie, articulé au mal de l’infini. Et il est vrai que Durkheim fait resurgir, dans sa conception de la Société, l’impératif catégorique kantien, ce qu’il appelle la contrainte sociale. Nous appelons aujourd’hui couramment cette contrainte sociale devoirs, en mettant le plus souvent le mot au pluriel. C’est peu dire. Le devoir est un concept théologique. Mauss donnera, dans L’Essai sur le don, une conception de l’obligation beaucoup plus subtile et, à notre avis, plus congruente avec la société moderne. Car l’obligation vient de nous-mêmes et non d’une Société divinisée. Cela dit, c’est dans un texte secondaire Philosophie et sociologie que Durkheim divinise la Société. Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, il se contente d’évoquer la «contagion» propre aux rassemblements – les fêtes – des membres des sociétés australiennes, ce que Gurvitch appellera «l’effervescence de la vie sociale», corroborees où les emblèmes de la société sont dessinés par les regroupements des corps mêmes des individus sur le sol. Durkheim en voit l’équivalent aujourd’hui dans la fête du 14 Juillet qui ne commémore pas la prise de la Bastille, mais la Fête de la Fédération (1790).

Le Crest demeure plus proche de la problématique durkheimienne sur l’anomie que de celle de Guyau. Néanmoins, comme Guyau, il s’interroge sur l’individu. La société moderne actuelle l’amène à montrer comment le libéralisme économique et le néo-libéralisme ont, avec l’instrumentalisation et la marchandisation associées, tendance à créer un individu anomique, sans repères et sans grand espoir. Mais sur ce point, son propos nous paraît insuffisant sociologiquement et anthropologiquement. Il ne prend pas en compte la division du social, autrement dit les classes, ni les modalités des cultures dans les classes. Reconnaissons que ce n’est pas vraiment son sujet. Mais on aurait aimé quelques questions en ce sens.

A la fin du livre, Le Crest emprunte à Weber son concept de vocation et se demande si, pour l’individu, la vocation, non la vocation religieuse, mais une vocation sociale et politique au sens du politique, comme celle du savant chez Weber, ne donnerait pas à l’individu moderne, dans certains cas, une ouverture vers l’Autre face à l’individualisme croissant né, à notre avis, très largement du capitalisme et peu propice aux traditions et aux changements sociaux et politiques.

Louis Moreau de Bellaing

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Coordonné par Françoise Hatchuel, Transmettre ? Entre anthropologie et psychanalyse, regards croisés sur des pratiques familiales, Paris, L’Harmattan, 2013, Coll. Anthropologie critique dirigée par Monique Selim

«Le contrat narcissique s’établit grâce au préinvestissement par l’ensemble de l’infans (c’est-à-dire le groupe culturel qui accueille l’infans) comme voix qui prendra la place qu’on lui désigne» écrit Piera Aulagner. citée par Françoise Hatchuel. Dans ce livre, est donnée la parole à une anthropologue Monique Selim, à Malika Gouirir sociologue, à Françoise Hatchuel elle-même, venue des sciences de l’éducation, en collaboration avec Patricia Bouëtel directrice d’un service d’accompagnement éducatif à la parentalité, à Aniko Sebestény qui est doctorante en anthropologie, à Maria Zagrafaki et Nelly Askouni sociologues de l’Education, enfin à Charlotte Gamundi doctorante en Science de l’Education.

Il s’agit, dans ce livre, pour Françoise Hatchuel, comme elle le dit en introduction, de définir le «j»’ au sein d’un «nous» antécédent. Son hypothèse en découle : les familles et les différent(e)s acteurs(trices) qui composent une famille ont, en tant que famille, à se représenter ce qu’elles ont à transmette à leurs enfants ; il leur faut se situer par rapport à leurs propres groupes d’appartenance, c’est-à-dire notamment leur propre groupe linguistique et culturel, leur lieu d’habitation, leurs parents et à ce qu’ils peuvent représenter de «tradition». «Faire grandir les enfants», ce n’est pas assurer seulement la charge matérielle de leur développement physique, mais faire face à la désorganisation psychique que provoque l’immaturité de l’enfant. Toute société, si elle existe et persiste, comporte des éléments permettant d’aider les sujets à faire grandir leurs enfants. Pour F. Hatchuel, il y faut la capacité à investir. Bien entendu, elle s’appuie sur la théorie des pulsions de Freud et insiste sur l’expression freudienne «choix d’objet par étayage», ce vers quoi tend la pulsion étant extérieur au sujet et s’opposant au choix d’objet narcissique où ce sujet se prend lui-même pour objet. La tâche centrale consiste à faire barrage à l’angoisse, à la destructivité, à la violence mortifère et meurtrière (Thanatos), la pulsion de vie s’opposant plutôt, à notre avis à la pulsion de mort qu’au désir de mort.

L’imaginaire permet de faire grandir les enfants ; il devient, dans une société, «fiction réalisée» (Bourdieu). Il est important, pour les parents, de référer leur discours éducatif à un ailleurs raisonnablement fiable, par exemple la présence vivante des grands-parents. Piera Aulagner parle de «points de certitude symbolique». Dans une société stable, les sujets peuvent s’imprégner progressivement de modes de faire, sans qu’il leur soit demandé d’y croire.

Dans une société instable comme la nôtre, les grands-parents doivent construire par eux-mêmes le discours qui leur permettra de «soulever Eros», c’est-à-dire de faire face au risque de découragement dans l’acte de faire grandir les enfants.

La tentation du clone, dans une situation de doute, est le risque de faire appel à la pulsion d’emprise garantissant que l’enfant grandira conformément au pacte qui donne sens à la vie de l’adulte. «Si nous avons accompli la loi du groupe, c’est au prix d’une augmentation du risque d’emprise» (p. 23).

F. Hatchuel pense qu’il y a le rôle des médiateurs entre parents et enfants (grands-parents, oncles, tantes, cousins et cousines) . L’ouvrage en montre quelques exemples.

Dans son chapitre intitulé Trous et interdits de transmission, Monique Selim montre comment, dans un groupe ghettoïque (et nous ajouterons incestuel) constitué par des totalisations imposées de l’extérieur (par le bâtisseur capitaliste) à la population qui le constitue, il y a quasiment démantèlement du socle dit familial au profit d’une instance dans le groupe. L’exemple d’Arnaud et de Viviane en est une illustration. Ils tentent vainement de de se constituer, quelle qu’elle puisse être, une famille «symbolique» (au sens d’irréelle), rapportant à eux non des enfants qu’ils ont faits ou choisis, mais ceux qu’ils peuvent prendre à droite ou à gauche selon les circonstances. Il s’agit en somme d’une famille interdite.

Quant à celle présente en Chine, elle est l’exemple de la famille prescrite. L’enfant désiré, l’enfant unique est soumis à une coercition énorme qui redouble l’efficacité symbolique de l’autoritarisme politique. «Dans une configuration de planification totale des naissances et des trajectoires, le désir de transmettre concerne l’application d’un paquet de normes que l’être/le produit se doit de concrétiser». (p. 40) A l’opposé, dans L’Unique et sa propriété, Stirner, tout aussi destructeur, pousse la liberté de soi à la rencontre de celle de l’autre, le gagnant étant l’un ou l’autre.

Processus et transmission symbolique en milieu migratoire : Malika Gouirir a choisi comme échantillon – et non comme terrain – une petite population de seize familles dont les pères ont travaillé dans la même entreprise, au Maroc, puis en France, jusqu’à leur mise à la retraite ou leur licenciement. Son chapitre très détaillé met en cause les stéréotypes courants véhiculés sur la migration, au moins en ce qui concerne le problème que l’auteure soulève. Elle montre qu’il est difficile, dans l’attribution des prénoms, de séparer clairement ce qui relève de l’allégeance nationale ou ce qui témoigne d’une sorte de loyauté familiale. La distinction des prénoms représente (parfois involontairement) les attentes familiales. L’investissement des parents, au delà de l’acte d’institution du prénom, témoigne de «l’importance accordée aux appartenances revendiquées et aux luttes pour faire accepter des liens par delà les espaces nationaux et par delà le temps «(p. 64).

Françoise Hatchuel et Patricia Bouëtel donnent comme titre à leur texte Paternité et transmission en Occident : une place à élaborer. Elles apportent une démonstration très étoffée à l’hypothèse selon laquelle, dans nos sociétés occidentales, la paternité biologique ne se réduit pas à la fonction séparatrice dite paternelle du père que seuls les pères réels (biologiques) pourraient assumer. «Bien d’autres dispositifs existent pour réguler ce risque (la fonction paternelle), de même que l’adulte nourricier n’est pas forcément la mère» (p. 91). L’incertitude biologique pour l’enfant tient précisément à son caractère d’incertitude et non au biologique lui-même. Autrement dit, la conception du rôle du père n’est plus donnée d’emblée et demande à être élaborée. Au plan d’une fonction sociale intégratrice qui doublerait la fonction séparatrice, «les pères sont multiples», Ces fonctions seraient tenues par des instances et non par des personnes.

L’offrande domestique à Bali, que nous présente Aniko Sebestény, est un texte remarquable du point de vue anthropologique, puisqu’il nous fait assister à un rituel quotidien tenant à la religion et pratiqué, semble-t-il, par toute la population balinaise, rituel d’offrandes aux ancêtres sur des «autels familiaux». Un «flou» apparaît dans la pratique des jeunes générations qui effectuent le rituel sans toujours le comprendre, admettant seulement l’existence d’un monde invisible. L’auteure dit elle-même que le poids et la présence de temples, d’autels dans toutes les rues, sont renforcés par le rituel d’offrande quotidienne. Mais le flou, la marge d’interprétation chez les jeunes permettent de répondre à des événements nouveaux. C’est, à notre avis, penser que deux dispositifs, l’un celui, sans doute, de la modernité, l’autre celui des sociétés anciennes (telle la France sous l’Ancien Régime) peuvent assez facilement se combiner, voire se compléter, sinon se concilier.

Le problème est que, du point de vue du politique et de la politique, cela ne semble pas être le cas. Ce que nous appelons un sacré extérieur à l’humain ne peut, sauf, sans doute, dans la vie quotidienne et seulement jusqu’à un certain degré, coexister avec un sacré civil, c’est-à-dire un sacré intériorisé à l’humain. Cela ne veut pas dire que le premier doit être éliminé. Mais, dans les sociétés modernes et dans celles qui, appartenant à un autre type de société non moderne, font entrer en elles la modernité, il peut être seulement toléré. Cela ne veut pas dire que le second sacré soit supérieur au premier. Cela veut dire que les groupes et les individus, qui, après des millénaires de primauté sans partage du premier sacré, ont choisi le second n’acceptent désormais, même s’ils sont croyants, le premier sacré que jusqu’à un certain degré qui exclue sa pénétration dans le politique et la politique. C’est l’un des enjeu des luttes actuelles au Proche-Orient et Moyen-Orient et dans certains pays africains. Mais presque tout reste à dire sur cette question.

Le chapitre de Maria Zagrafaki et de Nelly Askouni, Education des filles, pratiques de famille et ruptures à la tradition : le cas de la minorité musulmane en Grèce, illustre quelque peu ce que nous venons de dire. Dans cette minorité musulmane grecque où, comme ailleurs, les femmes sont en position de subordination, les auteures montrent la différenciation des attitudes et comportements des parents, des pères et des mères, vis à vis de leurs fille, en fonction de leur propre degré et déni d’instruction, en ce qui concerne l’accès de ces filles aux études supérieures. Les auteures montrent, à notre avis, que les jeunes filles revendiquent pour la plupart un accès aux études supérieures – qui les fait partir de leur village -, mais que la mère et le père peuvent s’y opposer, les pères par crainte des commérages de bistrots, les mères à la fois par désir de les protéger, de leur assurer un mariage coutumier, mais aussi de les garder à la maison pour continuer à les aider dans le travail ménager.

Il peut arriver que l’un et l’autre consentent à leur départ parce que, n’ayant pu eux-mêmes s’instruire à cause du refus de leurs propres parents, ils souhaitent que cela soit possible pour leurs filles. Le problème ne semble pas se poser pour les fils. On peut penser également que la religion et sa morale doivent peser lourd dans le choix des parents de s’opposer à cet accès des filles – et non des fils – aux études supérieures. Notons qu’ici la transmission se fait surtout par l’acceptation des parents d’un accès à une autre vie que celle du village et de la famille d’origine.

On retrouve un peu la même problématique dans le dernier chapitre, celui de Charlotte Gamundi Devenir adulte face à l’étranger. Mais comme il s’agit de jeunes étudiants et étudiantes français(es), il n’y a pas en général d’opposition des parents. Ce que montre l’auteure, c’est que le séjour à l’étranger, par exemple en Argentine, pour faire ou compléter des études, est un choix de la jeune fille ou du jeune homme qui va la/le séparer de ses parents et de sa famille, avec soit la quasi certitude de les retrouver telles quelles au retour, soit l’incertitude liée au destin de tout un chacun. L’ambivalence du choix s’articule, à notre avis, à l’accord des parents. Les nouvelles techniques (Skype, etc.) peuvent l’atténuer. «C’est, dit l’auteure en conclusion, une distance bien réelle que l’étudiant(e) en mobilité internationale va instaurer entre lui/elle et ses proches. Il/elle va devoir affronter seul(e) l’inconnu, aidé(e) en cela par les acquis familiaux».(p. 173)

Dans ce livre riche dont ce compte rendu ne peut tirer que quelques pistes de réflexion, la question de l’investissement, posée au départ, se trouve en quelque sorte sans cesse remise ne chantier. Il met en lumière les difficultés, voire les impasses, mais aussi les ouvertures possibles de la transmission.

Louis Moreau de Bellaing

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Monique Selim, Hommes et femmes dans la production de la société civile à Canton (Chine), Paris, L’Harmattan, 2013 Coll. Anthropologie critique

La «société civile» (avec des guillemets) désigne, à Canton, ce que celle- ci peut être en réalité dans la Chine actuelle : une population mêlée, un kaléidoscope anthropologique, soumis, que ceux et celles qui le constituent le veuillent ou non, à l’Etat-parti et dans laquelle des travailleurs de tous ordres et des bénévoles vont le plus souvent jouer le rôle d’acteurs bienveillants, ou plutôt manifester la bénévolence requise par le pouvoir politique, en accomplissant, pour cette population, des tâches diverses qui vont de la gestion de maisons de retraite au journalisme, à la scolarisation des enfants, etc.

Ainsi ce livre de Monique Selim offre-t-il l’extraordinaire spectacle de la vie sociale, à Canton, de cette «société civile» où l’histoire contemporaine laisse sur les personnages évoqués – hommes ou femmes – des traces souvent négatives, quelquefois positives pour eux, pas toujours grâce à ceux qui les entourent. Refusant tout culturalisme, mais rapportant néanmoins «moeurs et manières» spécifiques à ces individu(e)s et groupes qu’elle côtoie, accompagne et écoute, Monique Selim ne se contente pas d’analyser au mieux ce qui lui est dit, de reconstituer des vies, mais elle dessine, de l’un à l’autre personnage, de l’un à l’autre groupe, des traces dont on,pourrait dire qu’elles sont les signes des non-dits, dans ce monde de la propagande, de l’apparence et de la soumission plus ou moins volontaire. Ce qui frappe le lecteur que nous sommes, c’est de s’y retrouver, non comme comparse, comme émule ou participant, mais parce que, en soi, cette société malmenée par un Etat central autoritariste, une nomenklatura toute puissante et un socialisme de marché devenu simplement le capitalisme, si elle ne pèse pas sur ce lecteur que nous sommes membre d’une société démocratique d’ancienne industrialisation ou anciennement industrialisée, de la même manière que, dit Monique Selim, l’Etat-parti et ses sbires pèsent sur les individus et les groupes de la Chine nouvelle, le renvoie (ce lecteur) néanmoins à ce phénomène commun à tous aujourd’hui qui est précisément la domination sociale, culturelle, économique, politique (au deux sens du mot) capitaliste. Dans ce conglomérat de souffrances individuelles et collectives, d’humiliations, d’acceptations, de soumissions, mais aussi de révoltes larvées, de résistances, de refus tels que les expriment les personnes interrogées, tels que les interprète l’auteure, comment ne pas lire des délégitimations, iillégitimations, illégitimités perpétuées – cette interdiction, par exemple, de faire plus d’un enfant – , renouvelées, censurantes dans tous les domaines ? Mais aussi comment ne pas penser aux légitimations et légitimités en train de naître, encore enfouies dans leurs délégitimations que l’auteure révèle, en montrant que l’idéologie est encore là, mais que peut-être un jour elle sera «percée» ?

L’auteure fait défiler devant nous, chapitre par chapitre, des vieillards, des «fous», des autistes, des «volontaires modèles», des écolos, des jeunes hommes et femmes en ville, des femmes et des mères qui travaillent, des journalistes, etc. Elle nous montre comment les droits sont pliés à la norme, au marché et à la politique.

En s’en tenant strictement, dans les biographies, aux commentaires de l’auteure, on peut montrer comment les vies des personnes interrogées illustrent souvent tragiquement la condition sociale, culturelle, politique de la population notamment à Canton.

Hen-Tin est un vieil homme. Il est né dans un quartier de Canton, a été élevé par une mère veuve avec cinq frères et soeurs. Il a été obligé de travailler tôt. Membre dévoué du Parti, il devient, à vingt-cinq ans, chef d’une section de deux-cents personnes. A la révolution culturelle, il est envoyé six ans à la campagne pour rééducation. Marié, avec deux enfants, sa retraite et celle de sa femme leur auraient suffi pour vivre. Mais la tumeur au cerveau de sa femme et le cancer de sa fille ont bouleversé la famille. Accablé par les frais d’hospitalisation, le vieil homme a aujourd’hui 95 000 yuens de dette.

Le fils de Chen, une femme âgée de soixante-dix ans, est né d’un père et d’une mère cantonnais. Il était logé avec ses parents dans l’enceinte de l’entreprise du père. Ce dernier meurt. Trois jours après le mariage du fils, la famille doit quitter le logement en entreprise pour un plus petit, inondé, dans un vieux quartier de Canton. Le fils menace de mettre une bombe dans l’entreprise, de tuer le directeur, se retourne contre sa mère, l’accuse de s’être mal défendue. Il reste quinze mois en hôpital psychiatrique, y travaillant à la cuisine, fait trois tentatives de suicide. Aujourd’hui divorcé, il a quarante ans, travaille comme livreur avec un certificat de handicapé. Il s’est progressivement rétabli et vient régulièrement à un centre d’accueil (Telos) dont sa mère assure la gestion.

Fille d’un père qui boursicote et d’une mère chômeuse intermittente, à vingt-cinq ans Cheng a changé trois fois de travail : serveuse, comptable, vendeuse, pour des salaires qui vont en diminuant. Elle se bat sur Internet pour la préservation de la langue et de la «culture» cantonaises. Son ambition se réduit à la création d’un magasin spécialisé dans l’achat et la vente de chats.

Bao, fille d’un enseignant et d’une vendeuse, a épousé, contre la volonté de ses parents qui le trouvent trop pauvre, son camarade de classe de l’école secondaire. La mère de Bao renonce, avec l’accord de son mari, à son métier, pour être près de son fils scolarisé dans une école Steiner à Canton. Le mari, séparé de sa femme et de son fils, subvient à l’entretien du ménage et de l’enfant. L’école Steiner représente une éducation et une instruction à l’écart de la dogmatique étatique.

On peut le voir, seul le dernier couple peut s’en sortir matériellement, culturellement, socialement et quelque peu innover, tout en gardant l’obsession de l’enfant-garçon trésor ou roi.

Nous schématisons à outrance ce beau livre qu’il faut lire. Mieux qu’aucun autre, il fait comprendre la diversité des individualités liée sans doute aux heurs et malheurs possibles et réels, mais surtout les manières dont celles-ci réagissent au poids d’une domination politique, économique, sociale et culturelle qui, en tout état de cause, aggrave ou rend difficiles les aléas de leur vie privée.

Louis Moreau de Bellaing

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HEUSCH (de), Luc., Pouvoir et religion. Pour réconcilier l’Histoire et l’Anthropologie.Paris, Éditions du CNRS-Éditions de la Maison des sciences de L’Homme (« Chemins de l’ethnologie »), 2009, 212 p

Voici le livre le plus ambitieux de Luc de Heusch à ce jour. Il y discute de la royauté en Afrique sub-saharienne, pour laquelle il préfère le terme de « royauté sacrée » au plus courant « royauté divine », mais il considère également brièvement les systèmes de royauté de l’ancienne Egypte, Mésopotamie, Perse, Chine, Inde et de l’Amérique du sud auxquels il applique les termes de royauté divine. De là, il reprend la question du monothéisme et de sa relation aux systèmes royaux sous lesquels il est né. Finalement, le travail s’achève avec un chapitre stimulant sur le contrat social où il compare les pensées de Rousseau et de Hobbes. Ce livre, bien que probablement peu indiqué pour la plupart des cours universitaires, vaut largement une lecture attentive de la part des chercheurs spécialistes. Parce que ceux-ci sont relativement peu nombreux, il est probable que ce livre ne soit jamais traduit en anglais dans de brefs délais, outre le fait qu’il le mérite certainement.

Malgré la critique passionnée et le débat provoqué par ses livres antérieurs comme Le Rwanda et la civilisation interlacustre (1966), Le Roi ivre (1972), Roi né d’un cœur de vache (1982), et Le roi de Kongo et  les monstres sacrés(2000), de Heusch reste attaché à la méthode analytique du structuralisme français et à la proposition que les diverses manifestations de la royauté sacrée africaine sont logiquement et historiquement liées, constituant un système de transformations. En un tel système, l’armature cognitive et la symbolique fondamentale de la royauté sont conservées d’une aire à la voisine et d’une période à la suivante, bien que les éléments constituants puissent changer de valeur, valence et configuration générale. Au-delà de cela, les éléments symboliques individuels doivent être interprétés comme mis en  relation les uns aux autres par un système plutôt que comme porteurs de sens en eux-mêmes, comme ce serait plus le cas avec des signes linguistiques. C’est une proposition respectant la pensée de Claude Lévi-Strauss, dont l’influence est claire. L’autre influence significative du livre est celle de James Frazer dont l’œuvre monumentale, Le rameau d’or, a précédé le structuralisme de plus d’un demi-siècle, et qui démontra un point cher au structuralisme – qu’une forme prototypique singulière peut générer des dizaines de variantes reliées.

Le sous-titre de ce livre s’avérera probablement source de controverse, au moment ou tant de chercheurs ont rejeté et continueront à rejeter toute contribution possible du structuralisme au savoir historique.

Ces derniers continueront à caricaturer le structuralisme et sa notion de transformation par un « plus ça change, plus c’est la même chose ». Cette caractérisation ne peut être soutenue lorsque l’on considère que le changement dont les structuralistes parlent est d’une nature logique et non directement événementielle. Les historiens préfèrent traiter des événements concrets, qu’ils soient politiques, économiques ou religieux. Ils sont moins patients avec des abstractions se transformant en autres abstractions. Bien que Fernand Braudel et d’autres de l’Ecole des Annales se soient démarqués de cela en manifestant un intérêt pour la structure, leur notion de structure est empirique, alors que celle du structuralisme français est cognitive. Cela, bien sûr, laisse ouverte la question de comment les structures changent – les événements réels qui mènent à une transformation en tous systèmes symboliques donnés. Marshall Sahlins traite de telles questions dans la majorité de son œuvre récente, mais pour la plus grande part Luc de Heusch ne le fait pas. Il est probable, pour cette raison, que les objections habituelles levées contre le structuralisme concernant la contingence, l’agence et le contexte seront opposées à ce livre.

Le structuralisme permet quelques observations analytiques et répond assez bien à quelques questions, mais il en est d’autres qu’il traite moins bien ou pas du tout. Cependant la même chose pourrait être dite de toute tendance théorique ou méthode analytique dans les sciences sociales. La théorie parfaite n’existe ni n’existera jamais. Les partisans d’une théorie particulière dépensent énormément d’énergie à débattre de points avec les tenants d’autres théories, mais généralement leurs contradictions se résument à des questions de goûts. Le résultat est un « dialogue de sourds ». Ceci est malheureux et probablement inévitable, mais ne devrait pas nous mener à jeter le bébé d’aucune théorie particulière avec l’eau du bain de tout ce qu’elle ne peut élucider.

De Heusch commence son livre par une discussion de ce que Lévi-Strauss a nommé « société chaude et froide ». Cette distinction, en corrélation proche avec celle entre société possédant l’écriture ou qui en est dépourvue, a été erronément interprétée par quelques critiques du structuralisme comme une opposition entre « société avec histoire » contre « société sans histoire ». Ces critiques pointent avec raison qu’il n’est pas de société sans histoire, même s’il n’y a aucune source écrite de son passé. Ce que ces critiques n’ont pas pleinement intégré est que Lévi-Strauss s’exprimait ainsi en termes relatifs plutôt qu’absolus. Ce qui diffère entre « chaud » et « froid » est le potentiel pour des changements rapides, plutôt que le taux effectif de changement. A propos des groupes africains qui possèdent des rois, de Heusch ne les catalogue pas comme « chauds » ou « froids », y préférant le terme « tiède ».

L’insistance de de Heusch pour le terme de sacré plutôt que « divin » à propos des exemples des rois d’Afrique sub-saharienne revient à déterminer si le roi est considéré comme un dieu ou s’il est plutôt envisagé comme « fétiche », quelqu’un réputé pour ses pouvoirs surnaturels en matière de fertilité et de prospérité, de bonne fortune à la guerre, mais sans liaison absolue ni nécessaire avec le sacré. Cette distinction peut paraître un peu légère voire même pédante par certains lecteurs mais il semble exister une différence entre les rois « divins » d’ancienne Egypte et les rois « sacrés » du Rwanda précolonial et d’autres parties d’Afrique sub-saharienne.

Le Rwanda et les autres sociétés bantou interlacustres d’Afrique centrale occupent beaucoup de l’attention de de Heusch. Bien de ces entités politiques possèdent des rois sacrés, mais parce que les rois et leurs sujets étaient non lettrés, de nouvelles méthodes devaient être développées dans l’intention de comprendre leur histoire. Jan Vansina et ses successeurs furent particulièrement importants ici pour nous aider à fonder une sous-discipline maintenant connue comme l’ethnohistoire. L’ethnohistoire se base sur des récits oraux du passé, la linguistique historique, l’archéologie, et parfois l’ethnographie contemporaine. Ces méthodes ont été raffinées de par le temps, mais continuent à avoir leurs forces et leurs faiblesses. L’objection majeure de de Heusch à leur propos est qu’elles manquent d’apprécier pleinement le rôle crucial du mythe dans la formation de l’histoire (p. 39).

Cette objection constitue le principal argument de la critique de de Heusch du récent livre de Vansina Le Rwanda ancien (2001). Dans ce travail, Vansina déclare que Ruganzu Ndori (17ème s. EC) fut le premier des rois historiques du Rwanda. Bien que les légendes de cour rwandaises retracent l’institution royale bien plus loin que cela et fournissent les noms de vingt-huit rois qui furent supposément les prédécesseurs de Ndori, Vansina dit qu’il s’agit là de récits purement mythiques dont l’intention est de renforcer la position privilégiée de l’élite Tutsi qui tenait les rênes du pouvoir. De Heusch, d’un autre côté, essaie de montrer que les histoires qui décrivent Ruganzu Ndori étaient juste aussi mythiques que celles de ses prédécesseurs allégués, même s’il y a plus de preuves de l’existence réelle de Ruganzu Ndori. Ce roi ne peut être considéré comme une exception parmi ceux que Vansina considère comme historiques. La mythologie, au moins jusqu’à un certain degré, continua de donner forme à la royauté rwandaise jusqu’à sa chute en 1960.

C’est là que de Heusch entend exposer ce qu’il veut dire par « système de transformation ». D’après lui, les légendes de la royauté rwandaise sont en relation directe avec celles des Luba et Lunda (sud-est de la RDC), dont les rois ont persisté jusqu’au 19ème siècle EC. Dans les deux cas, deux prototypes royaux apparaissent : un roi guerrier qui établit l’Etat par la force et une figure complémentaire, un roi chasseur qui amène la civilisation. Ceux-ci peuvent être pensés comme la souveraineté dans ses formes sauvages et domestiques. D’autres thèmes dans la mythologie africaine incluent : le pouvoir magique à la guerre, l’influence surnaturelle sur la fertilité et la prospérité, les relations avec la sorcellerie, avec l’inceste, le sacrifice du roi quand nécessaire pour sauver l’entité politique comme un tout, et l’élimination du roi lorsque ses pouvoirs vitaux commencent à décliner. Tous ces thèmes ne reçoivent pas une emphase égale dans chaque instance locale de royauté sacrée. Concernant la relation entre variation locale et histoire, l’auteur soutient que les variations observées dans l’arrangement logique des éléments mythiques constituent une expression synchronique de changements qui se sont produits diachroniquement. De ce que ces changements diachroniques sont exactement, il ne traite pas. Cela appuierait certainement ses dires si les changements pouvaient être décrits, mais dans bien des cas ceci est impossible. S’il en est ainsi, je pense que de Heusch est en terrain solide à propos du Rwanda lorsqu’il déclare que les histoires concernant Ruganzu Ndori sont contaminées par beaucoup d’éléments mythiques et que ceux-ci ont continué à influencer la représentation de la royauté à travers les âges. Dans mon propre travail, je soutiens que les vestiges de la mythologie de la royauté influencent la perception populaire du président hutu rwandais Juvénal Habyarimana abattu avec l’avion présidentiel en avril 94 et dont la mort à déclenché le génocide.

Un autre exemple de « système de transformation » est la religion traditionnelle rwandaise connue sous le nom deKubandwa, dédiée au héros Ryangombe. De Heusch soutient que cette religion possède des points d’intersection avec la royauté sacrée dans ce qu’elles dérivent des légendes des Cwezi qui ont régné hypothétiquement sur le Bunyoro (Uganda). Il prend appui sur l’analyse d’Iris Berger du Kubandwa dans Religion et résistance (1981), qui déclare que de Heusch voit erronément les manifestations variées du Kubandwa dans la religion interlacustre comme une religion homogène. Sa réponse à cela est que la critique de Berger est fort loin de la cible. Chaque variante duKubandwa diffère de place en place selon des processus locaux de bricolage historique. Les variantes, bien qu’elles diffèrent de l’une à l’autre de manière significative, partagent une armature cognitive commune qui peut être éclairée par l’analyse structurale. La relativité n’est pas homogénéité. D’autres systèmes de transformations qui impliquent la royauté sacrée, non directement reliés au système Luba-Lunda-Rwanda, sont trouvés au Congo parmi l’ensemble des peuples Lele-Kuba et parmi les groupes nilotiques comme les Shilluk du nord-est de l’Afrique. Malgré le fait que la royauté sacrée soit distribuée largement au-delà de l’Afrique sub-saharienne et parmi des peuples qui parlent des langues fort différentes, l’auteur fait cette déclaration englobante : « je persiste à croire que la royauté sacrée africaine obéit partout à la même logique, à moins que l’Etat, ou le quasi-Etat, ne soit  purement guerrier. La notion de transformation rend compte de l’incontestable flexibilité du symbolisme africain. » (p. 122).

Dans le dernier tiers de son livre, l’auteur tourne son attention vers des questions plus larges de religion et de philosophie. Il commence avec le cas du système de l’ancienne Egypte auquel il applique le terme de « royauté divine » pour les raisons citées plus haut. Il rejette l’assertion afrocentriste qu’il y aurait des lignes de filiations historiques claires entre l’ancienne Egypte et l’Afrique subsaharienne. Néanmoins, il voit un certain degré de continuité structurale entre les anciens rois divins et leurs successeurs sacrés, même s’il y eut peu de liens historiques (p. 129). Toutefois, de Heusch suppose effectivement un lien historique et une continuité structurale entre l’ancienne Egypte et le monothéisme via le pharaon Akhenaton, qui a tenté de remplacer le polythéisme égyptien par un culte du soleil. Il cite le livre de Freud, Moïse et le monothéisme, sans soutenir toutes les hypothèses de Freud, et note que les rois hébreux antiques, tous comme les pharaons et les rois d’Afrique sub-saharienne étaient réputés avoir des pouvoirs sur la fertilité humaine, bovine et agricole. Une fois encore le lecteur aimerait en entendre un peu plus sur l’histoire de tout ceci et voir des manifestations plus concrètes de ces rapports, mais l’auteur ne les fournit pas. Son intention est différente. Il désire montrer que le symbolisme religieux qui fut associé aux les dirigeants mâles solitaires est similaire d’un endroit et d’une époque aux autres. La religion agit ici comme la matrice symbolique dans laquelle le travail du pouvoir est engendré. La politique, même dans les Etats modernes les plus séculiers ne peut jamais se détacher entièrement de son rapport au domaine du sacré. Ceci étant en fort contraste avec les thèses fonctionnalistes et néo-fonctionnalistes qui décrivent les symboles et les mythes comme jouant à peine un rôle de soutien, comme dans la thèse que le roi utilise sa relation au sacré comme subterfuge pour induire une crainte respectueuse chez ses sujets et pour maintenir son contrôle sur eux. Dans ses propres mots : « Il y a longtemps cependant que les anthropologues ont compris que le politique était un phénomène total, une structure complexe dont le ciment était d’ordre magico-religieux. » (p. 169).

De Heusch s’insurge contre l’idée que la modernité et la démocratie nous auraient délivrées du joug de ce qui peut être appelé la divinisation des puissants. Il n’est que parmi les sociétés sans Etat où les rôles de shaman (sacralité) et chef (politique) sont tenus séparés qu’il est probable que cela soit le cas (v. Pierre Clastres, La société contre l’Etat, 1974). Pour les sociétés étatiques l’auteur s’accorde avec Hobbes lorsqu’il insiste sur le fait que tout corps politique est un « Dieu mortel » (p.170). Ceci est en accord avec beaucoup de ce qui a été écrit récemment à propos du nationalisme, où la politique devient religion. Le triomphe de la raison sur la magie et la religion, de l’Etat séculier sur le droit divin des rois, présidents et autocrates, ne s’est pas encore produit. La majorité de l’humanité continue à vénérer les mêmes autels et les dieux demandent toujours des victimes sacrificielles, parfois ouvertement au nom de la religion locale (christianisme, islam, judaïsme), mais plus souvent encore de manière dissimulée sous la bannière du patriotisme. De Heusch répugne à prédire le futur mais refuse de mettre de côté les implications pessimistes du « choc des civilisations » de Huntington, même s’il espère qu’il se trompe.

Dans ce livre fascinant, Luc de Heusch ne s’accorde apparemment pas avec la pensée actuelle de beaucoup, sinon la plupart, des chercheurs en sciences sociales qui considèrent que les « grandes théories » sont mortes. Peut être a-t-il raison. Espérons que ce livre sera pris sérieusement et non pas simplement rejeté comme une relique d’un paradigme qui serait maintenant passé de mode.

Christopher Taylor (University of Alabama, Birmingham). Anthropological Quarterly, Vol. 84, No. 2, 2011. Traduction : Jacob Durieux (CEMAf, CNRS/Paris I)

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Anthropologie d’un service de cancérologie pédiatrique, De la parole au choix, Paris, L’Harmattan, 2011, Coll. Anthropologie critique

Jean-Michel Zucker rappelle les jalons du parcours que va suivre Marie Bonnet : le service, l’équipe soignante, les paroles de l’enfant, le pouvoir symbolique des médecins, le contrôle de la douleur, l’ambiguïté de la relation des enfants avec leurs parents, que ce soit dans la guérison ou dans la fin de vie. Il attire l’attention sur la nécessité d’un soutien psychologique pour les soignants.
Dans son introduction, l’auteure, après avoir noté l’importance de la législation dans le domaine hospitalier en général et spécifiquement en celui-ci, pose ses questions qui concernent toutes d’abord l’enfant malade, puis son rapport avec ceux et celles qui l’entourent, en l’occurrence rapport de parole. «C’est une forme de compréhension, dit-elle, centrée sur les acteurs et leurs différentes perceptions, qui est en final recherchée». Elle est modeste, car elle fait beaucoup plus que cela. Enumérant ceux et celles à qui peut servir son livre (au milieu hospitalier, aux sciences humaines et sociales, et à d’anciens patients), elle oublie quelque peu de dire que la recherche du sens qui fait tout son propos, y compris quand elle parle de l’organisation du service et de la prise en charge,  fait apparaître les approximations, les contradictions, les dons, les échanges, les droits et leur signification, cmais aussi les excès possibles, tant de la part des médecins et des soignants que des familles. On ne légitime pas la mort, mais on peut légitimer tant soit peu  le processus qui mène à la vie (la guérison) ou à la mort.
Sur ce point, Marie Bonnet fait oeuvre nouvelle. Car c’est bien de l    a condition humaine qu’elle nous parle, de ses drames (dont celui-ci est une spécification). Nous disons bien, pour filer la métaphore théâtrale, drame et non tragédie. Car si la tragédie s’achève par la mort ou la disparition du héros ou de l’héroïne (Horace, Iphigénie, Titus et Bérénice), et si la condition humaine suppose toujours en final la mort, le drame, comme le montre Marie Bonnet, ne s’achève pas toujours par la mort. Les trois-quart de ceux et celles qui sont victimes de cette «maladie orpheline» rare qu’est le cancer des enfants guérissent. C’est le processus de leur guérison qui est un drame, mais ce processus peut tourner en seul processus de mort et devenir tragédie.
L’anthropologue-psychanalyste investit les lieux, les temps, les personnes, la parole des enfants, celle des parents, les actes et la parole des médecins, ceux et celle des soignants. Elle y met en oeuvre non seulement la «méthode» anthropologique, mais aussi, à notre avis, très discrètement l’approche analytique. Il nous est impossible d’entrer dans les détails de cette quête de sens, ce serait présupposer aux yeux des lecteurs la vérité du livre.
Nous ne ferons que deux légères objections au propos de l’auteure. La question de la narrativité est soit insuffisamment posée, soit insuffisamment développée. En fait, Marie Bonnet nous rappelle les paroles «nues» des protagonistes et les commente. Elle nous montre le «combat», par leur parole et par les actes, pour la guérison ou pour l’accompagnement dans l’agonie. Certes elle n’oublie surtout pas ceux et celles qui ont survécu, leur lapsus («mon grand’père est mort d’un cancer, comme moi»), ni, pour ceux et celles qui vont mourir, tel mot, telle expression repérables.
Mais il nous semble que l’intéressent beaucoup plus l’investissement de la parole, ce qu’elle porte en elle de la personne et de ses groupes d’appartenance (le cas de Marc) que la narrativité avec ses signifiants et ses signifiés.
Sur la question du contrôle de la douleur, Marie Bonnet s’explique en montrant la difficulté que rencontrent les médecins face, d’une part, à la législation  en place se rapportant à la fin de vie à l’hôpital et face, d’autre part,  aux familles trop souvent prêtes à judiciariser ce qu’elles perçoivent comme «erreurs» ou «excès d’expérimentation».
Néanmoins, si le cas de Martin – où il y a judiciarisation – donne raison aux médecins et s’ils reconnaissent leurs torts dans le cas d’un enfant mal pris en charge, ceux de Caroline (une enfant de six ans) et de Marc (un adulte de vingt ans) qui, l’un et l’autre, vont souffrir alors qu’ils sont déjà en soins palliatifs, paraissent moins convaincants.
Légitimation avons-nous dit. Le mot n’est peut-être pas très bon. Mais pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit : reconnaître, en se mettant en cause soi-mêmes comme chercheur(euse), le sens de ce que disent et font des êtres humains en groupes et individuellement, implicitement et explicitement et avoir le courage de montrer où, quand et comment apparaît l’excès.

Louis Moreau de Bellaing

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Emmanuelle Kalya Tall : Le condomblé de Bahia, miroir baroque des mélancolies postcoloniales, Paris, Editions du Cerf, 2012

Les historiens ont souvent abordé la question de la traite entre, d’une part, la Grande Bretagne, l’Espagne, l’Afrique et, d’autre part, les colonies du Sud de l’Amérique du Nord, de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud. Beaucoup moins de la traite entre le Portugal et l’Amérique du Sud. Lorsque l’auteure de ce livre prend comme sujet de recherche le condomblé de Bahia, c’est dans la perspective de cet esclavage-là qu’elle se situe.
Une première difficulté se présente à elle : celle du syncrétisme. Roger Bastide et Pierre Verger, anthropologues, en avaient fait l’explication du condomblé : un métissage, un mélange entre des sacrés africains, notamment celui des Yorubas, la religion catholique et des éléments de sacré venus des Amérindiens. Déjà André Mary, dans des travaux sur le Gabon (La Naissance à l’envers) et dans ceux sur le bricolage religieux, avait montré que, plutôt que d’un syncrétisme, il s’agissait en Afrique d’une superposition entre des éléments de sacrés africains et la religion chrétienne apportée par les missionnaires. Travail symbolique, donc, beaucoup plus que bricolage ou syncrétisme.
Emmanuelle Kalya Tall nous offre, elle, deux perspectives nouvelles : la première c’est qu’il faut replacer le condomblé dans un axe historique qui est celui des relations, au XVI° et XVII° siècles, entre la colonisation portugaise, le Concile de Trente et le rapt, en Afrique, de populations esclavagisées et déportées.
Tout le début du livre est une description minutieuse des cérémonies du condomblé, dans l’une des «maisons» à Bahia, où il est montré, à travers un personnage Toluayê qui assure la charge cérémonielle, comment se côtoient différentes pratiques religieuses dont la transe. La deuxième partie traite plus précisément de cet axe historique qui, au XVI° siècle, a mis en relation esclaves africains, populations amérindiennes et colons chrétiens portugais. L’auteure insiste sur le fait que la Contre-Réforme tridentine ne fut pas tant une réaffirmation des dogmes du catholicisme face au protestantisme – comme on le pense couramment – qu’une série de réformes de l’Eglise et du catholicisme lui-même.
Le troisième temps du livre qui lui donne, à notre avis, tout son sens, est l’analyse de la subjectivité née de «ces configurations baroques des croyances». S’appuyant sur les travaux de Louis Marin qui étudie des représentations en miroir, se réfléchissant les unes dans les autres et créant une nouvelle réflexivité, Emmanuelle Kalya Tall montre comment «se regardent» dans des représentations croisées en miroir les esclaves africains, les Indiens asservis et les colons portugais chrétiens. Mais ce qu’elle note, c’est la nostalgie des esclaves transplantés à fond de cale, durant une longue traversée, d’Afrique en Europe, puis en Amérique, et celle des Indiens asservis face à la toute-puissance du colon chrétien portugais. Cette nostalgie mélancolise le lien social et la subjectivité individuelle, comme le montre par ailleurs le psychanalyste Olivier Douville, et peut aboutir à des suicides. Le condomblé serait alors, peut-être, un effort, pour les exilés, vers une une recherche de sens, pour conjurer les «mélancolies postcoloniales. Mais s’agit-il réellement d’une resymbolisation?
Il faut lire ce livre riche et nouveau. Nous n’en donnons qu’un pâle résumé. L’alliance de l’anthropologie et de l’histoire dans une analyse de la subjectivité (qui aurait pu être poussée plius loin, mais ce n’était pas le choix de l’auteure) y est particulièrement réussie et pourrait orienter d’autres travaux, pour mieux comprendre ce qu’est aujourd’hui le sacré religieux.

Louis Moreau de Bellaing

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Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme 2-. La consommation d’autrui en Asie et en Océaanie, Paris, PUF, 2012

A bien lire le livre de Georges Guille-Escuret, il nous semble qu’il reprend en grande partie la thèse sur le cannibalisme qu’il avait développée dans le tome I. de sa sociologie comparée du cannibalisme, tome qui concernait surtout l’Afrique. Nous avions consacré à cet ouvrage une recension. Les situations de crise en Afrique, produites sur le long terme notamment par l’esclavagisme et le colonialisme contribuaient à expliquer l’apparition ou la disparition ici ou là du cannibalisme. Le cas des pays d’Asie et de ceux de l’Océanie, plus tardivement exploités par l’Occident est, pour ce qui se rapporte au cannibalisme, un peu différent. Mais, en tout état de cause, le cannibalisme y est lié, selon l’hypothèse générale de l’auteur, à des crises non continues au cours du temps et dans l’espace géographique. Il est très souvent condamné, notamment par les femmes.
Si l’on tente de cerner l’aire géographique abordée, on y trouve le Japon, la Chine, l’Indonésie et les Philippines, la Mélanésie (les Trobriand, la Nouvelle Bretagne, les Iles Salomon), la Nouvelle Calédonie et les Iles Fidji, la Polynésie (Samoa, Hawaï, Marquises et Ile de Pâques), la Nouvelle Zélande (les Maoris), la Nouvelle Guinée et l’Australie. Guille-Escuret se refuse à faire l’impasse «sur la dimension démographique, malgré le courant idéologique qu’elle a engendré». La question qu’il se pose est : quelles furent les formes de l’histoire dans les sociétés exotiques ?
Il relève un exo-cannibalisme japonais pendant la dernière guerre «généré par des officiers présents sur le terrain» (p. 84). Exo- et endocannibalisme pour «réaffirmer la solidarité du groupe meurtri» (p. 85). Par comparaison avec l’Europe où, en 1870, dans un village français, un homme est torturé, tué, dépecé et cuit – mais non mangé -, en Chine, au VI° siècle avant Jésus-Christ, Confucius recommande, en cas de vengeance, de consommer totalement l’ennemi. Il pourra être aussi, au cours des siècles, localement consommé. Mais on trouve également des usages médicaux de la chair humaine (coeur et foie humains). La Révolution culturelle aurait produit des cas d’anthropophagie vis-à-vis d’ennemis «idéologiques».
En Indonésie (sauf à Sumatra), le cannibalisme «oscille entre le flou et le douteux : inclus dans les aires de la chasse aux têtes, instable ou «labile», spécialisé dans des organes tels que le foie, la cervelle et le coeur, mais pas la chair stricto sensu» (p. 127). Il en a été de même à Bornéo, sauf entre 1996 et 2003 où il semble qu’il y ait eu des cas plus fréquents.
A Sumatra, il s’agirait «d’un système très plastique capable de s’adapter à des conjonctures diverses et variées…(dans) une forme d’éclatement des pouvoirs…après l’effondrement d’une pyramide sociale» (p. 147). «Les assassins professionnels sévissent indifféremment dans des sociétés s’adonnant à l’anthropophagie ou pas». (p. 172). L’auteur ajoute que «chez les Mélanésiens, les vaincus perdent le caractère de marchandises à l’instant où ils quittent le registre de proie pour devenir esclave» (p. 178). «La chair humaine relève d’un commerce masculin et sa consommation participe de jeux de prestige que sa mise en vente n’altère pas» (p. 181).
L’esclavage, l’anthropophagie, la chasse aux têtes, l’adoption, aucune de ces institutions «ne saurait ressentir les remous de l’époque sans que les autres en subissent quelques contre-coups» (p. 194). Dans d’autre cas, l’homme est remplacé par le cochon. «Les Mélanésiens ne se sont entretués ni «pour réduire la pression démographique, ni pour combler un déficit en protéines animales. Cela dit, démontrer que l’agressivité inter-groupes réagit directement aux troubles de peuplement n’équivaut nullement à nier toute interdépendance entre les deux réalités à travers la trame des faits sociaux» (p. 210).
L’auteur en conclut que «l’exo-cannibalisme, la chasse aux têtes, l’infanticide et l’adoption appartiennent tous les quatre à un fond commun des cultures mélanésiennes» (p. 214).
«Du côté fidjien, écrit Marshall Sahlins, c’est une politesse élémentaire pour des sujets donnant des festins à leurs chefs que de proposer d’y joindre leur propre personne» (p. 238). Aux Fidji, «des carcasses de chefs ne sont pas livrées aux braises parce que les vainqueurs les connaissent, alors que le seigneur ennemi se voit réservé à la seule fourchette du triomphateur» (p. 257). «Les Fidjiens consomment sans doute leurs prochains moins par manque de protéines que par appétit du pouvoir» (p. 270). «Ni les morts ni les proies ne sont échangés ou capturés indépendamment d’autres richesses, de même qu’aucun système de circulation des objets n’en fait abstraction» (p. 276-277). «Le chef est un sarcophage qui s’emplit de pouvoir en même temps que de chair et le profit idéel qu’il retire de son festin nous fait voir à quel ordre se conforment les rapports politiques dans sa société» (p. 283).
En Nouvelle-Calédonie, «l’endocannibalisme ne disparaît pas après le franchissement d’un seuil initiatique ; le risque se maintient, car aucune proie ne métamorphose l’étranger dangereux en dieu complice» (p. 238).
Racontant la mort du capitaine Cook à Hawaï, Guille-Escuret précise qu’une partie de son corps fut rapportée sur un navire anglais et le reste brûlé. Mais il ne fut pas mangé, «les Hawaïens n’étant pas cannibales». Le stéréotype, là encore, s’effondre.
L’auteur note, mais cela nous semble valable pour beaucoup de types de société, que le rejet du cannibalisme n’équivaut ni à une diminution de l’agressivité ni à une reconnaissance des droits de chaque être humain à un minimum de respect.
A l’Ile de Pâques, la cruauté est permise, mais non l’anthropophagie. En Polynésie, les royaumes avérés, au contraire des chefferies amovibles et mouvantes, n’aiment pas la consommation de l’homme». En Nouvelle-Zélande «la volonté d’ingérer le vaincu ne rend pas l’anthropophagie plus normale en restant profane. On a signalé des gens personnellement rebutés parv une chair congénère».
En Nouvelle-Guinée, ce sont dans les guerres de réparation entre des groupes qui ont des relations économiques et matrimoniales qu’apparaissent le plus souvent des cas de cannibalisme. «Le cannibalisme néo-guinéen fait de préférence son nid dans des équivoques culturelles attisées par des crises historiques vitales». (p. 389).
En Australie les rapports entre le sexe, la nourriture, la terre et la langue ne sont pas plus simples qu’autre part, mais rendus plus explicites par la permanence des liens qui unissent ces quatre pôles au delà des formes stipulées pour leur équivalence : la proscription d’une anthropophagie et l’autorisation d’une autre soulignent également ces liens» (p. 385).
Un peu rapidement, l’auteur écrit : «La civilisation n’infère pas le recours à la césure nature/culture, laquelle se confine donc peu à peu en produit exclusif d’un sous-ensemble construit par le monothéisme» (p. 394). Comme l’a montré Lévi-Strauss, la culture infère bien cette césure. Plus sociologiques et anthropologique apparaissent les propos suivants : «On ne définit pas ethnologiquement un cannibalisme sans discerner le rapport que conçoit la société concernée avec l’existence et la possibilité de la crise» (p. 394). «Pourtant, dit en final l’auteur, manger l’homme sert à digérer une histoire, sauf que c’est bien le social qui digère un désordre qu’il s’est ou non habitué à pressentir» (p. 396).
On le voit, par rapport au précédent volume, l’approche du cannibalisme est, pour le continent est-asiatique et celui d’Océanie, plus difficile et plus contrastée. Des blocs venus de l’Occident tels l’esclavagisme ou le colonialisme y interviennent moins comme tels. Les crises sont en quelque sorte internes. Le cannibalisme s’y produit localement, sans interférences totalement extérieures. Les thèses de l’auteur s’y trouvent, à notre avis, non seulement confirmées, mais amplifiées, y compris dans leur portée critique. En attendant le troisième tome.

Louis Moreau de Bellaing

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Isabelle Guérin, Monique Selim, A quoi et comment dépenser son argent ?, Hommes et femmes face aux mutations globales de la consommation, Paris, L’Harmattan, 2012, Coll. Questions contemporaines/série Globalisation et sciences sociales dirigée par Bernard Hours

Peu d’ouvrages, depuis celui de Baudrillard dans les années 71, La société de consommation, ont tenté de saisir globalement la question de la consommation, d’abord dans ses aspects socio-économiques, puis dans ceux que nous qualifierons d’excès, autrement dit seulement économiques. C’est à ce deuxième registre que se consacre cet ouvrage, tout en mettant ici et là en lumière des tentatives de consommer si l’on peut dire légitimement. C’est sur quatre continents que porte l’analyse de la consommation, avec une introduction et des articles (ceux de B. Hours et de B. Castelli) qui pose le problème de la consommation dans sa généralité, mais surtout avec des chapitres qui montrent, à travers des exemples, l’emprise du capitalisme sur les hommes et les femmes de notre temps.

Quel est le sujet de la consommation ? C’est un sujet-objet, répondent Isabelle Guérin et Monique Selim. Mais «lorsque l’objet se retire, le sujet est laissé nu et vide». Car «l’immanence du sujet à l’objet, à la consommation reste malgré tout un fantasme» (p. 14).

Jean-Michel Servet s’attaque au social business et à la «société de consommation» pour les pauvres. S’adressant à ce que Servet appelle le «bas de la pyramide», les entreprises du social business, loin de l’intégrer socialement et solidairement aux autres strates de cette pyramide, réactivent la concurrence, désengagent les collectivités privilégiées, refusent à l’Etat sa fonction productive, tandis que la finance spéculative de la production alimente une logique de domination et freine l’émergence de la démocratie.

Pour Bernard Hours, «la gouvernance par la consommation constitue un énorme levier d’encadrement et de contrôle des diverses sociétés en voie de globalisation. Elle prépare sans le dire un modèle de consommateur servile du marché» (p. 50).

Isabelle Guérin montre comment on apprend aux pauvres à bien consommer. «Il serait erroné, dit-elle, de dire que le concept d’éducation financière est totalement illégitime». Mais présupposer que les pauvres sont dépourvus de toute culture financière fait le jeu de créanciers dont l’absence de considération morale ne fait aucun doute. Les autorités publiques sont, dans la régulation des transactions financières, reléguées au second plan. «Le surendettement résulte d’inégalités préexistantes et du décalage entre des revenus stagnants ou déclinants et des besoins croissants» (p. 67).

Il y a bien du désir, selon Bruno Castelli, derrière l’abondance conjoncturelle d’argent illicite. Il concerne «une recherche de légitimité sociale à travers une puissance pécuniaire de consommer à l’infini» (p. 89). La crise des subprimes se présente comme une fraude qui portait sur des crédits hypothécaires et dissociait, près de consommateurs à faibles revenus, la valeur économique du logement de son prix spéculatif. Une faillite locale entraîna la demande de remboursements près de modestes propriétaires dans l’impossibilité de payer les sommes exigées. L’aspect frauduleux des subprimes c’est de spéculer financièrement sur des désirs humains.

Les migrants mexicains aux Etats-Unis, nous dit Jean Papail, envoient régulièrement des sommes d’argent à leur famille restée au Mexique. Certains envisagent le retour au pays pour créer une micro-entreprise. D’autres misent sur une épargne de courte durée. Il semble que cette migration aux Etats-Unis est positive pour le Mexique qu’elle alimente en liquidités.

Laurent Bazin montre qu’en France, ce qu’il appelle, avec Baudrillard, le spectacle est «au coeur de la consommation», il est «l’opérateur fondamental» de la marchandisation. En Ouzbekistan, au contraire, «les marchés et la consommation sont rejetés à la périphérie des rapports sociaux. L’une et l’autre trajectoires prennent place néanmoins dans le cadre de la globalisation et de l’hégémonie exercée par le marché». En France, l’identité est stimulée dans la jouissance de la marchandise, en Ouzbekistan elle prend la forme d’un renforcement de la tradition «sur laquelle s’appuie l’Etat pour maintenir le marché à l’extérieur» (p. 143).

Antoine Heemeryck étudie un quartier de Bucarest en Roumanie. Il montre en final que les résidents du quartier en question sont pris dans une spirale : en respectant les normes de comportements et en orientant strictement les dépenses de consommation, ils attirent des catégories de résidents mieux équipées en capital économique et sont relégués eux-mêmes dans une position hiérarchique inférieure. Le mot «civilisé» qu’ils utilisent explicite leur projet de supériorité et de pacification, projet irréalisable dans un quartier qui ne peut devenir un quartier fermé.

L’article de Valeria Hermandez porte sur la vente des OGM et sur les nouvelles techniques d’information et de communication en Argentine. Elle montre que ce pays a «l’un des systèmes de mobilité sociale le plus démocratique dans le secteur rural, du fait qu’il existe un marché des sols ; une personne sans terre peut semer parce qu’elle peut louer la terre» (p. 164). Pendant quarante ans, l’agrofourniture fonctionne avec une logique et un dynamisme de type verticaux : les firmes vendaient aux grossistes qui vendaient aux agronomias (commerçants locaux) qui vendaient aux producteurs agricoles. Les commerçants locaux (agronomias) faisaient partie du voisinage des producteurs agricoles qu’ils connaissaient. Monsanto et d’autres firmes ont cassé ce système, en bureaucratisant la vente des OGM, en rationalisant leurs coûts, en créant une logistique de la consommation et une politique de marketing. Pour les multinationales de l’agrofourniture, «le monde est un laboratoire : il suffirait de bien paramétrer les conditions de départ pour obtenir les résultats prévus par le protocole appliqué» (p. 187). C’est cet imaginaire qui organise désormais le mode de communication dans le réseau par lequel circulent les marchandises (OGM).

Analysant pauvreté, rationnement, consommation et offre de travail dans les pays dits en voie de développement, Pascale Phélinas conclut que le problème central de ces pays n’est pas tant l’absence de demande que celui de la faiblesse du pouvoir d’achat. Une augmentation du salaire minimum aurait des effets positifs sur l’emploi et sur les revenus du secteur professionnel. «Mais si l’emploi est rationné, les politiques salariales risquent d’être inefficaces et les travailleurs accepteront des emplois complémentaires mal payés» (p. 203). C’est ce qui semble guetter également les pays dits développés.

Magalie Saussey et Marlène Elias étudient le cas du beurre de karité produit au Burkina Fasso. Nous ne pouvons que reproduire leur conclusion qui montre les limites du commerce équitable : «Le marché du karité reste contrôlé par un petit nombre d’industriels européens et asiatiques de l’agroalimentaire. Le commerce équitable est donc une image que les industriels instrumentalisent tout autant que les femmes. L’image du beurre de karité (qui entre dans la fabrication de produits cosmétiques haut de gamme) comme production alternative au système industriel et libéral s’assombrit. Des entreprises dominantes…jouent sur des aspirations sanitaires, éthiques et morales» (p. 221).

Pascale Absi détruit le stéréotype de la consommation prostitutionnelle sur le marché du sexe, consommation d’individus produits et objectifiés comme marchandises. Elle montre la liberté dont disposent les prostituées des «maisons» boliviennes, non soumises à l’enfermement et sachant ruser avec les partenaires pour augmenter leurs revenus. et dépenser à leur guise. «Lorsque les femmes enfreignent les normes sexuelles et la dimension sexuée de la monnaie, elles sont considérées comme des putes. Mais claquer son argent comme un riche et comme un homme est aussi un moyen de sortir de l’enfermement subjectif de la pauvreté et du genre» (p. 247). Nous dirions que la consommation libre de soi-même, sans nuire à autrui, s’articule à une consommation libre d’objets, sans pour autant faire de l’individu lui-même seulement un objet.

Monique Selim présente une école Steiner à Canton où la consommation «est mise en cause et fuie au profit d’une authenticité bien difficile à cerner entre nature, bonheur et liberté de l’enfant»(p.272).«L’abandon de l’hyperdifférenciation sur laquelle débouche la consommation restaure une production de subjectivités qui remet les parents de l’école Steiner de Canton dans des processus majeurs de contestation du monde actuel» (p. 273).

Ressources monétaires et voies de salut au Mali : Françoise Bourdarias montre comment le code de l’honneur attribuait une prééminence à l’aîné dans le mode de production du lignage. Or ce code de l’honneur est mis en question par les jeunes dans les grins (groupes affinitaires) et par les femmes. Par le biais de prêcheurs venus de la religion musulmane mais aussi de religions non monothéistes, est tentée une recentration, une reconquête de la hiérarchie familiale. «La conquête du Salut dans l’au delà semble se confondre avec celle du statut dans le monde» (p. 287). «Les modalités de mise en ordre de l’espace social proposées par le collectif religieux (peuvent) entretenir quelques affinités avec les conceptions de l’autonomie et de l’individu construites à travers des expériences de conflits et des débats collectifs» (p. 295). Curieusement, même si «les formes d’encastrement de l’économique, du social et du religieux qui se manifestent ici concernent la sphère domestique et l’espace relationnel local», on ne peut s’empêcher de penser à l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber. Avec les risques que cela comporte du côté du capitalisme.

Le gamou de Tivaouane au Sénégal est une fête annuelle marquant l’anniversaire de la naissance du prophète Mahomet. Elle réunit chaque année près de trois millions de personnes. Rabia Bekkar-Lacoste nous en montre les différents aspects et insiste sur l’importance de la confrérie tijane qui récuse en principe toute consommation non vitale. Le comité d’organisation du gamou, le COSKAS, tente de limiter ou au moins de rejeter à la périphérie de la ville la prolifération des marchés. Le système social de redistribution de la richesse par des dons obligatoires permet de réguler des inégalités économiques, de pacifier des contradictions sociales et de purifier les gains et les biens. Le gamou de Tivaouane mêle activités sacrées et profanes. Il se présente aujourd’hui comme «une formidable opportunité commerciale, un véritable temple de la consommation».

Bruno Bodin montre l’ambiguïté de la notion de consommation de santé en Afrique : à la fois productrice et destructrice pour les usagers. Elle est productrice de santé par l’accès aux médicaments et aux thérapies. Mais la rationalité présupposée de la consommation de santé doit être dépassée, pour intégrer les itinéraires thérapeutiques dans leur contexte social et économique.

Dans le dernier chapitre, Mathieu Caulier s’interroge sur les nouvelles technologies de prévention du sida après l’expansion des antirétroviraux (ARV). Les prophylactiques de préexposition sont des antirétroviraux qui visent à la prévention de la transmission du sida, notamment le TRUVADA. Mais l’efficacité clinique de ce prophylactique n’est pas prouvée. En revanche, évitant le préservatif, il risque de rencontrer un grand succès commercial. Les microbicides sont des spermicides qui empêcehnt le virus du sida de pénétrer dans la muqueuse vaginale. Le problème est que leur mise au point ne semble pas achevée. Leur apparition sur le marché du médicament est faite près de populations américaines et africaines concernées. Mathieu Caulier insiste sur «les potentiels effets délétères de mises sur le marché hâtives ou, dans le cas des microbicides, de production d’espoirs démesurés» (p. 338).

L’intérêt de cet ouvrage est, à notre avis, qu’il offre, sur la consommation à travers le marché et quels qu’en soient les objets, une analyse de la légitimation et de la légitimité de pratiques consommatoires, à chaque fois que cette légitimation et cette légitimité sont possibles (migrants mexicains enrichissant leur pays, école Steiner à Canton luttant contre l’idéologie consumériste du socialisme de marché). Mais il propose surtout et principalement, parfois là où on les attendait le moins (le microcrédit, le commerce équitable, une fête au Sénégal), une déconstruction rigoureuse des excès dissimulés derrière des pratiques de consommation apparemment «normales», excès dus, dans la plupart des cas, comme le montrent les auteurs de cet ouvrage, à la globalisation du capitalisme.

Louis Moreau de Bellaing

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Louise PICHARD-BERTAUX, Ecrire Bangkok, La ville dans la nouvelle contemporaine en Thaïlande, éditions Connaissances et Savoirs, Paris, 2010, 380 p.

La ville, et en particulier Bangkok, semble occuper une place prépondérante dans la littérature thaïe contemporaine. Le propos de LPB est, à travers cet ouvrage, d’analyser et d’illustrer la perception qu’en ont ses principaux représentants. L’ouvrage est construit en deux parties bien distinctes. La première, théorique et analytique, explore de façon méthodique les développements historiques des deux sujets formant le cœur de l’étude, la littérature thaïe d’une part, la ville de Bangkok d’autre part (chapitres 1 et 2). Suite à cette exposition historique, l’auteur présente un choix de textes illustrant son propos, en précisant les critères de sélection retenus ainsi que les principaux thèmes abordés (chapitres 3 et 4). La seconde partie, formant environ un tiers de l’ouvrage, est un choix de dix nouvelles traduites en français, provenant de cinq auteurs contemporains faisant chacun l’objet d’une brève présentation. Le chapitre 1, intitulé « Le livre », retrace l’histoire de la littérature en langue thaïe, et plus particulièrement de la littérature en prose, apparue dans la seconde moitié du XIX e siècle,sous l’impulsion quasi simultanée de trois facteurs liés, d’après l’auteur, à la présence des missionnaires protestants, à savoir les débuts de l’imprimerie (première moitié du XIX e siècle), le développement du système éducatif, et l’apparition des premiers journaux (seconde moitié du XIXe siècle). C’est ainsi que les premières fictions sont publiées par le périodique Wachirayan Wiset à la fin des années 1880. LPB mentionne les pionniers de la littérature moderne thaïe tels que Sri Burapha, et les principaux thèmes abordés dans ses premières décennies : amour, bouleversement des valeurs traditionnelles, opposition entre classe moyenne émergente et aristocratie… L’histoire se poursuit avec la première période de censure littéraire sous le règne de Phibun Songkhram (1938-1944), suivie du renouveau littéraire de l’après-guerre où les auteurs s’attachent à dénoncer la corruption, les privilèges et  les problèmes sociaux de l’époque. Une seconde période sombre pour les écrivains thaïs s’ouvre avec la dictature de Sarit Thanarat, de 1958 à 1973 (l’ « ère américaine »), époque coïncidant avec les débuts du tourisme, une croissance économique rapide, et l’émergence ’une classe moyenne. C’est l’époque de la « littérature de l’eau croupie », où fleurissent les adaptations de romans mythologiques chinois, la littérature fantastique et les fictions sentimentales. L’année 1973, avec son mouvement étudiant, voit une renaissance de la littérature et le retour d’auteurs engagés, marxistes pour la plupart. Un nouveau tournant apparaît avec la publication de Khamphiphaksa (« Le jugement ») de Chart Korbjitti en 1981,récompensé par le prestigieux Southeast Asian Writers Award (SEA Write) l’année suivante, et dans lequel cet auteur contemporain majeur met au centre de sa réflexion la place de l’individu dans la société. Enfin, LPB passe en revue les principaux auteurs des deux dernières décennies du XXe siècle, particulièrement fertiles – Nikhom Rayawa, Atsiri Thammachot, Wanich Jarungidanan, Sila Khomchai, etc. – ainsi que les trois grands axes qui selon elle regroupent les thèmes privilégiés de la littérature thaïe contemporaine : le milieu urbain, le milieu rural, les problèmes de société – place de la femme, modernité, corruption,  prostitution, drogue, sida…

Le chapitre 2, intitulé « La ville », retrace l’histoire de la ville de Bangkok, depuis les premières implantations au XVIe siècle, la construction de la première citadelle à l’emplacement de l’actuel Thon Buri, les premiers développements du commerce de cette région située à mi-chemin entre Ayutthaya et la mer, jusqu’au sac de l’ancienne capitale et à la fondation de Bangkok (ou Krung Thep) en 1782. LPB insiste sur le caractère très cosmopolite de la cité où, dès les origines, se côtoient Chinois, Môns, Birmans, Indiens, Cambodgiens, Chams, Malais, Vietnamiens et Portugais, et son rôle de port international dès la première moitié du XIXe siècle. La ville connaîtra une métamorphose importante avec le développement du commerce imposé par les puissances occidentales dans les années 1850-1860 : nouvelle architecture, élargissement des voies de communication… Cette métamorphose ne fait que s’amplifier au XXe siècle avec, dans sa première moitié, une densification de l’urbanisation, la construction de nombreux hôtels, d’hôpitaux, de magasins de luxe, de clubs à l’européenne, et, dans sa seconde moitié, un développement anarchique malgré l’élaboration de plusieurs plans d’urbanisation. La ville de Bangkok, aujourd’hui, apparaît comme une mosaïque contrastée entre les grandes avenues et les soïs (ruelles étroites du centre-ville), entre le fleuve et les canaux, entre les gratte-ciels et les bidonvilles… Elle se caractérise enfin par l’apparition de lotissements occupés par la classe moyenne en périphérie de la ville, et par des embouteillages légendaires, thème récurrent de la littérature actuelle.

Le chapitre 3 (« Les textes »), est consacré aux critères de sélection des auteurs et des textes présentés : appartenance à l’académie SEA Write, notoriété auprès du grand public et des chercheurs. LPB analyse dans ce chapitre les principaux thèmes présents dans les nouvelles traduites. Elle en dénombre quinze, dont huit présentent un caractère « universel » sans lien direct avec le sujet de la ville : le rapport à l’argent, l’engagement politique, l’exploitation de la classe ouvrière, les incohérences de la classe dirigeante, les travers de la médecine moderne, les rapports familiaux, l’amour, la peur de l’autre. Les sept autres se rapportent plus directement au cadre urbain : il s’agit du fossé entre ville et campagne, des migrants, des bidonvilles, de la classe moyenne, des embouteillages, de l’insécurité et enfin de la critique de la société urbaine. L’auteur souligne à juste titre une constante à travers l’ensemble de ces thèmes et la quasi-totalité des textes présentés, à savoir le caractère destructeur de la ville : destruction de l’environnement, disparition des valeurs  traditionnelles, déchéance physique et morale voire meurtres…

Le chapitre 4, intitulé « Ecrire la ville », expose les deux grands axes thématiques qui ont guidé LPB dans sa recherche : les visages de la ville et les pratiques de la ville. Dans une  première partie, l’auteur établit une typologie des différents habitats décrits dans les nouvelles présentées, en particulier l’habitat traditionnel en bois, celui des soïs (longues ruelles des quartiers anciens du centre-ville), et le bidonville. Le thème de la ville destructrice est à nouveau abordé, à travers l’évocation des difficultés rencontrées par les protagonistes, en miroir avec celui de la ville enchantée, présent dans deux textes sur dix, et qui évoque le rôle positif d’ « ascenseur social » que peut aussi jouer la ville pour ceux qui accèdent à la classe moyenne, voire aisée. Dans la partie consacrée aux pratiques de la ville, sont abordés les thèmes, présents dans la plupart des nouvelles, que sont la nostalgie du passé, les rencontres et les sentiments qu’elles peuvent susciter – attirance, indifférence, peur de l’autre, ainsi que celui, cauchemardesque, des transports, publics (autobus) ou individuels (voiture).

Un chapitre intitulé « Dénouement » vient clore cette première partie. LPB y pose à nouveau la question de la perception par les écrivains thaïs de la ville et de la société urbaine. Un élément de réponse frappant est apporté par Win Lyovarin dans son « Petit lexique à l’usage des Bangkokiens de la classe moyenne » : « Si Bangkok était un cocktail, il serait composé à 10% de douceur naturelle, 40% de douceur synthétique, 30% d’essence de plomb, 20% de déchets. » On pense à Cioran – « L’Occident, une pourriture qui sent bon… ».

La deuxième partie, consacrée aux auteurs et à leurs nouvelles, comprend pour chaque écrivain sélectionné une photo, une brève biographie (deux à trois pages) intitulée « parcours », une bibliographie, et enfin deux textes traduits, appartenant en général au genre de la nouvelle (les textes de Win Lyovarin étant difficiles à classer), et d’une longueur allant de trois à onze pages.

Les deux nouvelles d’Atsiri Thammachot, l’aîné des cinq auteurs présentés (64 ans), traitent sur un mode réaliste des pauvres gens à qui la ville a tout pris : jeunesse et intégrité physique pour une ouvrière victime d’un accident à l’usine (« Le passé est le passé »), mari et espoir d’une vie meilleure pour cette mère de famille abandonnée et survivant avec ses deux jeunes enfants sous un pont (« Quitter le canal »).

Le second écrivain présenté, Chart Korbjitti, est l’auteur de plusieurs romans traduits en français par son compatriote Marcel Barang : Une histoire ordinaire (Philippe Piquier, 1992), Sonne l’heure (Le seuil, 2002) et La chute de Fak (idem, 2003). Il est le premier à avoir été récompensé deux fois par le SEA Write (1982, 1994), pour ces deux derniers titres. La première nouvelle traduite se démarque par son humour : « La ville Mai pen rai », fiction très courte, illustre de façon assez drôle l’impossibilité, pour les activistes d’un parti politique se voulant réformateur, de se défaire d’un fatalisme apparemment omniprésent dans la population. La seconde, « De retour au village », semble autobiographique, et relate de façon touchante les retrouvailles, après une quinzaine d’années d’absence, entre le narrateur et Phi Hua To (« grand frère grosse tête »), un homme handicapé vivant chez sa mère et ne sortant pas de chez lui. LPB souligne à juste titre les qualités de style de l’auteur (« simple, direct, fluide, précis »), qui s’attache à dépeindre la marginalité ainsi que le regard de la société sur l’individu.

Sila Komchai est lui aussi membre de l’académie SEA Write. Il a été récompensé en 1993 pour le recueil de nouvelles « Une famille dans la rue », dont la nouvelle-titre est présentée ici, au côté de « Merci Bangkok ». Ces deux nouvelles présentent l’originalité de situer leur action à l’intérieur d’une voiture. La première, qui joue sur l’humour et le second degré (« Ma femme est très attentionnée. Quand je lui ai dit que j’avais un rendez-vous à quinze heures avec mon patron (…), elle m’a répondu que nous devrions quitter la maison à neuf heures du matin. »), décrit l’enfer quotidien de l’automobiliste bangkokien, thème récurrent comme il a été dit plus haut. La seconde est un face à face tendu entre un chauffeur de taxi et son client, au cœur de la nuit, chacun soupçonnant l’autre de vouloir l’agresser pour lui voler son argent. C’est le caractère inhumain et violent de la mégapole qui est traité ici.

Wanich Jarungidanan, lui aussi lauréat du SEA Write (1984) pour la nouvelle « Nous habitons le même soï », traduite ici, illustre dans les deux textes choisis (le premier est intitulé « Capitale ») le dialogue impossible entre le narrateur et deux inconnus : un jeune paysan qui se met à chanter au cours d’un trajet interminable dans un autobus bondé et Wanich Jarungidanan, lui aussi lauréat du SEA Write (1984) pour la nouvelle « Nous habitons le même soï », traduite ici, illustre dans les deux textes choisis (le premier est intitulé « Capitale ») le dialogue impossible entre le narrateur et deux inconnus : un jeune paysan qui se met à chanter au cours d’un trajet interminable dans un autobus bondé et surchauffé dans « Capitale », et dans la seconde nouvelle une jeune étudiante qu’il commence à épier et à suivre le jour où il s’aperçoit qu’elle habite le même soï – cette dernière se terminant de façon tragique. Si l’auteur rejoint Sila Komchai par les thèmes abordés – difficultés des transports, violence de la ville – le traitement est ici différent. Alors qu’ils sont vus chez Komchai au travers de l’indifférence ou de la peur, c’est la sympathie, puis l’amour qui animent le regard du narrateur chez Jarungidanan, avec toutefois le même constat d’incommunicabilité entre les êtres.

Win Lyovarin, double lauréat du SEA Write (1997 et 1999) comme Chart Korbjitti, est l’auteur le plus original pour ce qui est de la forme des deux textes présentés ici, « Petit lexique à l’usage des Bangkokiens de la classe moyenne » et « La ville des pécheurs ». Difficilement assimilable au genre de la nouvelle, le premier est un tour d’horizon assez drôle de ce qui fait la vie quotidienne du citadin, et où chaque définition amène la suivante. La construction est habile et le texte se lit avec plaisir. On peut toutefois se demander s’il ne relève pas plus du sketch humoristique que de la littérature. Enfin, le dernier texte, présenté sous forme de courtes vignettes rapportant les conversations des clients d’un chauffeur de taxi entre 17h30 et 3h40, se veut un instantané des  préoccupations de la classe moyenne, où le sexe tient une place importante : nous entendons tour à tour les confidences d’une prostituée enceinte, de jeunes hommes se rendant dans un sex complex, d’hommes d’affaire fréquentant un club sélecte proposant tous les services imaginables, de femmes d’âge mûr évoquant les infidélités de leurs époux… Là encore, la lecture est à la fois agréable et instructive, mais est- ce bien de la littérature ?

Nous laisserons cette question de côté – elle fait déjà débat depuis longtemps en Thaïlande semble-t-il, et ne concerne après tout qu’un des cinq auteurs présentés – pour retenir ces deux qualités, agréable et instructive, qui résument bien la compilation proposée ici : les traductions se lisent avec plaisir – nous ne sommes malheureusement pas en mesure de juger de leur fidélité – de même que la présentation historique, claire et documentée. Instructive car la littérature thaïe contemporaine demeure un sujet méconnu, et un ouvrage de qualité comme celui-ci est le bienvenu tant pour le lecteur curieux que pour le chercheur. Enfin, les textes,pour la plupart, nous permettent de découvrir des écrivains qui méritent une place sur la scène littéraire internationale, à la fois par le poids des sujets traités – on pense bien sûr au thème universel tradition/modernité – et leur valeur littéraire.

On regrette les quelques coquilles et fautes de français qui ont échappé à l’auteur et son éditeur : le désormais courant mais très laid « nominés » (p. 90) pour « nommés » ; « zone commerciale » pour « quartier commerçant », le contexte étant le Bangkok du XVIIIe siècle (p. 99) ; « perpétué » pour « perpétré » (p. 223)… Par ailleurs, le lecteur non averti comprend difficilement le sens de certains termes thaïs auxquels il manque une explication lors de leur première occurrence : c’est le cas par exemple de khlong (p. 103), de sala (p.210), de farang (p. 212), de Khun (p. 299)…

Enfin, si, comme nous l’avons dit, la traduction française est rédigée dans une langue fluide et agréable, elle contient quelques passages perfectibles : y a-t-il vraiment des « coussins » dans les bus de Bangkok (p. 319) ? L’ « essence de plomb » n’est-elle pas de l’ « essence au plomb » (p. 342) ? « Ne me blâme pas ! » (p. 372) ne semble pas très naturel en français. « Mets-toi à ma place ! » me semble plus usité, tout en revêtant un sens similaire.

Mais ces petites imperfections demeurent mineures au regard de la précieuse contribution que représente l’ouvrage de LPB, dont on salue les qualités scientifiques et littéraires sur un sujet demeuré jusque-là quasiment vierge pour le lecteur francophone.

Philippe Che

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Sous la direction de Bruno Castelli  et de Bernard Hours, Enjeux épistémologiques et idéologiques de la globalisation pour les sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 2011, Coll. Questions contemporaines / Série Globalisation et sciences sociales

Les auteurs interrogent la globalisation  et les outils des sciences sociales «à partir de quatre topiques de recherche qui sont respectivement les notions de crise, de gouvernance, d’acteur, de genre qui semblent au coeur des évolutions globales aujourd’hui» (p. 10). La table des matières se présente en deux parties : crises et gouvernance, acteurs et actrices.
«Nous considérons comme crise financière, dit B. Castelli dans son chapitre Globalisation et crise financière, l’apparition, à un moment historique donné, d’une rupture majeure, pérenne et généralisée dans les régulations d’un système financier particulier soumis aux impératifs opérationnels du capitalisme globalisé» (en note, P. 14).
Nous retenons ici ce que Castelli nous dit de la valeur. Il note la disparition progressive, à plus ou moins brève échéance, de la valeur normative. Les banques et les marchés, nous dit-il, consacrent le triomphe d’une conception subjective de la valeur par rapport à une conception objective qui était celle de la théorie classique. «La valeur partirait aujourd’hui du sujet désirant» (p. 38).
En conclusion, Castelli fait valoir que les crises actuelles ont recours en dernier lieu à la générosité obligée des contribuables, qu’elles supposent l’intervention de l’Etat et que les banques centrales injectent des liquidités dans les banques de commerce et d’investissements, que la «dette souveraine» des Etats  creusée par le renflouement des banques augmente les déficits publics, enfin que l’hyperliquidité reposant sur des actifs sans substance est nuisible et ne renforce en rien les économies et les marchés nationaux et internationaux.
«Penser au delà de la crise» dit Jean-Michel Servet. «Il faut reconnaître de nouveaux objets et méthodes, des éclatements et des recompositions» p. 59. Il note par ailleurs que ce ne sont pas les «conditions de vie» des sociétés qui peuvent seules engendrer un regard neuf.
Pepita Ould Ahmed, tout en montrant les conceptions et l’importance de l’économie sociale solidaire, s’étonne qu’elle ne marque pas mieux sa  référence au politique. Reprenant une proposition d’Alain Caillé, elle pense que «les tenants de l’économie sociale solidaire devraient s’interroger sur le choix politique qu’ils défendent et sur la forme de démocratie à laquelle ils aspirent»  (p. 76).
Bernard Hours conçoit la «bonne» gouvernance comme consistant à «garder un peu d’humanité démocratique dans le programme d’aujourd’hui, celui d’une espèce humaine attachée à préserver sa survie, toute exigence de dignité sociale, par nature conflictuelle, étant devenue tout simplement presque superflue» (p. 95). Il pose la question suivante, qui est aussi la nôtre : «Où se situe le degré ultime de perte du sujet politique, de dignité humaine, de liberté, au delà duquel naissent les révoltes et les révolutions toutes exposées qu’elles sont à la peur des risques, ,à l’angoisse du vide ?». Cette question, dit-il, a de fortes chances de franchir le gué, «car elle est aussi pérenne que celle des sciences humaines et sociales» (p. 95). Certes il s’agit de l’identification d’une nouvelle modernité et d’une nouvelle politique et, ajouterons-nous, d’un nouveau politique, mais, selon nous, elle ne peut se faire que par une interrogation globale sur la société moderne hier et aujourd’hui.
A travers le problème de l’eau à La Paz et à El Alto en Bolivie, Franck Poupeau propose une analyse multiniveaux et la notion de régulation multiniveaux qui permettent de prendre en compte «l’articulation des différentes échelles d’action intervenant dans la régulation des ressources naturelles et des services urbains et les conflits qui sont générés par cette articulation» (p. 103). Elles sont à replacer dans une perspective historique. Elles permettent une approche compréhensive des conflits environnementaux, sans perdre de vue leur articulation avec des enjeux plus globaux et des luttes plus internationales.
Isabelle Guérin met en cause le microcrédit en Inde, dont, dans un autre ouvrage, elle avait montré les avantages dans certaines sociétés africaines. Elle montre que le micerocrédit est venu le plus souvent se plaquer sur des populations que les banques qui le pratiquent connaissent mal. Il a joué en quelque sorte un rôle de séducteur vis à vis de familles, de groupes sociaux, d’individus pauvres qui y voyaient un moyen de s’extraire de subordinations locales. Subordinations, dit l’auteur, dues aussi à l’endettement, aux dettes familiales, parentales ou vis à vis de l’employeur. Comme Charles Malamoud, Isabelle Guérin donne à la dette, dans la région de l’Inde qu’elle étudie,  une ampleur qui met en jeu les dieux eux-mêmes. Sur ce point, nous ne sommes pas tout à fait d’accord avec elle et avec Malamoud, Car, en toute occurrence, si la dette des hommes vis à vis des dieux qui sont censés donner peut être provisoirement soldée par des sacrifices, en revanche la dette des dieux vis à vis des hommes leur offrant des sacrifices pour obtenir d’eux des dons n’est jamais, à proprement parler, un rendu, puisque nul ne sait si les dieux rendront ou ne rendront pas. Malamoud dit que, dans l’échange avec les dieux, il s’agit d’une pratique et non de théorie. Ce qui n’est pas répondre au problème posé.
Il n’en reste pas moins, comme le montre Isabelle Guérin, que le poids des dettes, de l’endettement  financier pèse sur les populations des villages bien avant l’intervention du microcrédit. Ce que l’auteur montre aussi, c’est qu’à ce titre le microcrédit est une «illusion» qui ne tire pas ces populations de leur pauvreté. Là encore c’est à une interrogation globale de la société moderne et de ses «outils économiques» qu’il faudrait, à notre avis, procéder.
Analysant l’avenir du projet démocratique au Cap-Vert, Rosinha Machado Carron  montre que cet archipel devenu Etat après la fin de la colonisation portugaise a été l’objet, de la part des institutions internationales, d’une attention soutenue se manifestant par des crédits au développement et par la présence d’ONG chargées d’injecter ces crédits là où ils étaient nécessaires dans le bas de la société capverdienne. Au point que le Cap-Vert, pays dit en sous-développement, fut reconnu, au bout d’un certain temps, comme pays «en voie de développement» ou pays «à développement moyen».
Il s’agirait apparemment d’une semi-réussite. Or l’auteur montre l’inadéquation d’hypothèses exogènes (ou de postulats de ce type) pour interpréter la réalité des pays du Sud et notamment du Cap-Vert.
L’Etat ne tient pas compte des élus locaux  et mine ainsi l’institution démocratique. Le programme de développement onusien favorise la bureaucratisation des rapports Etat-société plutôt que la constitution de la société civile locale naissante.
C’est une politique néo-libérale soutenue par les pays du «Nord»  et l’ONU qui se met en place au Cap-Vert. La distanciation entre l’Etat et la société est indirectement responsable de l’affaiblissement des institutions et de l’émergence de nouvelles manifestations de violence (p. 156-157).
Dans ce pays, les tensions entre les ONG locales et l’Etat sont le reflet d’une dispute pour obtenir  des ressources de la part des politiciens au pouvoir. «Cette discorde, dit l’auteure, apparaît sous forme de revendications envers l’Etat, à qui l’on demande de faire preuve de transparence au niveau du processus de concession et de gestion des ressources publiques destinées au secteur associatif»
Le secteur associatif n’a pas de représentant parlementaire et l’Etat capverdien contrôle désormais la plate-forme d’ONG. L’Etat a centralisé les ressources de la coopération internationale.
C’est la notion de développement qui est ici interrogée, mise en cause comme susceptible de provoquer des excès.
Nouvelle interrogation qui porte, cette fois, sur l’affect : à travers l’expérience des désoccupados et des piqueteros brésiliens, groupes luttant contre le chômage et pour la distribution des terres, l’auteure Pia V. Rus cerne l’importance de l’affect dans le rapport entre le sociologue-anthropologue, les groupes et les individus étudiés. Faisant référence aux travaux de Jeanne Favret-Saada, elle incite à considérer les émotions «comme des aspects ou des dimensions d’une relation qui ne peut être ni exclusivement rationnelle ni exclusivement affective» (p. 180). La parole des membres d’une enquête n’est pas toujours focalisée sous l’effet d’une expérience militante. Les conférences des dirigeants piqueteros  (à Paris) montrent qu’un autre monde est possible face à la globalisation néo-libérale. Mais d’aucuns furent déçus par une action sociale soumise à la gestion de la précarité. «Partager leur vie quotidienne s’est révélée un outil nécessaire pour comprendre les modalités de participation et de compréhension du politique des membres en fonction de leur expérience vécue» (P. 181).
Une minorité désavouée et peu considérée parvient, comme le montre Wenjing Guo, par son accès à l’Internet, à fonder  ce que Monique Selim appelle un «groupe abstrait» en vue de le transformer en «groupe concret». Le processus de construction d’existence en tant qu’homosexuel n’était pas imaginable avant la naissance d’Internet.
Toute la fin du livre (la deuxième partie) est consacrée au genre. Bernard Hours, en introduction, parle d’»embarras», nous parlerions plutôt d’ambiguïté. Le problème pour les auteurs, Monique Selim (dans son article et une brève note), Angelica Wehrli et Mathieu Caulier, est que la notion de genre a été reprise au niveau des institutions internationales et fait désormais partie des conceptions du néo-libéralisme. Pour autant, la notion de genre ne peut être complètement refusée puisque, comme le montre Monique Selim, avec les gender studiesimportées en Chine, elle permet à des femmes  de prendre conscience d’elles-mêmes en tant que femmes et de l’excès de domination qui pèse sur elles. Excès de domination dite masculine, mais est-ce suffisant ? Ne faudrait-il pas analyser plus courageusement et plus profondément  ce qui se passe dans l’intime du côté du penis-phallus et cela sans doute depuis les débuts de l’humanité jusqu’à la rupture accomplie en ce domaine par la modernité ? «L’ingénuité des femmes reste entière», écrit Monique Selim après des études de cas très fouillées de biographies de femmes féministes  en Chine. «Et peu importe, ajoute-t-elle, qu’elles soient dupes de cette histoire en Chine comme ailleurs». Nous entendons ceci : un processus de légitimation est engagé par les femmes elles-mêmes en Chine, qui va passer par de l’idéologie, des illégitimités, des erreurs, voire des excès, etc., mais qui désormais commence, comme ailleurs, à exister.
Pour notre part, et dans un autre domaine, même si nous récusons l’idée d’un développement  durable contradictoire dans les termes et marqué par le néo-libéralisme, nous nous refusons à le désavouer, parce qu’il peut contribuer à faire soutenir, y compris financièrement, par les institutions internationales, un changement social local possible au niveau des populations.
La notion de genre ne peut-elle pas contribuer à des excès ? A vrai dire, à lire le chapitre d’Angelica Wehrli, on peut penser que la liquidation par avortement de filles en Chine et surtout au Vietnam, malgré l’égalité proclamée des sexes par les partis communistes, semble masquée  par la notion de genre qui vient recouvrir des pratiques en tout état de cause excessives et illégitimes, sinon illégales, venues de très anciennes traditions et renouvelées par l’interdiction, à peine de fortes amendes, en Chine et au Vietnam, d’avoir plus de deux enfants. Là encore, comment ne pas s’interroger sur le sens que des groupes familiaux  et des individus peuvent donner, en Chine, au Vietnam et ailleurs, non seulement à de telles pratiques, mais à ce qu’elles indiquent, à l’encontre précisément de la notion de genre, de la domination d’un sexe sur l’autre ? Monique Selim écrit dans sa brève note finale : «L’institutionnalisation et le développement des études dites de genre – qui se sont consolidées en fortifiant des perspectives normatives et  consensuelles – ont profondément transformé les diverses disciplines des sciences sociales sans pour autant explorer l’ensemble des orientations offertes par l’implication des appartenances sexuées revendiquées ou assignées des acteurs et  des actrices dans le champ  de la connaissance» (p.295). «Une nouvelle chape ontique s’est abattue sur les femmes et les hommes que les processus marchands étayent avec vigueur. C’est sans doute dans les interstices de ces collisions, dans le desserrement des coagulations de mécanismes qui s’observent actuellement que la connaissance peut se poursuivre et se renouveler» (p. 296).
Elle se renouvelle également, comme le montre Mathieu Caulier, par les «savoirs de genre». L’auteur montre l’entremêlement de la notion de genre avec les conceptions néo-libérales du développement et avance la notion de «savoir technocratique de genre». Mais il ajoute que «le genre devient un prisme qui permet d’élaborer des problématiques sociétales, mais qui ne s’actualise  réellement que par la praxis et avec un certain sens pratique du genre  que seule l’expérience autorise» (p. 290). Et il note que le féminisme s’était déjà implanté au Mexique avant que la notion de genre y soit véhiculée.
Il nous semble que tout l’ouvrage, avec la variété de ses terrains et la prudence de ses approches, vise à nous dire de rechercher à la fois la signification et le sens des phénomènes sociaux analysés, signification et sens qui, se positionnant par rapport à l’implicite et dans la contre-perspective de la globalisation capitaliste, sont elles-mêmes, dans leur indétermination, à globaliser.

Louis Moreau de Bellaing

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Anthropologie d’un service de cancérologie pédiatrique, De la parole au choix, Paris, L’Harmattan, 2011, Coll. Anthropologie critique

Jean-Michel Zucker rappelle les jalons du parcours que va suivre Marie Bonnet : le service, l’équipe soignante, les paroles de l’enfant, le pouvoir symbolique des médecins, le contrôle de la douleur, l’ambiguïté de la relation des enfants avec leurs parents, que ce soit dans la guérison ou dans la fin de vie. Il attire l’attention sur la nécessité d’un soutien psychologique pour les soignants.
Dans son introduction, l’auteure, après avoir noté l’importance de la législation dans le domaine hospitalier en général et spécifiquement en celui-ci, pose ses questions qui concernent toutes d’abord l’enfant malade, puis son rapport avec ceux et celles qui l’entourent, en l’occurrence rapport de parole. «C’est une forme de compréhension, dit-elle, centrée sur les acteurs et leurs différentes perceptions, qui est en final recherchée». Elle est modeste, car elle fait beaucoup plus que cela. Enumérant ceux et celles à qui peut servir son livre (au milieu hospitalier, aux sciences humaines et sociales, et à d’anciens patients), elle oublie quelque peu de dire que la recherche du sens qui fait tout son propos, y compris quand elle parle de l’organisation du service et de la prise en charge,  fait apparaître les approximations, les contradictions, les dons, les échanges, les droits et leur signification, cmais aussi les excès possibles, tant de la part des médecins et des soignants que des familles. On ne légitime pas la mort, mais on peut légitimer tant soit peu  le processus qui mène à la vie (la guérison) ou à la mort.
Sur ce point, Marie Bonnet fait oeuvre nouvelle. Car c’est bien de l    a condition humaine qu’elle nous parle, de ses drames (dont celui-ci est une spécification). Nous disons bien, pour filer la métaphore théâtrale, drame et non tragédie. Car si la tragédie s’achève par la mort ou la disparition du héros ou de l’héroïne (Horace, Iphigénie, Titus et Bérénice), et si la condition humaine suppose toujours en final la mort, le drame, comme le montre Marie Bonnet, ne s’achève pas toujours par la mort. Les trois-quart de ceux et celles qui sont victimes de cette «maladie orpheline» rare qu’est le cancer des enfants guérissent. C’est le processus de leur guérison qui est un drame, mais ce processus peut tourner en seul processus de mort et devenir tragédie.
L’anthropologue-psychanalyste investit les lieux, les temps, les personnes, la parole des enfants, celle des parents, les actes et la parole des médecins, ceux et celle des soignants. Elle y met en oeuvre non seulement la «méthode» anthropologique, mais aussi, à notre avis, très discrètement l’approche analytique. Il nous est impossible d’entrer dans les détails de cette quête de sens, ce serait présupposer aux yeux des lecteurs la vérité du livre.
Nous ne ferons que deux légères objections au propos de l’auteure. La question de la narrativité est soit insuffisamment posée, soit insuffisamment développée. En fait, Marie Bonnet nous rappelle les paroles «nues» des protagonistes et les commente. Elle nous montre le «combat», par leur parole et par les actes, pour la guérison ou pour l’accompagnement dans l’agonie. Certes elle n’oublie surtout pas ceux et celles qui ont survécu, leur lapsus («mon grand’père est mort d’un cancer, comme moi»), ni, pour ceux et celles qui vont mourir, tel mot, telle expression repérables.
Mais il nous semble que l’intéressent beaucoup plus l’investissement de la parole, ce qu’elle porte en elle de la personne et de ses groupes d’appartenance (le cas de Marc) que la narrativité avec ses signifiants et ses signifiés.
Sur la question du contrôle de la douleur, Marie Bonnet s’explique en montrant la difficulté que rencontrent les médecins face, d’une part, à la législation  en place se rapportant à la fin de vie à l’hôpital et face, d’autre part,  aux familles trop souvent prêtes à judiciariser ce qu’elles perçoivent comme «erreurs» ou «excès d’expérimentation».
Néanmoins, si le cas de Martin – où il y a judiciarisation – donne raison aux médecins et s’ils reconnaissent leurs torts dans le cas d’un enfant mal pris en charge, ceux de Caroline (une enfant de six ans) et de Marc (un adulte de vingt ans) qui, l’un et l’autre, vont souffrir alors qu’ils sont déjà en soins palliatifs, paraissent moins convaincants.
Légitimation avons-nous dit. Le mot n’est peut-être pas très bon. Mais pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit : reconnaître, en se mettant en cause soi-mêmes comme chercheur(euse), le sens de ce que disent et font des êtres humains en groupes et individuellement, implicitement et explicitement et avoir le courage de montrer où, quand et comment apparaît l’excès.

Louis Moreau de Bellaing

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Sous la direction de Gilles Boêtsch, Dominique Chevé et Hélène Claudot-Hawad, Décors des corps, Parus, CNRS Editions, 2010

A lire Décors des corps, il apparaît que la couleur est un phénomène social total au sens de Mauss. Elle intervient, d’un point de vue interprétatif, aussi bien dans les sciences exactes que dans les sciences humaines et sociales et  on la retrouve toujours dans tous les domaines de la vie sociale et politique (aux deux sens du terme politique).  à tel point parler de noir et de blanc, pour désigner l’absence de couleur, indique encore des couleurs.
Le livre qui leur est consacré est le résultat d’un colloque auquel participaient reente-sept intervenants. C’est dire la variété des communications qui recouvrent par exemple l’emploi des cpouleurs dans l’oeuvre de Marcel Proust (A la recherche du temps perdu) , les pratiques de tatouage, l’usage de la pourpre, les peintures du corps dans différentes cultures, l’éclaircissement de la peau, le camouflage, le bronzage, etc.
Après une introduction sur la construction chromatique de l’apparence, l’ouvrage s’ouvre en une sorte de prologue squi précise d’abord en deux chapitres les constituants physiques de la couleur et de la lumière et les rapports entre couleurs chimiques et lumière. Chapitres techniques, un peu difficile à lire pour un non initié. Mais le troisième temps, en ce prologue, nous introduit à un propos de sciences humaines et sociales et plus précisément d’anthropologie, en analysant la perception de la couleur en Occident, les rapports de l’histoire et de l’anrthropologie dans la séméiologie des couleurs, les couleurs comme articulationn entre nature et culture, l’appropriation des bienfaits des couleurs, les couleurs dans l’art de paraîitre, les couleurs et les rites de passage, enfin comment les couleurs interviennent  dans le processus allant du satut social à l’appartenance à un groupe.
La première partie s’intitule Couleurs, matières et symboles, la seconde analyse les transformations et les esthétiques dans les couleurs, la troisième les pratiques et les identités selon les couleurs, la quatrième lex rapports entre couelurs, corps et cosmos.
Nous avons donné plus haut quelques exemples de communications au colloque. En fait, chaque partie de l’ouvrage recouvre iune sorte de bariolage dont le seul thème commun est la couleur. Chaque intervention est à elle seule une petite monographie et il seraqit quelque peu injuste d’en privilégier l’une ou l’autre. Insistons plutôt sur les conclusions de l’ouvrage.
Elles mettent d’abord en valeur l’interdisciplinarité qui se construit à partir de savoirs très maîtrisés, de normes de pensée, «de normes à partir desquelles un voyage vers d’autres terres réelles ou imaginaires devient possible». Elles rappellent ensuite qu’il s’agit d’»un processus d’humanité à travers le monde et  à travers les cultures, les pratiques et les savoirs». L’homme et la femme y affirment leur humanité. Pour l’Occient, ce processus va de l’Antiquité à la modernité, mais passe aussi par «les v^tements, les tatouages et les peintures corporelles africaines, amérindiennes et australiennes». Contre le technicisme et le cognitivisme réducteurs, c’est le sens qui est recherché, celui de toute une humanité vivante et toujours créatrice se construisant dans l’histoire, renouvelant toujours sa possibilité d’être et finalement construisant sa liberté.
Enfin «le corps peint s’inscrit dans une hiérarchie d’esprits et de choses». Paradoxalement, les pratiques corporelles sont à la fois processus d’individuation et d’intégration ; le corps est une expérience du sujet, mais il est aussi «corps social en tant qu’il est construit par l’ordre social. Il est corps historique, agent de l’histoire et il faut en faire l’archéologie. Celle-ci doit confronter «les sociétés, les époques, les croyances».
C’est ce que ce beau livre tente de réaliser. Il faut le lire en détail, pour en découvrir toutes les richesses.

Louis Moreau de Bellaing

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Laurent Vidal, Faire de l’anthropologie, Santé, science et développement, Paris, La Découverte, 201O, Coll. Recherches, Série Terrains anthropologiques.

Il s’agit de faire de l’anthropologie, autrement dit de la fabrication de l’anthropologie, pour pouvoir la penser. De toute évidence, Laurent Vidal ne croit guère à l’anthropologie pure, celle de Malinowski après les Argonautes du Pacifique et Jardins de corail, a fortiori celle de Morgan. Il ne croit guère non plus à une anthropologie qui cherche trop directement, à partir de terrains (documentaires ou effectivement inventoriés), à produire de la théorie, comme le faisaient par exemple Tylor, Boas, Frazer, et, plus précisément, Durkheim et Mauss ou, plus près de nous, Levi-Strauss ou Godelier. Dire qu’il n’y croit guère ne veut pas dire qu’il ne connaît pas ce type  d’anthropologie, mais il ne l’évoque pas, il ne  lui sert pas de référence. L’anthropologie qu’il veut fabriquer et, pensons-nous, théoriser, entre dans ce qu’il appelle les sciences du développement dont il faudrait préciser le statut et la place dans les sciences humaines et sociales (Y a-t-il une philosophie du développement ? Un droit du développement ?, etc.).
Cela dit – qui n’est pas une critique, mais un simple constat, chacun est libre de ses choix, à condition de les expliciter suffisamment, ce que Vidal fait – , son livre est passionnant. Il nous fait assister au montage, à la mise au point, à l’élaboration, au Sénégal, de trois enquêtes anthropologiques – et c’est bien de l’objet de l’anthropologie qu’il s’agit : le rapport à l’Autre et, plus précisément, dans un sens plus large que les culturalistes, du culturel – . L’une des enquêtes porte sur la la réception des rétroantiviraux par des malades du sida, la seconde sur un centre de maternité près de Dakar, et la troisième sur le traitement de la tuberculose.
Vidal ne parle pas des résultats qui ont été obtenus, autrement dit des effets de ces enquêtes sur les pratiques, voire de la conception de la maladie et de l’obstétrique, par exemple chez des soignants. Ce qui l’intéresse c’est de savoir,  à partir du collectif de chercheurs auquel il appartient  et de sa propre expérience de chercheur, comment s’établit un rapport réciproque entre anthropologues, soignés et soignants. Autrement dit, comment l’anthropologue intervient, et à quel titre, dans un domaine que, par définition, il ne connaît pas (le sida, l’obstétrique, la tuberculose), que les femmes chercheuses ne connaissent éventuellement que d’expérience (l’obstétrique), en puisant de l’information et des opinions près de soignés et de soignants, et en leur renvoyant ses analyses, non en une seule fois, mais par restitution périodique, même si un travail final vient synthétiser la recherche. Vidal montre que ce n’est pas facile, parce que, si l’anthropologue ne vise pas que les difficultés, les problèmes, il n’empêche qu’ils apparaissent et doivent être pris en compte. Or, près des soignants, la restitution de ces problèmes par l’anthropologue peut sembler une critique adressée à l’un ou à l’autre ou à l’équipe soignante. Les séances de restitution sont doublées de séances-miroirs, où anthropologues, soignants et, pensons-nous, soignés, si et quand c’est possible, confrontent leurs points de vue, débattent sur les questions que soulèvent les anthropologues.
Dans la recherche sur le sida, Vidal montre qu’il y a deux registres : les rapports de l’anthropologue avec ONUSIDA qui commandite la recherche et ceux, locaux, avec les soignants. Il ne nous dit pas suffisamment ce que sont les retroantiviraux, s’ils ont à voir par exemple avec les trithérapies. Dans la recherche sur le centre de natalité, il montre notamment comment une grande difficulté de parcours – l’absence d’un gynécologue au Centre – bloque la recherche, tout en créant des difficultés aux soignants. Jusqu’au moment où les anthropologues décident d’analyser ce qui est en train de se passer, en l’absence du gynécologue. Ils continueront leur travail, avec de nouvelles difficultés à analyser, lorsque les gynécologues seront revenus, en faisant voir comment les soignants réagissent au mépris des médecins. Est abordé aussi la question des matrones – sage-femmes sans titre professinnel – et de leur formation. Là encore, on regrette d’en savoir si peu sur les types de difficultés que rencontrent les soignants – infirmières et matrones – près des femmes venant à la maternité. Ce qui par moment rend la lecture un peu elliptique.
En final, Vidal abord très directement la question de l’anthropologie, celle qu’il fabrique, mais aussi celle que lui et son collectif de recherches pensent: «Confrontés au regard de l’anthropologue, multipliés au fil d’une recherche, mis en miroirs avec ceux d’autres projets, analysés à la lumière d’observations et de notes concernant de multiples réunions (internes aux équipes ou conviant d’autres acteurs de la recherche ou de l’intervention), ces propos (ceux des soignants) participent d’un objet (souligné), s’inscrivent dans un terrain (souligné) et mettent en scène des enquêtés (souligné). Nous avons là les trois fondements de toute anthropologie… qui, dans cette anthropologie des projets de recherche et d’intervention dans l’espace de la santé, se scellent dans des croisements et des enchâssements» (..p. 279). Il s’agit, dit-il, en dernières lignes d’insérer inlassablement les considérations générales dans des situations concrètes. (p. 284). Si l’information-investigation est nécessaire, la réflexion, voire la théorisation, le sont aussi.

Louis Moreau de Bellaing

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Sous la direction d’Olivier Douville  et de Virginie Vaysse, Moments psychotiques dans le travail clinique, Psychologie clinique, Editions EDK, 2O10

Il s’agit, pour les auteurs de cet ouvrage, de montrer comment la clinique – la psychanalyse -, exigeant lieux et temps, est possible, dynamique, inventive et présente pour les psychotiques. «Le transfert, dit la Quatrième de couverture, est un opérateur de limites qui joue entre deux personnes dans la création souvent hasardeuse d’un Tiers-lieu et d’un Tiers-temps. C‘est à partir de ces limites mouvantes et dynamiques du transfert que le traitement de la psychose est considéré».
Il est impossible, dans cette brève recension,  de rendre compte de tous les articles, de grande qualité, qui composent ce livre. Nous en retenons seulement quelques-uns, ceux que, sociologue et non psychanalyste, nous pensons comprendre le mieux. Le premier article, de Teresa Pinto,  sur l’énonciation et la psychose nous paraît important en ce sens qu’il montre qu’à partir de la notion linguistique d’énonciation, Lacan peut croiser psychanalyse et linguistique dans l’analyse de l’écriture de psychotiques. «En se heurtant aux limites de l’analyse linguistique fragmentaire des textes, Lacan développe les clés de compréhension des positions énonciatives de la psychose ainsi que les balises pour l’utilisation de ces positions dans la clinique» (p. 7).
Olivier Douville s’intéresse aux rapports entre rêve et psychose, ce qui l’amène à analyser les rapports entre rêve et hallucination pour un sujet psychotique. Il conclut son article en définissant au mieux le transfert comme un opérateur de limites : «Le transfert est (dans l’analyse d’un psychotique) un opérateur de limites créant un espace orienté où les mots de la langue et les vécus du corps peuvent être supportables. Opérateur de limites entre l’engloutissement et la mégalomachine, maintenant ouvert l’appel à l’autre et le refleurissement de petites pièces pulsionnelles comme on dirait des petites pièces qui permettent aux pianistes débutants de faire leurs premières interprétations» (p. 17).
La pathologie borderline est définie par Monique Laurent comme un état clinique frontière entre la névrose et la psychose. Le psychanalyste peut aider le patient à «intégrer l’irreprésentable dans (son) rapport au réel». Cela suppose «une alliance thérapeutique solide et longue qui peut permettre au psychotique d’accéder à une autre temporalité de son histoire» (p. 88).
Dans le trouble de la     conduite alimentaire (anorexie), Pierre Gaudriault note, à partir d’une étude de cas, qu’il faut que «l’anorexique prenne le temps de ressentir sa propre initiative comme la part la plus importante du contrat de soins. C’est à ce prix que peut être construit avec lui un dispositif thérapeutique» (p. 99).
Pour les sujets en situation de grande précarité ou d’errance, au moins ceux qui sont approchables, la position clinique, disent Franck Mathieu, Marie-Hélène Bussac-Garat et Bernard Duez, doit nécessairement osciller entre une approche primaire qui enveloppe et colmate les failles narcissiques identitaires de la personnalité et une approche secondaire qui accueille la parole avec la distance nécessaire au développement de ressources internes propre à l’individu. C’est un travail de l’originaire comme fonction constante de réélaboration de l’archaïque» (p. 109). Errance et précarité apparaissent alors comme des phénomènes sociaux qui contribuent à désorganiser les individus.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, on peut lire l’article sur Cesare Musatti, l’un des pères fondateurs de la psychanalyse italienne, celui sur l’Iran où il apparaît que le gouvernement actuel est plus ou moins contraint de reconnaître la psychanalyse face à l’ampleur de la demande de soins.
l’article de Emile Jalley sur Psychanalyse et psychologie montre avec vigueur comment la psychanalyse est littéralement repoussée par le cognitivisme. Il évoque Fraisse et son américanisme intransigeant au niveau de la psychologie, Colette Chiland qui lui était soumise. Il fustige l’ignorance philosophique de la plupart des psychologues et surtout des cliniciens. La psychanalyse esr démunie devant ses        adversaires, «face à la perte du maniement d’une logique moderne de la contradiction (Pascal, Kant, Hegel, Marx, Freud» (p. 146).
De l’hommage à Nathalie  Zaltzman par Ghyslain Levy, nous retenons ceci : «Pour Nathalie Zaltzman, la guérison par la psychanalyse ne peut être réduite à la dimension exclusive du registre personnel ou privé…(Elle) débouche nécessairement sur l’autre concept majeur de (son oeuvre): le Kulturarbeit qui n’en est que l’autre face. L’homme est un effet de culture, comme la guérison  par la psychanalyse participe au travail de culture» (p. 186).
Enfin, de Michel Lapeyre décédé en 2009, on peut rappeler ceci qui résume l’un de ses articles : «Qu’est-ce que le corps de l’être humain pour la psychanalyse ? Il y a une ambiguïté du corps en rapport avec les espèces de la présence et de l’absence comme sous les espèces de l’apparence et de l’essence, là où faire acte de présence, prendre corps et aller à la rencontre de l’autre réel, sont la même chose, toujours unique et répétée  : dépense et don» (p. 195).
Il nous semble que, dans ce livre, l’individu singulier, dans ce qui l’enferme au plus étroit de lui-même (la psychose), retrouve, grâce à la psychanalyse, un peu d’ouverture au monde.

Louis Moreau de Bellaing

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Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme, I-Proies et captifs en Afrique, Paris, PUF, 2010, préface de Patrick Tort

Georges Guille-Escuret – qui vint autrefois  au comité de rédaction du Journal des Anthropologues – a poursuivi, depuis dix ans, une entreprise sans doute déjà commencée à l’époque. Il s’attaque, si l’on peut dire, à l’un des sujets, avec l’inceste, les plus difficiles de l’anthropologie : l’anthropophagie. Dans ce premier ouvrage, d’abord il esquisse, en anthropologie historique, «une sociologie comparée du cannibalisme» (titre global de son travail), c’est-à-dire qu’il tente de caractériser le phénomène, de le le délimiter, en l’extrayant des stéréotypes auxquels il a donné lieu : »cause alimentaire ou motif religieux», «aveuglement terrible et millénaire qui range toute anthropophagie dans le registre de la préhistoire et de la bestialité».
Le livre est très beau, d’abord par son écriture toute en nuance, et pourtant extrêmement vivace – l’auteur a l’art de faire vivre un document – , aussi par l’ampleur et la richesse de sa documentation – deux autres ouvrages porteront sur l’Asie-Océanie et sur l’Amérique -. La thèse de Guille-Escuret, donnée dans la première partie de cet ouvrage, est que l’anthropophagie est un phénomène fréquent, mais dispersé, périodique et, au fond, du moins pour l’Afrique, jamais systématisé ni très longuement ritualisé. Mais surtout, comme l’inceste – et, ajouterons-nous, contrairement à ce que dit Levi-Strauss qui voit dans la prohibition de l’inceste le phénomène du passage de la nature à la culture -, l’anthropophagie est, selon l’auteur, partout et toujours un phénomène historique lié tout particulièrement à des périodes de crise, à des bouleversements dans les sociétés où il apparaît.
Il y aurait une grande exception à cette thèse dont l’auteur nous parlera dans le volume consacré à l’Amérique : celle des Aztèques. Partout ailleurs – cela est déjà suggéré dans ce premier tome -, il semble que la thèse proposée se vérifie.
Il y a notamment – et c’est le propos de la deuxième partie de l’étude – une histoire de l’Afrique avec ses bouleversements internes, en différents temps, avec des interventions extérieures, qu’elles soient venues des Arabes ou de la colonisation européenne. Apparaît ici ou là, dans des sociétés africaines, en des temps et lieux très différents, l’anthropophagie c’est-à-dire le fait que le membres de la société se nourrissent de corps humains, qu’il s’agisse soit de captifs pris dans une autre société, soit de proies en général ennemies, soit d’un individu de la société elle-même – un esclave par exemple, ou un enfant – sacrifié en certaines circonstances au surnaturel, aux esprits et forces difficilement contrôlables. Notons que Guille-Escurel n’exclut nullement l’anthropophagie de l’Europe où elle peut se manifester spécifiquement par l’absorption de parties du corps humain – que les bourreaux, après les exécutions, fournissaient pour des cosmétiques, des onguents, etc – ou par des cérémonie sanglantes comme celle – non citée par l’auteur – qui eut lieu, en 1871, dans un village du Périgord, ou par la manducation de morts, ceux, par les survivants, de l’avion accidenté dans les Andes à la fin du XX° siècle – exemple cité par l’auteur -.
Le livre montre, non sans ironie, comment la colonisation, par ses excès, créa des réduits historiques où l’anthropophagie fut pratiquée. Avec une prudence méritoire, il met en évidence et commente les cas recensés, notant, par exemple, celui d’un jeune homme contraint de manger de la chair humaine et ne le faisant pas sans répugnance. Des enfants-soldats, après avoir fumé de l’herbe, mangent l’ennemi tué, pour se soumettre à leur chef qui les y oblige.
Ce qui frappe dans ce que dit l’auteur, c’est que certaines sociétés se sont, dit-il, refusées à pratiquer l’anthropophagie, que certaines l’ont pratiquée épisodiquement, puis l’ont récusée, que d’autres, en Afrique de l’Ouest, l’ont, un temps, plus ou moins ritualisée. Mais on oublie, comme le dit l’auteur, que les membres des sociétés esclavagisées par les Européens croyaient que ces derniers enlevaient hommes, femmes et enfants pour les manger. En effet, ils ne voyaient jamais réapparaître celles et ceux qui avaient disparu.
Une question à l’auteur : comment réagissent les victimes ? Et les familles ? On sait qui sont ces victimes: des esclaves, des enfants, des proies à la guerre, des captifs. Il doit être bien difficile, au vu des documents, de démêler le subjectif, celui des exécutants plus accessible, mais surtout celui des exécutés avant et pendant l’exécution. On aborde là ce que nous appelons les faits sociaux d’excès, les uns, comme l’inceste, en principe non douloureux au moins physiquement, les autres, comme l’anthropophagie – sauf dans le cas de la manducation des morts – toujours douloureux physiquement et psychiquement.
De ce beau livre on ne peut que souhaiter et attendre la suite.

Louis Moreau de Bellaing

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Bernard Hours, Monique Selim, Anthropologie politique de la globalisation, Paris, L’Harmattan, 2010

Le livre est important à plus d’un titre. Il marque, à notre avis, une rupture en anthropologie, rupture amorcée par les précédents ouvrages des auteurs et de quelques autres, mais rupture ici affirmée. La globalisation s’est faite, s’ajoutant à une mondialisation qui n’est pas de même nature
Par exemple la mondialisation de la communication (transports, informatique) ne peut être analogisée avec la globalisation des circuits du marché capitaliste et l’apparition d’un socialisme de marché dans les anciens totalitarismes, ni avec la toute-puissance d’une caste économique dont les tenants, d’une nation à l’autre, tout en se concurrençant férocement, savent défendre leurs intérêts communs.
Il ne s’agit donc plus, nous disent Monique Selim et Bernard Hours, pour les anthropologues, de se livrer à leurs études exotiques, culturalistes, pour connaître les sociétés du lointain par rapport à l’Occident. Il s’agit bel et bien de rechercher les nouvelles normes qui se mettent en place, dans des ensembles sociaux (nationalitaires ou non), pour donner toute sa portée et sa permanence à la globalisation du capitalisme. On ne parle plus d’impérialisme, comme en parlait Lenine montrant comment les voies de chemins de fer s’exportant assuraient la mainmise des pays colonisateurs sur ceux colonisés. Désormais, c’est simultanément, depuis que le mur de Berlin, c’est-à-dire le rideau de fer est détruit, un capitalisme sans limites qui s’établit dans le monde entier, se substituant, là où il existait,  à un collectivisme qui avait fait la preuve à la fois de son inefficacité et de la cruauté qu’il exigeait : «Le projet d’une gouvernance sécuritaire et globalisée privilégie une reproduction paisible de l’économie de marché» écrivent les auteurs en quatrième de couverture.
Le problème, c’est celui des laissés pour compte, à des degrés divers de dénuement et de déconsidération. Ils sont les plus nombreux, en Asie, en Afrique, en Amérique centrale et du Sud. Aux plus démunis, aux plus opprimés, sans que pour autant ils y trouvent leur dignité d’êtres humains, les processus de globalisation, tout en assurant l’emprise capitaliste, imposent des normes «dans les domaines de la santé, du travail, de la sécurité, de l’éthique et de la morale humanitaire» (quatrième de couverture). IL y a en quelque sorte un managment globalisé qui accompagne le capitalisme globalisé. La santé n’est plus une affaire de société, mais d’Etats-nations par les grandes entreprises de production de médicaments. Le travailleurs qualifié, protégé, pris dans des réseaux où il peut s’individualiser, laisse derrière lui le précaire, le chômeur, qu’il soit provisoire ou permanent. Une politique de la compassion, mais très peu de la solidarité et encore moins de la reconnaissance d’une humanité commune ne prend pas en compte les légitimations sociales et politiques que produisent les groupes et les individus. Il s’agit de sécuriser en bloc, non de contribuer à une apparition de l’imprévu.
Les nouvelles normes sont investies dans des figures  idéologiques, sinon imaginaires, comme la femme, l’étranger, le peuple dit autochtone, le postcolonisé, l’handicapé, le pauvre  (qui n’est, par ailleurs, le plus souvent, que le misérable tel qu’on peut le voir, en moindre nombre, en Occident). La démocratie se trouve dévoyée de sa finalité, les droits de l’homme sont non seulement bafoués, mais idéologisés par une narrativisation sans sujets sociaux et politiques, par une moralisation de masses que le manager technocrate, mais aussi paternaliste, manie avec habileté, dissimulant ainsi ce que sont des femmes, des étrangers, des populations d’anciens colonisé ou leurs descendants, des handicapés,  des misérables, stigmatisés,, exploités et opprimés, à l’aide d’idéologies de raccroc (racisme, sexisme, etc.), dans leur existence matérielle et sociale, mais vivant néanmoins leur vie individuelle et collective.
Bernard Hours montre comment l’idée de développement  – lancée par Rostow et dont, dans les années soixante, Aron lui-même se moquait dans ses séminaires – a fait son chemin, avec celles de pays non-développés et de pays en voie de développement. A ces idées désormais obsolètes avec la globalisation du capitalisme, s’est substituée celle de développement durable, panacée universelle dont seuls les écologistes semblent tirer quelques projets de protection nécessaire de la nature et de la planète. Bernard Hours montre également comment la bonne volonté des O.N.G. ou la mise en place de microcrédits ne parvient guère à éradiquer la misère. Le cas de l’Ouzbékistan est particulièrement exemplaire.
Monique Selim montre l’écart entre les logiques sociales, les normes globales, les figurations toutes largement idéologisées et la réalité vécue par des ouvriers et ouvrières de Hanoï,  réalité du concret, mais aussi de l’imaginaire avec le culte des morts. Elle le montre également au Laos où le désastre économique pour la population a fait réapparaître le culte des génies.
Un livre salubre, pour une anthropologie du présent qui ne sacrifie pas l’avenir.

Louis Moreau de Bellaing

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Frédéric Reichhart, Tourisme et handicap, le tourisme adapté ou les loisirs touristiques des personnes déficientes, Paris, L’Harmattan, 2011

Il faut sans doute entendre le titre dans le sens d’une alternative. En effet, le tourisme adapté concerne massivement dans les faits les personnes déficientes pour qui sont organisés des loisirs touristiques dans le prolongement des actions d’établissements ou d’associations spécialisés. Les loisirs touristiques des personnes déficientes relèvent plutôt d’un tourisme ordinaire (l’expression est de nous), mais se soucient un peu plus de celles et de ceux qui n’entrent pas dans les normes (bonne tête, bon pied, bon oeil, etc.). A ce titre, les personnes handicapées mentales ont plus de chance d’y participer que les déficients visuels et les «fauteuils roulants».
`Ces distinctions apparaissent dans le livre au fur et à mesure que l’auteur avance dans son inventaire, à  la fois anthropographique et historique, des possibilités offertes à celles qu’il appelle les personnes déficientes (en les distinguant des personnes intègres) de bénéficier, comme tout un chacun, de loisirs touristiques;
L’ouvrages est divisé en huit parties (chapitres) qui vont tenter de présenter ce que recense l’auteur, mais surtout de l’analyser. Il s’agit pour lui «d’identifier, de recenser et de thématiser l’ensemble des modalités touristiques pratiquées par les personnes déficientes», «d’analyser les idéologies qui sous-tendent ces modalités», «d’indiquer l’évolution et la constitution de ces activités en termes de continuité et de rupture» (p. 20).
Le premier chapitre est consacré aux déficiences motrices, le second aux déficiences mentales, le troisième aux déficiences sensorielles, le quatrième aux services institutionnels, le cinquième au scoutisme d’extension, le sixième aux colonies de vacances, le septième au tourisme sectoriel, le huitième au tourisme intégré.
Dans le chapitre sur la déficience motrice, l’auteur note que c’est «la mobilisation associative relative aux tuberculeux qui (a) contribué à l’apparition et au développement des loisirs des personnes déficientes» (p. 56). Mais, c’est, en 1936, l’APF (Association des Paralysés de France) qui organise des «camps» pour les personnes paralysées. En 1950, elle crée le service APF Evasion qui «diversifie une large offre de séjours pour répondre à presque toutes les situations relatives à une déficience motrice». En 1960, la pratique des transferts en séjours d’été ou d’hiver se développe dans les établissements médico-sociaux et, de 1960 à 2 000, par de multiples petites associations. Il va de soi qu’il s’agit d’un tourisme adapté et non d’une participation au tourisme ordinaire. Avec des problèmes de surcoût dus à l’accompagnement.
A propos des déficients mentaux, l’auteur montre les orientations distinctes de l’APAJH (Association pour Adultes et Jeunes Handicapés) et de l’UNAPEI (Union Nationale des Amis et Parents d’Enfants Inadaptés). L’UNAPEI préconise une signalétique qui permette aux personnes handicapées mentales de se repérer, mais surtout de «répertorier et de montrer les structures accessibles» (p. 79).Le pictogramme S3A (Symbole d’Accueil, d’Accompagnement et d’Accessibilité)- confirme cette visée informative de l’UNAPEI. Notons que l’APAJH, en lien avec des associations ou organismes, s’efforce de créer des séjours intégrés c’est-à-dire de tourisme ordinaire.
Les déficients sensoriels sont les déficients visuels et les déficients auditifs. Reichhart montre admirablement comment l’idéologie validocentriste (en l’occurrence celle de la «vue sacralisée») fait croire que, pour la personne déficiente visuelle, ne voyant pas (elle est à distinguer, note l’auteur, des mal voyants et des amblyopes), il n’y a aucune nécessité à faire du tourisme. C’est oublier qu’elle entend, qu’elle sent, peut toucher, goûter les saveurs, qu’elle parle, etc. C’est méconnaître le désir, le besoin, le plaisir des personnes déficientes visuelles. Des associations (par exemple l’association Braille et Culture) organisent des séjours et certaines se spécialisent vers des finalités sportives et culturelles. Il peut y avoir un surcoût du à la nécessité d’un accompagnateur. Pour les personnes déficientes auditives, il s’agit de communication et de rapport à l’autre. Le «tour operator» ACTIS est spécialisé dans le tourisme des personnes sourdes. L’information est faite notamment par le Centre de Protection Sociale des Adultes Sourds (CPSAS) et par sourd.info sur Internet. Là encore, il peut y avoir un surcoût dû à la nécessité d’un accompagnement. Dans les deux cas ( vue et audition), il s’agit surtout d’un  tourisme adapté dont les modalités varient selon le degré de l’incapacité visuelle ou auditive.
Les séjours institutionnels sont encadrés par des établissements médico-sociaux et hospitaliers. L’auteur nous dit « (qu’) ils relèvent de l’histoire de l’éducation et de la psychiatrie, de l’évolution et de la prise en charge de personnes déficientes au sein de notre société et surtout du développement des institutions». Ils s’articulent directement à la problématique de son ouvrage. Les séjours institutionnels destinés aux enfants sont des transferts et «s’inscrivent sous le paradigme de l’accompagnement éducatif». Les séjours adultes s’inscrivent également sous ce même paradigme  mais pas sous la même réglementation. Enfin, en milieu psychiatrique, les séjours sont dits thérapeutiques. Ils sont éducatifs dans le cadre de l’accompagnement de l’usager au sein du secteur médico-social. L’auteur insiste sur d’autres séjours qui comportent une héroïsation de l’usager en vue de «briser l’image d’incapacité, d’assisté, de fragilité associée à la déficience» (p. 140).
Le scoutisme d’extension est sans doute la plus mal connue des modalités de loisirs pour personnes déficientes. Il est marqué bien sûr par l’idéologie propre au scoutisme (ouvert à tous, mais avec une attention aux personnes faibles qu’il faut stimuler et dynamiser, selon Baden-Powell). Les actions font référence à des modalités structurées sous la forme de services ou de secteurs, mais aussi à des modalités informelles résultant d’actions localisées. Les enfants déficients  peuvent être intégrés au sein d’unités mixtes  (scouts déficients et scouts intègres). Pour ceux de plus de seize ans, les unités Vent du large, les unités sont axées sur une logique de pratiques sectorielles (non intégrées). Les EEDF (Eclaireurs et Eclaireuses de France) organisent des séjours inter-personnes déficientes (adultes et enfants) mais il peut y avoir aussi une intégration au cas par cas. La déficience mentale y domine largement la déficience sensorielle et la déficience motrice.
Les colonies de vacances, qu’elles soient laïques ou confessionnelles, mettent en lumière une bipolarité : «colonies dites intégrées, colonies dites sectorielles». Au niveau des colonies de vacances, APF Evasion ainsi que l’APAJH proposent des «colonies intégrées».
Le tourisme sectoriel (non intégré) a été influencé par les associations, notamment celles adhérentes au Conseil National des Loisirs et du Tourisme Adapté (CNLTA) et par l’intervention de l’Etat (loi du 11 Février 2005). Il marque l’importance de l’encadrement qui suppose formation, statut et reconnaissance financière. Mais la reconnaissance de l’encadrement risque d’entraîner un surcoût nuisant à l’équilibre financier des associations et des organismes.. La position du CNLTA se définit par un encadrement non rémunéré (bénévoles animés par « le militantisme, l’altruisme, la recherche d’expérience ou la construction d’un projet professionnel» (p. 227). La loi de 2005 porte sur l’organisation  des séjours, mais non sur la question de la compétence ou d’une obligation de formation de l’encadrement.
Si le tourisme intégré est un moyen d’éviter la stigmatisation des personnes déficientes, il peut avoir aussi ses propres modalités : partir seul, en famille ou avec des amis.  Mais bien sûr ces modalités sont conditionnées par l’accessibilité de l’offre touristique généralisée. Outre des offres dispersées et peu utilisées, depuis 1998 l’Etat tente de développer le droit aux loisirs et aux vacances pour tous. En 2001, est créée une délégation de compétence du Secrétariat au Tourisme, l’Association Tourisme et Handicap rassemblant des instances représentant des personnes déficientes, mais aussi celles inscrites dans le secteur touristique. Le rapport Gagneux sur le Tourisme et le Handicap, de 1999, donne lieu à l’élaboration d’une charte au nom de laquelle des labels garantissant  une accessibilité sont délivrés à des lieux, équipements, sites, etc. Ils se substituent au pictogramme «fauteuil roulant» devenu obsolète. Néanmoins la labellisation d’ATH ne parvient pas à s’imposer comme dominante et fédératrice. Enfin un module de formation apparaît dans le BTS (Brevet Technique Supérieur) Tourisme.
L’auteur note en conclusion que, dans le rapport Tourisme et Handicap, c’est la question du vivre ensemble et de la cohésion sociale qui est posée. S’y instituent le droit, la liberté, l’égalité, le libre arbitre, le choix et l’autodétermination. Les actions associatives sont progressivement complétées par l’intervention de l’Etat. La difficulté apparaît dans l’ajustement entre les caractéristiques , degré d’incapacité de la personne déficiente et  l’accessibilité à l’environnement. Il n’y pas deux blocs distincts: le tourisme adapté et sectorisé d’une part, la tourisme intégré d’autre part, mais la nécessité d’une complémentarité entre l’un et l’autre.
Ce livre – dont nous ne donnons ici qu’une brève synthèse – est non seulement une contribution importante à la sociologie et à l’anthropologie du handicap, mais un apport précieux à la socialisation des personnes déficientes.

Louis Moreau de Bellaing

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